XIX Juin 1349 Commémoraison de saint Bernard de Menthon, none

Manfred baptisa son banquet du nom de « symposium » et promit, en guise de divertissement postprandial, une disputatio opposant Dietrich à Occam. Mais comme ce genre de divertissement n’était pas du goût de tout le monde, on apprécia bien davantage les chansons de Peter, les cabrioles du nain et les numéros d’adresse du jongleur. Si le chien dressé présenté par le nain arracha tout juste une moue à Guillaume d’Occam, Kunigund et Eugen rirent de bon cœur à ses facéties, notamment lorsqu’il tira sur les chausses de son maître pour lui dénuder les fesses. Einhardt, tout comme Manfred, prêta surtout attention au ménestrel.

— Il m’en veut encore d’avoir raté le tournoi, et c’est ma façon de faire la paix avec lui, avait confié Manfred à Dietrich.

Le prêtre, qui venait de découvrir que la réputation de saleté du chevalier était fondée, se félicita de ce que Dame Rosamund, sa corpulente épouse, fût assise entre eux et le préservât de son odeur.

La table de desserte croulait sous le gibier de plume et de poil, et les serviteurs ne cessaient d’aller et venir pour la réapprovisionner, évacuant les plateaux vides pour les remplacer par des pleins et répandant sur le sol des joncs et des pétales de fleur afin d’embaumer l’atmosphère. Derrière chaque convive se tenait un page affecté à son service. Tarkhan ben Bek, peigné et rasé de frais, officiait auprès de son maître, car la religion de Malachai lui interdisait les venaisons et l’obligeait à piocher dans ses réserves personnelles, cuisinées sous sa direction. En temps ordinaire, deux des chiens de Manfred auraient accompagné le repas, avalant les reliefs tombant de la table ; mais, eu égard aux sensibilités du juif, on les avait laissés au chenil. Leurs aboiements pitoyables étaient audibles jusque dans la grande salle.

Eugen était assis à la droite de Manfred, Kunigund à sa gauche. À côté d’eux avaient pris place Dietrich et Guillaume, puis Malachai le juif à la droite de celui-ci. Sa femme et sa fille étaient restées cloîtrées, à la grande déception d’Eugen qui aurait bien voulu contempler des beautés voilées, spectacle exotique s’il en était. La présence de Dame Rosamund ne le consolait guère.

Thierry von Hinterwaldkopf était assis à gauche d’Einhardt, en bout de table. Le chevalier avait déjà effectué les jours de service dus à son suzerain, mais Manfred espérait qu’il accepterait par amour pour lui de l’aider à traquer les hors-la-loi.

Peter était assis près de la cheminée, à côté de ses deux accompagnateurs.

— S’il plaît à mein Herr, déclara-t-il en accordant son luth, je voudrais chanter l’histoire de Parsifal.

— Non ! pas cette horrible geste française ! protesta Einhardt.

— Non, sire chevalier. (Peter se passa une main dans les cheveux et cala le luth sur ses cuisses.) Je souhaite chanter la version de Wolfram von Eschenbach, qui est, comme chacun sait, la plus noble interprétation de cette histoire.

Manfred agita le bras.

— Je préférerais quelque chose de plus léger. Un chant d’amour, peut-être. Jouez donc le Chant du Faucon.

Farouche défenseur des arts modernes, Peter se plaignait souvent du penchant de Manfred pour les chansons d’antan, où tout n’était que symboles et figures de style, et il aurait préféré un chant plus récent, décrivant des personnages et des décors également réalistes. Toutefois, le Falkenlied était artistement tourné, et on ne pouvait en altérer aucun vers sans bouleverser sa symétrie. Son auteur, anonyme comme la majorité des poètes de jadis, était connu sous la seule appellation de « Sire de Kürenberg ».

J’avais plus d’une année élevé un faucon.

Quand je l’eus affaité comme je désirais

Et paré son plumage d’une résille d’or,

Il s’envola très haut, partit vers d’autres terres.

Plus tard je l’ai revu qui volait fièrement,

Il avait à son pied des vervelles de soie,

Et son plumage était partout rougeoyant d’or.

Dieu réunisse ceux qui veulent bien s’aimer.[21]

En écoutant ce chant, Dietrich s’émerveilla de constater une nouvelle fois que Dieu pouvait apparaître dans les lieux les plus inattendus, car le Falkenlied lui avait donné Sa réponse au problème d’Ilse et de Gerd. Peu importait que l’une fût baptisée et l’autre non, car Dieu réunirait ceux qui voulaient « bien s’aimer ».

Et pas seulement eux. Dietrich n’avait-il pas élevé Theresia comme sa propre fille ? N’était-elle pas partie « vers d’autres terres » ? Ne l’avait-il pas vue depuis lors qui « volait fièrement » ? Dieu ne pouvait faire autrement que de les réunir. Une larme coula sur sa joue, et Kunigund, toujours attentive à ce qui se passait autour d’elle, le remarqua et posa une main sur la sienne.


Par la suite, le cliquetis des couverts et des Kraustrunks servit de contrepoint à une discussion des affaires du monde. Tout comme naguère la maison Peruzzi, la maison Bardi venait de subir une banqueroute, leur apprit Occam, et Malachai ajouta que l’argent se faisait rare.

— Tout part vers l’Orient, afin que le sultan s’achète de la soie et des épices.

— Dans son traité sur l’argent que vous m’avez donné, mein Herr, intervint Dietrich, le jeune Oresme écrit que la monnaie est compréhensible au même titre que l’arc-en-ciel et le magnétisme. « Si le prince impose à sa monnaie un ratio différent de la valeur marchande de l’or par rapport à l’argent, les pièces sous-évaluées disparaîtront de la circulation et seules resteront les pièces surévaluées. »

— Une philosophie de la monnaie ? dit Occam.

— La même quantité d’argent permet d’acheter plus d’or en Orient, dit Malachai en tiraillant sa barbe.

— Il part donc « vers d’autres terres » ! s’esclaffa Kunigund.

— Que Dieu n’écarte pas l’argent des mains de ceux qui l’aiment, ajouta Thierry avec un regard en coin vers le juif.

— Bah ! fit Einhardt. Il suffit au prince de fixer le prix de l’or et de l’argent en fonction de la valeur qu’il a donnée à sa monnaie.

— Peut-être pas, répondit Dietrich. Jean Olivi affirme que le prix d’un bien découle de la valeur que lui donnent ceux qui souhaitent l’acquérir – quels que soient les exigences des marchands, les décrets du prince et le coût de sa fabrication.

Occam éclata de rire.

— Encore l’influence pernicieuse de Buridan ! Olivi était son élève, tout comme le frère Angélus ici présent. (Il désigna Dietrich.) Sans oublier cet Albert de Saxe, dont on fait grand cas ces temps-ci. Ah ! Dietl, tu aurais dû rester à Paris. On parlerait de toi dans les mêmes termes.

— Je laisse la gloire à d’autres, répliqua sèchement Dietrich.


Lorsqu’on en vint à parler politique, Occam relata l’infâme pérégrination de la cour Wittelsbach en Italie, survenue vingt ans auparavant, au cours de laquelle on brûlait l’effigie du pape.

— Après tout, conclut-il, un Français a-t-il son mot à dire dans l’élection de l’empereur romain ?

Sauwohl ! lança Einhardt en levant son verre.

— J’envisageais de choisir cela comme sujet de la disputatio, dit Manfred en agitant un cuissot pour qu’on remplisse son gobelet. Exposez-nous vos arguments, frère Occam, à condition qu’ils ne se limitent pas à l’excellence de la table de Louis.

Occam cala son menton sur sa main et l’un de ses doigts contre sa joue.

— Mein Herr, dit-il au bout d’un temps. Marsile a écrit que personne ne peut s’opposer au prince en son domaine. Certes, il entendait par là que « Jacques de Cahors » ne pouvait s’opposer à Louis – ce qui a beaucoup plu à celui-ci. Mais ce qu’il voulait dire, en fait, c’est qu’il était un gibelin et rendait par conséquent le pape responsable de tous les maux italiens.

— Un gibelin ! répéta Einhardt. Les Italiens sont incapables de prononcer le nom de Waiblingen.

Manfred examina soigneusement le dos de sa main.

— Et vous n’étiez pas d’avis que… ?

Occam s’exprima avec prudence.

— J’ai affirmé que, in extremis, et si le prince devenait un tyran, alors il était légitime qu’un autre prince – ou même un pape – envahisse son pays afin de le renverser.

Einhardt en eut le souffle coupé et Thierry se pétrifia. Manfred lui-même se tendit.

— Tout comme les seigneurs du Brisgau ont renversé Falkenstein, se hâta de dire Dietrich.

— Oui, c’était un hors-la-loi, grogna Einhardt.

La tension s’apaisa.

Manfred gratifia Dietrich d’un regard amusé. Il jeta par terre ce qui restait de son cuissot et se tourna de nouveau vers Occam.

— Et comment pouvons-nous savoir si le prince est devenu un tyran ?

Le page d’Occam remplit à nouveau son gobelet et il but une gorgée avant de répondre :

— Vous connaissez la maxime : « Ce qui plaît au prince a force de loi. » Mais je l’ai nuancée en disant : « Ce qui plaît au prince avec raison et qui sert le bien commun a force de loi. »

Manfred étudia son invité avec attention et se frotta la joue.

— Le prince est toujours soucieux du bien commun, dit-il.

Occam acquiesça.

— Il en va ainsi d’un prince régnant dans le respect de la parole de Dieu, naturellement ; mais les hommes sont des pécheurs, et les princes sont des hommes. Donc, les hommes tiennent de Dieu certains droits naturels que le prince ne peut aliéner. Et le premier d’entre eux est le suivant : un homme a le droit de sauvegarder sa vie.

Eugen agita son couteau.

— Mais il peut être tué par un ennemi, succomber à la peste ou mourir d’une mauvaise blessure. Un homme se noyant dans un fleuve a-t-il le droit de sauvegarder sa vie ?

Occam leva l’index.

— Quand je dis qu’un homme a par nature le droit de sauvegarder sa vie, cela signifie qu’il est légitime pour lui de la protéger, pas qu’il y réussira nécessairement. (Il ouvrit les bras.) Quant à ses autres droits naturels, je compte celui de se défendre contre la tyrannie et celui d’être propriétaire de ses biens. Il peut renoncer à ce dernier, lorsque ce faisant, il recherche le bonheur. (Occam coupa la saucisse que venait de lui servir un page.) Tout comme le font les spirituels, inspirés en cela par l’exemple du Seigneur et de Ses apôtres.

Thierry éclata de rire.

— Bien. Ça laisse davantage de possessions pour nous autres.

Occam balaya cette remarque d’un geste.

— Mais maintenant que Louis est mort, c’est chacun pour soi ; je m’en vais donc à Avignon pour faire la paix avec Clément. Cette saucisse est vraiment excellente.

Einhardt tapa du poing sur la table.

— Vous êtes fort maigre pour un moine, mais je vois que vous avez quand même bon appétit. (Se tournant vers Eugen, il lui demanda :) Racontez-moi comment vous avez eu cette balafre.

Le rouge aux joues, le jeune chevalier narra ses exploits au Burg Falkenstein. Lorsqu’il eut conclu son récit, son aîné lui porta un toast.

— Aux vieilles blessures gagnées dans l’honneur !

Puis Manfred et lui refirent la bataille de Mühldorf, où l’un avait servi Louis et l’autre Frédéric, deux rivaux se disputant la couronne impériale.

— Louis était bel homme à l’époque, graillonna Einhardt. Vous avez dû vous en rendre compte, Occam. Vous l’avez connu. Grand et élancé, un bel homme. Comme il aimait danser et chasser le cerf !

— Comme il se souciait peu de la dignité impériale ! contra Manfred.

— Pas de gravitas, hein ? rétorqua Einhardt en buvant une lampée. Eh bien, vos Habsbourg sont fort graves, je vous le concède. Le vieil Albert était incapable de passer la salière sans réfléchir aux conséquences politiques de son geste. Ah ! Mais c’était avant votre temps. Moi-même, je n’étais qu’un junker à l’époque. « Dur comme le diamant », disait-on de lui.

— Oui, fit Manfred. Regardez ce qu’il a fait en Italie.

Einhardt tiqua.

— Mais Albert n’a rien fait en Italie.

— Justement ! répliqua Manfred en riant. Il a dit un jour : « L’Italie, c’est comme la tanière d’un lion. Tout le monde y entre, mais personne n’en ressort. »

Toute la tablée éclata de rire.

Le vieux chevalier secoua la tête.

— Je n’ai jamais compris ce que Louis allait faire là-bas. Au sud des Alpes, on ne trouve que des Italiens. Il est dangereux de leur tourner le dos.

— C’est Marsile qui l’a incité à y aller, dit Occam. Il espérait que l’empereur mettrait un terme aux guerres civiles.

Manfred pécha une figue dans un bol et mordit dedans.

— Pourquoi verser du sang allemand afin de régler des querelles italiennes ?

— Les Luxembourg, voilà des gens qui vont inspirer les ménestrels, dit Einhardt. Comme Charles leur ouvre les cordons de sa bourse, je suis sûr qu’ils vont lui consacrer des chansons. C’est pour cela que j’ai suivi Louis. Là où les Habsbourg sont sinistres et les Luxembourg inconstants, les Wittelsbach sont francs – des Allemands qui aiment la bière, des gens aussi simples que cette saucisse.

— Oui, aussi simples que cette saucisse, répéta Manfred.

Einhardt sourit.

— Eh bien, il faudrait qu’ils soient bien stupides pour convoiter la couronne. (Il fit la grimace devant le blanc-manger qu’on venait de lui servir.) Ça ressemble davantage aux Luxembourg.

— À propos, qu’est devenue la Vilaine Duchesse ?

Ce fut Malachai qui lui répondit.

— Nous avons appris à Ratisbonne que Marguerite de Görtz restait loyale à son nouvel époux et que la révolte tyrolienne avait pris fin.

— Je ne lui jette pas la pierre, dit Thierry. Son premier mari était stupide et impuissant. Une femme peut supporter l’un de ces défauts, mais pas les deux.

— Ah ! bien dit ! s’écria Manfred en levant son verre.

— Le mariage est un sacrement, protesta Dietrich. Je sais que tu as défendu la décision de Louis, Will, mais même un empereur ne peut défaire ce que Dieu a uni.

Einhardt se pencha devant son épouse pour mieux le voir.

— Le mariage est une alliance. Les grandes maisons les planifient des décennies à l’avance – des décennies ! – et leurs enfants sont comme des pions, et les lits nuptiaux comme des cases sur l’échiquier de l’empire. Mais c’est là que Louis s’est montré malin – pour un mangeur de saucisses. La Vilaine Duchesse détestait Jean-Henri de Moravie, mais il n’était pas question pour elle d’annuler son alliance avec Luxembourg sans en conclure une autre, tout aussi intéressante. Donc, Louis lui a accordé le divorce – pour la marier à son propre fils ! (Il tapa du poing sur la table, faisant trembler les verres.) Du coup, les Luxembourg ont perdu le Tyrol, qui est passé dans l’escarcelle des Wittelsbach.

— Un joli coup, peut-être, mais pas très discret, commenta Thierry.

— En effet, fit Einhardt. Mais Louis avait un autre coup à jouer. Il détient la Bavière, et son fils détient le Tyrol et le margraviat de Brandebourg, lequel entoure la Bohême – au cas où Luxembourg songerait à faire des histoires, ja ? Alors quand les autres maisons crient au népotisme, il détache la Carinthie du Tyrol, ce qui ne change rien mais contente tout le monde.

— Remarquez au passage, ajouta Manfred, que Habsbourg a gagné la Carinthie sans avoir besoin d’embrasser la Vilaine Duchesse.

Nouveaux éclats de rire. Einhardt haussa les épaules.

— Quelle importance ? Luxembourg règne à présent sur l’Europe. Ce n’est pas de sitôt qu’on verra un Habsbourg sur le trône impérial.

Manfred dégusta son blanc-manger en souriant.

— Peut-être.

— Luxembourg tient désormais trois Électeurs.

— Et il en faut quatre, précisa Thierry. Est-ce qu’on a résolu la question de Mayence ?

Einhardt secoua la tête.

— Le nouveau valet du pape… Comment s’appelle-t-il, déjà ? dit-il en claquant des doigts.

— Gerlach von Nassau, souffla Occam.

— Lui-même. Il dit à qui veut l’entendre que c’est lui le nouvel archevêque, mais Heinrich refuse de renoncer à son siège. Vous avez compris l’astuce ? Gerlach n’est rien. Un Nassau à Mayence, ça ne dérange personne.

— Il faut encore qu’il se débarrasse de Heinrich, dit Thierry.

— Résumons-nous. (Einhardt entreprit de compter sur ses doigts.) Charles lui-même vote pour la Bohême et son frère Baudouin est archevêque de Trêves. Ça fait deux. Et quand la maison Luxembourg lui ordonne de sauter, Walram von Jülich se prend pour une grenouille. Pour le roi des grenouilles, en fait. Ah-ah ! Donc, avec Cologne, ça nous fait trois. Quant aux Wittelsbach… Eh bien, c’est le petit Louis qui est margrave du Brandebourg, et son frère Rodolphe qui est comte palatin, ce qui fait deux Électeurs. Comme le vote de Mayence est encore incertain, les deux familles font la cour à l’autre Rodolphe, le duc de Saxe. Ah ! Ce sont les Welfs qui vont faire pencher la balance !

— L’équilibre peut encore se modifier avant la prochaine réunion des Princes-Électeurs, dit Manfred à mi-voix. Personne ne s’attendait à voir Louis tomber raide mort, ne l’oubliez pas.

— L’empereur chassait dans les forêt près de Fürstenfeld, se rappela Occam. Je me trouvais dans le pavillon de chasse lorsqu’on l’a ramené. Un paysan l’avait trouvé dans un champ, étendu à côté de son cheval, comme s’il s’était endormi.

— Un homme dans la force de l’âge, commenta Einhardt. Une apoplexie, m’a-t-on dit.

— Trop de saucisses, suggéra Manfred.

— Il n’est pas mort de faim, reconnut Occam.

— Ce qui ne m’arrivera pas, à moi non plus, dit Einhardt. Quelle excellente chère, Manfred ! Dommage que nous ne puissions pas tous en profiter. (Regard en biais vers Malachai.) Alors, qu’est-ce que j’entends, vous hébergeriez des démons chez vous ?

Cette question posée à brûle-pourpoint fut accueillie par un silence stupéfait.

— J’ai aménagé un lazaret dans la forêt de Grosswald, répondit posément Manfred. Les lépreux qui y séjournent sont certes hideux, mais ils sont aussi mortels que vous et moi.

Thierry se fendit d’un sourire. Eugen contempla son verre. Dame Kunigund se tourna vers son père. Occam écouta avec attention. Malachai tirailla sur sa barbe et ses yeux ne perdaient rien de la scène.

— Ah ! Certains de vos hommes aiment raconter des bobards, alors, répliqua Einhardt. Ils affirment que vous les avez ramenés de Falkenstein. (Le vieil homme se tourna vers son épouse.) Vous voyez, ma chère ? Je vous avais dit que c’étaient des bêtises.

Dame Rosamund avait l’indignation facile.

— Et cette chose que j’ai vue ? (Elle se tourna vers les Hochwalders.) Ces deux dernières semaines, je n’ai cessé d’entendre des bruits dans ma roseraie, et quand je suis allée voir de plus près, j’ai… J’ignore ce que c’était. De hideux yeux jaunes, d’énormes membres grêles… Comme une sauterelle géante. Et cette créature a bondi dans les cieux et s’est mise à voler, à voler vers Oberhochwald. Et j’ai vu qu’elle avait mangé et recraché mes plus belles roses !

— Une sauterelle géante… répéta Malachai.

Einhardt tapota le bras de son épouse.

— Qu’un animal se soit introduit dans la roseraie, cela ne fait aucun doute. Mais ce ne pouvait être un démon.

Mais il gratifia Manfred d’un regard perçant.


Le lendemain, Dietrich décida d’escorter Occam jusqu’au col de la route d’Oberreid. Tenant par la bride sa mule, qu’il avait baptisée « Hypothèse minimale », Occam s’arrêta et se frotta le nez. Il avait rabattu son capuchon et l’éclat de l’aurore faisait ressembler ses cheveux à une couronne de lauriers.

— Tu as laissé repousser ta tonsure, Dietl, remarqua-t-il.

— Je suis désormais un simple prêtre et non un moine mendiant.

Occam le dévisagea.

— Peut-être as-tu renoncé à ton vœu de pauvreté, mais je ne puis dire que cela t’a enrichi.

— La vie ici a ses avantages.

— Si tu avais appris à flatter le kaiser, tu n’aurais pas eu besoin de vivre au fond des bois.

— Si tu avais appris à vivre au fond des bois, tu n’aurais pas eu besoin de flatter le kaiser.

Occam eut un petit sourire et se tourna vers l’est, vers Munich, Prague et Vienne, les capitales des grandes maisons.

— Touché, fit-il. (Puis, au bout d’un instant :) Nous éprouvions une certaine excitation, l’impression d’accomplir quelque chose. « Si vous me défendez par l’épée, disais-je à Louis, je vous défendrai par la plume. »

— Je me demande s’il en aurait été capable, y eût-il été obligé.

Occam haussa les épaules.

— Louis a eu la meilleure part de ce marché. Mais les hommes se souviendront de moi longtemps après qu’il aura sombré dans l’oubli.

— Sombrer dans l’oubli, est-ce donc si grave ? s’interrogea Dietrich.

Occam se tourna vers la mule pour resserrer les sangles de sa selle.

— Alors, parle-moi de ces démons et de ces sauterelles.

Dietrich l’avait vu scruter le toit de l’église et savait qu’il avait remarqué l’absence des « gargouilles ». Et l’épouse d’Einhardt avait décrit celles-ci. Il soupira.

— Il est des îles encore plus lointaines que les Canaries. Les étoiles dans les cieux sont des îles lointaines, et sur ces îles vivent…

— Des sauterelles et non des canaris, souffla Occam.

Dietrich secoua la tête.

— Des êtres comme toi et moi, mais que leur apparence extérieure fait ressembler à des sauterelles.

Occam s’esclaffa.

— Je t’accuserais bien de multiplier les entités, sauf que… (Il jeta un regard en direction de l’église.) Comment sais-tu que ces sauterelles vivent sur une étoile ?

— Elles me l’ont dit.

— Peux-tu être sûr qu’elles disent la vérité ? Rien n’empêche une sauterelle d’être aussi peu sincère qu’un homme.

Dietrich plongea une main dans sa bourse.

— Veux-tu parler à l’une d’elles ?

Occam examina le harnais crânien que lui tendait Dietrich. Il le toucha du bout de l’index avec hésitation.

— Non, dit-il en retirant sa main. Mieux vaut que j’en sache le moins possible.

— Ah, fit Dietrich en détournant les yeux. Manfred t’a parlé de cette accusation.

— Il m’a demandé de témoigner en ta faveur devant le magistrat inquisiteur.

Dietrich grommela.

— Oui, reprit Occam, comme si la parole d’un hérétique pouvait les influencer. Si l’on m’interroge sur d’éventuelles manifestations diaboliques que j’aurais observées lors de mon passage, je pourrai dire en toute franchise que je n’ai rien vu.

— Merci, mon vieil ami.

Les deux hommes s’étreignirent et Dietrich aida Will à monter en selle.

Occam trouva son assiette.

— Tu as gâché ta vie dans ce trou perdu, j’en ai peur.

— J’avais mes raisons.

Tout comme il avait des raisons pour rester ici. En venant à Oberhochwald, Dietrich ne cherchait qu’un refuge, mais ce coin du monde était désormais le sien et il en connaissait tous les arbres, tous les rochers et tous les ruisseaux, comme si on lui avait cogné la tête dessus pendant son enfance. Plus jamais il ne pourrait vivre à Paris. Si cela lui avait paru jadis préférable, c’était parce qu’il était plus jeune et attendait encore d’être comblé.


Après que le « vénérable initiateur » se fut éloigné, Dietrich retourna au village, où il rencontra son métayer, Herwyg le Borgne, alors qu’il se rendait aux champs.

— Il est parti, pasteur, caqueta le vieux paysan. Et ce n’est pas trop tôt.

— Ah bon ? fit Dietrich, qui se demanda quel grief il pouvait avoir envers Occam.

— Il a quitté Niederhochwald dès potron-minet, avec sa charrette, son harem et le reste. Il a pris la direction de Fribourg.

— Le juif ? (En dépit de la chaleur du soleil matinal, Dietrich se sentit soudain glacé.) Mais il devait se rendre à Vienne.

Herwyg se frotta le menton.

— Je n’en sais rien et je m’en fiche. Quel sale bonhomme ! Kurt le porcher, le mari de ma cousine, l’a entendu dire qu’il allait régler son compte à l’angélus. De quoi il se mêle ? Comment on ferait pour savoir quand cesser de trimer si on n’entendait pas les cloches ?

— L’angélus, répéta Dietrich.

Herwyg s’approcha et baissa la voix, bien qu’il n’y eût personne alentour pour l’entendre.

— Et ce vieux grincheux a dû apercevoir vos invités. Kurt l’a entendu tonner contre les bêtes impures et les démons volants. Il est venu m’en parler tout de suite, ce vieux Kurt, tellement il était impatient de m’apporter la nouvelle.

Herwyg cracha par terre, mais qu’il voulût par là exprimer son mépris pour les juifs, commenter les choix de sa cousine ou tout simplement se soulager le palais, Dietrich n’en avait cure. Il alla dans l’église déserte, parmi les saints martyrs et les créatures fabuleuses, et là, il tomba à genoux et pria à nouveau pour recevoir l’absolution qu’il attendait depuis douze longues années.

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