1 Aujourd’hui Sharon

Durant le trimestre d’été, Sharon et Tom restaient tous deux chez eux pour effectuer leurs recherches. C’est aujourd’hui très facile, car nous avons le monde entier à portée de la main ; mais c’est parfois un piège, car ce que nous recherchons demeure hors de portée. Voici Tom, penché sur son ordinateur près de la fenêtre, occupé à traquer d’obscures références sur la Toile. Il tourne le dos au salon, et donc à Sharon.

Celle-ci est vautrée sur le sofa à l’autre bout de la pièce, un carnet de notes ouvert devant elle, entourée de feuillets roulés en boule et de tasses de tisane à moitié vides, concentrée sur des sujets connus des seuls spécialistes de la physique théorique. Si elle a les yeux tournés vers Tom, ils sont en fait fixés sur quelque vision intérieure, et, dans un certain sens, elle tourne aussi le dos à son compagnon. Sharon utilise également un ordinateur, mais c’est un modèle organique logé entre ses oreilles. Peut-être n’est-il pas connecté au monde extérieur et à ses réseaux, mais Sharon Nagy crée ses propres mondes, aussi étranges qu’inaccessibles, parmi lesquels il en est un qui se situe à l’extrême limite de la cosmologie.

Il n’est vraiment pas beau, ce monde-là. Sa géodésie est difforme et pervertie. L’espace et le temps y vrillent en de curieux vortex fractals, partant pour des directions innommées. Les dimensions y sont aussi mouvantes que du mercure – quand on les observe de biais, on jurerait qu’elles vont disparaître.

Et pourtant…

Et pourtant, elle sentait un ordre sous-jacent à ce chaos et elle le traquait à la façon d’un chat – avançant à pattes de velours en suivant des chemins détournés. Peut-être lui suffisait-il de trouver le bon angle de vue pour percevoir sa beauté. Considérez Quasimodo, ou la Belle et sa Bête.

Merde !

Une voix étrangère pénétrait dans son monde. Elle entendit Tom taper sur son PC et ferma les yeux de toutes ses forces, s’efforçant à la surdité. Elle arrivait presque à le voir. Les équations l’orientaient vers des groupes de rotations multiples connectés par une méta-algèbre. Mais…

Durák ! Bütnözö ! Jáki* ![4]

… Mais le monde se fractura en éclats kaléidoscopiques et, l’espace d’un instant, elle se sentit ployer sous le fardeau d’une incommensurable perte. Elle jeta son stylo sur la table basse, où il heurta en cliquetant les tasses de porcelaine blanche. De toute évidence, Dieu ne souhaitait pas qu’elle résolve trop vite la géométrie de l’espace de Janatpour. Elle décocha un regard noir à Tom, qui maugréait sur son clavier.

La vérité de Sharon Nagy transparaît dans ce détail anodin : elle utilise un stylo plutôt qu’un crayon. Cela dénote un certain orgueil.

— D’accord, fit-elle. Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as passé la journée à pester dans toutes les langues de la Création. Il y a quelque chose qui te tracasse. Ça m’empêche de travailler et, du coup, ça me tracasse aussi.

Tom fit pivoter sa chaise à roulettes pour lui faire face.

— CLIO refuse de me donner la bonne réponse !

Elle fit la moue.

— Eh bien, j’espère que la brutalité pourra la faire céder.

Il ouvrit la bouche, la referma et eut la bonne grâce de paraître gêné, car il était lui aussi détenteur d’une vérité. S’il existe bien deux sortes de personnes en ce monde, Tom Schwoerin fait partie de la seconde. Rares étaient les pensées qu’il gardait par-devers lui. C’était un homme qui ne savait pas se taire – en d’autres termes, ce n’était pas la moitié d’un son.

Il se fendit d’un rictus et croisa les bras.

— Je suis frustré, c’est tout.

Impossible d’en douter. La loquacité de Tom inspirait à Sharon le mépris de la fourmi pour la cigale. Elle était de ces personnes qui imposent le silence en déclarant : Ça va sans dire. Quoi qu’il en soit, la frustration de Tom n’était qu’un symptôme.

Pourquoi es-tu frustré ?

— Eifelheim refuse de disparaître !

— Et pourquoi devrait-il disparaître ?

Il se mit à mouliner des bras.

— Parce qu’il n’est pas là !

Sharon, qui se préparait à énoncer un nouveau pourquoi, se massa l’arête du nez. Un peu de patience, et il finirait par être clair.

— D’accord, d’accord, concéda-t-il. Ça a l’air stupide, mais… Écoute, Eifelheim était un village de la Forêt-Noire qui fut abandonné sans jamais être repeuplé.

— Et alors ?

— Alors, il aurait l’être. J’ai fait tourner quarante simulations sur le schéma de peuplement du Schwarzwald et, à chaque fois, le site revient à la vie.

Sharon était indifférente à ce genre de problème. En tant qu’historien, Tom ne créait pas des mondes, il se contentait d’en découvrir ; il faisait bel et bien partie de la seconde sorte de gens. Sharon poussa un soupir en repensant à ses géodésies. Elles étaient presque sensées. Contrairement à Tom.

— Une simulation ? répéta-t-elle sèchement. Alors corrige ton modèle, bon sang. Tu as introduit une multicolinéarité dans tes définitions ou quelque chose comme ça.

Tom était toujours surpris par ses bouffées de colère. Là où il se limitait à de brefs éclats, Sharon pouvait entrer en éruption à la façon d’un volcan. La moitié du temps, il ne comprenait même pas pourquoi elle était en pétard contre lui ; l’autre moitié, il se trompait du tout au tout. Il la fixa un moment puis leva les yeux au ciel.

— Bien sûr. Je vais jeter aux orties la théorie Rosen-Zipf-Christaller. Une des pierres angulaires de la cliologie !

— Pourquoi pas ? rétorqua-t-elle. Dans les vraies sciences, c’est la théorie qui doit coller aux faits et non l’inverse.

Le visage de Tom vira à l’écarlate, car elle avait touché (et tout à fait sciemment) l’un de ses points sensibles.

— Vraiment, a cuisla* ? Vraiment ? N’est-ce pas Dirac qui a dit qu’il préférait que ses équations soient élégantes plutôt que pertinentes ? J’ai lu quelque part que la vitesse de la lumière mesurée semblait diminuer au fil des ans. Pourquoi ne pas renoncer à la théorie qui la prétend constante ?

Elle plissa le front.

— Ne sois pas ridicule.

Elle aussi avait ses points sensibles. Tom ignorait lesquels, mais il ne manquait jamais de les toucher.

— Ridicule, mon cul !

Il tapa une nouvelle fois sur son ordinateur, ce qui la fit sursauter. Puis il lui tourna le dos pour faire face à son écran. La querelle se poursuivit en silence.

Sharon était douée d’un talent fort rare, celui qui consiste à savoir s’extraire de soi-même, un talent précieux si l’on n’oublie pas de revenir en soi-même de temps à autre. Ils étaient ridicules tous les deux. Elle était furieuse d’avoir perdu le fil de ses pensées, Tom était furieux parce que sa simulation ne marchait pas. Jetant un regard à son travail en cours, elle se dit : Ce n’est pas en refusant de l’aider que je m’aiderai moi-même ; comme motivation d’un acte de charité, ce n’était pas grand-chose, mais c’était mieux que rien.

— Je te demande pardon.

Ils avaient prononcé ces mots presque en même temps. Elle leva les yeux, lui se retourna, et ils se regardèrent quelques instants, le temps de ratifier tacitement un armistice. Si elle voulait retrouver sa géodésie dans le calme, Sharon allait devoir écouter Tom ; aussi traversa-t-elle le salon pour se percher sur le coin de son bureau.

— Bon. Explique-moi. Qu’est-ce que c’est que cette théorie de Zip-Machinchose ?

En guise de réponse, il pianota sur son clavier avec le panache d’un virtuose et se déplaça pour lui permettre de regarder l’écran.

— Dis-moi ce que tu vois.

Poussant un petit soupir, Sharon se leva pour se planter à ses côtés, les bras croisés et la tête légèrement penchée. L’écran fichait un maillage d’hexagones, dont chacun contenait un point. Certains de ceux-ci étaient plus lumineux que les autres.

— Une ruche, dit-elle. Une ruche habitée par des lucioles.

Grognement de Tom.

— Et on dit que les physiciens font de mauvais poètes. Tu ne remarques rien ?

Elle lut les noms figurant sous les points. Omaha. Des Moines. Ottumwa…

— Plus le point est lumineux, plus la ville est grande. C’est ça ?

— En fait, c’est dans l’autre sens ; mais oui, c’est ça. Quoi d’autre ?

Pourquoi refusait-il d’être direct ? Il fallait à tout prix qu’il joue aux devinettes. Les étudiants qui écoutaient ses conférences bouche bée éprouvaient souvent le même genre d’inquiétude. Sharon se concentra sur l’écran, cherchant l’explication la plus évidente. Elle ne considérait pas la cliologie comme une science très rigoureuse, si tant est que ce soit une science tout court.

— J’y suis. Les villes les plus importantes forment un anneau incomplet. Autour de Chicago.

Tom sourit.

Ganz bestimmt, Schatz*. Elles devraient être six, mais la présence du lac Michigan empêche l’anneau de se refermer. Maintenant, qu’est-ce qui entoure chacune de ces cinq villes ?

— Un anneau de villes moins importantes. Tout cela est très fractal. Mais la configuration n’est pas parfaite…

— La vie n’est pas parfaite, répliqua-t-il. Le schéma est altéré par la microgéographie et les conditions aux limites, mais je le corrige en transposant les coordonnées sur l’équivalent d’une plaine infinie.

— Une variété. C’est mignon tout plein. Quelle transformation utilises-tu ?

— La distance effective est une fonction du temps et de l’énergie nécessaires pour aller d’un point à un autre. Il s’agit d’une grandeur non-abélienne, ce qui complique encore la chose.

— Non-abélienne ? Mais alors…

— B peut être plus éloigné de A que A ne l’est de B. Pourquoi pas ? Les Portugais ont découvert qu’il était plus facile de longer la côte de l’Afrique que de naviguer au large. Pense à notre pressing. À cause des rues à sens unique, il faut trois fois plus de temps pour y aller que pour en revenir.

Mais Sharon ne l’écoutait plus. Non-abélien ! Bien sûr, mais bien sûr ! Comment ai-je pu être aussi stupide ? Ah ! les paysans abéliens, euclidiens, hausdorffiens ne connaissaient pas leur bonheur. Et si l’espace de Janatpour était non-isotrope ? Et si la distance dans une direction donnée était différente de la distance dans une autre direction ? On a plus vite fait de rentrer chez soi. Mais comment ? Comment ?

La voix de Tom vint à nouveau interrompre ses réflexions.

— … chars à bœufs ou les automobiles. Donc, la carte est toujours en transition entre deux points d’équilibre. Maintenant, regarde.

Si elle cessait de le ménager, jamais elle ne pourrait se remettre au boulot.

— Quoi donc ? demanda-t-elle.

Peut-être avait-elle parlé un peu plus sèchement qu’elle ne l’aurait voulu, car il lui adressa un regard froissé avant de se pencher sur son clavier. Pendant qu’il s’affairait, elle alla récupérer son carnet de notes afin de coucher ses idées sur le papier.

— L’étude originelle de Christaller, dit Tom, qui n’avait pas remarqué son manège. Le Wurtemberg au XIXe siècle.

Sharon commença par gratifier l’écran d’un regard distrait puis, presque contre sa volonté, se pencha vers lui.

— Encore une ruche, commenta-t-elle. C’est un schéma courant ?

En guise de réponse, il lui montra une série de cartes. L’étude de Johnson sur les peuplements autour de Warka durant la fin de la période d’Uruk. La reconstruction par Alden des habitats toltèques dans la vallée de Mexico. L’analyse des villages du Sichuan effectuée par Skinner. L’étude de Smith, qui mettait en évidence la présence de deux maillages au nord-ouest du Guatemala, un indio et un ladino, superposés tels deux univers parallèles.

— Maintenant, regarde celle-ci. Sites élamites et sumériens attestés.

Voilà qui l’intriguait malgré elle, ce qui n’était pas sans l’agacer. Une carte de ce type pouvait passer pour une anomalie ; deux ou trois, pour une coïncidence ; mais une telle quantité…

— Pourquoi ce point-là est-il rouge ? demanda-t-elle.

Tom contempla l’écran avec une certaine fierté.

— Mon titre de gloire. On ne connaissait aucun village à cet endroit. Mais les textes anciens grouillent de références à des lieux encore non identifiés. J’ai envoyé un courriel au vieux Hotchkiss pour lui conseiller de déplacer ses fouilles. Ça l’a mis en pétard – c’est un microhistorien de la vieille école. Mais là où il a pété les plombs, c’est quand il a fini par trouver les ruines qu’il recherchait, deux ans plus tard, à l’endroit exact que je lui avais indiqué.

Ainsi donc, ces schémas avaient aussi une valeur prédictive. Ce qu’il y a d’intéressant avec de tels schémas, c’est qu’ils peuvent déboucher sur une authentique science – un peu comme a fait l’astrologie.

— Il y a forcément une cause, dit-elle.

Il opina d’un air satisfait.

Ochen khoroshó*.

— D’accord, je donne ma langue au chat. Alors ?

Il tapota l’écran du bout du doigt.

— Chaque lieu procure à ses occupants un certain degré de renforcement biopsychologique. Une terre fertile, une mine d’argent, une abondance de guano, peu importe. Andere Länder, andere Sitten*. L’intensité de ce renforcement définit une fonction potentielle du terrain, et le gradient de ce potentiel est une force que nous appelons affinité.

Sharon se garda de tout commentaire. Jamais elle n’avait considéré les « forces de l’Histoire » dont parlait Tom comme autre chose que des métaphores. C’était une physicienne, et donc une spécialiste des forces réelles.

— Si l’affinité était la seule force en jeu, poursuivit Tom, toute la population serait concentrée sur le lieu où elle est maximale. Mais la densité de population crée un second potentiel pour la simple raison, cœteris paribus*, que les gens n’apprécient pas de devoir vivre les uns sur les autres. Par conséquent, il existe une contre-tendance qui incite la population à se répartir uniformément sur le terrain, courtisant par là même une mort thermique culturelle. L’interaction entre ces deux forces engendre les équations différentielles d’un processus de réaction-diffusion. La population croît sur les sites d’équilibre, la taille des unités de peuplement vérifiant la loi de Zipf. Chaque unité engendre un champ de potentiel culturel dont la force est proportionnelle à sa richesse et à sa population et diminue en fonction du carré de la distance. En géographie, ces unités de peuplement et leurs zones périphériques forment des structures hexagonales appelées grilles de Christaller. Ert, Nagy kisasszony* ?

Ertek jol, Schwoerin ur*, répliqua-t-elle.

Sharon n’était pas entièrement convaincue, mais, si elle exprimait ses doutes, ils passeraient toute la nuit à discuter sans résoudre leurs différences, et jamais elle ne reviendrait à l’espace de Janatpour. En outre, le modèle rendait compte de cette remarquable cohérence des schémas de peuplement. Elle plissa les lèvres. Si elle n’y prenait garde, elle allait résoudre le problème de Tom au détriment du sien.

— Bon, alors où est ton Eifelheim dans tout ça ?

Tom eut un geste agacé.

— Nulle part. (Il ouvrit une nouvelle carte sur l’écran.) Voici la Forêt-Noire. Tu ne remarques rien d’anormal ?

L’alvéole vide se voyait comme le nez au milieu de la figure. Sharon toucha l’écran du bout du doigt, allant d’un village à l’autre. Bärental, Oberreid, Hinterzarten, Sankt-Wilhelm… Toutes les routes contournaient le point remarquable, décrivant parfois des lacets à seule fin de l’éviter. Elle plissa le front. Tom avait raison. Il aurait dû se trouver un village à cet endroit.

— Eifelheim, c’est ça, annonça-t-il d’une voix lugubre.

— La petite ville qui n’était pas là, murmura-t-elle. Mais comment une ville inexistante peut-elle avoir un nom ?

— Tout comme ce village élamite en avait un. On trouve suffisamment de références dans diverses sources pour le localiser. Attendez*. (Nouvelle instruction.) La même région au début du Moyen Âge, reconstituée grâce à des photos de LANDSAT. (Il inclina la tête sur le côté.) C’est drôle, ma chérie*. De près, on ne voit strictement rien ; mais à plusieurs kilomètres d’altitude, les spectres des villages enfuis apparaissent avec netteté. (Il pointa l’index sur l’écran.) Voici Eifelheim.

Un point venait d’apparaître dans une alvéole naguère vide.

— Je ne vois pas où est le problème. Tu as découvert une nouvelle « cité perdue », comme à Sumer.

Mais Tom secoua la tête.

— Hélas non, dit-il sans quitter l’écran des yeux. Si un peuplement est abandonné, c’est parce que son affinité a chuté, ou parce que la technologie a altéré les distances effectives. La mine d’argent s’épuise, ou bien on construit une autoroute dessus. Ce n’est pas le cas ici. L’affinité aurait dû susciter la création d’une autre unité de peuplement quelque part dans cet hexagone, et ce en moins d’une génération. Tout comme, en Mésopotamie, Bagdad a suivi Séleucie du Tigre, qui avait elle-même succédé à Babylone, qui avait elle-même remplacé Akkad.

— Tes photos satellite t’ont-elles dit quand cet Eifelheim avait disparu ?

— À en juger par les modes d’exploitation du sol, je dirais au bas Moyen Âge, sans doute pendant la Peste noire. L’agriculture a changé après cette époque.

— Pas mal d’endroits ont été dépeuplés à ce moment-là, non ? J’ai lu quelque part que le tiers de la population européenne avait péri.

Elle était sûre d’avoir trouvé l’explication. D’avoir repéré un détail que Tom avait négligé. Il suffit de tout ignorer d’un domaine pour s’en croire un expert.

Tom n’était guère impressionné par cette percée.

— Ouais, fit-il d’un air machinal, sans compter le Moyen-Orient. Ibn Khaldun écrit… Enfin, bref, la population a mis deux cents ans à retrouver son niveau médiéval, mais tous les villages abandonnés durant l’épidémie ont fini par être repeuplés ou remplacés par de nouvelles unités situées à proximité. Você accredita agora* ? Des gens ont vécu là pendant plus de quatre cents ans, et puis… plus personne.

Elle frissonna. À l’entendre, il ne s’agissait pas d’un phénomène naturel.

— L’endroit est devenu tabou, poursuivit-il. En 1702, le duc de Villars a refusé de mener son armée par ce col afin de rejoindre ses alliés bavarois.

Tom ouvrit une chemise en carton posée sur son bureau et en sortit un feuillet qu’il lut à haute voix :

— Voici ce qu’il écrivit à l’électeur : « Cette vallée de Neustadt que vous me proposez. C’est le chemin qu’on appelle le val d’Enfer. Que Votre Altesse me pardonne l’expression ; je ne suis pas diable pour y passer* » Voici la route qu’il a refusé de prendre – celle du Höllental.

Du bout de l’index, il traça sur l’écran un itinéraire qui partait de Falkenstein pour gagner le pied du Feldberg, passant à proximité d’Eifelheim.

— En fait, il n’y avait même pas de route dans cette jungle jusqu’à ce que les Autrichiens en construisent une en 1770 – afin que Marie-Antoinette puisse gagner la France sans encombre, avec les conséquences que l’on sait. Et même après cela, il était déconseillé de passer par là. Lorsque Moreau battit en retraite dans cette vallée, il accomplit de telles prouesses qu’il fut presque accueilli en triomphateur une fois arrivé à bon port. Et j’ai ici… (Il fouilla de nouveau sa chemise.)… la copie d’une lettre rédigée par un voyageur anglais du nom de Hughes, qui déclare en 1900 : « J’ai poussé jusqu’à Himmelreich, de crainte que la nuit ne me surprenne sur la terre flétrie d’Eifelheim. » Il fait de l’ironie facile – un Édouardien un peu snob raillant les « pittoresques » légendes germaniques –, mais tu remarqueras qu’il ne tenait pas à s’attarder dans ce coin à la nuit tombée. Et Anton Zaengle – tu te souviens de lui – m’a envoyé une coupure de journal qui… Tiens, tu n’as qu’à la lire, dit-il en lui tendant la chemise. Vas-y. C’est le document du dessus.

Si un cosmologue apprend une chose dans sa vie, c’est que la ligne droite n’est pas toujours le plus court chemin d’un point à un autre. En ouvrant la chemise, Sharon découvrit une page du Freiburger Wochenbericht accompagnée de sa traduction anglaise.


UN NOUVEAU LIEU DE CULTE POUR DRACULA

Fribourg-en-Brisgau. Bien que les autorités parlent d’un simple cas de superstition, des soldats américains en manœuvres dans notre région pensent avoir découvert la tombe du comte Dracula, à plusieurs centaines de kilomètres de la Transylvanie. Un porte-parole de la 3e Division d’infanterie de l’Armée américaine a reconnu que certains soldats avaient succombé à une sorte de culte ou de lubie, suite à la découverte d’une pierre tombale médiévale décorée par un visage démoniaque.

Cette tombe se trouve dans une partie de la Forêt-Noire appelée Eifelheim.

Il s’agit d’une région extrêmement touffue, et les soldats refusent de divulguer le lieu exact de leur découverte, affirmant qu’un afflux de touristes insulterait l’occupant de la sépulture. Cela convient parfaitement aux fermiers du coin, auquel cet endroit inspire une crainte superstitieuse.

Mgr Heinrich Lurm, porte-parole du diocèse de Fribourg-en-Brisgau, s’inquiète lui aussi d’une éventuelle profanation de ce cimetière, bien qu’il ait déjà plusieurs siècles d’existence. « On ne peut pas empêcher ces jeunes gens de croire ce que bon leur semble, je suppose », nous déclare-t-il. « Les faits sont toujours moins excitants que les fables. »

L’ecclésiastique ne croit pas à un lien entre la pierre tombale découverte par les soldats et les fameux Krenkl, les monstres volants bien connus du folklore local. « Après quelques siècles d’intempéries », précise-t-il, « mon propre visage aurait l’air bien piteux, lui aussi. Et si des soldats américains peuvent s’inventer des histoires à partir d’une tombe, des paysans de l’Allemagne médiévale en sont tout aussi capables. »


Sharon lui restitua la coupure de presse.

— Voilà la réponse. C’est un coup des Krenkl. L’équivalent local du Diable du New Jersey.

Il lui jeta un regard apitoyé.

— Sharon, nous parlons de la Forêt-Noire. L’endroit du globe où on trouve la plus forte concentration de démons, de spectres et de sorcières. Ces « Krenkl volants d’Eifelheim » sont à ranger avec le « Démon du Feldberg », le « Lutrin du diable », les sabbats de sorcières du mont Kandel, la grotte secrète de Tannhäuser, et cœtera. Non, Schatzi*. L’Histoire est la conséquence de forces matérielles et non de croyances mystiques. C’est l’abandon du village qui est à l’origine des légendes et non l’inverse. Les gens ne se réveillent pas un beau matin pour décider que le lieu où leur famille a vécu durant quatre siècles est soudain devenu verboten. Das ist Unsinn*.

— Eh bien… la Grande Peste…

Tom haussa les épaules.

— La Peste noire est une « cause commune ». Elle a affecté tous les villages. La réponse, quelle qu’elle soit, doit expliquer non seulement pourquoi Eifelheim a été abandonné pour toujours, mais aussi pourquoi il a été le seul village dans ce cas. (Il se frotta les yeux.) L’ennui, c’est qu’il n’existe aucune donnée. Nada. Nichts. Nichto. Nincs*. Quelques sources secondaires, mais rien qui soit contemporain des événements concernés. La plus ancienne des références que j’aie pu dénicher est un traité théologique sur la méditation, rédigé trois générations plus tard. C’est ce truc-là, conclut-il en désignant la chemise.

Sharon découvrit le scan d’un manuscrit en latin. La plus grande partie de la page était occupée par un D majuscule tarabiscoté reposant sur une treille, dont les pampres sinueux formaient un motif des plus complexes, qui se résolvait de temps à autre en feuilles et en grains, en triangles biscornus et autres figures géométriques. Une sensation de déjà-vu s’empara d’elle comme elle l’étudiait.

— Pas très joli, commenta-t-elle.

— Positivement hideux, renchérit Tom. Quant au contenu, c’est encore pire. Ça s’intitule « L’Accession à l’Autre Monde par la Quête intérieure ». Gottes Himmel*, je te jure que je n’invente rien. Une bouillie mystique parlant de « trinité des trinités » et affirmant que Dieu peut être partout en même temps, « y compris en des lieux et des temps que nous ne pouvons connaître qu’en regardant en nous-mêmes ». Mais… ! (Il leva l’index.) L’auteur admet devoir cette idée à – je cite – « Seybke, le vieux tailleur de pierre, dont le père connaissait personnellement le dernier pasteur ayant officié en ce lieu que nous appelons Eifelheim ». Fin de citation. (Il croisa les bras.) Ça, c’est de la documentation de première main, pas vrai ?

— Quelle étrange formulation : « ce lieu que nous appelons Eifelheim ».

Sharon avait l’impression que Tom se vantait autant qu’il se plaignait, comme s’il en était venu à aimer le mur de brique contre lequel il se cassait la tête. Rien d’étonnant à cela. Ils étaient faits de la même étoffe, tous les deux. Elle repensa aux interminables litanies de sa mère malade. Non qu’elle ait joui de ses souffrances, mais elle n’était pas peu fière du caractère insurmontable de son affection.

Sharon parcourut d’un œil distrait les sorties imprimante, cherchant un moyen de chasser Tom de l’appartement. Il tournait en rond et lui rendait la vie impossible. Elle lui tendit sa chemise.

— Ce dont tu as besoin, c’est de données supplémentaires.

Bozhe moi*, Sharon. Ya nye durák* ! Comme si je ne le savais pas ! J’ai regardé partout. CLIO a déniché toutes les références à Eifelheim figurant sur Internet.

— Eh bien, on ne trouve pas tout sur le Net, rétorqua-t-elle. Les salles d’archives et les réserves des bibliothèques ne contiennent-elles pas quantité de vieux papiers que personne n’a jamais lus, encore moins scannés ? Je croyais que c’était ce que faisaient les historiens avant de découvrir l’ordinateur – fouiner dans des étagères poussiéreuses et envahies de toiles d’araignée.

— Euh… fit-il d’un air dubitatif. Tout document non mis en ligne peut être scanné sur simple demande…

— À condition que tu connaisses son existence. Et les éléments non catalogués ?

Tom plissa les lèvres et la fixa du regard. Il opina doucement.

— J’ai repéré quelques entrées marginales, admit-il. Elles ne me semblaient pas prometteuses sur le moment ; mais maintenant que j’y pense… Enfin, comme dit le proverbe : Cantabit vacuus coram latrone viator. (Sourire.) Le voyageur dont la bourse est vide chantera en passant devant le voleur, traduisit-il. Comme moi, il n’a rien à perdre.

Il se carra dans son siège et s’abîma dans la contemplation du plafond, tiraillant doucement sa lèvre inférieure. Sharon sourit dans son coin. Elle connaissait bien ce tic. Tom était pareil à une vieille moto. Il fallait parfois forcer sur le kick pour le faire démarrer.


Plus tard, après qu’il fut parti pour la bibliothèque, elle remarqua que l’écran de CLIO était toujours allumé et poussa un soupir exaspéré. Pourquoi n’éteignait-il jamais rien ? L’ordinateur, la lumière, la chaîne stéréo, la télé… Où qu’il aille, il laissait derrière lui un sillage d’appareils allumés.

Elle traversa le salon pour aller éteindre son PC, mais se figea le doigt sur le trackpad lorsqu’elle vit l’alvéole vide sur l’écran. Eifelheim… Un sinistre trou noir entouré d’une constellation de villages vivants. Un jour, il était sans doute arrivé quelque chose d’horrible. Quelque chose de si monstrueux que, sept siècles plus tard, les gens continuaient d’éviter cet endroit alors même qu’ils avaient oublié pourquoi.

Elle éteignit la bécane d’un geste brusque. Ne sois pas ridicule, se dit-elle. Mais cela l’amena à repenser à l’un des propos de Tom. Et, par contrecoup, à se demander : Et si… ? Et le monde ne fut plus jamais le même.

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