XXI Juin 1349 Nativité de saint Jean-Baptiste

La messe Recordáre, Dómine débuta à none dans une église emplie de fidèles curieux et terrifiés. On y trouvait des représentants du village comme du château, et aussi des Krenken, baptisés ou non, car tous savaient que le pasteur avait reçu de graves nouvelles. Prévenus du fait, Manfred et sa famille étaient assis au premier rang pour donner l’exemple. Dietrich célébrait l’office conjointement avec le père Rudolf, le chapelain du Herr, un homme hautain et vaniteux, tout pénétré du prestige de sa charge. Mais son teint livide, qui évoquait les ruines d’un temple romain, inspirait la pitié et Dietrich lui répéta les paroles du Seigneur : Ne crains pas, car je suis avec toi.[25]

La lettre de l’évêque, une fois lue à haute voix, était bien moins saisissante que l’avertissement concis du héraut. Quelques citoyens étaient affligés des signes tant redoutés, mais ils ne mouraient pas dans les mêmes proportions qu’à Paris ou en Italie, une contrée que la maladie avait ravagée l’année précédente. Les paroisses étaient néanmoins tenues de se préparer au pire. On demandait aux fidèles de prier pour leurs frères de Strasbourg… mais aussi de Bâle et de Berne, car on savait que celle-ci avait été frappée en février et celle-là en mai.

En entendant ces mots, Anna Kohlmann se laissa choir sur les dalles et pleura toutes les larmes de son corps.

— Bertram ! s’écria-t-elle. Ach, Bertram !

Manfred, qui avait envoyé le jeune homme à Berne, conserva un masque stoïque.

Apparut alors Ilse la Krenk, qui quitta sa place au fond de la nef. Tout comme Kratzer, elle était fort affaiblie du fait de son refus de boire l’élixir et ne se déplaçait plus qu’avec l’aide de béquilles curieusement façonnées ; mais elle laissa choir celles-ci pour rejoindre la jeune femme à quatre pattes, se mettant ensuite à la tapoter du bout des doigts. Certains crièrent haro sur le monstre. Mais Joachim repoussa leurs assauts et se dressa au-dessus des deux malheureuses, expliquant que ces gestes étaient pour les Krenken comme des caresses.

— Je connais les phrases dans votre tête, dit Ilse à Anna. (Le Heinzelmännchen transmit ses paroles à une vingtaine de harnais crâniens, et elles se répandirent ensuite par murmures.) Je suis morte quand Gerd est tombé. Mais il est tombé au service du bien commun et je le reverrai quand mon énergie entrera dans le domaine du seigneur-du-ciel.

Joachim répéta cette profession de foi toute simple pour le bénéfice de la congrégation. On entendit moult murmures d’approbation, mais cela ne consolait guère Anna Kohlmann.

L’office terminé, Dietrich et le père Rudolf se dévêtirent dans la sacristie.

— L’évêque s’est borné à écrire que la peste pourrait arriver jusqu’à nous, dit le chapelain. Elle ne le fera donc pas nécessairement. (Cette nuance semblait le réconforter.) Et Strasbourg est loin d’ici. L’Alsace est voisine de la France. Certes, elle n’est pas aussi éloignée de nous qu’Avignon ou Paris, mais…

Dietrich se contenta de dire que les rapports les plus alarmistes étaient souvent les plus exagérés.


Durant les jours qui suivirent, les gens restèrent calfeutrés chez eux ou, quand ils se croisaient, se rassuraient mutuellement en convenant que jamais la peste n’atteindrait leurs montagnes. Le mauvais air est lourd, annonça Gregor avec assurance, et cherche à redescendre vers des niveaux moins élevés. Mais Theresia rétorqua que Dieu avait façonné cet instrument pour servir Ses fins et que seul le repentir arrêterait Sa main. Manfred entretenait d’autres pensées.

— La cloche que nous avons entendue le dimanche des Rogations, dit-il à Dietrich. C’est à Bâle qu’elle sonnait, et c’est un caprice du vent qui nous l’a apportée. Je pense que Dieu nous lançait une mise en garde.

Jean proposa de reporter les manifestations de la maladie sur une carte des contrées, et Dietrich supposa qu’il voulait parler d’un portulan. Mais comme on n’en trouvait aucun au village et que la plupart des cartes existantes étaient en grande partie symboliques, sa proposition resta sans suite. Les Krenken n’avaient pas assez de connaissances en géographie pour dresser ce que Jean appelait une « vraie carte ». Toutefois, on savait que pour aller de Berne à Bâle via Strasbourg, il fallait passer par Fribourg-en-Brisgau et donc à proximité du Hochwald. Il aurait suffi d’obliquer un peu à l’est et… Le village l’avait échappé belle.


Ilse la Krenk décéda quelques jours après la Messe de la pestilence et Dietrich chanta la Messe des morts en son honneur à Sainte-Catherine. Jean, Gottfried et les autres Krenken baptisés apportèrent sa bière dans l’édifice et la déposèrent devant l’autel. Bergère les honora de sa présence muette, car Ilse avait fait partie de ses pèlerins. Elle accorda une attention extrême à la cérémonie, mais Dietrich n’aurait su dire si c’était par révérence ou par simple curiosité.

Seuls quelques villageois vinrent à l’église, préférant pour la plupart rester enfermés chez eux. Il y avait là Norman Kohlmann, Konrad Unterbaum et leurs familles ; ainsi que Klaus et Hilde, ce qui en étonna plus d’un. Hilde fondit en larmes en découvrant la dépouille d’Ilse, et son mari se révéla incapable de la consoler.

Ensuite, les Krenken remportèrent leur compagne pour la placer dans un sarcophage de glace en attendant d’avoir besoin de sa chair.

— J’ai pansé ses plaies, dit Hilde tandis que les Hochwalders regardaient le cortège funèbre descendre la route du Bärental en direction du navire.

Dietrich se tourna vers elle.

— Elle a été blessée lors du naufrage, reprit Hilde, et j’ai pansé ses plaies.

Klaus lui passa un bras autour des épaules et dit :

— Ma femme a le cœur tendre.

Mais elle le repoussa sans ménagement.

— Le cœur tendre ! C’était une terrible pénitence qu’on m’avait imposée là ! Ilse empestait et, d’un seul coup de dents, elle aurait pu me trancher le poignet. Pourquoi pleurerais-je sur son sort ? Ce n’est qu’un fardeau de moins pour ma pénitence.

Elle s’essuya les yeux avec un mouchoir, voulut s’enfuir et faillit entrer en collision avec Bergère.

— Expliquez, Dietrich, ordonna celle-ci. Toutes ces récitations sur le cadavre ! Toute cette eau aspergée, toutes ces volutes de fumée ! Qu’avez-vous accompli ? Qu’en retire donc Ilse ? À quoi cela sert-il ? Que vais-je dire à ceux qui l’ont couvée ?

Elle tendit le cou et fit claquer ses lèvres latérales, avec une telle vivacité qu’elle produisit bientôt un bourdonnement quasi musical, et une portion de Dietrich se réjouit de découvrir ainsi qu’une note pouvait être composée d’une succession rapide de cliquetis. Puis elle s’enfuit d’un bond, prenant la direction de Grosswald et non celle du cottage de Klaus et Hilde où elle était hébergée.

— Avant ce jour, déclara Konrad Unterbaum, jamais je n’aurais cru qu’ils étaient comme nous. Mais je sais désormais ce qu’elle a au fond du cœur.


Assis sur un tabouret au chevet de Kratzer, Joachim glissa une cuillerée de bouillie dans la bouche de la créature. Au-dehors, les girouettes tournoyaient et les nuages noirs se bousculaient dans une course effrénée. On vit un éclair zébrer l’un d’eux au-dessus de la plaine. Planté devant la fenêtre ouverte, Dietrich sentit dans l’air l’odeur de la pluie.

— Le temps qu’il fait chez vous, voilà qui est bon, dit une voix dans le harnais crânien.

Cette voix sonnait si clair que Dietrich douta un instant de ses oreilles. Vu l’état de santé de Kratzer, le Heinzelmännchen aurait dû cracher et toussoter, mais il n’avait pas ce talent.

— Le changement d’air me caresse la peau, reprit la voix. Vous n’avez pas ce sens-là. Non, vous ne percevez pas la pression de l’air. Mais… ach ! Cette langue que vous avez. Quel organe souple c’est là ! Nous savourons le monde avec moins d’intensité. Quelle chance vous avez ! Quelle chance. Je reviendrai ici avec une école entière de philosophes afin de vous étudier. Jamais je n’avais connu de créatures aussi fascinantes depuis le peuple oiseau du Monde des Falaises.

Kratzer ne savait plus ce qu’il disait, car il devenait plus évident chaque jour que jamais il ne pourrait repartir – hormis de la façon dont tous les hommes quittent ce monde. Dietrich se sentit envahi par la pitié et il s’approcha de son chevet pour dispenser à cette étrange créature des caresses qui devaient elles aussi lui sembler bien étranges.


Dietrich et Joachim préparaient chaque jour le repas de Kratzer, variant les ingrédients en espérant que l’un d’eux contiendrait la substance nécessaire à son corps. Ils préparèrent des compotes avec les fruits les plus improbables, des tisanes avec les herbes les plus douteuses. Ne rien tenter aurait été la pire des solutions. Le philosophe avait écarté sans y goûter l’élixir de l’alchimiste et sa peau grenue se couvrait chaque jour de nouvelles tavelures.

— Il saigne à l’intérieur, expliqua le médecin krenk lorsque Dietrich fit appel à son savoir. S’il refuse de boire le distillât, je ne peux rien faire pour lui. Et même s’il acceptait de le prendre, cela ne ferait que prolonger son agonie. Tous nos espoirs reposent sur Jean, et Jean est devenu fou.

— Je vais prier pour son âme, dit Dietrich.

La Krenk leva les bras à cette évocation de l’âme, de la vie, de la mort ou de l’espoir.

— Peut-être croyez-vous que l’energia peut vivre sans corps pour la sustenter, mais ne me demandez pas d’accepter de telles stupidités.

— Vous mettez la charrue avant les bœufs, docteur. C’est l’esprit qui sustente le corps.

Mais l’autre était matérialiste et ne voulait rien entendre. Comme bien des gens, elle était douée pour les détails mais ne voyait dans le corps qu’une machine, telle la roue d’un moulin, sans accorder la moindre pensée à l’eau qui la mouvait.


Quand une semaine eut passé sans que l’on ait reçu de nouveau message, les villageois se détendirent et allèrent jusqu’à se gausser de ceux que la peste avait terrorisés. Le jour de la Nativité de saint Jean-Baptiste, tous sortirent de chez eux pour se joindre à la fête. Les vilains apportèrent la dîme au presbytère et allumèrent des feux de joie sur les collines et jusque sur le Katharinaberg, peuplant la nuit de rougeoiements. Les enfants couraient de toutes parts en agitant leurs torches pour chasser les dragons. On mit le feu à un amoncellement de buissons et de branches roulé en boule, que l’on fit ensuite dévaler au pied de l’église ; un soupir de contrariété monta de la foule comme cette roue de feu s’effondrait à mi-hauteur. Si les enfants étaient ravis de l’embrasement qui s’ensuivit, leurs aînés y virent un bien mauvais présage. Le plus souvent, déclarèrent les vieillardes sentencieuses, la roue de feu atteignait la vallée sans encombre, et nul n’osa les contredire, bien que tous n’eussent pas le même souvenir.

— Explorer vos coutumes était le grand œuvre de Kratzer, dit Jean, et j’ai la phrase dans ma tête que cet exemple devrait lui plaire.

— Il se meurt.

— Raison de plus pour le réconforter.

Dietrich ne répondit point. Au bout de quelques instants, il dit :

— Vous aimiez votre maître.

Bwa-wa ? Comment aurais-je pu faire autrement ? C’est écrit dans les atomes de ma chair. Quoi qu’il en soit, une nouvelle bouchée de savoir plairait à son esprit. (Soudain, il se figea dans une immobilité absolue.) Gottfried-Lorenz m’appelle. Il y a un problème.


Gottfried s’était coiffé d’une couronne de fleurs et avait ôté ses chausses de cuir pour sauter parmi les fêtards. Peu de villageois y trouvaient à redire, car il n’avait pas d’organes susceptibles d’offenser le regard. Du moins aucun qui fut reconnaissable aux yeux d’une femme. À un moment donné, son bras rugueux était entré en contact avec le front de Sepp Bauer, et le jeune homme gisait à présent dans l’herbe, éclairé par les torches à l’éclat vacillant. On entendait des grondements menaçants monter de la foule. Et celle-ci ne cessait de grandir de volume.

— Ce monstre a attaqué mon fils ! rugit Volkmar en balayant l’assistance d’un geste de la main. Nous l’avons tous vu !

Quelques-uns acquiescèrent en maugréant. D’autres secouèrent la tête. C’était arrivé par hasard, affirmèrent deux ou trois. Ulrike, grosse de son enfant à naître, hurla en découvrant son époux inanimé.

— Espèce de bête ! cria-t-elle à Gottfried. Espèce de bête !

Dietrich parcourut du regard les visages qui l’entouraient, y lut de la colère, de la confusion, de la peur, et comprit ce qui pouvait en découler. Du coin de l’œil, il vit une poignée de Krenken se rassembler dans un coin d’ombre et remarqua parmi eux un sergent, que l’on avait surnommé Max-le-Sauteur, qui ouvrait discrètement la bourse contenant son pot-de-fer.

— Gregor, dit-il au tailleur de pierre. Allez au château et ramenez Max. Dites-lui que c’est du ressort de la justice du Herr.

— De la justice du margrave, oui ! hurla Volkmar. Le meurtre relève d’une cour supérieure.

— Non. Regardez ! Votre fils respire encore. Il suffit pour qu’il se rétablisse qu’on lui recouse le cuir chevelu.

— Ne le touchez pas ! répliqua Volkmar. La tendresse dont vous faites montre pour ces démons est proprement scandaleuse.

Nul ne devait savoir ce qui aurait pu se produire alors, car Max arriva sans tarder, à la tête d’une douzaine de gens d’armes, et imposa à tous la paix du Herr ; lorsque celui-ci vint sur les lieux, irrité d’être dérangé à une heure aussi tardive, il déclara que le drame avait toutes les apparences d’un accident et que l’on attendrait la session annuelle de la Saint-Michel pour tenir un procès en bonne et due forme.

La foule se dispersa, certains gratifiant Volkmar d’une tape sur l’épaule, d’autres d’un regard écœuré.

— Volkmar n’est pas un méchant homme, dit Gregor à Dietrich, mais sa langue a tendance à sortir trop vite de son clapet. Et il profère des énormités avec une telle assurance qu’il ne peut ensuite se rétracter sans passer pour un imbécile.

— Gregor, j’ai parfois l’impression que vous êtes l’homme le plus sage d’Oberhochwald.

Le tailleur de pierre se signa.

— Que Dieu m’en soit témoin, cela n’a rien d’une prouesse.


Lorsque les villageois furent rentrés chez eux, laissant Dietrich seul avec Gottfried et Jean, ce dernier déclara :

— Le Herr est astucieux. Cette question sera lettre morte dans trois mois, celle-ci et toutes les autres.

Gottfried posa une main sur l’épaule de Dietrich, le faisant sursauter.

— Mon père, j’ai péché, déclara le Krenk. Ce n’était pas un accident. Sepp s’est moqué de moi et je l’ai frappé sans réfléchir.

Dietrich fixa son converti.

— Il est des circonstances qui atténuent un crime. Si votre instinctus a triomphé de vous…

— Ce n’est pas en le frappant que j’ai péché.

— En quoi faisant, alors ?

— Ensuite… j’étais content.

— Ah. Voilà qui est grave. De quelle façon vous a-t-il provoqué ?

— Il s’est dit heureux de ne plus nous voir bientôt.

Dietrich inclina la tête sur le côté.

— À cause de la famine dont vous souffrez ? Il espère votre mort ?

— Non, il parlait de notre navire. Je n’ai pas réfléchi. Peut-être voulait-il nous souhaiter bon voyage. Il ne pouvait pas savoir que nous avons échoué.

Dietrich se figea et empoigna le bras de Gottfried, l’obligeant à se pétrifier pour ne pas le frapper par réflexe.

— Échoué ? Qu’est-ce que cela signifie ?

— Le fil de cuivre ne sert à rien, répondit Gottfried. Il y a une mesure… Vous savez qu’une corde peut se rompre si on veut soulever avec elle un poids trop élevé. Notre elektronik en fait autant, quoique d’une façon différente. À chaque nouvel essai, elle s’affaiblit davantage. Nous calculons les sommes et…

Gottfried se tut et Jean lui tapota le torse à plusieurs reprises.

— Mais la doctrine des hasards ne donne aucune certitude, mon frère, lui dit-il. Nous avons encore une chance de succès.

— Et il y a encore une chance pour que Volkmar Bauer me caresse, répliqua Gottfried, qui fit face à Dietrich à la manière humaine. Son affaiblissement est tel que notre navire, s’il réussit à choir dans l’abîme entre les mondes, n’aura probablement pas la force de remonter pour aborder l’autre rive. Un sort cruel.

— Ou un sort enviable, mon frère, dit Jean. Qui parmi nos voyageurs est revenu pour le décrire ?

D’un geste sec, Gottfried se dégagea de l’étreinte de Jean et bondit vers le pied de la colline. Dietrich le regarda s’éloigner. Puis il se tourna vers son congénère.

— Vous avez toujours su que vous échoueriez.

Les yeux de Jean étaient indéchiffrables.

— Avec un assemblage aussi brouillon ? Du cuivre tréfilé par un jeune apprenti armé de pinces ? Du fil sans vêtement pour abriter son fluide ? Nous avons fait de notre mieux, mais l’ensemble est aussi homogène que la tunique d’un bouffon. L’échec m’est toujours apparu comme l’issue la plus probable.

— Alors… pourquoi avoir prétendu le contraire ?

— Parce que vous aviez raison. Après que l’alchimiste eut renoncé, mon peuple aurait pu se résigner à une mort inévitable. Nous lui avons donné autre chose durant ces cinq lunaisons. L’espoir est peut-être un trésor plus précieux que la vérité.


De retour au presbytère, Manfred trouva Kratzer gisant sur sa paillasse, ouvrant et refermant ses lèvres molles avec trop peu de vivacité pour qu’on crût à un rire. Il se rappela avoir vu Jean faire de même sous un ciel anonyme. Il pleure, se dit Dietrich, un peu ému de constater que, chez les Krenken comme chez les hommes, les larmes fussent aussi proches du rire.

Kratzer était un matérialiste. Pour quelle raison sanglotait-il ainsi ? Par nature, tous les hommes redoutent la mort. Mais un matérialiste comme lui, ne croyant en nul au-delà, la redoutait peut-être davantage. Il se pencha sur lui mais ne vit dans les facettes de ses étranges yeux dorés que son propre reflet multiplié. Il ne versait aucune larme, il en était incapable, et comment pouvait-il alors se purger de son humeur mélancolique ?

Les Krenken étaient limités dans toutes leurs expressions ; leurs humeurs ne pouvaient qu’être accentuées par le confinement qui leur était imposé, à l’instar de la poudre noire dans le tube de papier décrit par Bacon. Leur chagrin était plus intense, leur colère plus foudroyante, leur joie plus débridée, leur paresse plus accentuée. Mais ils ne connaissaient aucun poème et ne chantaient aucun hymne.

Et cependant, tout comme un homme pouvait être heureux sans savoir qu’il aurait pu l’être davantage – comme on l’était avant les temps modernes, avant la roue à aube, les lunettes de vue et l’horloge mécanique –, les Krenken avaient pu être contents de leur sort avant d’échouer dans le Hochwald.

Dietrich alla chercher dans l’annexe un peu de grain pour préparer une bouillie. Le flacon de Kratzer était posé sur le rebord de la fenêtre, juste au-dessus du sac d’avoine. Il était fait d’une étrange matière translucide que le Kratzer appelait « huile de roche », et le soleil, filtré par le carré de toile cirée qui faisait office de vitre, ne parvenait pas à en éclairer le contenu. Dietrich s’empara du flacon.

Il ne s’était pas trompé. Le niveau avait baissé.

Retournant au presbytère, il considéra le philosophe. Je sais maintenant pourquoi tu pleures, mon ami. L’esprit est résolu, mais la chair est faible, et l’angoisse de Kratzer l’avait poussé à déboucher ce flacon que son dégoût souhaitait garder scellé.

— Savez-vous combien il en a bu ? demanda Dietrich au moine agenouillé en prière.

Joachim s’interrompit pour hocher la tête.

— Je lui ai administré son élixir avec cette cuillère. Je l’ai sustenté de ses amis et compagnons. Les voies du Seigneur sont impénétrables. (Il se redressa sur les talons.) Le corps n’est qu’une carcasse ; seul l’esprit est réel. Nous respectons notre corps parce que Dieu nous a faits à Son image, mais leur corps n’est pas fait à l’image de Dieu, et nous pouvons donc en user d’une façon qui n’est pas permise au nôtre.

Dietrich se garda de contester cette casuistique. Il regarda le franciscain collecter les petits granules vert foncé qu’excrétait Kratzer pour les jeter dans un seau d’aisance.

— Mais si le corps est consommé, demanda-t-il, qu’en restera-t-il quand viendra le jour de la résurrection ?

Joachim essuya la créature.

— Qu’en reste-t-il une fois que les vers l’ont rongé ? Ne fixez pas des limites à Dieu. Avec Lui, tout est possible.


Peu de temps après la Nativité de saint Jean-Baptiste, un colporteur arriva sur la route du Bärental, suivi par une mule chargée de produits variés. Il pria le Herr de l’autoriser à déballer sa marchandise sur le pré pendant quelques jours. Cet homme basané, à l’épaisse moustache, aux bras velus et aux boucles d’oreilles étincelantes, alluma sa marmite et promit des réparations miraculeuses. Il vendait aussi des objets de décoration en provenance de l’Est. Son nom était Imre et il avait du sang hongrois. Ses babioles lui rapportèrent beaucoup de pfennigs, et il réparait les casseroles à merveille.

Le lendemain, à l’heure de l’angélus, Dietrich vint le voir alors qu’il remballait ses articles pour la nuit.

— Vous avez quelque chose à réparer ? lança l’homme.

— Vous êtes bien loin de chez vous, répliqua Dietrich.

L’homme haussa les épaules sans se départir de sa bonne humeur.

— Celui qui reste chez lui n’est pas un colporteur. Ce n’est qu’un boutiquier comme on en trouve à Sopron. Quel profit y a-t-il à commercer avec ses voisins ? Ce que je sais faire, ils le savent aussi. Est-ce que vous voyez par ici des choses comme celle-ci ? (Plongeant une main dans un coffre, il y pécha un pallium blanc brodé de croix et de chrismes, orné d’un fin liseré bleu et rouge.) Déjà vu plus belle écharpe ?

Dietrich feignit d’examiner l’étole.

— Vous en tireriez un meilleur prix à Vienne ou à Munich que dans un petit village comme celui-ci.

L’homme s’humecta les lèvres et jeta un regard alentour. Il tirailla sur sa moustache.

— Dans les grandes villes, les guildes n’aiment guère les colporteurs ; mais ici, on ne les voit pas souvent, hein ?

— Détrompez-vous, ami Imre. Fribourg est tout près.

Il se garda de préciser que peu de gens venaient à Oberhochwald depuis qu’on y évoquait la présence de démons. Dietrich s’était résigné à l’idée que le colporteur puisse apercevoir un Krenk distrait.

— À présent, reprit-il, si vous voulez bien me rendre la broche de Volkmar, je vous donnerai un bon conseil en échange. Des tours de passe-passe comme celui-ci ne trompent personne dans les petits villages, où tout le monde connaît à la perfection ses rares possessions.

Un large sourire aux lèvres, Imre fouilla dans sa bourse et en sortit une broche en métal précieux. Dietrich en examina le fermoir et constata qu’il avait été réparé avec habileté.

— Un artisan de votre talent n’a nul besoin de recourir au vol, dit-il en lui rendant la contrefaçon en fer-blanc qu’il avait substituée à l’original. Si vous êtes convaincu de larcin, qui voudra commercer avec vous ?

Imre rangea la copie dans sa bourse avec un nouveau haussement d’épaules.

— Un artisan de talent doit manger à sa faim. Peut-être que le bailli voulait que je vende cette broche pour son compte. Il aurait gardé l’argent et sa femme n’en aurait rien su.

— Vous feriez mieux de partir, déclara Dietrich. Volkmar parlera aux autres villageois.

L’homme haussa les épaules une nouvelle fois.

— Partir, revenir, c’est le sort du colporteur. Il ne reste jamais en place.

— Mais évitez Strasbourg et Bâle. La peste y a fait son apparition.

— Oh… (Le Magyar se tourna vers l’est, vers le Bärental.) Bien. Je n’irai pas là-bas.


Le colporteur revint à Oberhochwald trois jours plus tard, mais Dietrich ne l’apprit que dans l’après-midi. Ce fut Manfred en personne, parti galoper dans la forêt en compagnie d’Eugen et d’un autre de ses chevaliers, qui le croisa sur la route de Niederhochwald. Imre déclara qu’il devait parler au Herr en privé et Manfred l’attira à l’écart. Mais Eugen ouvrait l’œil et, en entendant son seigneur pousser un hoquet, il le crut victime d’une agression et assomma le colporteur en le frappant du plat de l’épée. Ce qui constituait une injustice, ainsi que le déclara Manfred au conseil qu’il venait de convoquer en hâte dans la grande salle du château.

— La peste est arrivée dans le Brisgau, annonça-t-il sans préambule.

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