9. JEUDI 3 MAI, 23 H 54


Immobile sous la lumière crue d’un lampadaire, Vic leva un œil vers la construction en brique rouge qui se reflétait sur le bitume luisant. Quelle étrange sensation de se retrouver face à cet édifice tristement célèbre dans tous les corps de police ! Là, sous la lune blafarde, quai de la Râpée, l’institut médicolégal de Paris prenait des airs de forteresse.

Après avoir déposé Wang à la brigade – apparemment, son collègue dormait peu et travaillait beaucoup −, Vic aurait pu rentrer chez lui, rejoindre Céline, lui caresser le ventre. Mais quelque chose l’avait poussé jusqu’ici, un élan de curiosité, de découverte, une volonté de bien faire, d’affirmer sa présence et, surtout, une puissante envie de ne pas dormir. Pas cette première nuit. Cette nuit, il allait essayer de devenir flic. Essayer.

En s’enfonçant dans le Vieux bâtiment, Vic sentit la présence pesante de la mort. Il dépassa des salles vides, où s’alignaient de grandes tables en inox. Une odeur de rance imprégnait les murs. Trop de dépouilles s’étaient succédé ici, depuis des années.

Le flic n’eut pas l’occasion de pénétrer dans la salle où se déroulait l’autopsie. Au moment où il allait pousser la porte, le commandant Mortier sortit, le front bas. En apercevant le jeune lieutenant, il écarquilla les yeux. Il rabaissa son masque, ôta ses lunettes de protection et sa charlotte.

— Marchal ? Mais qu’est-ce que tu fous là ?

Derrière le commandant, le sas se refermait dans un chuintement. Vic entendit une voix, à l’intérieur. Une voix de femme. Le légiste était donc… une femme ?

— J’ai appris que l’examen débutait à 21 h30. J’ai ramené Wang au bureau et je me suis dit qu’avec un peu de chance…

— De chance ?

— Façon de parler.

Mortier hocha sa lourde tête rasée.

— Je sors m’en griller une. Après, j’y retourne. C’est quasi terminé. Suis-moi.

Sur l’asphalte trempé, dehors, il se mit à tirer nerveusement sur sa cigarette.

— Une sale histoire. Une putain de sale histoire.

— Que dit l’autopsie ?

Le commandant souffla la fumée au ciel, longuement. L’atmosphère était électrique, la tension palpable.

— La sadomaso, Juliette Poncelet, ça raconte quoi ?

— Elle voyait Leroy deux ou trois fois par semaine. C’était uniquement sexuel. Pratiques sadomasochistes assez poussées, et surtout, acrotomophilie.

— T’as pu creuser là-dessus ?

— Wang a fait du bon boulot avec Poncelet, à la brigade. Elle a pas mal parlé.

— Il sait y faire, si nécessaire. À croire que c’est inné, chez lui, l’art de délier les langues.

Vic acquiesça. Il venait de dîner avec Moh Wang dans un snack et de lui raconter sa vie. En sortant du resto, il s’était rendu compte que, de son côté, il ignorait tout de son collègue, même où il habitait. Il connaissait juste le nom de son poisson-chat. « Poichat ».

— Selon Poncelet, la victime a toujours été fascinée par les amputations. Il suffisait qu’elle croise une personne amputée dans la rue pour immédiatement éprouver l’envie d’avoir une relation sexuelle avec elle.

— Vachement siphonnée.

— Oui et non. La fascination et la répulsion face aux corps meurtris n’est pas vraiment une chose nouvelle. Il s’agit en fait d’un fantasme plus répandu qu’on ne le croit. Leroy était abonnée à de nombreux forums Internet, sous le pseudo « Bareleg ». Ces forums mettent en contact ce qu’on appelle les devotees. On y trouve de tout. Des adolescents, des femmes mariées avec enfants, des avocats, des professeurs qui, tous, ressentent une forte attirance pour les personnes amputées. Il y a aussi des handicapés qui se rendent sur ces sites et, par ce biais, des couples entre devotees et amputés se forment.

— C’est de cette façon que Leroy et Poncelet se sont connues ?

— Non, Juliette Poncelet ne participait pas à ces forums. C’est Leroy qui, en matant les films de Poncelet et en remarquant l’amputation, a tout fait pour la retrouver. Et elle y est arrivée.

Mortier tira trois grandes taffes d’affilée. Devant les grilles, un chien promenait son vieux maître, comme il devait le promener là tous les jours, à la même heure. La silhouette voûtée les salua d’un hochement de tête.

— Quoi d’autre ?

Vic triturait son portable déchargé entre ses doigts. Mortier parlait toujours d’une voix aussi ferme, dure. Pas un seul « merci, bien joué Marchai », ou « bon boulot ». Non, visiblement, pour lui, Vic était juste bon à fournir de l’information, comme un simple novice à qui personne ne doit rien.

— L’ordinateur de la victime est rempli de vidéos et de photos dégueulasses.

— C’est Wang qui t’a raconté ?

— Pourquoi systématiquement Wang ?

— Parce que d’habitude, c’est lui pour toutes ces cochonneries, ça ne le dérange pas. Même pour les affaires de pédophilie, c’est lui que les Mœurs appellent pour mater les photos. Les mômes, ça ne lui fait ni chaud, ni froid. Comme tout le reste, d’ailleurs. C’est triste à dire mais il en faut, des gars de sa trempe. Alors, on voit quoi, sur l’ordi ?

Vic grimaça légèrement.

— Des clichés d’opérations chirurgicales, des gros plans sur des chairs saignantes, des os coupés. Elle a aussi filmé plusieurs autopsies. Parfois, elle apparaît dans le champ, en train de caresser les membres coupés du mort. Elle avait sûrement un ami ou un client légiste.

— Un légiste ? Tu vas pas me dire que…

— Si ça se passe ici ? Je l’ignore. Je n’ai jamais mis les pieds dans une salle d’autopsie. Toujours est-il que d’après les traces de trépied sur le tapis de la chambre, l’assassin a lui aussi filmé son… ouvrage, comme pour rendre à Leroy la monnaie de sa pièce.

— On aperçoit le légiste sur la vidéo de l’ordi ?

— Non, mais il n’y a pas trente-six IML dans le coin.

— Il existe par contre un paquet de légistes.

Mortier écrasa sa cigarette du talon.

— Ça pourrait expliquer pourquoi tu traînes ici ce soir, non ? L’envie de savoir si l’endroit peut correspondre ?

— En partie. Il y a un tas de choses que je voudrais savoir.

— Ouais, t’es excité comme une puce.

— Curieux, plutôt. Je suis un fouineur, tout m’intéresse.

— Tu sais que t’as du bol de bosser sur une affaire pareille, pour un bleu ?

— Faut vraiment être flic pour penser que c’est du bol.

— Et tu l’es ?

Vic répondit instinctivement :

— Je ne sais pas encore.

— C’est bien. Au moins, pour un pistonné, tu n’as pas la grosse tête. C’est toujours ça.

— Je n’ai pas été pistonné.

Mortier s’éloigna un temps dans ses pensées, avant de reprendre :

— Dis, V8, je repense à la poupée déformée, abandonnée au pied du lit.

Vic inspira bruyamment, ouvertement, ce surnom l’exaspérait vraiment.

— Et ?

— Elle avait un bras tranché, justement. T’en penses quoi ?

— J’y ai réfléchi tout l’après-midi. Cela doit avoir un rapport avec cette histoire de devotee. Notre assassin a volontairement amoché la poupée. Ça signifie qu’il connaissait le fantasme de Leroy. Peut-être un internaute, avec qui elle est entrée en contact…

— Ou l’un des trois millions de mecs qu’elle a dû baiser depuis sa naissance. Va falloir ratisser large.

— Pas si large que cela, si on a affaire à un amputé.

Mortier secoua la tête.

— Avec ce qu’il lui a fait, ça m’étonnerait fort qu’il le soit.

— Ils fabriquent de bonnes prothèses de nos jours. Articulées, et tout. Certains athlètes avec des jambes prothétiques courent le cent mètres en moins de temps qu’il vous en faudrait pour en courir cinquante.

— Tu lâches pas facilement, toi, hein ?

Vic sentit un petit air de fierté l’envahir. Il avait bien fait de venir ici, auprès du commandant, même si on le traiterait probablement de lèche-cul le lendemain.

— C’est comme aux échecs. Faut jamais lâcher.

— Ça ne fera pas forcément de toi un bon flic.

Mortier plissa légèrement les yeux.

— T’as fait le tour des boutiques de prothèses et des hôpitaux du coin ?

— Le temps n’est malheureusement pas extensible. Je m’en occuperai demain.

— Demain, ouais. Tu feras ça.

Vic sortit un bonbon de sa poche, en déplia le papier transparent et le glissa sur sa langue.

— Ça ne nous explique pas le pourquoi des dix-sept autres poupées, continua-t-il. Et le pourquoi de cette mise en scène. Des mères enlaçant leurs enfants, comme pour les protéger d’une colère divine.

Mortier fixait l’emballage en plastique. Le jeune lieutenant fouilla dans sa poche. Il en sortit une boîte d’allumettes, qu’il rangea aussitôt, et une poignée de friandises.

— Vous en voulez un ? C’est Wang qui me les a donnés. C’est au piment, et ça arrache. Il les appelle « le souffle du dragon ».

Le visage de Mortier s’illumina.

— Jamais entendu parler. Ça doit être super rare. Ça vient d’où ?

— Carrefour.

Vic se racla la gorge.

— Dites… à la brigade, tout à l’heure, j’ai découvert un truc bizarre, dans mon tiroir.

— Une capote ?

— Un rouleau de PQ mouillé. Une idée ?

— Tu demanderas à Wang.

— Wang ? Pas lui, quand même ?

— Tu dois être le seul à ignorer qui c’est. Un peu nul, pour un enquêteur.

— C’est Joffroy ?

Le commandant se remit en marche vers l’institut médico-légal, laissant Vic sur place. Puis il se retourna :

— Alors ? Tu te radines, ou t’attends que les morts se barrent en courant ?

En cachette, Vic jeta son infect bonbon et lui emboîta le pas.

— T’as une femme, déjà ? demanda Mortier qui semblait apprécier la friandise, à voir la manière dont il la faisait circuler entre ses dents.

Vic sourit avant de répondre :

— Oui, Céline. Et on attend un enfant. Certainement une fille.

— Ah ouais, c’est vrai. C’est bien…

Mortier lâcha un soupir et ajouta :

— Le gosse, ça permettra peut-être à ton couple de tenir.


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