Le Herr le trouva ainsi, prostré sur les dalles, et il s’assit près de lui sur les marches du sanctuaire.
— J’ai envoyé Max et ses hommes rattraper le juif, déclara-t-il. Encombré comme il l’est par sa charrette, il n’a pu prendre que quelques-unes des routes qui s’offraient à lui. Max et sa troupe sont à cheval. Il le ramènera.
Dietrich se redressa sur ses genoux.
— Et ensuite ?
Manfred se pencha, les coudes sur les cuisses.
— Et ensuite, nous verrons bien. J’improviserai.
— Vous ne pourrez pas le détenir éternellement.
— Ah bon ? Non, je suppose que le duc finirait par se poser des questions. Un agent de la famille Seneor ne peut pas disparaître comme cela. Mais nous sommes solidaires en cette matière, Dietrich. Frédéric me demanderait des comptes, à moi aussi. Après tout, c’est moi qui vous ai recueilli.
Je pourrais toujours fuir, songea Dietrich. Mais où irait-il cette fois ? Quel seigneur lui accorderait asile ? Les villes nouvelles de l’Est étaient avides de nouveaux citoyens et les accueillaient sans trop se soucier de leur passé. Dietrich revint à ses prières, mais ses pensées étaient désormais par trop égoïstes. Il se mit donc à réciter mentalement des cantiques, espérant que le fond suivrait bientôt la forme. Peu après, il entendit Manfred se lever et repartir.
Le soleil était bas dans le ciel lorsqu’on entendit du bruit monter de la route entre église et château, Dietrich se leva pour aller voir de quoi il retournait. C’étaient Max et ses hommes, escortant un prisonnier ligoté sur son cheval, le visage encapuchonné. Les manants jaillissaient de leurs maisons et couraient depuis les champs pour assister au spectacle.
Joachim apparut derrière Dietrich.
— Est-ce le juif ? demanda-t-il. Pourquoi l’ont-ils attaché comme cela ? Qu’est-ce que Manfred compte faire de lui ?
Le tuer, se dit Dietrich. Il ne peut pas le jeter aux oubliettes, car le duc a envoyé des hommes l’escorter jusqu’à Vienne ; et il ne peut pas davantage le remettre en liberté, car le margrave le châtierait en découvrant qu’il me protégeait depuis douze ans. Dietrich se rappela les propos jadis tenus par Max à propos des serviteurs de deux maîtres. Mais un accident… Oui, la mort serait la meilleure solution pour tout le monde.
Hormis pour Malachai, naturellement.
— Où allez-vous ? lança Joachim.
— Sauver Manfred.
Il trouva le Herr sur son trône au fond de la grande salle, sous la bannière de Hochwald. Comme il entrait, il entendit la porte du donjon se fermer en claquant et vit Manfred pousser un soupir troublé.
— Mein Herr ! s’écria-t-il. Vous devez libérer le juif !
Manfred, qui méditait le menton calé sur le poing, leva vers lui des yeux surpris.
— Le libérer ? dit-il en se redressant. Vous savez ce qui se passerait ensuite ?
Dietrich serra les poings.
— Ja. Doch. Je le sais. Mais le péché appelle le repentir et non le péché. Le juif est fait à l’image de Dieu, autant qu’un Krenk ou moi-même, et il sera un jour sauvé. Dieu acceptera Malachai à cause de sa fidélité à l’Ancienne Foi, car Sa promesse était transmise de génération en génération. Dieu a passé une alliance avec Son peuple et Dieu ne Se parjure point. Malachai a demandé notre protection, et je renouvelle aujourd’hui le serment que j’ai fait à Rheinhausen le jour où vous m’avez trouvé : je ne permettrai pas qu’il soit fait du mal à ceux qui viendront à moi. Et je le dis au risque de m’opposer à vous.
Le visage de Manfred se glaça.
— C’est mon honneur que vous mettez en jeu. Aimez-vous les flammes au point de pleurer sur le sort du boutefeu ?
— Sa cause est une bonne cause.
Grognement de Manfred.
— Et vous, acceptez-vous la pénitence qui suivrait ?
Le vieux Rodolphe était margrave à l’époque de la révolte, mais Frédéric avait pu hériter de ses rancunes autant que de ses terres. Si Dietrich en appelait à l’Église, il n’aurait plus rien à redouter de la justice séculière ; mais sans doute troquerait-il la corde pour le bûcher. D’un autre côté, Carino avait assassiné son inquisiteur, Pierre de Vérone, pour finir ensuite ses jours en odeur de sainteté au monastère de Forlì – dont le prieur n’était autre que le frère de sa victime.
— Je ne sollicite aucune indulgence, déclara-t-il.
Manfred se tourna vers un coin de la salle.
— Vous avez entendu ce qu’il dit.
— Oui.
Dietrich se retourna vivement, pour découvrir sur sa gauche un Malachai un rien dépenaillé, flanqué d’un Tarkhan ben Bek franchement échevelé. Malachai s’approcha de Dietrich et le regarda droit dans les yeux. Dietrich tiqua puis accepta son examen sans broncher.
Malachai s’écarta au bout d’un temps.
— Je me suis trompé, dit-il à Manfred. Ce n’est pas le même homme. (Puis il tourna les talons.) Je vais attendre mon escorte à Niederhochwald – et m’en remettre à la prière d’ici là.
Tarkhan lui emboîta le pas, mais il s’arrêta près de Dietrich.
— Vous avez de la chance, murmura-t-il. Beaucoup de chance. Mon maître ne se trompe jamais.
Dietrich trouva Max dans la salle commune du donjon, où Theresia s’affairait à recoudre ses plaies. Il leva les yeux à l’entrée de Dietrich et le gratifia d’un sourire.
— Vos juifs ont eu de la chance, lança-t-il. Si nous n’avions pas été à leurs trousses, ils seraient morts à l’heure qu’il est, et les femmes auraient subi un sort encore pire. Les hors-la-loi les ont attaqués à deux lieues de Kleinwald, là où la route d’Oberreid se transforme en défilé. Le lieu rêvé pour une embuscade. Je l’avais déjà repéré. Est-ce bien du vin que je vois, femme ? Le vin, c’est fait pour être bu, pas pour soigner les blessures !
Il s’empara du gobelet et en but une gorgée.
— Fi ! dit-il en la recrachant. Mais c’est du vinaigre !
— Mille excuses, soldat, mais il paraît que cette pratique est recommandée par les médecins du pape et les docteurs italiens.
— Les Italiens sont des empoisonneurs, rétorqua Max. Mais ce n’est pas un mal que les hors-la-loi aient choisi d’attaquer là où ils l’ont fait, car ils n’ont découvert notre présence qu’au moment où nous leur sommes tombés sur le râble. Leur sentinelle avait quitté son poste pour rejoindre la curée. Dieu était avec nous et… (Il fouilla la salle du regard et baissa la voix.) Et le serviteur du juif avait une épée dans son paquetage, une épée à lame courbe comme en manient les Turcs. Ça nous a donné un avantage supplémentaire, aussi fermerai-je les yeux sur ce détail.
« J’avais choisi mon adversaire : un rufian à l’air mauvais et à la peau couturée de cicatrices. J’ai vu très vite qu’il savait se servir d’un poignard, car il le brandissait en me présentant son avant-bras, aussi ai-je adopté la position dite de « la balance penchée ».
Il se mit à mimer une phase de combat assis sur son siège, ce qui ne facilitait guère la tâche de Theresia.
— Mais voilà qu’il a retourné son arme pour changer son angle d’attaque. Une manœuvre des plus rusées.
« Cela dit, un poignard, c’est fait pour frapper d’estoc, et il aurait pu m’abattre en dépit de ma cotte de mailles, mais il ne pouvait frapper de taille. Ma dague l’a pris par surprise et j’ai passé outre son bras pour le frapper au ventre. Mais il était rapide, le bougre. Je dois bien le reconnaître. C’est d’ailleurs essentiel quand on a choisi le poignard.
— Ach ! le pauvre homme, fit Theresia tandis qu’elle lui bandait le bras.
Max eut un rictus.
— Depuis la chute de Falkenstein, ce « pauvre homme » et ses complices ont tué douze personnes, dont Altenbach et toute sa famille.
— C’était un méchant homme, je n’en doute pas, mais il n’aura plus l’occasion de se repentir maintenant.
— Il n’aura plus l’occasion de tuer quiconque. Vous êtes trop tendre, femme.
Trop tendre, oui, répéta Dietrich dans son for intérieur, mais, à certains égards, plus dure que la pierre ; et plus cassante que le verre.
Dietrich resta auprès de Max après le départ de Theresia.
— À en croire Manfred, vous n’avez fait aucun prisonnier à l’exception d’Oliver.
Max marqua un temps, puis :
— C’est une mauvaise idée que de vouloir bloquer un coup de poignard avec l’épaule. Je dois m’en souvenir pour la prochaine fois. (Il tenta de lever le bras et grimaça.) J’espère qu’elle ne sera pas trop raide. Voulez-vous bien intercéder auprès du Seigneur pour moi ? Je vous verserai sept pfennigs. Pasteur… (Soupir.) C’était à nous de châtier Oliver. Les autres n’étaient que des charognes, mais Oliver était des nôtres et c’est de nos mains qu’il doit être pendu.
Et il fut ainsi fait.
Manfred convoqua les jurés, et Nymandus le jardinier déclara sous serment qu’Oliver faisait partie des hors-la-loi et avait tué l’un des fils Altenbach. En guise de réponse, le jeune homme murmura :
— J’ai porté l’épée et chevauché un destrier. J’ai combattu pour les pauvres et pour l’honneur de ma dame de cœur et de beauté.
Non, songea Dietrich, tu as combattu contre les pauvres – parce que ta dame de cœur et de beauté avait élu un autre que toi. Il se demanda comment il était considéré par les autres hors-la-loi. Se voyaient-ils aussi en hommes libres défiant des seigneurs tyranniques ?
Personne ne parla en faveur d’Oliver, même pas son père, qui le renia publiquement et déclara que les hommes souhaitant s’élever au-dessus de leur condition ne méritaient pas d’autre châtiment. Mais ensuite, il retourna dans son fournil et resta assis plusieurs heures devant le four vide et glacial.
Anna Kohlmann fut la seule à verser une larme.
— Il a fait cela à cause de moi, dit-elle. Il pensait gagner mon cœur par ses hauts faits.
Mais au lieu de gagner un cœur, il allait perdre sa tête.
— Mein Herr, dit Dietrich lorsque Manfred donna la parole à l’assistance, si vous le pendez haut et court, il n’aura plus jamais l’occasion de se repentir.
— À vous de veiller sur son sort dans l’autre monde, répliqua le Herr. J’en suis responsable dans ce monde-ci.
Les Krenken qui s’étaient massés dans le tribunal discutèrent avec autant d’animation que les autres Hochwalders après que les jurés eurent rendu leur verdict et que Manfred eut prononcé sa sentence. Gschert von Grosswald et Thierry von Hinterwaldkopf, qui siégeaient aux côté de Manfred, approuvèrent ladite sentence, le Krenk d’un simple mouvement de ses lèvres dures.
Le lendemain à l’aube, on fit sortir de sa geôle le prisonnier ligoté et bâillonné, le corps saignant d’une douzaine de plaies, le visage tuméfié par des douzaines de bosses. Ses yeux s’agitaient au-dessus de son bâillon telles deux souris terrifiées, cherchant une issue, cherchant un soutien, ne trouvant rien hormis le sourd mépris de la foule unanime. Son propre père lui cracha dessus lorsqu’il descendit la grand-rue vers le tilleul où l’attendait la corde.
Plus tard, lorsque Dietrich voulut aller prendre des nouvelles de Theresia, il trouva Gregor devant sa porte, l’une de ses mains blottie au creux de l’autre.
— Mon petit doigt, expliqua le tailleur de pierre. Il a besoin d’une attelle. Je l’ai coincé entre deux moellons.
Dietrich toqua à la porte, Theresia ouvrit le battant supérieur et, à la vue de Gregor, se fendit du premier sourire que Dietrich lui ait vu depuis l’arrivée des Krenken. Puis elle l’aperçut.
— Par la grâce de Dieu, mon père, fit-elle avant de se tourner vers Gregor. Comment vous portez-vous, tailleur de pierre ?
Gregor lui tendit sans mot dire sa main dolente et, poussant un hoquet, elle s’empressa de le faire entrer. Dietrich les suivit, laissant ouvert le battant supérieur pour aérer un peu les lieux. Il observa Theresia pendant qu’elle nettoyait l’auriculaire et le bandait avec du chanvre, et il s’étonna de voir le tailleur de pierre ainsi affligé par cette égratignure. Ce fut seulement lorsqu’elle l’eut soigné qu’elle daigna s’adresser à Dietrich.
— Êtes-vous également blessé, mon père ?
Oui, songea-t-il.
— Je venais seulement prendre de vos nouvelles, dit-il.
— Tout va bien, répondit-elle en lui faisant face.
Dietrich attendit qu’elle poursuive mais, comme elle n’en faisait rien, il la prit par les épaules et l’embrassa sur le front, ainsi qu’il le faisait souvent lorsqu’elle était enfant. Elle éclata en sanglots.
— Oh ! je souhaiterais qu’ils ne soient jamais venus ici !
— Gottfried-Lorenz m’assure qu’ils ne tarderont pas à partir, lui dit Dietrich.
— Mais pas nécessairement pour rentrer chez eux, enchaîna Gregor. Deux d’entre eux sont encore morts cette semaine. J’ai l’impression qu’ils souffrent du mal du pays.
— Personne n’est jamais mort du mal du pays. Le froid en a tué quelques-uns – l’alchimiste, les enfants et d’autres –, mais l’été est enfin là.
— C’est ce que m’a dit Arnaud, insista le tailleur de pierre. Il m’a dit : « Nous mourrons parce que nous ne sommes pas chez nous. » Et il a ajouté : « Ici, nous nous remplissons le ventre, mais nous ne sommes point sustentés. »
— Cela n’a aucun sens, protesta Dietrich.
Le tailleur de pierre grimaça, puis jeta un regard à Theresia avant de se tourner vers la porte à demi ouverte, derrière laquelle le gazouillis des oiseaux égayait le matin.
— Cela m’intrigue également, avoua le colosse. Arnaud avait tellement d’espoir en lui que votre ami Kratzer a admis un jour qu’il se contenterait de la moitié. Pourtant, c’est Arnaud qui a mis fin à ses jours et non Kratzer.
— Il est possible que leur tête parlante ne comprenne pas des mots tels qu’« espoir » et « désespoir ».
— Qu’ils meurent ou qu’ils s’en aillent, quelle différence cela fait-il ? lâcha Theresia.
Dietrich prit sa main dans la sienne et elle le laissa faire.
— Tous les hommes sont mortels, lui dit-il. Ce qui importe aux yeux de Dieu, c’est la façon dont nous nous traitons les uns les autres au cours de la vie. « Tu aimeras le Seigneur de tout ton cœur et de toute ton âme, et tu aimeras ton prochain comme toi-même[22]. » Ce commandement nous lie les uns aux autres et nous préserve de la tentation de la vengeance et de la brutalité.
— Les chrétiens ne sont pourtant avares ni de vengeance ni de brutalité, fit remarquer Gregor.
— Les hommes sont imparfaits. « C’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez[23] », et non au nom qu’ils se donneront. La grâce peut descendre sur le plus méchant des hommes. Ja, même sur le plus méchant… Je… je l’ai vu de mes yeux.
Theresia lui caressa la joue pour y essuyer une larme.
— Vous parlez sans doute de Gottfried-Lorenz, dit Gregor. Grosswald le disait fort colérique, et c’est aujourd’hui le plus humble des Krenken.
— Ja, fit Dietrich en se tournant vers lui. Ja. Je parlais de Gottfried-Lorenz, en effet.
— Mais je ne crois pas que Grosswald ait voulu le louer en le disant humble.
Theresia s’était mise à pleurer et Dietrich lui rendit sa caresse.
— Non, en effet. Pour lui, la tolérance et le pardon relèvent de la faiblesse et de la folie. Celui qui détient le pouvoir en use ; celui qui ne le détient point obéit. Mais je crois que tous les hommes ont soif de justice et de miséricorde, en dépit de ce qui est inscrit dans « les atomes de leur chair ». Nous avons sauvé six des siens… sept, peut-être, car je ne suis pas sûr au sujet de l’alchimiste.
— Justice et miséricorde, répéta Gregor. En même temps ? Voilà une sacrée énigme.
— Mon père, dit soudain Theresia, peut-on aimer et haïr le même homme ?
Une abeille était entrée dans le cottage et explorait les herbes que Theresia cultivait en pot sur le rebord de sa fenêtre.
— Je pense, dit Dietrich au bout d’un temps, que l’on n’a pas affaire à un seul homme mais à deux : celui qu’il est aujourd’hui et celui qu’il était jadis. Si un pécheur est animé d’un repentir sincère, il meurt au péché et ainsi naît un nouvel homme. Telle est la définition même du pardon, car il est irraisonné de reprocher à un homme les crimes commis par un autre.
Comme il craignait d’argumenter plus avant, il s’en fut peu après le départ de Gregor. Le tailleur de pierre était resté devant la porte et frottait doucement son doigt meurtri.
— C’est une femme bien douce, quoiqu’un peu simple. Et peut-être est-elle en partie dans le vrai au sujet des démons. Joachim a peut-être raison de parler d’épreuve suprême. Mais qui y est soumis ? Est-ce nous qui les conduisons à l’humilité ou eux qui nous conduisent à la vengeance ? Connaissant les hommes, je penche, hélas, pour la seconde hypothèse.
Le lendemain au petit déjeuner, Kratzer ouvrit un flacon qu’il conservait dans sa bourse. Il contenait une concoction assez trouble dont il assaisonna sa bouillie. Il reboucha son flacon mais resta figé quelques instants avant de le remettre en place. Il porta une cuillerée de bouillie à sa bouche, hésita puis reposa sa cuillère dans son bol et repoussa celui-ci. Dietrich et Joachim échangèrent un regard, et le franciscain se leva pour aller jeter un coup d’œil dans la marmite.
— Cela remplit le ventre, mais ne sustente point ? lança Dietrich, se rappelant les propos de Gregor.
En guise de réponse, Kratzer se pétrifia comme lui et ses congénères avaient tendance à le faire. Dietrich, que cette attitude ne manquait jamais de troubler, en perçut soudain la signification. Certains animaux réagissent au danger de la même manière.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il.
Kratzer tourna sa cuillère dans son bol.
— Je ne devrais pas en parler.
Dietrich patienta, sous les yeux d’un Joachim intrigué. Il attrapa la louche pour se servir, tendant le bras devant Kratzer sans toutefois le faire réagir.
— J’ai entendu certains d’entre vous évoquer une famine survenue il y a de nombreuses années, dit enfin le Krenk.
— Il y a plus de trente ans, dit Dietrich. Je venais à peine d’entrer dans les ordres et Joachim n’était même pas né. Il avait plu en abondance deux ans durant et les récoltes ont été détruites de Paris aux marches polonaises. On avait déjà connu des périodes de disette, mais, cette fois-ci, le grain était devenu introuvable dans toute l’Europe.
Kratzer se frotta vigoureusement les bras l’un contre l’autre.
— On m’a dit que les gens mangeaient de l’herbe pour se remplir le ventre… mais que l’herbe échouait à les sustenter.
Dietrich cessa de manger et fixa le Krenk du regard.
— Hein ? fit Joachim en se rasseyant.
Dietrich sentit le regard de biais que lui adressait Kratzer, qui semblait toutefois en transe devant quelque vision intérieure.
— Combien de temps vos réserves spéciales vont-elles encore durer ? lui demanda-t-il.
— Nous les avons mesurées depuis le premier jour, mais, bien qu’on la vide goutte à goutte, même la plus vaste des mers finit par s’assécher. Certains conservent un « espoir », mais la voie qu’ils ont choisie est difficile, peut-être trop difficile pour la plupart d’entre nous. Il m’a plu de voir votre « prime temps » arriver avant la fin. J’aurais regretté de ne point voir vos fleurs s’épanouir et vos arbres reverdir.
Dietrich fixa son invité avec un mélange d’horreur et de pitié.
— Jean et Gottfried pourront peut-être réparer…
Kratzer fit gratter ses avant-bras.
— Cette vache-là ne donnera plus de lait.
Après avoir prié Everard de lui prêter un cheval, Dietrich fila au campement krenk, où il trouva Jean, Gottfried et quatre de leurs congénères au niveau inférieur de l’étrange vaisseau, penchés au-dessus d’une enluminure représentant un « circuit » et discutant à grand renfort de craquètements.
— Est-il vrai que vous n’allez pas tarder à souffrir de la faim ? demanda-t-il de but en blanc.
Les Krenken s’interrompirent dans leur tâche, et Jean et Gottfried, tous deux coiffés d’un harnais crânien, se tournèrent vers la porte.
— Quelqu’un vous l’a dit, déclara Jean.
— Certaines langues sont bien pendues, commenta Gottfried.
— Mais est-ce vrai ? insista Dietrich.
— En grande partie, répondit Jean. Il existe certaines… matières – des acides, en termes alchimiques – qui sont essentielles à la vie. On trouve environ quatre-vingts de ces acides dans la nature – mais nous autres, Krenken, en avons besoin de cent vingt pour vivre. Nos corps en produisent neuf afin que nous puissions obtenir les autres à partir de notre nourriture. Mais les mets que vous avez partagés avec nous n’en contiennent que onze sur les douze qui nous manquent. Notre alchimiste n’a trouvé aucune trace du douzième dans les aliments qu’il a examinés. En l’absence de cet acide, l’une des… sans doute faudrait-il l’appeler « prime substance », puisqu’il s’agit d’un des premiers éléments constituants du corps, quoique je suppose que vous préféreriez l’un de vos termes grecs…
— Proteios, coassa Dietrich.
— Ah. Je m’étonne vraiment de vous voir utiliser différentes « langues » pour traiter de différents sujets. Le grec pour la philosophie naturelle, le latin pour les questions portant sur votre seigneur-du-ciel…
Dietrich agrippa le Krenk par le bras. Les excroissances le parcourant sur toute sa longueur lui éraflèrent la peau.
— Peu importe ! s’écria-t-il. Parlez-moi de cette protéine.
— Sans cet acide, la protéine en question ne peut être façonnée et, en son absence, notre corps se corrompt lentement.
— Alors, nous devons le trouver !
— Comment, mon ami ? Comment ? Arnaud a consacré plusieurs nuits à cette tâche. Si son œil acéré n’a rien trouvé, comment en serions-nous capables ? Notre médecin est qualifié, mais il ignore tout des arts du laboratoire.
— C’est pour cela que vous avez mangé les roses de Dame Rosamund ? Que vous avez pillé le monastère de Sankt-Blasien ?
Un geste du bras.
— Comme s’il suffisait de goûter à tout ! Oui, certains d’entre nous ont eu recours à ces expédients. Mais la meilleure source de protéine se trouve à notre destination. L’acide qui nous manque est présent dans notre propre nourriture, que nous ajoutons avec parcimonie à celle que nous fournit votre peuple. (Jean se détourna.) Notre navire appareillera avant que la faim ne devienne trop forte.
— Pourquoi Kratzer refuse-t-il de toucher au contenu de son flacon ?
Jean garda le dos tourné, mais Dietrich entendit sa voix avec netteté, comme s’il lui murmurait à l’oreille.
— Il existe un type de viande contenant cette protéine, et les réserves n’en sont pas encore épuisées.
Dietrich resta un long moment sans comprendre. Puis Gottfried déclara :
— Ceci est mon corps, donné pour nous. Vos mots nous ont apporté l’espoir.
Et il se sentit vaciller sous le fardeau de l’horreur que lui inspirait le sort des étrangers.
— Vous ne pouvez pas faire une chose pareille !
Jean se tourna à nouveau vers lui.
— Souhaitez-vous que tous meurent, alors que certains peuvent vivre ?
— Mais…
— Vous nous avez appris qu’il était bon d’offrir le corps d’un seul pour le salut de tous. Nous avons une maxime : « Les forts dévorent les faibles. » C’est un signe, une métaphore, mais dans les temps de famine, c’est devenu un fait. Mais vous nous avez sauvés. C’est l’offrande et non l’acte qui sauve, et les forts eux aussi peuvent s’offrir pour sauver les faibles parmi nous.
Dietrich avait encore l’esprit engourdi lorsqu’il regagna Oberhochwald. Avait-il pu se méprendre sur les propos des Krenken ? Il n’était pas irraisonné de le croire. Le Heinzelmännchen ne comprenait pas le sens de tous les mots et seul un usage répété l’amenait à associer certains termes à certains signes. Evidentia naturalis, se dit-il.
Mais, de toute évidence, Kratzer était plongé dans la détresse à cette idée. Au point de refuser de toucher à son élixir. Dietrich eut un nouveau frisson à ce souvenir. Qui en avait fourni la matière première ? Arnaud ? Les enfants ? Avait-on précipité leur trépas pour préparer ce distillât ? Cette idée était la plus horrible de toutes. Était-ce l’instinctus des Krenken qui les poussait à se nourrir à cette marmite ?
Arnaud avait donné sa vie pour les autres Krenken. « Ceci est mon corps », leur avait-il promis dans son ultime lettre. Une effrayante parodie, conclut Dietrich. Ayant échoué à retrouver l’acide manquant, il avait renoncé à la lutte par désespoir. Mais, à l’instar de Pandore ouvrant sa boîte légendaire, il avait conservé une once d’espoir : que Jean et Gottfried puissent réparer le vaisseau et reconduire les Krenken dans leur patrie céleste. En augmentant leurs réserves de nourriture, il leur accordait plus de temps pour accomplir cette tâche. Renâclant sans doute à l’idée de suivre une voie qu’il jugeait pourtant nécessaire, l’alchimiste avait suivi la seule voie lui permettant d’aider son prochain.
Et, ce faisant, il était mort en chrétien.
Le cavalier portait la livrée de l’évêque de Strasbourg et Dietrich observa son approche depuis un éperon rocheux dominant la route d’Oberreid. Jean, qui l’avait averti de son arrivée, était perché près de lui, accroché à la roche d’une façon qui lui aurait garanti la chute s’il avait été un être humain. Une question de centre de gravité, avait-il expliqué à Dietrich en lui faisant une démonstration avec un bol, un pfennig et des brins de paille.
— Vient-il pour vous appréhender ? demanda le Krenk. Nous sommes prêts à nous battre pour l’en empêcher.
— « Remets ton glaive au fourreau[24] », cita-t-il non sans emphase. Une attaque ne ferait rien pour apaiser leurs craintes.
Poussant un petit rire, Jean avertit les autres via le parleur à distance.
Sous les yeux de Dietrich, le héraut obliqua en direction de Sainte-Catherine.
Il se retourna et s’aperçut que Jean s’était éclipsé sans un bruit, tel un fantôme, l’un des talents les plus troublants parmi ceux que possédaient les Krenken. Je dois empêcher le héraut d’entrer dans le presbytère, songea-t-il soudain, pensant à Kratzer qui s’y reposait. Relevant les pans de sa soutane, il courut vers le sentier, l’atteignant alors que le cavalier arrivait en haut de la colline et faisait halte à sa vue.
— La paix soit avec vous, salua Dietrich. Quelle mission vous amène ici ?
L’homme jeta autour de lui des regards inquiets, allant même jusqu’à tourner ses yeux vers les hauteurs, et resserra sa cape autour de ses épaules en dépit de la douceur de l’air.
— Je vous apporte un message de Son Excellence Berthold II, évêque de Strasbourg par la grâce de Dieu.
— En effet, je vois son blason sur votre cape.
Pourquoi ne dépêcher qu’un seul homme si on souhaitait l’arrêter ? Cela dit, l’évêque lui ordonnait peut-être de gagner Strasbourg en compagnie de son messager, auquel cas il obéirait avec humilité. Dans les champs, quelques paysans avaient interrompu leurs travaux pour observer la scène. Au pied de la colline, le fracas arythmique du marteau sur l’enclume avait cessé, Wanda Schmidt s’intéressant elle aussi à ce qui se passait devant l’église.
Le héraut produisit un rouleau de parchemin fermé par un ruban et scellé à la cire. Il le jeta à terre devant Dietrich.
— Lisez ceci durant la messe, dit-il, ajoutant non sans hésitation : J’ai d’autres paroisses à visiter et j’aimerais bien une chope de bière avant de repartir.
Selon toute évidence, il n’avait pas l’intention de quitter sa selle. Sa monture semblait à bout de forces. Combien de paroisses comptait déjà sa route, combien en compterait-elle encore ? Dietrich aperçut d’autres rouleaux dans sa giberne.
— Vous pourriez emprunter un cheval aux écuries du seigneur, suggéra-t-il en désignant le château.
En guise de réponse, le messager lui lança un regard méfiant. Soudain, la porte du presbytère s’ouvrit à grand bruit, un oiseau s’envola du toit, et une grimace de terreur défigura le héraut.
Mais ce n’était que Joachim, qui lui apportait sa bière. Sans doute avait-il écouté leur conversation par la fenêtre. L’envoyé de l’évêque fixa le franciscain d’un œil soupçonneux.
— Pas étonnant de trouver l’un d’eux dans un tel endroit, lâcha-t-il.
— Je pourrais tremper une éponge dans la chope et vous offrir de la bière au bout d’une branche d’hysope, dit Joachim, qui n’était pas assez grand pour lui tendre son rafraîchissement.
Le héraut se pencha, lui prit vivement la chope des mains, la but d’un trait et la jeta dans l’herbe. Joachim s’agenouilla pour la ramasser.
— J’ai offensé monseigneur en ne lui offrant point une coupe d’or incrustée de rubis et d’émeraudes, dit-il.
Le héraut ne releva point. Il pointa du doigt la missive sur le sol.
— La peste est arrivée à Strasbourg.
Dietrich se signa et Joachim se figea à genoux.
— Que Dieu ait pitié de nous, murmura le prêtre.