71. DIMANCHE 13 MAI, 00 H10


Il était presque minuit quand les deux hommes pénétrèrent dans la maison de Lamorlaye, avec, enfin, une copie de la cassette de surveillance en leur possession. Vic ne comprenait pas comment Stéphane Kismet réussissait encore à vivre dans la demeure où sa femme s’était fait sauvagement assassiner. Apparemment, il n’avait pas oublié de faire le plein d’alcool. Le réfrigérateur était rempli de canettes de bière, et quatre bouteilles de whisky – dont une déjà vide – reposaient sur la table de la cuisine.

Stéphane décapsula deux canettes et en tendit une à Vic, qui tenait la cassette vidéo dans la main.

— Plus j’y pense, et plus je me dis que notre quête n’a aucun sens, fit le flic. On ne peut pas ramener les morts. Tout comme le contenu de cette cassette ne peut pas changer.

Stéphane engloutit sa bière à une vitesse impressionnante. Il s’en ouvrit une seconde.

— C’est ce qu’on va voir. Amène-toi.

Une fois dans le salon, Vic ôta son blouson et s’assit dans le canapé. Il s’alluma une cigarette et souffla la fumée par le nez. Stéphane n’en démordait pas, il voulait y croire encore. Il plongea la cassette dans le magnétoscope et rembobina avant d’appuyer sur « play ». Sur le téléviseur, la bande se mit à cracher ses images en plan fixe. Stéphane accéléra par à-coups, jusqu’à ce que l’heure au bas de l’écran s’approche de 21 h 55. À 22 h 00 précises, on vit soudain l’assassin se faufiler par le trou dans le grillage en direction de l’usine, puis sortir du champ visuel.

— Je la connais par cœur, c’est exactement le même scénario, dit Vic en se redressant. D’ici quelques minutes, il va pleuvoir des cordes, puis notre homme va ressortir et disparaître. Ni vu, ni connu.

Il s’empara d’une nouvelle bière que Stéphane avait rapportée et en descendit une bonne moitié.

— Tu vois ? Rien n’évolue vraiment. Ce qui est passé ne peut être modifié.

Il pompa longuement sur sa cigarette avant de l’écraser dans une capsule avec un geste de dégoût. Puis il fixa Stéphane avec un air triste.

— Je vais repartir pour Avignon. Je vais reprendre des études de psychologie, un ou deux ans, puis je travaillerai dans le cabinet du frère de Céline. Je vais arrêter de boire, de fumer, de me transformer en cadavre. Je… Je ne peux plus bosser dans la police après ce qu’il s’est passé chez Siriel, avec… ce que je cache… Sans oublier cette douleur dans mon bras, qui me bouffe la vie à chaque fois que je tiens une arme. Je dois quitter cette ville. On va revendre notre appartement hors de prix et habiter une petite location dans le Sud. Avec l’argent qui nous restera, on pourra tenir, le temps que tout aille mieux.

Stéphane ne répondit pas, mais son regard signifiait qu’il comprenait. Le jeune lieutenant termina sa bière et, d’un mouvement du menton, désigna le téléviseur.

— Ça va arriver…

Lorsque l’horloge incrustée au bas de l’image indiqua 22 h 10, une silhouette franchit le trou, direction la sortie. En cours de route, elle se retourna vers l’usine, comme essoufflée. Et quand elle poursuivit sa course, elle ne prit pas garde aux tiges métalliques qui sortaient de vieux blocs de bétons entassés à proximité du grillage. L’homme chuta lourdement. Il disparut alors du champ. Impossible de savoir s’il s’était relevé ou pas.

Vic se pencha en avant, les sourcils froncés.

— Attends ! Ce passage est complètement différent de ce que j’ai vu la première fois ! Rembobine !

Mais Stéphane ne quittait plus l’écran des yeux. Car son double passé – même si on ne reconnaissait absolument pas Stéphane à cause de sa casquette et parce qu’il ne levait pas les yeux vers la caméra – venait d’apparaître dans l’angle de l’image. Il s’approchait à son tour du grillage et passait lui aussi par le trou avant de disparaître en marchant, les mains sur les côtes.

Stéphane se leva d’un bond.

— Ça a marché ! Il est allé à l’usine d’équarrissage ! Même s’il a laissé l’assassin se tirer, il a compris le message ! Il sait que tout ceci est vrai !

Vic se redressa également, abasourdi, tandis que Stéphane s’emparait d’une troisième bière et la levait devant lui, s’adressant au plafond.

— Bien joué, mec ! Tu as réussi ! A ta santé !

Il considéra Vic avec une pointe d’espoir au fond des yeux.

— On a réussi à changer quelque chose !

Le lieutenant restait perplexe.

— Peut-être oui, répliqua-t-il, perturbé par ce qu’il venait de voir. Mais les meurtres ont quand même eu lieu. Il faut qu’on se résigne, une bonne fois pour toutes. Ce qui est mort est mort. Pour toi, comme pour moi… Je vais remettre la cassette à mon commandant, peut-être qu’elle les aidera à s’en sortir. Si le tueur s’est blessé, il a sans doute perdu du sang, ils pourront alors faire des analyses ADN. Mais je veux vérifier quelque chose avant…

Il s’empara de la télécommande et fit dérouler la cassette en retour accéléré. À « 21 h 32 », on voyait un homme avec une casquette pénétrer dans l’usine.

— On ne te reconnaît pas là-dessus, ni quand tu entres, ni quand tu sors. Tu ne seras pas ennuyé par les collègues.

Stéphane perdit son enthousiasme. Vic avait raison. Une partie du message était sans doute passée, mais en définitive, rien n’avait changé.

— J’y vais, dit le flic en éjectant la cassette. J’ai encore un peu de route, je tombe de fatigue et j’ai une barre horrible dans la tête. Il faut que je dorme.

— Tu peux rester ici, tu sais ?

— Non, c’est gentil, mais je préfère rentrer chez moi.

Alors que Vic enfilait son blouson, Stéphane lui dit :

— C’est l’enterrement de Sylvie lundi. Je sais que tu ne la connaissais pas, mais…

— Je serai là.



Quand Vic rentra chez lui, il se servit un dernier cognac pour s’aider à s’endormir sans Céline. Elle lui manquait horriblement.

Il ne remarqua pas que le niveau de la bouteille avait mystérieusement augmenté par rapport à la dernière fois…


Загрузка...