10 Aujourd’hui Anton

J’ai retrouvé Tom et Judy à la Hauptbahnhof de Bismarckallee, où s’arrête le train magnétique venu de Francfort. Nous avons pris le tramway dans Bertholdstrasse pour gagner Kaiser Josef Strasse, d’où nous avons marché jusqu’à leur hôtel du Gerberau. En chemin, je leur ai montré les points remarquables de la ville comme un vulgaire guide touristique. Tom les connaissait déjà, bien entendu, mais tout cela était nouveau pour Judy.

Lorsque nous avons franchi la Schwaben Tor, elle s’est extasiée de sa beauté de carte postale. Cette porte se dressait déjà dans la Vieille Ville un siècle avant que le pasteur Dietrich ne se lie d’amitié avec certains étrangers. Non loin de là était sis L’Ours rouge, qui était déjà une taverne à cette même époque. Le vent venu du Höllental était plutôt frais, signe que l’été touchait à sa fin.

Après les avoir installés dans leurs chambres, je les ai emmenés déjeuner au Römischer Kaiser. Nous avons accordé toute notre attention au repas. Quand on séjourne en Forêt-Noire, il est des usages qu’il convient de respecter. Personne au monde ne cuisine comme les Schwarzwälder ; ici, même les mannequins des grands magasins sont enrobés. J’ai attendu que le garçon nous serve les strudels pour commencer à parler sérieusement.

Tom voulait partir sur-le-champ pour la Forêt-Noire. Au risque de refroidir son enthousiasme, je lui ai dit que nous attendrions le lendemain matin.

— Pourquoi ? demanda-t-il. Je veux voir le site par moi-même.

Judy attendait patiemment sans rien dire.

— Parce que Eifelheim se trouve au cœur de la forêt, ai-je expliqué. Pour y aller, il faut rouler un petit moment et ensuite faire une bonne heure de marche, même si nous arrivons à trouver le site du premier coup. Vous aurez besoin d’une nuit de sommeil pour vous remettre du décalage horaire. (J’ai pris une nouvelle bouchée de strudel puis reposé ma fourchette.) Et ce n’est pas tout, mes amis. Monseigneur Lurm, du diocèse de Fribourg, se joindra à nous dès qu’il aura reçu l’aval de son évêque. Naturellement, je ne lui ai pas précisé la nature exacte de ce que nous nous attendons à découvrir. De sorte qu’il nous servira de témoin objectif.

Tom et Judy ont échangé un regard.

— Que veux-tu dire ? Pourquoi avons-nous besoin d’un représentant du diocèse ?

Mon ami est parfois lent à la détente.

— Il s’agit d’un cimetière catholique, nicht wahr ? Et vous n’êtes pas venus jusqu’ici pour vous contenter de le regarder. Vous souhaiterez sûrement procéder à une exhumation pour voir ce qui y est enfoui. Pour cela, j’avais besoin d’une autorisation.

— Mais… (Tom se renfrogna.) Ce cimetière est vieux de sept cents ans.

J’ai haussé les épaules.

— Et alors ? Certaines choses sont éternelles.

— Tu as raison, a-t-il soupiré. Je suppose qu’il va nous falloir attendre jusqu’au matin.

Les Américains sont trop pressés. Un fait à lui tout seul vaut tout un volume de déductions. Et pour dénicher ce fait, mieux vaut dresser un plan élaboré. Si nous avions écouté Tom, nous aurions gagné illico le cimetière – mais sans emporter de pelle.


Mais nous avons tiré profit de ce délai. Je les ai emmenés dans la crypte de la Franziskanerkirche pour leur montrer la fresque montrant des sauterelles attablées en imitation de la Cène. Les couleurs étaient fanées, la peinture écaillée, et les personnages avaient cette étrange allure que seuls les amateurs de Klimt ou de Picasso parviennent à trouver naturelle.

Tom s’approcha pour les examiner de près.

— Tu penses que c’est eux ? me demanda-t-il.

Je me suis contenté de hausser les épaules.

— Pourquoi n’y en a-t-il que huit ? a-t-il enchaîné.

— Pour éviter toute accusation de blasphème, je suppose.

— Il y a des noms sous certains d’entre eux, a dit Judy.

Voilà un détail que je n’avais pas remarqué lors de ma première visite. Nous avons tenté de déchiffrer les inscriptions à moitié effacées. Jadis, il y avait eu des noms ici, en effet, mais le passage des siècles n’en avait laissé subsister que des fragments épars. L’une des sauterelles portait la cape d’un hospitalier et s’appelait sans doute Gottfried-Laurent – si nous avions bien reconstitué son nom. Une autre se tenait de façon bizarre, la tête rejetée en arrière et les bras grands ouverts – était-elle en train de mourir ou bien de prier ? Son nom commençait par un U et devait être très bref – Uwe ou Ulf. Celle qui était placée au centre et rompait le pain était « St. Jo » ; du nom de celle qui était blottie contre son torse, il ne subsistait plus que les lettres « ea ric ».

— Ce ne sont pas là les noms associés aux apôtres, ai-je commenté.

Mais Tom ne m’a pas répondu. Il n’arrivait pas à détacher les yeux de la figure centrale.


Mgr Lurm nous a retrouvés devant l’hôtel le lendemain matin. C’était un homme grand et émacié, au front dégagé. Il était vêtu d’une veste de safari et seul son col trahissait sa vocation.

Na, Anton, mein Alter, m’a-t-il lancé en agitant des papiers. J’ai tout ce qu’il faut. Nous devons respecter les lieux et ne toucher à rien excepté la tombe dont nous avons parlé. Si vous voulez mon avis, l’évêque sera ravi d’enterrer ce Dracula à la gomme. (Il s’est tourné vers Tom et Judy.) Qu’est-ce que vous dites de ça ? Pour l’enterrer, il faut d’abord le déterrer !

Et il a éclaté de rire.

J’ai grimacé. Heinrich était un homme vertueux, mais ses calembours ne lui laissaient aucune chance d’échapper au purgatoire. Je m’en voulais un peu de l’avoir trompé sur nos intentions.

— Permettez-moi de vous présenter Tom Schwoerin, mon ami américain, et son assistante, Judy Cao. Monseigneur Heinrich Lurm.

Heinrich s’est emparé de la main de Tom.

— Docteur Schwoerin. C’est pour moi un grand plaisir. J’ai fort apprécié votre article sur les fréquences génétiques des tribus souabes. Il a grandement clarifié leurs itinéraires migratoires. Heureusement pour vous que mes ancêtres laissaient leurs gènes partout où ils passaient, hein ?

Avant que Tom ait pu réagir à ce nouveau bon mot*, j’ai précisé :

— Heinrich est un archéologue amateur. Il a mis au jour plusieurs villages souabes antérieurs à la Völkerwanderung.

— Heinrich Lurm ? Mais bien sûr. Tout le plaisir est pour moi. J’ai lu vos rapports, mon père. Vous n’avez rien d’un amateur.

Heinrich a rougi.

— Au contraire : « amateur » vient du latin amare. C’est par amour de l’art que je pratique l’archéologie. Je n’en tire aucun revenu.

Il avait loué deux pick-up de marque japonaise. Deux hommes à l’épaisse moustache tombante bavardaient devant eux. Sur le plateau du premier véhicule étaient rangés des pelles, des pioches et autres accessoires. En nous voyant approcher, les deux hommes ont grimpé à bord du second.

— Si j’ai bien vu, un ancien chemin forestier nous permettra d’arriver à proximité du site, m’a dit Heinrich. Ensuite, nous n’aurons que quelques minutes de marche. Je conduis le premier pick-up. Anton, vous prenez le second. Fraülein Cao, si vous voulez bien m’accompagner. Je suis tenu au célibat, vous serez plus en sécurité avec moi qu’avec ces deux boucs.

Il m’a gratifié d’un large sourire, mais j’ai fait semblant de ne pas le voir.


Nous avons pris la Schwarzwald-Haupstrasse pour filer vers la montagne, la quittant au niveau de Kirchzarten. La route s’est mise à grimper sérieusement lorsque nous sommes entrés dans le Zastieral. J’ai baissé la vitre pour profiter de l’air revigorant. Derrière nous, les ouvriers ont éclaté de rire. L’un d’eux a entonné un vieux chant folklorique.

— Dommage que Sharon n’ait pas pu venir, ai-je dit.

Tom m’a jeté un bref coup d’œil, puis il s’est à nouveau tourné vers la route.

— Elle travaille sur un autre projet. Celui dont je t’ai parlé.

Ja. Le diagramme de circuit. C’est sans doute ce qu’il y a de plus remarquable dans toute l’histoire. Plus jamais je ne regarderai un manuscrit enluminé de la même façon. Réfléchis, Tom. Est-ce que nous aurions pu déduire sa véritable nature, toi et moi ? Pff ! (J’ai agité le bras.) Nous en aurions été bien incapables. Et Sharon. Aurait-elle eu l’occasion de l’examiner par elle-même ? Les physiciens ne sont guère attirés par les manuscrits médiévaux. C’est uniquement parce que vous vivez ensemble qu’une telle chose a pu se produire. Et si elle n’avait pas repensé à cette remarque de Carl Sagan juste avant de le voir… ?

Il s’est tourné vers les arbres qui défilaient au bord de la route.

— Une coïncidence totalement imprévisible. Qui sait quels trésors dorment encore au fond des archives et des bibliothèques, dans l’attente de celui qui saura les regarder comme ils exigent de l’être ? Tous ces documents poussiéreux auxquels nous avons imposé une explication acceptable, inoffensive, crédible ?

Quelques kilomètres après Oberreid, la chaussée s’est sensiblement dégradée et je me suis concentré sur ma conduite. Le Feldberg se dressait sur notre droite, majestueux. Peu après, l’ecclésiastique a klaxonné et son bras a jailli de l’habitacle, pointant vers la gauche. J’ai vu le chemin forestier et klaxonné à mon tour pour lui montrer que j’avais compris. Puis j’ai mis la traction sur les quatre roues.

Heinrich conduisait comme un fou. Que la route ne soit plus carrossée ne le gênait en rien. Je m’efforçais de suivre son allure pour ne pas le perdre de vue, mais nous étions tellement secoués que je me suis demandé si les deux ouvriers n’allaient pas tomber du véhicule. J’ai adressé des remerciements silencieux aux ingénieurs japonais qui avaient conçu les amortisseurs de celui-ci.


Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsque nous avons atteint le site où s’était jadis trouvé Eifelheim. Il n’en restait aucune trace visible. Je tenais à la main des tirages des photos satellite, mais, une fois sur le terrain, elles ne me servaient plus à rien. La nature avait repris ses droits et les arbres avaient eu sept siècles pour croître et se multiplier. Tom semblait totalement déboussolé pendant que nous tournions en rond. Où s’était trouvé le pré ? Et l’église ? Peut-être serions-nous passés à côté du site sans le voir, mais les soldats américains qui l’avaient découvert par hasard avaient eu la présence d’esprit d’y abandonner des canettes vides.

Heinrich a pris la direction des opérations et nous nous sommes contentés d’être ses assistants. Mais c’était un homme de terrain, contrairement à nous.

Il a fouillé dans son sac à dos pour en sortir un émetteur-récepteur GPS. Quelques instants plus tard, il avait déterminé nos coordonnées. Il les a reportées sur la carte, puis a pointé son crayon dans une direction bien précise.

— L’église est enfouie sous un tumulus en forme de crucifix au sommet de cette petite colline. Le cimetière se trouve probablement derrière le chœur ; ou peut-être sur le côté.

Nous avons trouvé la colline tout de suite et nous sommes divisés en trois équipes, chacune se voyant affecter une zone rayonnant à partir du chœur. Peu après, Augustus Bauer, l’un des deux ouvriers, tombait sur ce qui ressemblait aux débris d’une pierre tombale. Mais peut-être s’agissait-il d’un simple rocher. Nous avons repris nos recherches.


C’est Judy qui a trouvé la tombe. Elle avançait à ma droite et je l’ai vue se figer et fixer le sol. Elle n’a rien dit, se contentant de ne pas bouger pendant quelques instants. Puis elle s’est accroupie et un buisson me l’a dissimulée.

J’ai regardé autour de moi, mais personne d’autre n’avait remarqué son manège. Mes compagnons continuaient de marcher à pas comptés en fouillant le sol du regard. J’ai rejoint Judy et je l’ai trouvée agenouillée devant une pierre cassée et à moitié ensevelie. L’érosion l’avait bien abîmée, mais le visage sculpté sur l’une de ses faces avait été en partie protégé des intempéries.

— C’est elle ? ai-je murmuré.

La jeune femme a poussé un hoquet. Elle s’est tournée vers moi et s’est détendue.

— Docteur Zaengle. Vous m’avez fait peur.

— Pardon.

Je me suis accroupi à côté d’elle, sentant craquer mes vieux os. J’ai examiné le visage sur la pierre. Ses contours étaient émoussés, œuvre de sept siècles de pluie et de vent. Ses linéaments étaient à peine visibles. Comment les soldats avaient-ils pu le remarquer ?

— C’est la tombe ? ai-je insisté.

— Je le pense, a-t-elle soupiré. Du moins, c’est celle que les soldats ont trouvée. (Elle a brandi un mégot pour preuve de son affirmation.) L’inscription est presque illisible et il manque la partie supérieure. Mais regardez ici… ces lettres… HANNES STE…

Elle les a soulignées du bout du doigt.

— Johannes Sterne, ai-je complété. Jean des Étoiles. Son nom de baptême. (J’ai jeté autour de nous un regard circulaire.) Vous vous rendez compte du nombre de tombes qu’il y a dans ce coin ? Et c’est celle-ci que nous trouvons.

— Je sais. J’ai peur.

— Peur ? Mais de quoi ?

— Quand nous allons le déterrer. Sa forme ne sera pas normale. Elle ne sera pas humaine.

Je ne savais quoi lui répondre. Quelle que soit l’origine de cet être, terrestre ou non, jamais sa forme ne pourrait être normale.

— Gus a trouvé une autre pierre tombale, ai-je dit. Et Heinrich aussi. Fracassées toutes les deux. D’après Tom, les habitants des villages voisins sont venus ici pendant l’épidémie pour démolir les sépultures des « sorciers ». Et pourtant, ils n’ont pas touché à celle-ci – alors que c’était sans doute la plus terrifiante à leurs yeux. Pourquoi ?

Elle a secoué la tête.

— Il y a tellement de choses que nous ignorons et que nous ne saurons sans doute jamais. D’où venaient-ils ? Combien étaient-ils ? Étaient-ce d’intrépides explorateurs ou bien des touristes égarés ? Comment Dietrich et eux sont-ils parvenus à communiquer ? Et de quoi ont-ils parlé durant leurs ultimes mois de vie ?

Comme elle se tournait vers moi, j’ai vu qu’elle était au bord des larmes.

— J’imagine qu’ils parlaient de leur monde et de ce qu’ils y feraient une fois rentrés chez eux, ai-je dit avec douceur.

— Oui, a-t-elle fait d’une voix apaisée. Vous avez sans doute raison. Mais ceux qui auraient pu nous le dire sont morts depuis longtemps.

J’ai souri.

— On pourrait organiser une séance pour les interroger.

Ne dites pas ça ! a-t-elle sifflé. (Elle a serré les poings, les pressant sur ses hanches.) Je n’ai cessé de lire leurs lettres, leurs journaux intimes, leurs sermons. Je suis entrée dans leur crâne. Pour moi, ils ne sont pas morts. Anton, la plupart d’entre eux n’ont jamais été inhumés ! Qui avait encore la force de soulever une pelle à l’approche de la fin ? Ils ont dû s’effondrer et pourrir sur place. Le pasteur Dietrich était un homme de bien. Il méritait mieux. (Les larmes coulaient sur ses joues.) Lorsque nous sommes entrés dans cette forêt, j’ai cru que j’allais tomber sur eux, encore vivants, et cela m’a terrifiée. Dietrich, Joachim, les villageois ou…

— Ou une horrible créature.

Elle a acquiescé en silence.

— C’est cela qui vous effraie, n’est-ce pas ? Vous êtes une femme du XXIe siècle, rationnelle et humaniste, qui sait pertinemment qu’un extraterrestre est forcément différent de nous, mais vous êtes prête à fuir en hurlant comme une vulgaire paysanne moyenâgeuse. Vous redoutez d’avoir les mêmes réflexes que frère Joachim.

Elle a eu un petit sourire.

— Vous êtes presque dans le vrai, docteur Zaengle. (Elle a fermé les yeux et soupiré.) Hay cu’u giup tôi. Cho toi su’c manh*. Je redoute de ne pas agir comme l’a fait le pasteur Dietrich.

— Il nous fait honte à tous, mon enfant. À tous.

J’ai contemplé les chênes majestueux et les splendides fleurs sauvages – boutons-d’or et gaillets odorants –, j’ai écouté le staccato des piverts. Peut-être que Dietrich avait eu un bel enterrement, après tout.

Judy a inspiré à fond et séché ses larmes. Puis elle a dit :

— Appelons les autres.


Heinrich a donné ses instructions.

— Au bout de tout ce temps, le cercueil s’est forcément désagrégé. Nous allons trouver de la terre partout. Creusez avec les pelles jusqu’à ce que vous tombiez sur des éclats de bois. À ce moment-là, on passera au déplantoir.

Gus et son collègue Sepp se sont mis à l’œuvre, s’écartant un peu de la pierre tombale. Le cercueil s’était enfoncé dans la glèbe au fil des siècles, de sorte qu’ils devraient creuser en profondeur. Et il fallait que les parois de la fosse soient inclinées afin de ne pas s’effondrer sur eux. Les deux hommes appartenaient à de vieilles familles du Brisgau. Les ancêtres de Gus étaient des tailleurs de pierre réputés et Sepp descendait de pêcheurs établis sur les berges du Dreisam.

L’après-midi touchait déjà à sa fin lorsqu’ils ont entamé leurs travaux, mais Heinrich avait prévu des lampes à pression pour travailler à la nuit tombée. Ainsi que des tentes et des duvets.

— Je ne tiens pas à repartir d’ici dans le noir, a-t-il dit. Souvenez-vous de Hänsel et Gretel.

Nous avons dû attendre le coucher du soleil pour découvrir comment les soldats américains avaient pu repérer la pierre tombale. Les rayons, qui s’insinuaient par une trouée du feuillage, frappaient la pierre de plein fouet et faisaient ressortir le visage qui l’ornait. Et ce n’était qu’à une certaine heure de la journée, lorsque le soleil arrivait à une certaine hauteur au-dessus de l’horizon, que les traits de la créature prenaient tout leur relief, comme si on avait affaire à un hologramme projeté sur la pierre. Penchés sur leurs pelles, Gus et Seppl n’ont rien remarqué ; mais Heinrich, qui se tenait auprès d’eux, s’est retourné vivement en entendant le hoquet de Judy.

C’était une gueule de mante religieuse sans en être une tout à fait. Elle avait de grands yeux globuleux, sur lesquels le sculpteur avait esquissé des facettes, ce qui leur conférait une allure de joyaux. (Ces yeux avaient été jaunes, je le savais.) On distinguait en outre des lignes qui auraient pu être des antennes, ou encore des moustaches, voire tout autre chose. En lieu et place de mandibules d’insecte, on découvrait une gueule des plus étranges, une caricature de bouche et de menton humains. Judy m’a agrippé le bras. J’ai senti ses ongles se planter dans ma peau. Tom se tiraillait la lèvre. C’était le visage de la crypte de l’église.

Heinrich a longuement fixé la pierre sans rien dire. De toute évidence, on n’avait pas affaire au travail des intempéries mais à un visage non humain. À un démon. Ou à quelque chose d’approchant. L’ecclésiastique s’est tourné vers nous pour juger de notre réaction. Déjà le soleil cessait d’éclairer la pierre.

— Je crois que je ferais mieux de prendre une empreinte, a-t-il dit.


La lune était un spectre flottant au-dessus des cimes des arbres lorsque Gus a enfin pelleté du bois. Les lampes sifflantes et crachotantes dessinaient un disque de lumière au sein des ténèbres sylvestres. Judy se tenait à genoux au bord de la fosse, les yeux clos, en équilibre sur la pointe des pieds. Je ne sais si elle priait ou si elle dormait. Je distinguais à peine les têtes des ouvriers.

Tom est venu me rejoindre. Il tenait l’empreinte de l’extraterrestre qu’avait réalisée Heinrich. Jean, ai-je songé. Pas l’extraterrestre, mais Johann Sterne, une personne, un être mort il y a bien longtemps ; bien loin de chez lui, auprès de gens qui lui étaient étrangers. Qu’avait-il pu ressentir sur la fin, lorsque tout espoir était perdu ? Quelles émotions avaient agité son esprit si différent du nôtre ? Cette question avait-elle seulement un sens ? Y avait-il dans son sang des enzymes jouant le rôle de l’adrénaline ? Avait-il seulement un sang ?

Tom a désigné le ciel.

— Pleine lune. Pas vraiment le bon moment pour déterrer le comte Dracula.

Il a tenté de sourire pour me montrer qu’il plaisantait. J’ai tenté de sourire pour lui montrer que j’avais compris. Un frisson m’a parcouru. Il faisait plus froid que je ne l’aurais cru.

Sepp nous a hélés et nous avons tous sursauté. Soudain alerte, Judy s’est penchée au-dessus de la fosse. Tom et moi nous sommes approchés pour en faire autant.

Sepp et Gus s’étaient écartés pour laisser Heinrich fouiller le sol avec délicatesse. Un objet lisse et brillant émergeait de la glèbe. Un objet pâle, jaune et marron plutôt que blanc comme nos os. Heinrich a creusé autour de lui pour l’extraire de sa gangue de terre. Puis il s’est assis en tailleur et l’a nettoyé avec un couteau de vitrier ; son visage lui aussi semblait pétrifié.

Il a compris, ai-je songé.

Une face émergeait peu à peu de la terre argileuse. Gus a poussé un hoquet et lâché sa pelle. Il s’est signé à trois reprises. Sepp, nettement plus calme, s’est contenté de plisser les yeux. Puis il a opiné d’un air solennel, comme s’il avait toujours su que le sol d’Eifelheim finirait par donner des fruits d’un autre monde.

C’était un crâne, sans tout à fait en être un, et jamais esprit terrestre n’y avait siégé. Si la chimie du sol l’avait en partie affecté, nos vers et nos bactéries ne l’avaient pas trouvé à leur goût. Les yeux avaient disparu, bien entendu, laissant de part et d’autre de la tête deux grandes orbites béantes ; mais l’épiderme, ou ce qui en tenait lieu, était en grande partie intact. C’était la tête d’une momie.

Heinrich l’a tendue à Judy qui l’a prise avec un luxe de précautions. Tom s’est approché pour l’examiner par-dessus son épaule. Heinrich est sorti de la fosse et s’est assis sur le rebord, les jambes ballottantes. Il a attrapé sa pipe dans sa poche et l’a allumée ; ses mains tremblaient un peu.

— Alors, Anton. Voulez-vous bien me dire dans quoi vous m’avez embarqué ? J’ai l’impression que l’évêque Arni ne va pas aimer ça.

Je lui ai tout raconté. Tom et Judy ont ajouté les détails saillants. Le mystère. Les légendes. Les indices et les preuves fragmentaires. Heinrich hochait la tête et posait une question de temps à autre. L’exposé de la théorie de l’hypoespace lui est passé au-dessus de la tête, je crois bien, mais c’était un exposé de seconde main. Tom était presque aussi dépassé que lui. Sharon vivait dans un autre monde que le nôtre, un monde austère et étrangement beau, mais dont la beauté nous était à peine perceptible. Sharon avait reconnu un circuit dans un manuscrit enluminé. Restons-en là. Sa découverte avait donné à Tom le courage de mettre son intuition à l’épreuve ; et cette intuition avait orienté Sharon vers une piste qui pourrait un jour nous conduire à la porte des étoiles. En vérité, les voies du Seigneur sont impénétrables.

Heinrich a calmement accepté ces révélations. Comment aurait-il pu en douter, lui qui avait tenu le crâne dans ses mains ? Il a parcouru du regard la forêt enténébrée.

— Il va falloir exhumer le reste du squelette, naturellement, a-t-il dit en pointant sur la fosse le tuyau de sa pipe. Sans parler des autres. Il y avait plusieurs êtres comme celui-là, dites-vous ? Et dans les environs ? (Le tuyau de pipe a désigné la Forêt-Noire.) Qu’allons-nous trouver ? Des fragments de métal ou de plastique, en train de se décomposer ou de rouiller sous terre ? (Soupir.) Nous aurons beaucoup à faire. Sans oublier les accusations de canular et d’escroquerie. Nous devrons faire venir ici d’autres personnes ; prévenir l’évêque Arni et les représentants de l’université.

— Non !

Surpris, nous nous sommes tous tournés vers Judy. Elle tenait toujours le crâne de Johann, et Gus, passé le premier instant d’effroi, le regardait d’un air curieux, les yeux dans les orbites. J’étais fier de nos deux ouvriers et de la façon dont ils avaient réagi. Quoi qu’il arrive, cela augurait bien de l’avenir.

— Vous savez ce qu’ils vont faire, n’est-ce pas ? a-t-elle lancé. Ils vont le déterrer, reconstituer son squelette, le consolider avec du fil de fer et l’installer dans une cage de verre à l’épreuve des balles afin que les touristes viennent le reluquer et les enfants se moquer de lui. Ce n’est pas juste. Non, ce n’est pas juste.

Lorsqu’elle secouait la tête, son corps tout entier se mettait à trembler.

— Ce n’est pas vrai, Judy, a dit Tom en lui posant doucement les mains sur les épaules.

Elle a tourné la tête pour le fixer des yeux.

— Qu’ils reluquent, qu’ils se moquent, a-t-il repris. Oh ! nous allons collecter des données, réaliser des hologrammes et envoyer des échantillons aux biologistes pour les occuper. C’est ce qu’il aurait souhaité, je pense. Ensuite, nous ferons des moulages en plâtre et ce sont eux que nous exposerons. Quant à lui, nous le garderons à l’abri et, un jour – quand Sharon aura accompli son œuvre –, un jour nous découvrirons d’où il venait et nous le ramènerons chez lui. Nous ou les enfants de nos enfants.

Heinrich a acquiescé, tandis que sa pipe envoyait vers le ciel des filigranes de fumée. Sepp se trouvait toujours dans la fosse, appuyé sur sa pelle. Il avait les deux mains nouées sur l’extrémité du manche, les yeux levés vers les étoiles qui scintillaient au-dessus des frondaisons ; et son visage exprimait un mélange d’émerveillement et d’anticipation comme je n’en avais jamais vu.

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