III Août 1348 Vigile de la fête de saint Laurent, complies

Dispérsit, dit Dietrich. Dédit paupéribus ; justífia éjus mánet in sœculum sœculi : cornu éjus exaltábitur in Glória.

Beátus vir, répondit Joachim, qui tímet Dóminum ; in mandátes éjus cúpit nímis.

Glória pátri et Fílio et Spirítui Sáncti.

— Amen.

Ils prononcèrent ce mot à l’unisson, mais nulle voix ne leur répondit dans l’église, hormis celle de Theresia Gresch, agenouillée sur les pavés de la nef à la lueur incertaine des cierges. Mais Theresia faisait partie des meubles, au même titre que les statues tapies dans les niches du mur.

Il n’existait que deux sortes de dévotes aussi ardentes : les folles et les saintes, les unes étant souvent fort semblables aux autres. Il fallait être un peu fou pour devenir un saint, si l’on s’en tenait à l’idée que le monde se faisait de la folie.

Theresia avait les joues rondes et douces d’une jeune fille, bien qu’elle fut déjà âgée de vingt ans. Pour ce qu’en savait Dietrich, elle n’avait jamais connu un homme, et sa façon de s’exprimer trahissait son innocence et sa candeur. Elle éveillait parfois la jalousie de Dietrich, car le Seigneur avait promis le Ciel à ceux qui devenaient pareils aux petits enfants.

— … d’un brasier suffocant qui m’encerclait, disait Joachim, citant le Livre du Siracide, et du milieu d’un feu que je n’avais pas allumé…

Dietrich rendit grâces au Seigneur de ce que le feu les ait épargnés trois jours plus tôt. Seul Rudolf Pforzheimer avait péri. Son vieux cœur avait cessé de battre lorsque l’essence elektronik s’était déchaînée.

Dietrich plaça sa bible de l’autre côté de l’autel et lut l’Évangile selon saint Matthieu, concluant par cette phrase :

— Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres.

— Amen ! s’écria Joachim.

Na, Theresia, dit Dietrich en refermant le livre.

Elle se redressa, prenant appui sur ses talons, et le regarda avec un sourire candide.

— Seules quelques fêtes sont précédées d’une vigile. Pourquoi celle de saint Laurent est-elle du nombre ?

Theresia secoua la tête, signifiant par là qu’elle connaissait la réponse mais préférait que ce soit lui qui la donne.

— Il y a quelques jours, nous avons honoré la mémoire du pape Sixte II, qui fut tué par les Romains alors qu’il célébrait la messe dans les catacombes. Sixte était accompagné de sept diacres. Quatre périrent en même temps que lui, deux autres parvinrent à s’échapper mais furent rattrapés et tués le même jour. C’est pour cela que nous honorons Sixte et ses compagnons. Le septième diacre, Laurent, a échappé plusieurs jours à ses poursuivants. Sixte lui avait confié le soin de garder les biens de l’Église – au nombre desquels figurait, à en croire la rumeur, le calice où Notre-Seigneur avait bu lors de la Cène et que les papes utilisaient depuis pour la messe. Ces biens, il les avait distribués aux pauvres. Et lorsque les Romains le capturèrent et lui ordonnèrent de leur livrer « les trésors de l’Église », Laurent les conduisit dans les bas quartiers de la ville et, leur montrant les pauvres, déclara…

— Voilà les trésors de l’Église ! acheva Theresia en tapant des mains. Oh ! j’adore cette histoire !

— Si seulement les papes et les évêques l’adoraient autant, marmonna Joachim. (Puis, constatant qu’on l’avait entendu, il poursuivit en haussant le ton :) Rappelez-vous ce que dit Matthieu du chameau et du chas de l’aiguille ! Un jour, femme, un artisan parviendra peut-être à fabriquer une aiguille assez grosse. Quelque part au fin fond de l’Arabie vit peut-être un chameau assez petit. Mais si nous interprétons les paroles du Seigneur comme elles doivent l’être, voici quel en est le sens : l’évêque et le riche seigneur – assis devant des tables bien pourvues, le derrière posé sur des coussins de satin – ne doivent pas nous servir de guides en matière de morale. Tournons-nous plutôt vers le simple charpentier ! Et tournons-nous vers Laurent, qui savait quelle était la vraie richesse – celle que le larron ne peut voler ni la souris grignoter. Bénis soient les pauvres ! Bénis soient les pauvres !

C’était à cause de telles diatribes que l’ordre de Joachim était tombé en défaveur. Les franciscains observants avaient désavoué leurs frères spirituels, mais ces derniers refusaient de tenir leur langue. Certains avaient péri sur le bûcher ; d’autres avaient demandé la protection du kaiser. Le mieux était encore de passer totalement inaperçu, estimait Dietrich. Il leva les yeux au ciel et crut percevoir un mouvement parmi les ombres qui dissimulaient les chevrons du clair-étage. Sans doute un oiseau.

— Mais la pauvreté seule n’est pas méritoire, avertit-il Theresia. Le jardinier dans sa hutte est parfois plus épris de richesse que le seigneur généreux et charitable. C’est la convoitise et non la possession qui nous détourne du droit chemin. Il y a du bien et du mal dans chaque objet matériel. (Avant que Joachim ait eu le temps de contester ce point, il ajouta :) Ja, l’homme riche a plus de peine à voir le Christ, ébloui qu’il est par l’éclat de son or ; mais n’oubliez jamais que c’est l’homme qui pèche et non son or.

Il revint devant l’autel pour achever la messe et Joachim prit le pain et le vin sur la crédence et le suivit. Theresia lui tendit un panier de simples et de racines, et Joachim le posa également sur l’autel. Puis, comme il n’avait pas reçu le presbytérat, le franciscain s’écarta. Dietrich ouvrit les bras et récita une prière pour accompagner cette offrande :

Orátio mea…

Theresia recevait ses paroles avec la même candeur que toute autre chose en ce monde. C’était une femme pleine de bonté, se dit Dietrich. Jamais elle ne serait célébrée comme une sainte, honorée dans les siècles des siècles comme Sixte et Laurent ; mais elle était tout aussi généreuse en esprit. Le Christ vivait en elle car elle vivait dans le Christ. Il ne put s’empêcher de la comparer à Hildegarde Müller, la femme adultère.

Le concile avait proposé que le prêtre tourne le dos à ses ouailles plutôt que de se placer face à elles derrière l’autel, comme cela se faisait depuis les premiers temps de l’Église. À en croire les évêques, le pasteur et ses fidèles devaient se présenter ensemble devant Dieu, le célébrant faisant figure de chef d’une armée se préparant au combat. Quelques-unes des cathédrales les plus importantes avaient déjà retourné leurs autels et Dietrich s’attendait à ce que cette pratique devienne bientôt universelle. Mais comme il serait triste de ne plus voir les Theresia de ce monde !


Après la vigile, comme ils retournaient au presbytère à la lueur de leurs torches, Joachim dit à Dietrich :

— Ce sont là de très belles paroles que vous avez eues. Je ne m’y attendais pas de votre part.

Dietrich suivait des yeux Theresia qui descendait en bas de la colline, portant son panier dont le contenu, à présent béni, allait lui servir à préparer baumes et onguents.

— Qu’ai-je donc dit ?

Il ne s’attendait pas à recevoir des louanges de Joachim, et le compliment exprimé par sa première phrase lui plaisait davantage que la critique sous-entendue par la seconde.

— Que l’homme riche ne peut voir le Christ tant il est ébloui par son or. Cela me plaît. J’aimerais bien l’utiliser à nouveau.

— J’ai dit que cela lui était plus difficile. Ce n’est jamais facile pour personne. Et n’oubliez pas, je ne parlais que de l’éclat. L’or en lui-même est chose utile. C’est son éclat qui aveugle et fait illusion.

— Vous auriez pu être un franciscain.

— Et me retrouver sur le bûcher avec les autres ? Je ne suis qu’un simple prêtre. Merci, mais je préfère rester à l’écart de tout cela. Les kaisers et les papes sont pareils aux meules du moulin de Klaus. Il est périlleux de se retrouver entre les deux.

— Le Christ n’a jamais loué la richesse ni la luxure, que je sache.

Dietrich leva sa torche pour mieux voir son compagnon.

— Pas plus qu’il n’a conduit des bandes de manants armés pour mettre un manoir à sac !

Frappé par sa véhémence, Joachim eut un mouvement de recul.

— Non ! fit-il. Ce n’est pas ce que nous prêchons. L’enseignement de François…

— Où étiez-vous lorsque les Armleder ravageaient la Rhénanie, pendaient les riches et brûlaient leurs demeures ?

Joachim le fixa sans comprendre.

— Les Armleder ? Mais je n’étais alors qu’un enfant et vivais dans la maison de mon père. Jamais les Armleder ne sont venus chez nous.

— Remerciez-en le Ciel.

Le visage du moine se para d’une étrange expression. Ce n’était pas seulement de la peur. Puis il reprit son air renfermé.

— Il ne sert à rien de parler de ce qui aurait pu être.

Dietrich répondit par un grognement, soudain las de houspiller le jeune homme, qui n’avait sans doute que huit ou neuf ans à l’époque où les fanatiques se déchaînaient.

— Prenez garde à ne point éveiller une passion comme l’envie, lui dit-il.

Joachim s’éloigna d’un pas vif, pour se retourner l’instant d’après.

— Cela reste de très belles paroles.

Il s’en fut, et Dietrich se félicita de ce qu’il ne lui ait pas retourné sa question : Et vous, Dietrich, où étiez-vous lorsque sévissaient les Armleder ?

Un mouvement sur la droite attira son attention, mais il fut ébloui par la torche et ne put distinguer qu’une silhouette bondissant derrière l’église. Dietrich courut jusqu’au sommet de la colline et brandit sa torche bien haut pour illuminer l’autre versant, mais il ne vit que les framboisiers qui frémissaient et un rocher qui dévalait la pente à grand bruit.

Un autre mouvement, derrière lui cette fois. Se retournant vivement, il entr’aperçut de grands yeux lumineux, puis on lui arracha la torche des mains et il se retrouva soudain à terre. Comme le second intrus s’enfuyait, il poussa un cri qui couvrit le craquement des brindilles et le froissement des feuilles mortes.

Joachim et Theresia l’eurent rejoint en quelques instants. Dietrich leur assura qu’il était indemne, mais Theresia lui palpa néanmoins le crâne et les bras en quête de blessures. Il poussa un petit cri en sentant ses doigts lui effleurer la nuque.

Ach !

— Vous aurez une bosse demain matin, mais l’os n’est pas fracturé, déclara la jeune femme.

Joachim, qui avait ramassé la torche de Dietrich, la leva afin que Theresia puisse voir ce qu’elle faisait.

— Vous êtes donc chirurgienne ? s’enquit-il.

— Le père m’a appris avec ses livres l’art des simples et des remèdes, et celui de réduire les fractures, répondit-elle. Appliquez-vous une compresse froide, mon père, ajouta-t-elle à l’intention de Dietrich. Si vous avez mal à la tête, prenez de la poudre de racines de pivoine et de l’huile de rose. Je vous préparerai un cataplasme ce soir et je viendrai vous le porter.

Lorsqu’elle eut pris congé, Joachim fit remarquer :

— Elle vous a appelé « mon père ».

— Comme bien d’autres gens, répondit sèchement Dietrich.

— J’ai l’impression que dans sa bouche… cela signifie davantage.

— Ah bon ? Eh bien, elle était ma pupille, si vous voulez le savoir. C’est moi qui l’ai amenée ici alors qu’elle avait dix ans.

Ach. Vous étiez donc son oncle ? Que sont devenus ses parents ?

Dietrich lui reprit la torche.

— Les Armleder les ont tués. Ils ont brûlé leur maison et tous ses occupants. Seule Theresia a survécu. Je lui ai transmis le savoir que j’avais acquis à Paris et, lorsqu’elle est devenue femme, à l’âge de douze ans, Herr Manfred l’a autorisée à pratiquer son art sur le domaine.

— J’avais toujours pensé…

— Quoi donc ?

— J’avais toujours pensé que leurs griefs étaient fondés. Ceux des Armleder à l’encontre des riches.

Dietrich contempla les flammes de la torche.

— En effet ; mais summum ius, iniuria summa.


Le lundi, Dietrich et Max partirent pour Grosswald afin d’y retrouver Josef le charbonnier et son apprenti, que l’on n’avait pas vus depuis les feux de la Saint-Sixte. La journée s’annonçait chaude, et Dietrich était en nage avant qu’ils aient parcouru la moitié du chemin. Un voile de brume atténuait les feux du soleil, mais cela était à peine sensible. Dans les soles de printemps, où une armée de moissonneurs travaillait sur les terres seigneuriales, Oliver Becker paressait à l’ombre d’un grand chêne, indifférent aux regards sévères de ses pairs.

— Fainéant ! gronda Max lorsque Dietrich eut attiré son attention. Ça se laisse pousser les cheveux comme un jeune Herr. Ça reste assis sur le cul toute la journée pendant que les autres se tapent le boulot, et tout ça parce que ça a les moyens de payer l’amende. En Suisse, tout le monde travaille.

— Ce doit être un pays merveilleux.

Max le gratifia d’un regard soupçonneux.

— Oui. Pas de « mein Herr » chez nous. Quand une question doit être réglée, on rassemble tous les combattants qui votent à main levée, sans qu’un seigneur ait son mot à dire.

— Je croyais que les cantons suisses étaient des fiefs des Habsbourg.

Schweitzer balaya cette objection d’un geste de la main.

— C’est sans doute ce que croit le duc Albert ; mais nous autres montagnards avons une autre opinion… Vous avez l’air pensif, pasteur. Qu’y a-t-il ?

— Je crains que les mains levées de tous ces voisins n’imposent un jour une tyrannie plus pesante que la seule main d’un noble. Quand on a affaire à un seul seigneur, on sait au moins à qui demander des comptes, mais quand la meute tout entière lève la main, qui est le responsable ?

Max partit d’un reniflement.

— Demander des comptes à un seigneur ?

— Il y a quatre ans, les villageois se sont plaints de l’intendant de Manfred lorsqu’il a fermé la sente banale.

— Eh bien, cet Everard…

— Le seigneur doit préserver son honneur. C’est une fiction légale, mais elle a son utilité. Tout comme cette dague passée à votre ceinture. Si elle était plus longue d’un pouce, ce serait une épée, une arme que votre rang ne vous autorise pas à porter.

— On aime bien cette arme en Suisse, dit-il en caressant le pommeau avec un sourire.

— Ce que je veux dire, c’est que Manfred pouvait reprocher à son intendant d’avoir exécuté ses ordres, et que tous auraient fait semblant d’y croire.

Max eut un nouveau geste de la main.

— Le verdict de la bataille de Morgarten était bien plus vigoureux. Ce jour-là, le duc Léopold Habsbourg nous a rendu des comptes, vous pouvez me croire.

Dietrich le fixa du regard.

— Tout ce qui est trop vigoureux produit en guise de fruits des paysans pendus aux branches. Je ne tiens pas à revoir une telle récolte.

— En Suisse, ce sont les paysans qui ont gagné.

— Et cependant vous êtes ici, au service du Herr de Hochwald, qui sert le margrave de Bade et le duc Habsbourg.

À cela, Max ne répondit point.


Ils passèrent le pont qui enjambait le bief et prirent la route conduisant au Bärental, le val de l’Ours. Les jachères se trouvaient sur leur gauche, les soles d’hiver sur leur droite, et la route semblait résulter d’une poussée du sol de part et d’autre, comme une tranchée surélevée. Les haies et les bruyères qui la bordaient, censées protéger les terres arables des bestiaux errants, donnaient également un peu d’ombre aux deux marcheurs ; elles prenaient racine à une telle hauteur qu’on eût dit de véritables arbres. La chaussée, transformée en bourbier par un ruisseau qui se jetait dans le bassin de retenue du moulin, avait un tracé des plus sinueux, dicté par la nature chaotique du terrain. Dietrich s’était souvent demandé quel genre d’endroit était le Bärental pour que les voyageurs fussent si réticents à s’y rendre.

Aux abord de la pâture banale, la route perdait ses allures de tunnel pour se poursuivre à ciel ouvert sur une colline en pente douce, l’un des premiers contreforts du Katharinaberg. À présent que les haies n’étaient plus là pour les protéger, le soleil faisait fortement sentir sa présence. Quelqu’un avait ouvert le portail entre la pâture banale et les soles d’hiver afin que les vaches puissent brouter l’herbe et fertiliser la terre avec leurs bouses.

Depuis le point relativement élevé où ils se trouvaient, un pré à l’herbe constellée de pâquerettes, ils apercevaient la ferme de Heinrich Altenbach, sur la route de Hirschsprung, le Saut-du-Cerf. Plusieurs années auparavant, il avait quitté le domaine pour assécher des marais, dont l’emprise n’était revendiquée par aucun seigneur. Altenbach s’y était bâti un cottage afin de ne plus être contraint de gagner quotidiennement ses champs à pied.

— Tout homme préférerait vivre sur ses terres, je suppose, dit Max lorsque Dietrich attira son attention sur la ferme. À condition qu’il soit aussi propriétaire de ses bêtes et de sa charrue, et qu’il ne souhaite pas les partager avec son voisin. Mais le château lui paraîtrait fort loin si une armée venait à passer par ici, et peut-être que ses voisins refuseraient de lui ouvrir la porte.

À l’autre bout du pré, la forêt luisait d’un doux éclat noir. De fins plumets de fumée blanche montaient parmi les bouleaux, les pins et les chênes. Dietrich et Max s’arrêtèrent à l’ombre d’un chêne solitaire pour boire un peu d’eau à leurs gourdes. Dietrich avait quelques châtaignes dans sa bourse, et il les partagea avec le sergent. Ce dernier étudia les filets de fumée avec une attention extrême, jonglant avec les châtaignes comme s’il s’agissait d’osselets.

— Il est facile de se perdre par ici, commenta Dietrich.

— Ne vous éloignez jamais des coulées, répliqua Max d’un air distrait. Ne vous enfoncez jamais dans les fourrés.

Il pela une châtaigne et la fourra dans sa bouche.


Il faisait plus frais dans la forêt que dans le pré. Le soleil n’y pénétrait que par endroits, mouchetant de lumière coudriers et campanules. Au bout de quelques pas à peine, Dietrich eut l’impression de s’y engloutir. Les bruits venus des champs se firent lointains, puis étouffés, puis disparurent tout à fait. Max et lui s’avançaient parmi les chênes, les mélèzes et les épicéas, faisant bruire sous leurs pieds un tapis de feuilles mortes. Totalement désorienté, Dietrich veilla à rester tout près du sergent.

L’air sentait la cendre et la fumée froide, mais on y percevait aussi un fumet composite, sel, urine et soufre mélangés. Ils foulèrent bientôt une terre brûlée. Des braises luisaient encore dans les troncs fendillés, n’attendant qu’un coup de vent pour engendrer des flammes. Des petits animaux calcinés étaient pris dans les buissons.

— La meule de Holzbrenner se trouve un peu plus loin, je crois, dit Dietrich. Par ici.

Max resta muet. Il s’efforçait de regarder partout à la fois.

— Le charbonnier est un homme solitaire, poursuivit Dietrich. Il aurait fait un bon moine contemplatif.

Mais Max ne l’écoutait pas.

— Ce n’était que la foudre, insista Dietrich.

Pris d’un petit sursaut, le sergent daigna enfin se tourner vers lui.

— Comment saviez-vous… ?

— Vous pensiez trop fort. Peut-être n’aurais-je pas dû insister pour vous accompagner, mais on n’a pas vu Josef depuis l’incendie et Lorenz s’inquiète pour lui et son apprenti.

Max grogna.

— Ce qui inquiète le forgeron, c’est d’être à court de charbon. À en croire Klaus, ce Josef ne se montre au village que lorsqu’il a du charbon à vendre ou une redevance à payer au Herr, et, le plus souvent, il envoie le garçon à sa place. Ce vent surnaturel a renversé sa meule et mis le feu à la forêt, et il est occupé à s’en fabriquer une autre. C’est pour ça qu’on ne voit pas de fumée.

— Ce vent n’était pas surnaturel, insista Dietrich, sans grande conviction toutefois.


Plus ils avançaient, plus les dégâts étaient impressionnants. Ils virent des arbres fracassés, déracinés, abattus, penchés les uns sur les autres. Le soleil s’engouffrait par les brèches ouvertes dans le feuillage.

— Un géant jouant avec des fétus de paille, dit Dietrich.

— J’ai déjà vu semblables scènes de destruction, dit Max.

— Où cela ?

Le sergent secoua la tête.

— Sur une étendue moins importante. Regardez la façon dont les arbres sont penchés, ici et là-bas, comme s’ils avaient été renversés par une force émanant d’un point central.

Dietrich lui adressa un regard intrigué.

— Que voulez-vous dire ?

— C’était durant le siège de Cividale, dans le Frioul, il y a… oh ! près de vingt ans, je pense. Seigneur, que j’étais donc jeune et stupide pour m’être fourvoyé là-dedans. Aider les Autrichiens à affronter les Vénitiens ? En quoi cette querelle me concernait-elle ? Deux chevaliers allemands avaient apporté un pot-de-fer* et de la poudre. Eh bien, cela nous a aidés à conquérir la ville, mais l’un des barils a explosé alors qu’ils préparaient leur mélange – il faut toujours effectuer cette opération à l’air libre, et je comprends pourquoi… Il y a eu comme un bruit de tonnerre et le souffle a balayé les hommes et le matériel. (Il considéra à nouveau les arbres abattus.) Comme ici.

— De quelle taille serait le baril de poudre qui causerait de tels dégâts ? demanda Dietrich.

Max ne répondit pas. Une sorte de grésillement se fit entendre, comme à l’approche d’un nuage de sauterelles – et pourtant, ce n’était pas une année à sauterelles. Dietrich contempla les arbres et songea : L’impetus venait de cette direction.

Puis le sergent reprit son souffle.

— Bon. Par ici.

Il s’engagea sur le sentier conduisant à la meule.


La charbonnière était une combe de cinquante pas de diamètre, recouverte d’un tapis de cendres et de terre battue. En son centre se tenait la meule à charbon : un monticule de terre et de boue de cinq pas de diamètre. Mais sa paroi s’était brisée sur un côté, exposant le bois qui se consumait au vent qui l’avait attisé. Les étincelles dispersées un peu partout avaient allumé les incendies dont ils venaient de constater les ravages.

Le vent de la Saint-Sixte avait porté le son des cloches jusqu’à l’autre bout de la vallée. Ici, il avait dû souffler au moins cent fois plus fort – tourmentant les arbres qui bordaient la charbonnière, s’engouffrant dans la cheminée du fourneau, arrachant à celui-ci sa couche de terre protectrice, se déversant dans la forêt telle une rivière en crue. Seuls les arbres les plus robustes demeuraient debout et nombre d’entre eux étaient penchés et fendillés.

Dietrich fit le tour de la meule en ruine. De la maison du charbonnier, il ne restait plus qu’un amas de bois et de chaume calcinés. Un peu plus loin, près des arbres qui bordaient cette partie de la charbonnière, Dietrich trouva les corps de Josef et de son apprenti.

Il n’en restait que des torses carbonisés, sans bras ni jambes ; et même sans tête, dans le cas du garçon. Dietrich fouilla sa mémoire en quête du nom de celui-ci, mais en vain. Les deux cadavres étaient rompus, fracassés, comme s’ils étaient tombés d’une falaise, et en outre criblés d’esquilles. Quel vent pouvait être assez violent pour accomplir cela ? Un peu plus loin, il aperçut une jambe coincée dans un hêtre fendu en deux. Renonçant à chercher d’autres restes, il tourna le dos à ces horreurs.

— Ils sont morts, n’est-ce pas ? demanda Max, qui était resté de l’autre côté de la meule.

Dietrich acquiesça et baissa la tête pour dire une brève prière au fond de son cœur. Lorsqu’il fit le signe de croix, Max l’imita.

— Il nous faudra un cheval pour rapporter les corps, dit le sergent. En attendant, la meule servira de crypte.

Il ne leur fallut que quelques minutes, durant lesquelles Dietrich retrouva la tête du garçon. Ses cheveux avaient brûlé, ses yeux fondu, et il pleura en découvrant les ruines désintégrées de cette jeune beauté. Anton. Il se souvenait de son nom à présent. Un joli garçon, aux yeux pleins de promesses. Josef l’aimait autant que le fils dont l’avait privé son existence solitaire.

Lorsqu’ils eurent accompli leur tâche, ils bouchèrent grossièrement la meule avec de la terre afin d’en protéger le contenu contre les animaux.

Soudain, Schweitzer se retourna et fit un pas vers les bois encore fumants. On entendit des brindilles craquer dans le lointain.

— Nous sommes surveillés, déclara-t-il.

— Cela ne ressemblait pas à un bruit de pas, fit remarquer Dietrich. On aurait plutôt dit un cerf ou un lapin.

Le sergent secoua la tête.

— Un soldat sait quand il est épié.

— Alors, quels que soient ceux qui nous épient, ce sont des gens timides.

— Je ne crois pas, répliqua Max sans se retourner. C’étaient plutôt des sentinelles. Elles se sont retirées pour se cacher ou pour aller remettre leur rapport. C’est ce que je ferais à leur place.

— Des chevaliers proscrits ?

— J’en doute, répondit-il en tapotant le pommeau de sa dague. Ils ont de quoi s’occuper en France. Inutile de s’enterrer ici pour y vivre de braconnage. (Au bout de quelques minutes, il ajouta :) Quoi qu’il en soit, notre homme a filé. Le Herr sera rentré demain matin. Nous verrons bien ce qu’il voudra faire.

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