61. JEUDI 10 MAI, 10 H12


Elle était morte. Bel et bien morte. Ce n’était plus seulement un cauchemar. Rien ne la ramènerait. Jamais. Comment survivre à cette souffrance ?

Assis sur les marches du perron avec des feuilles et un stylo, mais incapable de rien écrire, Stéphane avait l’impression qu’il commençait à peine à réaliser ce qui était arrivé. Il laissa le soleil réchauffer son visage, ce qui lui fit un bien immense. Puis il se leva et s’avança dans ce vaste domaine, où les oiseaux chantaient, les arbres bruissaient. Le printemps était magnifique aujourd’hui. Il s’éloigna, dans Lamorlaye, le long des paddocks ombragés, entre le bleu du ciel, le vert des feuilles et le rouge de la terre. Des enfants prenaient des leçons d’équitation, bien droits sur leur monture. Il songea brutalement à Mélinda, la petite fille de Méry-sur-Oise.

Il regarda sa montre, puis fouilla dans ses poches. Plus de carnet de rêves. Brûlé chez Siriel, avait expliqué Vic. Il serra les poings, ferma les yeux et tenta de se souvenir, à demi abruti par les cachets, par l’alcool. Dans son deuxième songe, il roulait en direction de Sceaux, l’avis de recherche passait alors à la radio, le soleil déclinait, la lune escaladait la voûte céleste. Il devait être 19h 00,19h 30. Restait donc grand maximum sept ou huit heures avant le flash radio. Peut-être était-il déjà trop tard.

Pris de panique, il chercha une cabine téléphonique et en dénicha une à proximité de la poste.

— Madame Grappe ?

— Qui est à l’appareil ?

Il haletait.

— Votre… Votre fille est en danger.

— Qui êtes-vous ?

— Allez chercher votre fille immédiatement, parce que je vous garantis que je vais la kidnapper dans la journée. Elle s’appelle Mélinda, elle a les cheveux bouclés et une dent en moins. J’ai fouillé dans son dossier, je suis entré par effraction dans son école, demandez à son directeur. Je l’ai observée tous les jours. Si vous ne m’écoutez pas, votre fille mourra. Je la tuerai de mes propres mains. Allez la chercher.

Et il raccrocha, espérant lui avoir fait suffisamment peur pour qu’elle réagisse.

Il alla ensuite s’isoler du côté des paddocks, s’assit contre un arbre, dans un état second, sortit son stylo, sa feuille de papier et se mit à écrire une longue, longue lettre, à destination de Stépas, le Stéphane du passé. Il ne la lirait sans doute jamais, mais peu importait. Stéphane devait se vider, d’une manière ou d’une autre, et tenter de comprendre l’impossible.

À bien réfléchir à sa situation, à Stépas, à Stéfur, et en écrivant noir sur blanc ses horribles déductions, il se rendit compte d’un fait stupéfiant : Sylvie était vivante dans le passé. Leur séparation n’avait pas lieu dans la distance, mais dans le temps. Pas un problème de kilomètres. Mais de jours.

Il fut brusquement secoué d’une immense joie. Il savait que les événements pouvaient être modifiés. N’avait-il pas interrompu l’assassin avec son coup de téléphone depuis la brigade ? N’avait-il pas fourni de nouveaux éléments à la police en utilisant ses rêves ? Et s’il pouvait changer les choses, agir sur le passé, en transmettant des messages à Stépas ? Il pourrait alors peut-être empêcher la mort de Sylvie !

Oui, c’était possible. Il disposait de six jours pour trouver l’assassin et communiquer l’information au Stéphane du passé qui, ensuite, la relaierait au Victor du passé. Alors, Sylvie ne serait pas tuée.

Il poursuivit la rédaction de sa lettre avec l’impression de sombrer de plus en plus dans l’incompréhensible et le non-sens. Et en la relisant, il se dit que cela ressemblait à l’œuvre d’un fou.

Il comprit enfin le rôle de cette fameuse BP 101. Sans doute permettait-elle de passer des informations à Stépas. De communiquer entre le futur et le passé. Ou dans l’autre sens. Il regretta de ne pas l’avoir louée avant, cette boîte était peut-être la clé de tout.

Alors, il courut jusqu’au domaine récupérer les formulaires et les documents et revint faire les démarches auprès d’un employé de la poste. Vingt minutes plus tard, il possédait la clé de la boîte 101.

Lorsqu’il ouvrit la petite porte de bois, prêt à y déposer sa lettre, il sentit sa gorge se nouer. Dans la boîte se trouvait déjà une feuille pliée. Il referma brusquement et se précipita vers le guichet.

— Cette boîte postale a été louée, récemment ?

— Non.

L’employé consulta ses registres avant d’ajouter :

— À vrai dire, elle ne l’a jamais été. Vous êtes le premier.

Stéphane retourna contre son arbre, interloqué. Il déplia la lettre récupérée, avec une grande appréhension. Sur le papier, il reconnut immédiatement son écriture.

Il ferma les yeux, les rouvrit, et se mit à lire…


Stéphane,

Cela me fait tout drôle de m’écrire à moi-même, je dois l’admettre.

J’ignore comment cela a commencé, combien il y en a eu avant, combien il y en aura après. J’écris cette lettre maintenant, au pied d’un arbre, juste après la mort de ma bien-aimée, alors que je traînais le long des paddocks et après un coup de fil adressé à la mère de Mélinda.

Je suis l’un de tes prédécesseurs. Moi aussi j’ai rêvé d’un Stéfur, tout comme ce Stéfur a nécessairement lui-même rêvé d’un Stéfur, et ainsi de suite. Nous sommes tous des Stéfur, des reflets piégés dans le miroir de notre propre existence. Nous nous succédons sans cesse, avec un intervalle de six jours et vingt heures, et tous nous menons chaque fois cette même vie.

Tout comme toi en ce moment, je ne rêve plus. Pourquoi ? Je l’ignore encore. La fenêtre temporelle s’est-elle refermée ? Ou alors, cela signifie-t-il simplement que je vais mourir ?

Jamais nous n’avons pu ramener Sylvie. Jamais ce Stéphane qui rêve de moi (mon Stépas), cet autre Stéphane qui rêve de toi (ton Stépas), n’ont pu faire quoi que ce soit pour dévier la marche du destin. Jamais tu n’as rien pu faire, comme je n’ai rien pu faire. Sans doute parce que si le Stéphane du passé, Stépas, réussissait à la sauver, alors il se passerait quelque chose d’impossible. Elle est morte aujourd’hui, et son corps est actuellement entre les mains du légiste. Contrairement au chat de Schrödinger, elle ne peut être à la fois morte et vivante. Le destin n’aime pas les paradoxes, alors il fait tout pour éviter qu’ils adviennent. Lampe qui tombe en panne, obligation de fuir, chute inopinée, etc.

Ah, bien sûr, tu as dû croire que certaines choses se produisaient entre le passé et le futur, des formes de « transmissions », ou de paradoxes, que l’on pourrait maîtriser à volonté. Mais regarde bien ta hanche gauche. Le tatouage s’y trouve déjà. Il n’est pas apparu par « transmission », comme tu l’as sans doute cru en te le faisant puis en rêvant, voilà quelques jours. Ce tatouage existe dans le futur parce que tu te l’es fait dans le passé, tout simplement. Tout comme ces stupides messages, que, toi comme moi, avons écrits sur les murs de l’hôtel ou dans Darkland à destination de Stéfur. As-tu seulement réfléchi à l’absurdité de ce geste ? Stéfur, c’est nous-mêmes dans six jours, ça ne sert à rien d’écrire des choses que nous savons déjà. D’ailleurs, quelle est l’utilité de cette lettre, au fond, puisque tu viens d’écrire la même, j’en suis certain. Peu importe. Elle a le mérite de me faire réfléchir.

Nous en arrivons toujours à ce même point : dans ce monde, Sylvie meurt, le bébé du flic meurt, et Mélinda va probablement mourir, sans que nous puissions rien y faire. C’est ça, notre petite vie à nous. Notre petite histoire dont personne n’a rien à foutre.

Voilà… Excuse-moi, je n’en sais pas plus pour le moment. Je suis comme toi, perdu. Pourquoi ça nous arrive à nous ? Qui nous a déposés sur ce fichu anneau de Mœbius ? Pourquoi rien ne change jamais, quoi qu’on fasse ?

Peut-être avons-nous entre les mains la preuve irréfutable que le voyage dans le temps, les boucles temporelles ou les mondes parallèles existent, mais… je crois que nous sommes condamnés à la garder pour nous, n’est-ce pas ? L’hôpital psychiatrique nous ouvre ses portes tellement grand…

Autre chose, qui te rassurera peut-être. Sylvie est vivante.

Eh oui, elle est vivante dans le passé, vous n’êtes pas si loin l’un de l’autre, ton Stèpas est encore avec elle. Après tout, il n’y a que six jours d’écart. Ce n’est pas la distance qui vous sépare aujourd’hui, mais le temps, il suffit juste d’avoir l’esprit un peu plus ouvert que la moyenne. Avec cette vision-là, tu verras, tout passe beaucoup mieux.

Sauf que, dans six jours… Elle mourra une nouvelle fois.

Je suis décidément très pessimiste, mais avoue qu’il y a de quoi.

BonIl semblerait que nous n’ayons plus rien à nous dire, après tout, nous connaissons tout l’un de l’autre, non ? Et, en définitive, cette lettre ne t’apprend rien, puisque ce sont tes propres pensées. Je dois rentrer, la famille de Sylvie va arriver en fin de journée. Et d’ailleurs, toi aussi tu dois rentrer, pour la même raison.

Quand tu regarderas cette infinité de reflets de toi-même, entre tes deux miroirs, pense à moi. Je suis l’un d’entre eux. Et je suis certainement mort à l’heure qu’il est.

A bientôt, ailleurs peut-être.

PS 1 : Je voudrais que tu remettes cette lettre à sa place, pour les suivants. Mais auparavant, fais quelque chose pour moi, pour les Stépas qui te suivront. Retourne cette feuille et fais une petite croix. Tu sauras ainsi combien de Stéfur t’ont précédé.

PS 2 : Je relis cette lettre, et de plus en plus, je pense que je suis fou.

Stéphane redressa lentement la tête, abasourdi. Chacun de ses gestes lui semblait évoluer au ralenti.

Cette lettre était celle qu’il venait d’écrire à l’attention de son Stépas, mot pour mot.

Il se releva et, avant de redéposer la feuille d’origine dans la BP 101, il se décida à la retourner pour savoir combien de Stéphane étaient passés par cette BP 101. Savoir depuis quand ils tournaient sur l’anneau, lui, les autres. Savoir combien de reflets se dessinaient dans le miroir.

Et là, à nouveau, l’impression que le monde s’écroulait.

Le verso était noir de croix.

Une infinité de croix.


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