9 Aujourd’hui Tom

Le subconscient est une chose merveilleuse. Il ne dort jamais, quoi que fasse le reste de l’esprit. Et il ne cesse jamais de penser. Quoi que fasse le reste de l’esprit.

Tom se réveilla en proie à des sueurs froides. Non, c’est impossible ! C’était absurde, ridicule. Sauf que tout se tenait. Mais en était-il bien sûr ? Était-ce la solution de son dilemme, ou bien une chimère que seul le rêve rendait plausible ?

Il se tourna vers Sharon, allongée tout habillée près de lui. Elle avait dû rentrer tard et s’effondrer tout de suite. En général, il se réveillait en l’entendant arriver, même si on était en pleine nuit et s’il dormait profondément ; mais il ne se souvenait pas l’avoir entendue cette fois-ci. Elle se retourna et esquissa un sourire. Sans doute rêvait-elle de chronons.

Il se glissa hors du lit et sortit de la chambre sur la pointe des pieds, refermant doucement la porte derrière lui. Puis il s’assit, accéda à CLEODEINOS et ouvrit le fichier Eifelheim. Il entreprit de passer en revue tous ses éléments, procédant par références croisées de façon à les mailler en profondeur. L’information réside dans l’ordonnancement des faits et non dans les faits eux-mêmes. Disposez-les suivant une nouvelle configuration et – qui sait ? – leur signification s’altérera peut-être de façon radicale.

Il rangea ses faits par ordre chronologique, évaluant ceux qui n’étaient pas datés en fonction de leur contexte ou de leurs liens logiques avec les autres, une tâche délicate dans le meilleur des cas. Non seulement le calendrier attendait toujours d’être réformé, mais en outre l’année ne commençait pas partout en même temps. Dans l’empire, l’année religieuse débutait le jour de la fête de l’Incarnation, alors que, durant le règne de Louis IV, l’année civile débutait le 1er janvier. Tout ça lui avait paru un peu tordu, ce qui avait bien fait rire Judy : « Rendez donc à César, Tom. Les papes et les empereurs ont entretenu leur rivalité pendant des siècles, mais tout le monde savait que leur influence ne s’exerçait pas dans la même sphère. »

Conclusion : tous les événements qui s’étaient produits entre le 1er janvier et le 25 mars 1349 de l’ère chrétienne avaient été datés de l’an de grâce 1348.

Il interpola le calendrier de propagation de la Peste noire, s’attardant sur son apparition à Bâle et à Fribourg, ainsi que celui de tous les autres événements liés au contexte. Les archives dont il disposait étaient loin d’être exhaustives. Si les étrangers étaient arrivés en automne, pourquoi s’était-il écoulé six mois avant les premières rumeurs portant sur les sorciers et les démons d’Oberhochwald ? Il ignorait la date exacte à laquelle Dietrich avait acheté le fil de cuivre, ainsi que celle du jour où les « voyageurs sans défense » avaient décidé de rentrer chez eux. Et quel rôle jouait Guillaume d’Occam dans cette histoire ? Le pape l’avait invité à Avignon le 8 juin 1349, mais il avait très certainement quitté Munich avant cette date, c’est-à-dire avant le déclenchement de l’épidémie dans la ville. On n’avait plus jamais entendu parler de lui et les historiens supposaient qu’il était mort de la peste sur la route. Il avait pu passer à proximité d’Oberhochwald. Y aurait-il fait étape pour voir « mon ami le Doctor Seclusus » ? Y avait-il apporté la peste ? Y était-il mort ?

Tom mordilla son stylo. Comme il enviait les physiciens ! Ils finissaient toujours par trouver les réponses à leurs questions. Un peu d’acharnement, un peu de génie, et ils faisaient cracher des théories à l’univers. Les cliologues avaient moins de chance. Les faits ne survivaient pas toujours et ceux qui y parvenaient devaient leur survie au hasard plus qu’à leur importance. Si acharné soit-on, il est impossible d’interpréter des archives détruites par les flammes. Quand on ne supporte pas ce genre de contrariété – quand on ne peut pas admettre que certaines questions resteront éternellement sans réponse –, mieux vaut choisir une autre discipline que l’histoire.

Il étudia avec soin sa liste et ses diagrammes, revenant de temps à autre à ses sources pour se rafraîchir la mémoire. Il reconstitua sur une carte la trajectoire du « Démon du Feldberg », de Sankt-Blasien au massif du Feldberg. Il était forcément passé par Oberhochwald. Au bout du compte, une seule explication lui paraissait envisageable. En fait, il se demandait à présent pourquoi il n’y avait pas pensé plus tôt. Qu’avait-il dit à Sharon ce soir-là, au restaurant ? Peut-être que le subconscient est plus malin qu’on ne le croit.

Ou peut-être pas. Il se carra dans son siège et fixa le plafond en tiraillant sa lèvre inférieure. Il ne voyait aucune faille dans son raisonnement ; mais qu’est-ce que ça prouvait ? La solution la plus évidente est parfois une chimère. Il avait besoin d’un avis extérieur. Celui d’une personne érudite, fiable – et discrète. Il fit des copies de ses fichiers et y ajouta un abrégé. Lorsqu’il consulta la vieille horloge numérique à écran à cristaux liquides, elle affichait 3:20. Soit 9 h 20 à Fribourg. Il inspira à fond, hésita un instant puis, avant d’avoir eu le temps de changer d’avis, télécharga l’ensemble de son message dans ma boîte aux lettres, à un quart de globe de là. L’objet de son courriel tenait en une phrase : Was glaubst du ? Qu’en penses-tu ?


Le courriel de Tom a excité ma curiosité. Je lui ai dit que j’aurais besoin de faire de longues recherches avant de pouvoir lui répondre, puis je suis allé faire un tour à la bibliothèque de l’université Albert-Louis. J’y ai trouvé certains des documents qu’il avait évoqués et les ai comparés à certains de ceux qu’il m’avait transmis. Puis j’ai fouillé dans les archives, remuant la poussière des siècles, et fait de nouvelles découvertes. Une fois rentré chez moi, j’ai allumé ma vieille pipe en bois de la Forêt-Noire et j’ai réfléchi au sein de ses nuages de fumée. La dignité est une denrée que nous économisons en vue de notre grand âge, et je pense avoir mérité celle que je possède. Mais Tom n’était pas du genre à conclure à la légère, ni à jouer des tours pendables à ses amis.

Car c’est mon ami. Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, nous nous tutoyons, tous les deux, signe que notre amitié n’a rien de superficiel.

Deux jours plus tard, donc, j’ai scanné les documents que j’avais dénichés puis je les ai compressés, usant de toute la magie que la technologie moderne met à notre disposition ; je les ai ensuite attachés à un courriel. J’ai esquissé dans le texte de celui-ci des conclusions prudentes – très prudentes. Si Tom avait un peu plus de cervelle qu’un navet, il saurait lire entre les lignes de ma prose. C’est cela que signifie le mot « intelligence » : inter legere.


— Que fais-tu debout à une heure aussi matinale ?

Tom sursauta vivement, manquant faire choir son fauteuil. Il s’accrocha au rebord de son bureau et, en se retournant, découvrit Sharon en train de se frotter les yeux sur le seuil de la chambre.

— Arrête de me tomber dessus en douce comme ça !

— Comment souhaites-tu que je te tombe dessus ? Et puis, tu étais tellement hypnotisé par cette imprimante que même un trente-huit-tonnes aurait pu te tomber dessus. (Elle bâilla.) C’est ça qui m’a réveillée. L’imprimante.

Elle alla pieds nus dans la cuisine et alluma la bouilloire.

— De toute façon, il est l’heure de se lever, lança-t-elle par-dessus son épaule. Qu’est-ce que tu mijotes de si bon matin ?

Tom sortit le dernier feuillet de l’imprimante et le parcourut du regard. Il lisait mon courriel à mesure qu’il le recevait.

— Je suis en liaison avec Anton. Ça fait une heure qu’on bavarde.

— Anton Zaengle ? Comment va-t-il, ce cher vieil homme ?

— Très bien. Il veut que j’aille à Fribourg. (Tom déliassa les sorties imprimante avec le pouce.) Ça, c’est l’appât qu’il a accroché à son hameçon.

Elle passa la tête par la porte de la cuisine.

— À Fribourg ? Pourquoi ?

— Je pense qu’il pense ce que je pense.

— Oh. Eh bien, je suis ravie que vous ayez éclairci ce point.

— Ça serait trop long à t’expliquer, et ça aurait l’air absurde.

— Ça ne t’a jamais arrêté jusqu’ici.

Elle s’essuya les mains à un torchon et traversa la pièce, se plantant derrière lui et lui posant les mains sur les épaules.

— Tom, je suis une physicienne, tu te rappelles ? Comparé au charme et à l’étrangeté des quarks, rien ne semble ridicule.

Tom tirailla sur sa lèvre. Au bout d’un moment, il empila les sorties imprimante sur son bureau.

— Sharon, pourquoi un curé de campagne du Moyen Âge aurait-il besoin de deux cents pieds de fil de cuivre ?

— Eh bien… je ne sais pas.

— Moi non plus ; mais il en a passé commande. (Il se pencha et attrapa un feuillet dans la pile ; il l’avait abondamment souligné de rouge.) Durant l’été 1348, dans un monastère proche d’Oberhochwald, les moines ont entendu le tonnerre alors qu’il n’y avait aucun nuage dans le ciel. (Il reposa la feuille.) Et n’oublions pas les peccatores Eifelheimsis, les péchés des Eifelheimers. Une découverte d’Anton. On y dénonce l’hérésie selon laquelle il existerait des hommes pourvus d’une âme mais qui ne descendent pas d’Adam.

Sharon secoua la tête.

— Je suis encore endormie. Je ne pige pas.

Tom fut surpris de constater à quel point il hésitait à formuler son hypothèse à voix haute.

— Bien. Il y a environ sept cents ans, des êtres conscients et intelligents venus d’un autre monde ont fait naufrage près d’Oberhochwald, dans la Forêt-Noire.

Et voilà. C’était sorti. Il leva la main pour faire taire Sharon, qui restait pour l’instant bouche bée.

— Leur vaisseau a subi une panne. Je pense qu’il se déplaçait dans l’hypoespace de Nagy. Ils n’ont pas tous péri, mais le choc a déclenché un début d’incendie et blessé plusieurs d’entre eux.

Sharon recouvra sa voix.

— Minute, minute ! Quelle preuve…

— Laisse-moi finir. S’il te plaît. (Tom mit de l’ordre dans ses pensées et poursuivit.) La survenue de ces extraterrestres, ainsi que leur apparence physique – leurs yeux jaunes et proéminents, par exemple –, ont terrifié certains villageois, qui ont fui dans les patelins voisins en répandant la rumeur d’une présence démoniaque. D’autres, parmi lesquels le prêtre de la paroisse, le pasteur Dietrich, ont vu que les étrangers étaient des créatures en détresse. Pour assurer ses arrières, il a obtenu de son évêque une autorisation rédigée avec prudence ; il pouvait communiquer en latin sans trop attirer l’attention.

« Les extraterrestres ont passé plusieurs mois à Oberhochwald. Si frère Joachim et quelques autres les accusaient de sorcellerie et de pratiques diaboliques, d’autres villageois tentaient de les aider à réparer leur vaisseau endommagé. Ce qui explique sans doute cette commande de fil de cuivre. En quoi un tel produit aurait-il été utile à des voyageurs terrestres ? Par ailleurs, ces créatures volaient. Étaient-elles ailées ? Maîtrisaient-elles l’antigravité ? Peut-être avaient-elles trouvé un moyen d’exploiter cette fameuse énergie du vide. Dans sa lettre, le pasteur Dietrich se contente de nier que ses invités volent par des moyens surnaturels.

Il était à bout de souffle. Il étudia le visage de Sharon pour jauger sa réaction.

— Continue, dit-elle.

— Les extraterrestres étaient immunisés contre la peste – leur biochimie n’était pas humaine – et ils ont remercié les villageois de leur générosité en les soignant quand l’épidémie les a frappés. Certains d’entre eux, tout du moins. D’autres avaient sans nul doute succombé à l’apathie. Dietrich en a même converti quelques-uns. Nous avons conservé la trace d’un baptême. Johannes Sterne ? Oh ! il savait d’où venaient ses visiteurs. Il le savait parfaitement.

« Puis les extraterrestres se sont mis à mourir, eux aussi. Pas à cause de la peste, mais par manque d’un nutriment essentiel. Encore cette biochimie non humaine. « Ils mangent, mais ne sont pas sustentés », comme l’écrit Dietrich. Après le décès de son ami Jean… Enfin, là, c’est moi qui extrapole. Après le décès de Jean, donc, Dietrich lui a donné une sépulture chrétienne et a fait graver son visage sur sa pierre tombale afin que les générations futures se souviennent de lui. Sauf qu’il n’avait pas prévu qu’il faudrait attendre pas mal de générations ; pas plus qu’il n’avait prévu que son village disparaîtrait de la carte.

« Pourquoi est-il devenu tabou ? Fastoche. Il y avait vraiment eu des « démons » dans le coin. Et peu après que Joachim eut lancé sa malédiction, la peste s’est déchaînée. Il y avait largement de quoi impressionner des paysans superstitieux. Les démons étaient-ils vraiment morts, ou bien s’étaient-ils simplement endormis ? Attendaient-ils de nouvelles victimes ? Les gens ont évité les parages et ont fait la leçon à leurs enfants. Si tu n’obéis pas à maman, les diables volants vont venir t’emporter. Peu après, l’appellation de Teufelheim forgée par Joachim a été édulcorée en Eifelheim et le nom d’Oberhochwald a peu à peu sombré dans l’oubli. Il n’est plus resté qu’une coutume locale conseillant d’éviter l’endroit, de vagues contes folkloriques parlant de démons volants et un visage gravé sur une pierre tombale.

Et voilà. Il avait craché le morceau. Une bonne partie de son discours tenait de l’induction et de la conjecture. Il ne disposait d’aucune source primaire sur frère Joachim, par exemple, mais je lui avais dégoté un texte de la main d’un moine strasbourgeois citant ses propos : « L’échec d’Oberhochwald leur a valu la plus terrible des malédictions, contre laquelle je les avais prévenus à maintes reprises », ce qui tend à attester le rôle qu’il lui attribuait.


Elle le fixait, prise de vertige. Des extraterrestres ? Dans l’Allemagne médiévale ? C’était fantastique, c’était incroyable. Parlait-il sérieusement ? Elle écouta son exposé avec attention. La solution qu’il proposait à son problème était encore plus incroyable que ledit problème !

— Et tu penses que ce scénario est avéré ? demanda-t-elle une fois qu’il eut terminé.

— Oui. Et Anton aussi. (Il lui montra le texte de mon courriel.) Et il n’a rien d’un crétin.

Elle parcourut ma prose.

— On ne peut pas dire qu’il sorte de sa réserve.

— Ce n’est pas un crétin, ai-je dit.

— Oui, c’est plutôt ton emploi. Ce que j’aimerais savoir, c’est ce que l’espace de Nagy vient faire là-dedans. Que tu aies décidé de ruiner ta réputation, ça te regarde, mais pourquoi me mêler à ce fiasco ?

Tom grimaça.

— Accorde un peu de crédit à mon intelligence. Tout ce que je dis, c’est que cette théorie explique les faits de façon plus que correcte. Et si cette histoire est vraie…

Il laissa sa phrase inachevée.

Si elle est vraie… Sharon sentit son cœur battre plus fort.

— J’ai intégré l’espace de Nagy au schéma d’ensemble parce que ni Dietrich ni personne d’autre n’a décrit d’astronef.

— Comment l’auraient-ils pu ? Ce concept ne faisait pas partie de leur réalité.

— Les médiévaux n’étaient pas des imbéciles. Ils étaient en train de vivre une authentique révolution technologique. Arbres à cames, roues à aube, horloges mécaniques… Ils auraient identifié sans peine un véhicule spatial, quitte à parler de chariot d’Élie. Mais non. Dietrich, Joachim et la bulle de 1377 s’accordent pour dire que les voyageurs « sont apparus ». Tu ne vois pas le rapport avec la description du voyage par hypoespace que tu m’as faite l’autre jour ? À t’en croire, il suffit de faire un pas pour parcourir une longue distance. Pas étonnant que Dietrich se soit tellement intéressé aux bottes de sept lieues. Et c’est ce que voulait dire Johann en montrant les étoiles et en se demandant comment il ferait pour retrouver le chemin de la sienne. En voyageant de cette manière, il lui était impossible de reconnaître son astre d’origine.

— « Apparus. » Un mot qui se prête à quantité d’interprétations.

Il tapa son tas de feuillets avec le plat de la main.

— Mais tout se tient. Je te l’accorde, ça relève du faisceau de présomptions plutôt que de la preuve formelle. Pris séparément, chacun de mes raisonnements est insuffisant pour conclure ; mais considérés dans leur ensemble… Une prière attribuée à Johann affirme qu’il existe huit voies secrètes pour quitter la Terre. Combien de dimensions dans ton hypoespace « caché » ?

— Huit.

Elle ne lui répondit qu’à contrecœur. Le sang battait à ses tempes. Et si… ?

— Quant au traité religieux attribué à Dietrich par une source de troisième main, il dit que pour voyager dans d’autres mondes il faut voyager à l’intérieur. Les mots mêmes que tu as utilisés ou presque. Ta géométrie duodécimale devient « la Trinité des Trinités ». L’auteur évoque « des lieux et des temps que nous ne pouvons connaître, sauf à regarder en nous-mêmes ».

— Mais il s’agit d’un traité religieux, n’est-ce pas ? Ces « autres mondes » sont sûrement le ciel et l’enfer, et « voyager à l’intérieur » signifie faire un examen de conscience.

Ja doch. Mais ces idées n’ont été couchées sur le papier que trois quarts de siècle plus tard. Les auteurs de ce traité sont partis d’une doctrine qu’ils ne connaissaient que de troisième ou quatrième main et l’ont interprétée en fonction du paradigme dominant. Le rationalisme du Moyen Âge commençait déjà à perdre pied devant le romantisme de la Renaissance. Qui sait ce que Dietrich lui-même a compris des explications de Johann ? Tiens. (Il ferma la chemise avec un élastique et la lui tendit.) Lis l’ensemble comme l’a fait Anton et dis-moi si ça ne tient pas la route.

Elle le regarda droit dans les yeux tout en attrapant la chemise. Il est vraiment sérieux, se dit-elle. Ce qui, connaissant Tom, pouvait signifier qu’il refusait d’accepter le fait que son problème était insoluble.

D’un autre côté, peut-être que son hypothèse était moins dingue qu’elle ne le semblait.

Donne-lui une chance. Attends un peu avant d’appeler une ambulance, il mérite bien ça.

Elle alla s’asseoir dans son fauteuil préféré. Elle entreprit de lire les documents avec soin, se fiant à leur traduction anglaise. L’allemand médiéval était hors de sa portée et le latin lui demeurait inintelligible. Du coin de l’œil, elle vit que Tom ne tenait pas en place.

Un ensemble hétéroclite de faits insolites. Mais avec un fil rouge pour les relier ensemble. Elle arriva au traité que Tom lui avait déjà montré. Cette hideuse lettrine était aisément reconnaissable. Puis elle examina une illustration représentant l’emblème de l’Ordre de saint Johan, où chacun des membres de la Trinité figurait dans un petit triangle fixé à l’angle d’un triangle plus grand. Bizarrement, c’était le Saint-Esprit qui occupait le sommet. L’ensemble rappelait de façon étonnante son schéma du polyvers.

Quand elle eut passé tous les documents en revue, elle ferma les yeux et s’efforça de démêler cet écheveau. Voyons si elle pouvait assembler les pièces du puzzle comme il l’avait fait. Si celle-ci s’emboîtait dans celle-là… Au bout du compte, elle secoua la tête, percevant le piège dans lequel Tom était tombé.

— Tout cela ne repose que sur des présomptions, déclara-t-elle. Personne n’évoque une autre planète, ni des voyageurs venus d’un autre monde.

La bouilloire se mit à siffler et elle alla à la cuisine pour l’éteindre. Posant les papiers de Tom à côté des siens, qu’elle avait laissés là la veille après avoir fini de bosser, elle ouvrit le placard mural et chercha un sachet de thé.

— Au contraire, insista Tom, qui l’avait suivie à la cuisine. Ils le font de la façon la plus claire qui soit. Mais en termes médiévaux, conformément à leurs concepts médiévaux. Oh ! nous n’avons aucune difficulté à parler de planètes tournant autour des étoiles ; mais ils commençaient à peine à réaliser que leur propre planète tournait sur son axe. Pour eux, le « monde », c’était… eh bien, c’était le « polyvers ». Et une planète, c’était une étoile mobile. Nous, on arrive à parler de continuum spatio-temporel, multidimensionnel ou pas – au choix. Eux, ils en étaient bien incapables. Ils commençaient tout juste à se colleter avec la notion de continuum – ils appelaient cela « l’intention et la rémission des formes » – et Buridan venait à peine d’énoncer la première loi du mouvement. Ils ne disposaient pas des mots pour définir ces termes. Tout ce qu’ils ont appris des voyageurs stellaires a été filtré par une Weltanschauung incapable de traiter un tel savoir. Essaie donc de lire Occam un de ces jours ; ou encore Buridan ou saint Thomas d’Aquin. Il nous est impossible de les comprendre aujourd’hui, leur vision du monde est trop différente de la nôtre.

— Les gens restent des gens, répliqua-t-elle. Je ne suis pas convaincue.

Elle songea soudain que ce n’était pas elle qui jouait l’avocat du diable. C’est Tom qui avait endossé ce rôle. Elle aurait voulu partager avec lui cette blague bien dans son style, mais décida que le moment était mal choisi. Il prenait la chose trop à cœur.

— Toutes les pièces que tu as réunies sont susceptibles de recevoir une autre interprétation, lui dit-elle. C’est seulement lorsqu’on les assemble qu’on a l’impression qu’elles forment un tout cohérent. Mais les as-tu assemblées de la bonne façon ? Es-tu sûr qu’elles proviennent bien du même puzzle ? Pourquoi y a-t-il forcément un rapport entre elles ? Peut-être que ce n’est pas ton pasteur Dietrich qui a tenu ce journal. Peut-être qu’il existe d’autres Oberhochwald – en Hesse, en Bavière, en Saxe. Le « village du haut dans la forêt de la montagne ». Seigneur, ça doit être aussi rare dans cette région que les Main Street dans le Middle-West. (Elle leva la main pour prévenir ses objections, comme il l’avait fait lui-même un peu plus tôt.) Non, je ne me moque pas de toi, je me contente de te suggérer d’autres pistes. Peut-être que ce coup de tonnerre en était bien un et non une décharge d’énergie provenant d’un vaisseau hypospatial endommagé. Peut-être que Dietrich a hébergé des pèlerins chinois, comme tu le pensais à l’origine. Peut-être que Joachim était défoncé à l’ergot de seigle quand il a cru voir des monstres volants. Et le fil de cuivre sert sûrement à autre chose qu’à réparer les machines extraterrestres.

— Et la description de ces mondes intérieurs cachés, et la Trinité des Trinités ? Ça ne ressemble pas à ton hypoespace ?

Elle haussa les épaules.

— Ça ressemble surtout à de la théologie médiévale. Pour qui ne connaît pas les axiomes fondamentaux, la physique et la religion sonnent également comme du charabia.

Elle versa l’eau chaude dans une théière et laissa infuser. Mais il n’y avait plus un centimètre carré de disponible sur la table. Elle était jonchée de paperasse. Quelques feuillets s’étaient échappés de la chemise de Tom. Ses sorties imprimante allaient se mélanger à celles qu’elle avait rapportées du labo. Rencontre improbable d’un manuscrit médiéval et du diagramme de circuits d’un détecteur de chronons. Secouant la tête d’un air navré, elle entreprit de remettre un peu d’ordre. Tom la regarda faire depuis le seuil.

— Sais-tu ce qui me semble le plus significatif ? demanda-t-il. La façon dont Dietrich se référait aux extraterrestres.

— S’il ne s’agissait pas d’hallucinations.

— D’accord. Si c’étaient des extraterrestres. Il les appelait toujours des « êtres » ou bien des « créatures », ou encore « mes invités » ou « les voyageurs ». Pas la moindre trace de surnaturel. Ce n’est pas Carl Sagan qui a dit que des extraterrestres risquaient d’être pris pour des dieux ou des démons ?

Elle ricana.

— Sagan était un incurable optimiste. Ce n’est pas parce qu’on est capable de voyager dans le cosmos qu’on est plus éthique que les indigènes – les Européens ont pu traverser l’Atlantique, mais ça ne les a pas rendus plus éthiques que les Indiens.

Cette feuille-ci appartenait à Tom, et celle-là aussi. Cette feuille était à elle. Chaque chose à sa place, une place pour chaque chose.

— À l’en croire, il ne pouvait exister qu’une seule preuve convaincante d’une visite extraterrestre, poursuivit-elle. Il en parle dans le bouquin qu’il a écrit avec Shklovskii.

— Et c’est quoi ?

— Des plans portant sur un appareil de haute technologie.

Et cette feuille-ci était à Tom. Et cette feuille-là était à elle…

Non, un instant. Ce n’était pas un diagramme de circuit ; c’était la lettrine enluminée. Soudain, elle se figea, la gorge serrée.

— Ô mon Dieu !

— Hein ? (Il fit un petit bond.) Qu’y a-t-il ?

— Je le crois pas ! (Elle agrippa la copie du traité et agita la lettrine devant lui.) Regarde ça ! Des pampres, des feuilles et des trinités ? C’est un diagramme de circuit ! Et ça, ce sont des jonctions Josephson ! Tom… Hernando et moi avons élaboré ce circuit pas plus tard que la semaine dernière.

Sharon fouilla dans ses papiers et trouva le diagramme qu’elle cherchait. Elle le plaça à côté du manuscrit et procéda à une étude comparative. Étaient-ils identiques ? L’enluminure était tarabiscotée, comme un authentique pampre ; rien à voir avec la géométrie qui lui était familière. Elle s’efforça de faire correspondre les feuilles, les ceps et les grappes avec les symboles nucléoniques. Seules importaient les connexions, se répéta-t-elle ; la longueur et la forme des lignes étaient sans importance. C’était presque ça. Pas tout à fait, mais presque.

— Transmission un tantinet brouillée, déclara-t-elle. (À moins qu’elle n’ait vu que ce qu’elle voulait voir – chacun son tour.) Cette liaison est impossible… (Elle désigna la lettrine.) Et ici, on a un court-circuit. Quant à ces deux composants, il faudrait les inverser. Ou alors… Un instant. (Elle suivit de l’index le tracé d’un pampre.) Non, ce n’est pas une histoire de brouillage. Ce truc est un générateur, pas un détecteur. Regarde ici. Et là. C’est un circuit qui fait partie de leur générateur. C’est forcément ça. Une partie de leur porte des étoiles. Merde !

Elle était arrivée en bas de page.

— Qu’y a-t-il ?

— Une partie, oui, c’est bien ça. Le diagramme est incomplet.

Elle sortit de la cuisine en plissant le front, perdue dans ses pensées. Arrivée devant son sofa, elle s’y laissa choir. Puis elle ferma les yeux et explora mentalement le maillage complexe de son hypoespace, avec une circonspection digne d’un hominidé à peine descendu des arbres.

— Ça va te sembler bizarre, dit Tom, mais je suis un peu déçu.

Elle ouvrit les yeux et le regarda. Il examinait le diagramme médiéval.

— Déçu ? répéta-t-elle.

Elle n’en croyait pas ses oreilles. Déçu ? Alors qu’on venait de leur livrer les étoiles sur un plateau ?

— Je veux dire, qu’ils ne nous aient pas laissé des plans au complet. Tu aurais su quoi faire ensuite.

Elle le regarda, encadré dans le montant de porte.

— Mais je sais déjà le plus important.

— Quoi donc ?

— Je sais que c’est possible.

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