XIV Février 1348 De la Chandeleur aux quatre-temps

La Chandeleur n’était pas une fête chômée. Dès prime, les villageois se rassemblèrent dans le pré et Joachim leur distribua des cierges, ainsi qu’aux deux Krenken baptisés. Les autres Krenken restèrent au chaud ou bien observèrent la cérémonie de loin avec leurs appareils fotografik. Dietrich bénit les cierges pendant que Joachim chantait le Nunc dimitis. Lorsque tout le monde fut prêt, on forma la procession. Klaus et Hildegarde prirent aussitôt leur place habituelle, juste derrière Dietrich, qui ne put s’empêcher de songer à la parabole des premiers et des derniers.

Entonnant l’hymne Adórna thalamum tuum, Sion, Dietrich conduisit ce fleuve de lumière dans le jour naissant, remontant la grand-rue pour se diriger vers Sainte-Catherine, près de laquelle il aperçut Theresia agenouillée dans l’herbe humide. Mais elle se leva et s’enfuit comme la procession s’approchait. Surpris, Dietrich bafouilla et faillit perdre son tempo, mais, ainsi que le voulait la coutume, il chanta le vers obtulérunt pro eo Dómino en franchissant les portes de l’église.


Plus tard ce même jour, le guetteur posté sur la route d’Oberreid iodla pour annoncer la venue d’un cavalier. Conformément aux instructions de Manfred, les Krenken gagnèrent leurs cachettes, d’où ils ne ressortirent qu’une heure plus tard, après que l’homme, un messager de l’évêque de Strasbourg, fut reparti sur un cheval frais.

Berthold priait les seigneurs de l’Alsace et du Brisgau de se réunir à Benfeld le huitième jour du mois afin de discuter de l’agitation en Suisse.

— Je serai absent au moins une semaine, déclara Manfred aux ministériels convoqués dans la grande salle. Nous serons trop nombreux pour que la chose soit rondement menée.

Après avoir nommé le chevalier Thierry bailli par intérim et ordonné à Bertram Unterbaum de se rendre en Suisse pour en rapporter des nouvelles, il partit le lendemain avec son escorte.

Les rumeurs allaient bon train. En novembre dernier, racontait-on, Berne avait condamné au bûcher des juifs accusés d’avoir empoisonné les puits, encourageant les autres villes impériales à agir de même. Strasbourg comme Fribourg s’en étaient abstenues, mais les habitants de Bâle avaient déclenché une émeute et, bien que le conseil eût banni les fauteurs de troubles les plus virulents, il n’en avait pas moins décidé d’isoler les juifs sur une île du Rhin afin de mieux assurer leur protection.

Dietrich sermonna les villageois qui s’étaient rassemblés chez Walpurga Honig pour déguster sa bière aromatisée au miel.

— Le pape a ordonné que soient respectés les biens et les personnes des juifs. Il n’y a aucune raison de les traiter de cette manière. La peste n’est jamais arrivée en Suisse. Elle a traversé la France pour frapper ensuite l’Angleterre.

— Justement, suggéra Everard, c’est peut-être parce que la réaction de Berne a fait peur aux empoisonneurs.

On avait bel et bien trouvé du poison à Berne, disait-on. Everard le tenait de Gunther, qui avait entendu les propos du messager épiscopal. Une concoction d’araignées et de crapauds, épicée d’une peau de basilic, contenue dans des sachets de cuir cousus avec soin que le rabbin Peyret, de Chambéry, avait confiés à Agimet, un marchand de soie, afin qu’il les jetât dans les puits de Venise et de l’Italie. S’il n’avait pas été capturé à son retour, il aurait sans nul doute agi de même en Suisse.

Dietrich protesta vivement.

— Ainsi que l’a écrit Sa Sainteté, ce ne sont pas les juifs qui répandent la peste, puisqu’ils en meurent eux aussi.

Everard se tapota le bout du nez.

— Mais en nombre moins important que nous autres, non ? Pourquoi cela, à votre avis ? Parce qu’ils se balancent quand ils prient ? Parce qu’ils aèrent leur linge tous les vendredis ? Bah ! En outre, les kabbalistes détestent tout autant que nous leurs coreligionnaires. Ils sont aussi jaloux de leurs secrets que les maçons et interdisent aux autres juifs d’étudier leurs écrits occultes.

Et lesdits écrits pouvaient porter sur toutes sortes de sujets. Invocations du diable. Recettes de poisons.

— Nous devrions faire garder notre puits, dit Klaus.

— Il n’y a pas de juifs parmi nous, monsieur le maire, fit remarquer Gregor.

— Non, mais il y a eux, répliqua Klaus en désignant Jean qui, sans pouvoir goûter à la bière, avait rejoint le groupe pour bavarder. Hier encore, j’ai vu le dénommé Zachary planté devant le puits.

Ricanement de Gregor.

— Écoutez-vous parler ! Planté devant le puits ?

Il était impossible de régler quoi que ce fût pendant que la bière coulait à flots, et Jean déclara par la suite :

— Je comprends comment des gens inquiets peuvent être gagnés par l’agitation. (Après un temps de réflexion, il ajouta :) S’ils veulent chasser les Krenken comme d’autres ont chassé les juifs, je ne garantis pas la suite.


Le jour de la Sainte-Agathe, Dietrich célébra la messe tout seul. Il devait prier pour les malades et les estropiés. Walpurga Honig avait reçu un coup de sabot de sa mule. Gregerl, l’aîné de Gregor, était cloué au lit par la fièvre. Et Franz Ambach lui avait demandé de prier pour le repos de sa mère, qui avait quitté ce monde durant le mois écoulé. Dietrich demanda en outre à saint Christophe de veiller à ce que Bertram revienne de Bâle sain et sauf.

Il rendit grâce au Ciel d’avoir envoyé la peste en Angleterre sans la faire passer par la Forêt-Noire. C’était un péché que de se réjouir ainsi des épreuves d’autrui, mais si la bonne fortune d’Oberhochwald pouvait dépendre de l’infortune de l’Angleterre, il n’allait pas le regretter.

Meménto étiam, Dómine, entonna-t-il, famulórum famularúmque tuárum Lorenz Schmidt, et Beatrix Ambach, et Arnaldus Krenk, qui nos praecésserunt cum signo fidei, et dórmunt in somno pacis.

Il se demanda si ces mots s’appliquaient vraiment à l’alchimiste krenk. Certes, il était mort avec un « signe de foi » dans la main, mais le suicide interdit en principe de monter au Ciel. Cependant, Dieu ne favorisait nulle tragédie sans qu’il en sortît quelque bien et, après avoir vu la façon dont les visiteurs étaient affectés par la mort de leur semblable, nombre des Hochwalders naguère méfiants ou craintifs les traitaient désormais, sinon avec chaleur, du moins avec un peu moins d’hostilité.

Tout en rangeant les calices, il se demanda s’il ne devrait pas aller voir Theresia. Ces derniers temps, il s’inventait quantité de raisons pour s’arrêter devant son cottage. La veille, elle lui avait parlé des malheurs de Walpurga, précisant qu’elle avait réduit sa fracture. Dietrich l’avait remerciée, espérant qu’elle allait poursuivre, mais elle s’était contentée de le saluer d’un signe de tête puis avait refermé ses volets.

Elle avait dû finir par comprendre qu’elle s’était trompée au sujet des Krenken. Lorsqu’il se rappelait la terreur qu’il avait éprouvée en les découvrant, il était facile de lui pardonner son angoisse persistante. Theresia allait reconnaître son erreur, revenir au presbytère et reprendre ses corvées, et, le soir venu, avant de retourner dans son cottage au pied de la colline, ils mangeraient des douceurs ensemble, comme avant, et il lui lirait des passages du De usu partium ou du Hortus delicarium.


Il la trouva en train de faire sécher des herbes à la fenêtre de son cottage. Elle les avait fait pousser en pot sur le rebord de cette même fenêtre. Elle s’inclina à son entrée, sans toutefois interrompre sa tâche.

— Comment allez-vous, ma fille ? demanda Dietrich.

— Bien, répondit-elle.

Il chercha ses mots, souhaitant éviter de l’admonester.

— Personne n’est venu à la messe aujourd’hui.

Mais c’était une admonestation, car, d’ordinaire, Theresia assistait à la messe tous les jours.

Elle ne daigna pas lever les yeux.

Ils n’étaient pas là ?

— Jean et Gottfried ? Non.

— Vous vous êtes trouvé de jolis communiants.

Dietrich ouvrit la bouche pour débattre de ce point. Après tout, rares étaient ceux qui venaient quotidiennement à l’office. Mais il se ravisa et parla du temps qui s’améliorait.

Theresia haussa les épaules.

— D’après Frau Grundsau, le soleil ne se montrera pas de sitôt.

— Herwyg dit que l’année sera exceptionnellement froide.

— Le Borgne est plus sensible au froid chaque hiver.

— Est-ce que… est-ce que vos herbes poussent bien ?

— Assez bien. (Elle marqua une pause et leva la tête.) Je prie pour vous chaque jour, mon père.

— Comme je prie pour vous.

Mais Theresia secoua vivement la tête.

— Vous les avez baptisés.

— C’est ce qu’ils souhaitaient.

— C’est une offense au sacrement du baptême !

Dietrich l’agrippa par sa manche.

— Qui vous a mis cela dans la tête ?

Mais Theresia se dégagea et lui tourna le dos.

— Allez-vous-en, s’il vous plaît.

— Mais je…

Allez-vous-en !

Dietrich poussa un soupir et se tourna vers la porte. Une fois la main sur la barre, il hésita un instant, mais Theresia ne le rappela point et il n’eut d’autre choix que de refermer la porte derrière lui.


Manfred revint de Benfeld pour le sexagésime, bien morose et bien taciturne, et, lorsque Dietrich se rendit au château, il trouva le Herr complètement ivre.

— La guerre est parfois chose honorable, dit Manfred à brûle-pourpoint après que Gunther eut refermé la porte du scriptorium, les laissant seuls tous les deux. Un homme endosse son armure, son adversaire en fait autant, et tous deux se retrouvent sur le champ qu’ils ont choisi ensemble, ils empoignent leurs armes, qu’ils ont aussi choisies ensemble, et… que Dieu défende le droit !

Il leva son gobelet, le vida d’un trait et le remplit à nouveau de vin pur.

— Dieu défende le droit… Buvez avec moi, Dieter !

Dietrich accepta le gobelet qu’il lui tendait, mais se contenta de le siroter.

— Que s’est-il passé à Benfeld ?

— Le diable s’est déchaîné. Berthold. Pas une once d’honneur. Va où le vent le pousse. Un évêque !

— Si vous voulez de meilleurs évêques, laissez à l’Église le soin de les choisir, et non aux princes et aux chevaliers.

— Laissez ce soin au pape, vous voulez dire ? Fi ! La France aurait des espions dans toutes les cours d’Europe. Buvez !

Dietrich attrapa une chaise pour s’asseoir en face de Manfred.

— Qu’est-ce que Berthold a fait pour vous pousser à l’intempérance ?

— L’intempérance ? Vous n’avez encore rien vu, répliqua le Herr en remplissant à nouveau son verre. C’est ce qu’il n’a pas fait. Il est maître de Strasbourg mais ne gouverne point. Il aurait suffi de quelques coups de lance pour régler cette histoire. (Il tapa du poing sur la table.) Où est ce blanc-bec d’Unterbaum ?

— Vous l’avez dépêché en Suisse pour en rapporter des nouvelles.

— C’était le jour de la Saint-Blaise. Il devrait être revenu. Si ce couard nous a désertés…

— Jamais il n’aurait déserté Anna Kohlmann, répondit Dietrich d’une voix posée. Peut-être a-t-il été retardé par les mauvaises routes. Il était fier d’endosser la cape du messager. Il ne l’aurait pas jetée à la légère.

— Cela ne fait rien, dit le Herr, changeant soudain d’humeur. J’ai appris tout ce qu’il fallait à Benfeld. Savez-vous ce qui est arrivé en Suisse ?

— J’ai ouï dire qu’on avait rassemblé les juifs de Bâle en vue de les bannir.

— Cela aurait mieux valu pour eux. La foule a envahi leur enclos pour y mettre le feu… Ils ont tous péri.

— Dieu du Ciel ! fit Dietrich en se signant.

Manfred le gratifia d’un regard peu amène.

— Je n’aime guère les usuriers, mais… il n’y a eu aucun procès, aucun réquisitoire, rien qu’une meute prise de folie. Berthold a demandé aux conseillers strasbourgeois ce qu’ils avaient l’intention de faire à propos des juifs, et ils lui ont répondu qu’ils « ne voyaient pas le mal en eux ». Et puis… Berthold a demandé à Pierre Schwarber, le bourgmestre, pourquoi il avait fermé les puits et confisqué les seaux. À mes yeux, c’était une mesure de prudence, mais elle a valu à Strasbourg de se faire taxer d’hypocrite ! (Il vida à nouveau son gobelet.) Qu’il soit juif ou non, nul homme n’est à l’abri quand la meute est lâchée. Le moindre prétexte est bon – comme vous le savez.

En entendant ces mots, Dietrich vida lui aussi son verre, pour le remplir ensuite d’une main tremblante.

— Schwarber et son conseil ont tenu bon, reprit Manfred, mais, le lendemain, les cloches de la cathédrale ont sonné pour annoncer une procession des Frères de la Croix. L’évêque les déteste – tout comme les bons citoyens –, mais il n’ose pas s’opposer à eux, car ils ont la faveur du bas peuple. Ils… Buvez, Dietrich, buvez ! Ils marchaient deux par deux, ces fichus flagellants, la tête basse, avec leur robe noire, leur capuche rejetée en arrière, la croix rouge sur leur torse, sur leur dos, sur leur calotte. À leur tête s’avançait leur grand maître, flanqué de deux lieutenants portant des bannières de velours pourpre et de soie dorée. Et tout cela dans un silence total. Un silence total. Comme il me portait sur les nerfs, ce silence. S’ils s’étaient mis à crier et à danser, sans doute aurais-je ri. Mais ce silence a frappé tous ceux qui assistaient à la scène, on n’entendait que le souffle sibilant de ces deux cents frères. J’ai cru à quelque gigantesque serpent sinuant à travers les rues. Une fois sur la place de la Cathédrale, ils ont entonné leur litanie, et je n’ai eu alors qu’une seule chose en tête.

— Laquelle ?

— Quelle atroce poésie c’était là ! Ah ! Cette mélodie de malheur me brouille les pensées. J’ai besoin que Peter l’exorcise par sa musique. Comme j’aurais aimé rire alors ! Peut-être que cela aurait rompu le charme. Tout le chapitre s’était éclipsé, bien entendu. Deux dominicains qui voulaient arrêter une procession près de Misnie ont été lapidés pour leur peine, si bien que personne n’a plus le courage de les arrêter. On m’a dit qu’Erfurt avait fermé ses portes pour les empêcher d’entrer et que l’évêque Otto les avait interdits à Magdebourg. Quant au tyran de Milan, il a fait ériger trois cents gibets devant les murs de sa ville pour leur souhaiter la bienvenue, de sorte qu’ils sont allés voir ailleurs.

— Les Italiens sont des gens subtils, commenta Dietrich.

— Ah ! Humbert, au moins, avait un certain courage. Les frères se sont dénudé le torse et se sont mis à tourner en rond, puis, sur un signal de leur maître, ils ont chanté plus fort et se sont jetés à terre. Puis ils se sont relevés pour se flageller tandis que les trois meneurs leur donnaient le tempo afin qu’ils se frappent à l’unisson. Et, pendant ce temps, la foule ne cessait de gémir, de frémir et de pleurnicher.

— Les frères étaient moins querelleurs à l’origine, rappela Dietrich. Avant de rejoindre leurs rangs, un homme devait demander l’autorisation de son épouse…

— Laquelle était le plus souvent ravie de la donner, je suppose. Ah !

— … et il versait à la confrérie quatre pfennigs par jour pour ses frais. Il devait confesser tous ses péchés sans exception, renoncer à se laver comme à se raser, à se changer comme à dormir dans un lit, et il était tenu de respecter le vœu de chasteté en ce qui concerne le sexe opposé.

— Un serment des plus graves, donc, quoique velu et malodorant. Que l’impétrant était tenu de respecter pendant trente-trois jours et huit heures, m’a-t-on dit. (Manfred plissa le front.) Pourquoi trente-trois jours et huit heures ?

— Une journée pour chacune des années que le Christ a passées sur terre, lui répondit Manfred.

— Vraiment ? Ah ! Je suis ravi de l’apprendre. Aucun de nous ne le savait. Mais les anciens frérots sont morts ou ont renié les nouveaux. Les maîtres présents affirment avoir le pouvoir d’absoudre les péchés. Ils dénoncent notre mère l’Église, fustigent l’Eucharistie, interrompent l’office et chassent les prêtres de leurs églises avant de les piller. Ils acceptent désormais les femmes et on murmure que leur observance est moins stricte que par le passé. (Manfred leva son verre, contempla le peu de vin qu’il contenait encore et soupira.) Je crains que la sobriété ne m’afflige à nouveau… Avisés de l’obstination du conseil, les flagellants ont envahi le quartier juif, entraînant la populace dans leur sillage. Strasbourg a connu deux jours d’émeutes, à l’issue desquelles Schwarber et les autres ont été déposés, pour être remplacés par un conseil plus conciliant. Au bout du compte, les évêques, les seigneurs et les cités impériales ont accepté d’expulser leurs juifs. Ceux de Strasbourg ont été raflés le vendredi 13 et, le lendemain, on les a conduits dans la bâtisse qui devait leur servir de cimetière. En chemin, la foule leur a jeté injures et déjections, allant jusqu’à les dépouiller dans l’espoir de trouver quelques pièces sur leur personne, si bien que nombre d’entre eux étaient presque nus une fois arrivés à destination.

— C’est une honte !

Manfred scruta la lie de son vin.

— Ensuite… Ensuite, on a mis le feu à cette bâtisse, et on me dit que neuf cents juifs y ont péri brûlés. La meute a pillé la synagogue où ils célébraient leurs rites secrets et y a trouvé une corne de bélier. Nul ne savait quel en était l’usage, et on a supposé qu’elle servirait à alerter les ennemis de Strasbourg.

— Ô mon Dieu ! fit Dietrich. C’était le shophar – un instrument sacramentel.

Manfred se resservit du vin.

— Dommage que vous n’ayez pas été là pour instruire les pillards, mais je ne pense pas qu’ils auraient été d’humeur à vous écouter. Par le Dieu d’amour, je serais prêt à tuer neuf cents juifs, s’ils m’affrontaient armés sur le champ de bataille. Mais les brûler ainsi… Les femmes et les enfants… Un homme d’honneur doit protéger les femmes et les enfants. Un tel désordre ne peut être toléré ! Si un criminel doit être condamné à la hache ou au bûcher, que ce soit à l’issue d’une enquête en règle. Les hommes doivent être gouvernés ! Tel était le péché de Berthold. Il s’est incliné devant la populace alors qu’il aurait dû envoyer ses chevaliers la piétiner sous les sabots de leurs destriers. Je vous le dis, Dietrich, voilà ce qui arrive quand la plèbe impose sa volonté ! Qu’on nous donne des souverains comme Pierre d’Aragon et Albert de Habsbourg !

— Ou Philip von Falkenstein ?

Manfred pointa l’index.

— Ne me provoquez pas, Dietrich ! Ne me provoquez pas.

— Et les juifs qui ont pu s’échapper ?

— Le représentant du duc a déclaré que les terres de Habsbourg auraient statut de sanctuaire, alors je suppose qu’ils vont tous partir pour Vienne – ou pour la Pologne, car le roi Casimir a, paraît-il, pris la même décision. Oh ! j’allais oublier…

Manfred but une nouvelle gorgée de vin et manqua s’étrangler. Dietrich attrapa son gobelet comme il le posait sur la table, craignant de le voir choir et répandre son contenu.

— Il va y avoir une guerre, déclara le Herr.

— Une guerre ? Et vous avez attendu tout ce temps pour me le dire ?

— Je… suis… ivre. Je bois pour oublier. Les guildes de Fribourg ont décidé de briser Falkenstein. Le faucon a souillé son propre nid. Wolfrianne, sa pupille, s’est enfuie pour épouser un tailleur de Fribourg. Philip a capturé celui-ci et, lorsque la jouvencelle s’est présentée devant son château pour implorer sa libération, son tuteur jaloux lui a rendu son fiancé – en le précipitant du haut des remparts. La guilde des tailleurs exige vengeance et les autres sont solidaires avec elle.

— Et en quoi cela vous affecte-t-il ?

— Vous savez ce que je pense de Falkenstein… Mais l’envoyé du duc a promis assistance aux Fribourgeois. C’est avec l’argent d’Albert qu’ils ont racheté leur liberté à Urach, et il a besoin que la ville soit prospère s’il veut être remboursé. Von Falkenstein lui a déjà dérobé une échéance, ajouta-t-il avec un hochement de tête, comme si Dietrich avait besoin qu’on le lui rappelle. Cela ne doit pas se reproduire.

— Il vous a donc rappelé vos obligations envers lui.

— Oui, en tant que chevalier de Niederhochwald. Mais je pense que le margrave Frédéric se joindra à nos forces. Et alors… Ah ! Oberhochwald et Niederhochwald sous la même bannière ! (Il vida son verre et retourna la carafe, mais elle ne contenait plus une seule goutte.) Gunther ! hurla-t-il en la jetant contre la porte. Encore du vin ! (Puis, dans un murmure :) Il va m’apporter de la piquette, persuadé que je ne saurai pas faire la différence.

— Donc, fit Dietrich. Encore une guerre.

Manfred, vautré dans son fauteuil, agita vaguement la main.

— L’expédition en France, c’était pour le plaisir. Ici, c’est le devoir qui m’appelle. Si à nous tous – les guildes de Fribourg, le duc et les autres –, nous ne pouvons pas capturer le faucon, alors c’est que la tâche est impossible. Mais le baron de Grosswald refuse de nous prêter main-forte. (D’un mouvement de menton, il désigna la porte et, par extension, la tour sud où étaient logés ses invités krenken.) Je lui ai parlé dès mon retour et il m’a répondu qu’il se refusait à envoyer ses sergents affronter Falkenstein. À quoi bon leurs armes magiques si l’usage m’en est refusé ?

— Les Krenken sont peu nombreux, hasarda Dietrich. Grosswald n’a déjà subi que trop de pertes. Le dernier de leurs enfants est mort hier. Il aura sûrement à en répondre une fois rentré chez lui.

Manfred tapa du poing sur la table.

— Et il sacrifie son honneur à sa sécurité !

Soudain pris de furie, Dietrich lui lança :

— Son honneur ! La guerre est-elle chose si joyeuse ?

Manfred se leva d’un bond, mais il dut s’appuyer des deux mains sur la table tant il vacillait.

— Joyeuse ? Non, jamais de la vie, le prêtre. La guerre nous oblige à ravaler nos peurs et à nous exposer au péril. À manger du pain moisi et de la viande mal cuite ; à rester certains jours sans manger, et même sans boire, excepté l’eau saumâtre d’une mare ; à dormir sous la tente et parfois dans les branches d’un arbre ; à supporter de jour comme de nuit le poids d’une armure ou d’une cotte de mailles, car l’ennemi est toujours à portée de flèche. « Halte-là ! Qui va là ? Aux armes ! Aux armes ! » (Manfred agita son Kraustrunk vide.) On s’est à peine endormi que retentit l’alerte. Dès l’aube venue, les trompettes résonnent. « À cheval ! À cheval ! Rassemblement ! Rassemblement ! » Quand on est sentinelle, jamais on ne parvient à fermer l’œil. Quand on est éclaireur ou fourrageur, on est sans cesse exposé. Il y a toujours un devoir à accomplir, une corvée à exécuter. « Attention ! Les voilà ! Ils sont trop nombreux… Non, courage !… Par ici, par ici ! Prenez-les à revers… Allez, allez !… Tenez bon !… En avant ! »

Le Herr se figea soudain, se rendant compte qu’il criait, gesticulait et courait dans la pièce, sous les yeux éberlués de Gunther qui venait d’apparaître sur le seuil. Il revint près de la table, prit son gobelet, le fixa des yeux et le reposa.

— Telle est notre vocation, déclara-t-il d’une voix posée en s’effondrant sur son siège.

Le silence se prolongea. Gunther posa une nouvelle carafe sur la table et partit sur la pointe des pieds. Puis Manfred leva la tête et décocha à Dietrich un regard perçant.

— Mais vous le savez sans doute aussi bien que moi, n’est-ce pas ?

Dietrich détourna les yeux.

— Il suffit.

— Vous avez des amis chez les Krenken, conclut Manfred. Expliquez-leur le sens du mot devoir.


Dès l’aube, les serfs affectés comme messagers endossèrent une cape frappée des armes de Hochwald et portèrent la nouvelle dans la vallée et dans les fiefs des chevaliers. Depuis la colline de l’église, Dietrich vit leurs chevaux danser sur les routes enneigées.

La neige, qui avait recouvert la contrée tout autour du manoir, la protégeant du tumulte qui agitait le vaste monde, commençait à fondre. On distinguait déjà le tracé des routes alentour. Outre des nouvelles, les messagers allaient aussi colporter des rumeurs, et on saurait bientôt qu’Oberhochwald hébergeait d’étranges visiteurs.


Le premier lundi de carême, soit deux semaines plus tard, jour pour jour, les destriers foulaient la boue au pied du château et une douce brise emportait leur souffle bruyant. Les bannières colorées claquaient au vent, une pour chacun des chevaliers venus de leurs fiefs. Les hommes d’armes vérifiaient leur arsenal et leur paquetage en vue de la marche qui les attendait. On entendait les chariots grincer, les ânes braire et les chiens aboyer. Les enfants poussaient des cris d’excitation ou embrassaient leurs pères, qui attendaient l’heure du départ d’un air solennel. Les femmes endurcies refusaient de pleurer. Le margrave avait sonné l’appel au combat et le Herr d’Oberhochwald partait en guerre.

Le palefroi de Manfred arborait une robe noire constellée de points blancs, comme s’il sortait d’un baquet d’eau savonneuse. Son épaisse crinière était ramenée sur la gauche, son splendide chanfrein décoré aux couleurs de Hochwald. À peine Manfred l’eut-il enfourché qu’il se cabra de joie, ravi de sentir le poids de son maître sur la selle. Deux des chiens du Herr accoururent, tournant comme des fous autour du cheval et bondissant sous l’effet de l’excitation. C’étaient des pisteurs qui croyaient partir à la chasse.

Manfred avait passé par-dessus son armure un surcot frappé de son blason. Son casque, qui resterait accroché à sa selle pendant le voyage, étincelait au soleil. La garde de son épée était parée d’or. Suspendue à son cou par une lanière de cuir, une corne en forme de serre de griffon, longue d’une bonne coudée. Elle s’évasait en forme de cloche, son embout portait des filets d’or pur, et elle était fixée par des lanières en peau de cerf. D’un éclat lustré rappelant les pierres précieuses, elle sonnait « plus clair que tous les échos du monde ».

Son valet était moins richement pourvu et, en guise de selle, se contentait d’un vieux sac de jute. Il portait sur l’épaule droite le paquetage de son seigneur, son nécessaire de campagne, et sur la gauche son bouclier, qu’il avait passé dans son dos. Avec le carquois dans sa main droite et la lance glissée sous le bouclier, il semblait plus redoutable que l’homme qu’il servait.

— Voilà qui est bon, dit Manfred à Dietrich, qui se tenait dans la gadoue près du cheval noir. Le duc m’a demandé de fournir six hommes et demi, et je n’aime guère m’encombrer d’un faiblard qui devra être renvoyé prématurément dans ses foyers. Les hommes ont tendance à se disputer ce privilège, même si ce n’est jamais ouvertement. Et comme l’heureux élu a droit à l’inimitié de ses pairs, il lui arrive souvent de nier l’évidence afin de ne pas passer pour un couard. Mais je peux ajouter la moitié d’homme du duc à celle du margrave, et un homme complet jamais ne m’a causé de souci.

Il partit d’un grand rire enjoué, que Dietrich ponctua d’un grommellement. Manfred le fixa d’un œil torve.

— Cette saillie vous semble déplacée ? À quoi vous attendiez-vous, de la part d’un homme qui marche peut-être vers la mort ?

— Ce n’est pas une question à prendre à la légère, répondit Dietrich.

Manfred fit claquer ses gantelets sur la paume de sa main.

— Eh bien, je ferai ma pénitence après le combat, comme le doit un soldat. Dietrich, si désireux que je sois d’administrer paisiblement ma seigneurie, la paix a besoin du consentement de tous alors qu’il suffit d’un seul pour déclencher une guerre. J’ai fait serment de protéger les hommes sans défense et de châtier les fauteurs de guerre, y compris lorsque ceux-ci font partie du Herrenvolk. Vous autres, les prêtres, vous nous exhortez à pardonner à nos ennemis, et cela est une bonne chose, car sinon la vengeance engendrerait la vengeance, dans les siècles des siècles. Mais si l’on met face à face un homme que rien n’arrête et un autre que tout fait hésiter, c’est en général le premier qui l’emporte. Les païens avaient parfois raison. L’excès de pardon conduit à une paix fragile. Votre ennemi peut prendre la tolérance pour de la faiblesse et être tenté de frapper.

— Et comment résolvez-vous ce dilemme ?

Manfred sourit.

— Eh bien, en affrontant mon ennemi – mais en toute loyauté. (Il se retourna sur sa selle pour voir si sa petite troupe était prête.) Oh ! Eugen, par ici !

Salué par une foule en liesse, le junker lança son valaque blanc au galop, la bannière de Hochwald fixée à son étrier.

Kunigund courut vers lui, s’empara de ses rênes et lui dit :

— Promets-moi que tu reviendras ! Promets-le-moi !

Eugen lui demanda un mouchoir en guise de faveur. Il le passa à son ceinturon, déclarant qu’il le protégerait du malheur. Kunigund se tourna vers Manfred.

— Veillez sur lui, père ! supplia-t-elle. Ne laissez personne lui faire du mal !

Manfred se pencha sur elle pour lui caresser les joues.

— Autant que me le permettront mon bras et mon honneur, mon cœur, mais nous nous remettons entre les mains de Dieu. Prie pour lui, Gundl, et prie pour moi.

Sa fille courut vers la chapelle avant qu’on la vît pleurer. Manfred la regarda avec un soupir.

— Elle écoute trop les ménestrels et vit les adieux comme dans une geste. Si je ne devais pas revenir… (Il laissa sa phrase inachevée, puis reprit à voix basse :) Elle est toute ma vie. Je souhaite qu’Eugen l’épouse une fois qu’il sera adoubé, et qu’il protège Hochwald en son nom, mais s’il ne devait pas… Si nous ne devions pas, lui et moi… Si un tel sort nous échoit, veillez à ce qu’elle fasse un bon mariage, dit-il en se tournant vers Dietrich. Je vous la confie.

— Mais le margrave…

— Frédéric la garderait vieille fille afin de tirer tout le suc de mes terres, coupa-t-il, le visage sombre. Si mon fils avait survécu, et Anna avec lui… Ach ! Personne ne lui aurait tenu tête si j’en avais fait mon bailli ! C’était là une femme digne d’un homme ! Une moitié de moi-même a péri quand j’ai entendu le cri de la sage-femme. Comme ces années ont été vides !

— Est-ce pour cela que vous êtes parti guerroyer en France ? demanda Dietrich. Afin de les remplir ?

Manfred se raidit.

— Tenez votre langue, prêtre ! (Il tira sur ses rênes, puis leva les yeux et immobilisa sa monture.) Oh ! Qu’avons-nous là ?

Des cris montaient du groupe de chevaliers et d’hommes d’armes. Des doigts se tendirent vers les cieux, des vivats résonnèrent. Puis on entendit quelques cris de terreur comme cinq Krenken portant des harnais de vol se posaient dans le camp ainsi que des feuilles mortes. Ils portaient ceints à leur ventre des pots-de-fer miniatures et passés à leurs épaules de longs tubes étroits. Dietrich reconnut Jean et Gottfried – et s’étonna de ce que, naguère, les Krenken lui eussent tous paru identiques.

On entendit gémir les manants venus des environs, qui n’avaient jamais vu un Krenk de leur vie. Une cantinière de Hinterwaldkopf agita le reliquaire qu’elle portait autour du cou. Certains reculèrent en roulant des yeux inquiets. Franzl Long-Nez donna quelques coups de bâton pour rétablir l’ordre.

— Quoi, vous avez peur d’une poignée de sauterelles ? s’esclaffa-t-il.

Voyant que même ses chevaliers tiraient leur épée du fourreau, Manfred déclara de sa voix la plus martiale que ces êtres étaient des voyageurs venus d’une contrée lointaine, dont les armes ingénieuses leur seraient fort utiles. Puis il ajouta sotto voce à l’intention de Dietrich :

— Merci d’avoir convaincu Grosswald.

Dietrich, dont les suppliques étaient restées sans effet, se garda bien de le contredire.

Le calme revint à mesure que les campagnards constataient que leurs camarades villageois accueillaient les créatures avec enthousiasme. Si certains parlèrent de « démons », aucun des chevaliers n’osa tourner les talons de peur d’être la risée de ceux du Burg. Lorsque Jean et Gottfried s’agenouillèrent devant Dietrich, firent le signe de croix et implorèrent sa bénédiction, les murmures cessèrent comme par enchantement. La majorité des plus effrayés se signèrent aussi par réflexe, encouragés sinon rassérénés par ce témoignage de piété.

— Qu’est-ce que ça signifie ? demanda Dietrich à Jean en profitant de la confusion. Grosswald aurait-il changé d’avis ?

— Nous allons récupérer le fil de cuivre que nous a volé von Falkenstein, répondit Jean. Peut-être sera-t-il plus efficace que celui qu’a tiré le bienheureux Lorenz.

L’un des trois Krenken inconnus de Dietrich sursauta et se fendit d’un commentaire bien senti ; mais comme il ne portait pas de harnais crânien, Dietrich n’en comprit pas la teneur et Jean lui intima le silence d’un geste sec.

Manfred, maintenant vêtu de pied en cap, s’approcha pour demander des précisions sur leur commandement.

Jean s’avança d’un pas.

— Nous sommes ici au nom de Grosswald, mein Herr. Par votre grâce, nous volerons en avant-garde et vous rapporterons les agissements de Falkenstein via le parleur à distance.

Manfred se frotta le menton.

— Restant ainsi hors de vue des plus impressionnables parmi nous… Avez-vous de l’argile à tonnerre ?

L’un des Krenken palpa la besace qu’il portait en bandoulière et Manfred opina.

— Très bien. Voilà qui est bon. Vous volerez en avant-garde.

Un peu mal à l’aise, Dietrich regarda les Krenken s’éloigner dans le lointain. Ses objections étaient de deux ordres. Les forces armées allaient colporter toutes sortes de ragots, bien propres à exciter la curiosité ; et il suffirait d’entrevoir Jean et ses semblables pour donner corps aux ragots en question. D’un autre côté, si Jean récupérait le fil de cuivre, cela ne pourrait que hâter le départ des Krenken. Ergo… La résolution du problème était une simple question de rapidité : les curieux se manifesteraient-ils avant que les Krenken soient en mesure de partir ? Pour ce qui était de la première objection : les rumeurs s’étaient sans doute déjà répandues, de sorte que de nouveaux ragots ne changeraient pas grand-chose. Pour ce qui était de la seconde… Dietrich demeurait dans le brouillard.

En regagnant l’église, il passa devant le cottage de Theresia et l’aperçut derrière sa fenêtre. Ils échangèrent un regard, et il revit la fillette de dix ans tétanisée par l’horreur, qu’il avait emportée au cœur de la forêt. Il tendit la main dans sa direction et crut voir ses yeux s’émouvoir, mais elle referma les volets avant qu’il ait pu confirmer cette impression.

Dietrich laissa retomber son bras et fit quelques pas, puis, soudain bouleversé, s’assit sur un rocher et se mit à pleurer.


Plus tard, durant l’après-midi, Dietrich et Joachim nourrirent leur vache laitière et leurs autres bestiaux. La grange était imprégnée de chaleur animale et embaumait la paille et le fumier.

— Je serai ravi lorsque les Krenken seront partis et que Theresia se remettra à accomplir ses corvées, déclara Dietrich tout en mettant de la paille dans les mangeoires.

Joachim, qui s’occupait du poulailler – une tâche bien plus bruyante –, s’interrompit pour passer une main sur son front trempé de sueur.

— Il ne sert à rien de pleurer sur le lait renversé, Dietrich.

L’intéressé plissa le front et s’appuya sur sa fourche. La vache meugla. Joachim jeta du grain aux volailles. On entendit un bruit de casserole dans le bâtiment voisin.

— Elle a toujours été comme une fille pour moi, dit le prêtre.

Joachim poussa un grognement.

— Les enfants ne sont que des fardeaux. C’est mon père qui me l’a dit. C’était à moi qu’il pensait, bien entendu. Il avait perdu une main durant la guerre des barons et s’en voulait d’être désormais incapable de réduire son prochain en pièces. Il aurait souhaité que je lui succède et que j’accepte l’héritage de mon oncle, mais je voulais que Dieu vive en moi, et la boucherie ne m’apparaissait pas comme une activité propice à l’avènement du Nouvel Âge. (Dietrich sursauta et Joachim hocha la tête.) Vous avez enseigné la charité à Theresia mais, lorsque est venue sa plus grande épreuve, elle a échoué de façon lamentable. C’est ce que j’ai écrit dans mon journal : « Même la pupille du pasteur Dietrich a été jugée et condamnée. »

Dietrich secoua la tête.

— Gardez ce jugement pour vous. Il la briserait. Contentez-vous de dire : « Le pasteur Dietrich a été jugé et condamné », car jamais je n’ai pu atteindre les buts que je m’étais fixés.

Soudain, Kratzer fit irruption dans la grange, tout bourdonnant et tout cliquetant. Dietrich sursauta et brandit sa fourche, puis, voyant que l’intrus n’était autre que le philosophe, attrapa son harnais crânien et s’en coiffa.

— Où est Jean ? demanda le Krenk. Il se fait tard et mon dîner n’est pas prêt.

Joachim fit mine de lui répondre, mais Dietrich lui intima le silence d’un geste.

— Nous ne l’avons pas vu depuis ce matin, temporisa-t-il.

À ces mots, le Krenk tapa du poing sur la porte, fit un commentaire que le Heinzelmännchen ne traduisit point et quitta la grange d’un bond.

Dietrich ôta son harnais et le mit en sommeil avec soin.

— Ah. Il ne sait rien – ce qui signifie qu’ils n’ont pas obéi aux ordres de Grosswald.

Ce qui n’était pas sans l’inquiéter. Gschert avait emprisonné Jean après qu’il eut libéré Dietrich des oubliettes du Schloss Falkenstein. Comment châtierait-il cette nouvelle transgression ?

Le lendemain à tierce, le baron de Grosswald savait tout et faisait irruption dans le presbytère, ouvrant la porte avec une telle violence qu’il faillit l’arracher à ses gonds. Dietrich, qui était en prière à ce moment-là, fit un bond sur son prie-dieu, lâchant son livre d’heures et en cornant les pages.

— Il me montrera sa gorge à son retour ! glapit Grosswald. Pourquoi Manfred a-t-il permis cela ?

Bergère et Kratzer le suivirent, le maire des pèlerins prenant soin de refermer la porte pour ne pas laisser entrer la fraîcheur.

— Monseigneur, fit Dietrich. Si le Herr ne s’est pas étonné de la présence de vos hommes au rassemblement, c’est parce qu’il vous avait prié de faire votre devoir et qu’il a supposé qu’ils le rejoignaient conformément à votre volonté.

Grosswald fit les cent pas devant la cheminée, adoptant une démarche sautillante qui, aux yeux de Dietrich, trahissait son agitation.

— Trop de pertes, dit-il.

Ce fut Bergère plutôt que le pasteur qui réagit à cette remarque.

— Trois des nôtres terrassés par le froid, dont un enfant, et ce avant que vous ayez consenti à… gagner le village. Et depuis lors…

— L’alchimiste, ajouta Kratzer.

— Ne prononcez pas son nom ! ordonna Grosswald au philosophe. Je refuse de voir ainsi gâchée une autre vie – pour une raison aussi futile !

— Si le geste de Jean est si futile, pourquoi économiser nos vies ? lança Bergère.

Grosswald tenta de la frapper, mais elle esquiva le coup avec souplesse, un peu comme un chevalier aurait paré un coup d’estoc. Tous deux se maîtrisèrent mais échangèrent un regard de biais, comme le leur permettaient les multiples facettes de leurs yeux.

— Pensiez-vous profiter de la largesse de mon seigneur sans rien lui devoir en contrepartie ? lança Dietrich. Ne vous a-t-il pas accordé le gîte et le couvert durant la période hivernale ?

— Vous vous moquez, dit Grosswald, qui agita le bras pour en chasser la main que Kratzer venait d’y poser.

— J’ignorais que Jean pouvait agir en violation directe de vos ordres, protesta Dietrich. L’obéissance à un supérieur n’est-elle pas inscrite dans les atomes de votre chair ?

Kratzer, dont l’agitation n’était jusque-là perceptible que par ses tremblements, leva les bras pour arrêter Grosswald.

— Je vais répondre, Gschert.

Dietrich nota qu’il utilisait la forme diminutive de son nom. Comme il était adulte, cela traduisait soit l’affection, soit la condescendance, et Dietrich jugeait ces êtres incapables d’affection.

— Nos atomes de chair rédigent pour nous un… un appétit d’obéissance pour nos anciens, dit Kratzer. Mais à l’instar d’un être affamé quoique prêt à jeûner, nous avons la capacité de tempérer notre appétit d’obéissance. L’un de nos proverbes dit ceci : « Obéissez aux ordres, jusqu’à ce que vous ayez la force de leur désobéir. » Et un autre dit ceci : « La seule limite de l’autorité, c’est la portée de celui qui en est investi. »

Il s’inclina devant Bergère, qui s’était réfugiée dans un coin de la pièce.

— Et bien des choses dépendent de l’homme qui donne les ordres, dit-elle.

Gschert demeura figé pendant un moment, puis quitta le presbytère d’un bond, claquant la porte derrière lui.

— Je comprends, dit Dietrich en allant la refermer.

— Vraiment ? fit Bergère. Je me le demande. L’homme peut-il jeûner en permanence, ou bien la faim le pousse-t-elle à des actes désespérés ?


Le lendemain, jour de la Sainte-Cunégonde, une bagarre éclata parmi les Krenken. Au grand étonnement des villageois et des gens d’armes, ils s’affrontèrent sur le pré et dans la grand-rue. Ils se frappaient du poing, du pied et du bras, s’infligeant moult plaies et bosses et produisant autant de vacarme que s’ils avaient usé de verges ou d’épées.

Les Hochwalders terrorisés se réfugièrent à l’église, à leur domicile ou au château, et le travail s’en ressentit. Dietrich se rendit sur le pré pour appeler à la trêve, mais les belligérants continuèrent de s’agiter autour de lui, tel un tourbillon contournant un rocher.

Bergère, poursuivie par quatre adversaires, gagna d’un bond le sommet de la colline de l’église. Il courut à ses trousses, pour trouver les quatre Krenken tapant sur la porte de toutes leurs forces, labourant les gravures de leurs bras rugueux. Sainte Catherine souffrait désormais d’une blessure qui ne devait rien à ses tortionnaires romains.

— Arrêtez, pour l’amour de Dieu ! cria-t-il en s’interposant pour protéger la précieuse effigie. Cet édifice est un sanctuaire !

Un coup terrible lui déchira le cuir chevelu et il vit apparaître des constellations de têtes d’épingle sur fond de nuit noire. Puis la porte s’ouvrit derrière lui et il chut sur les dalles du vestibule, cognant son crâne déjà bien endolori. Des mains le saisirent pour le tirer à l’intérieur. La porte se referma en claquant, étouffant les cris de la meute.

Combien de temps resta-t-il étourdi ? Il n’aurait su le dire. Puis il se redressa vivement et s’écria :

— Bergère !

— Elle est en sécurité, répondit Joachim.

Parcourant du regard l’église plongée dans la pénombre, Dietrich vit Gregor qui s’affairait à allumer des cierges afin d’éclairer Bergère et les nombreux villageois présents. Ceux-ci s’étaient réfugiés dans les ombres pour s’écarter de la Krenk. Joachim aida Dietrich à se relever.

— C’était bien dit, déclara le moine. « Arrêtez, pour l’amour de Dieu ! » Vous n’avez pas perdu de temps en dialectique.

On avait cessé de tambouriner à la porte et il alla ouvrir le judas pour jeter un coup d’œil au-dehors.

— Ils sont partis.

— Quelle folie les a saisis ? demanda Dietrich.

— Ils ont toujours été de méchante humeur, dit Gregor en allumant une chandelle fixée au mur. Aussi arrogants que des juifs ou des nobles. C’est la deuxième fois qu’ils s’en prennent à vous.

— Pardonnez-leur, Gregor. Ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient. Je me suis dressé entre leurs poings et leur cible. En temps ordinaire, ils ne nous prêtent aucune attention.

Le pouvoir estimatif de l’instinct, devina-t-il. Au plus profond des atomes de leur chair, les Krenken ne voyaient en eux ni des amis ni des ennemis.

Bergère était accroupie sur les dalles, les genoux au-dessus de la tête et les bras passés autour des jambes. Ses lèvres latérales émirent un cliquetis saccadé, un peu comme une femme se serait mise à fredonner.

— Ma dame, lui dit Dietrich, pourquoi cette émeute ?

— Vous le savez bien, répliqua la Krenk. C’est Robe-Brune et vous qui l’avez causée.

Joachim avait arraché un morceau de tissu à l’ourlet de sa robe pour panser le crâne de Dietrich, qui saignait abondamment.

— Nous, la cause de ceci ? fit-il.

— Jean a renversé l’ordre naturel des choses pour suivre votre superstition indigène.

— Jean a agi pour le bien commun, ma dame, protesta Dietrich, pour reprendre le fil de cuivre volé par Falkenstein. Il est dans la nature des hommes, et même de toute créature, de faire le bien.

— Il est dans « la nature de toute créature » de faire ce qu’on lui dit – ce que lui dit l’autorité, ou la nature elle-même. Voilà ce qu’est « le bien ». Mais Jean décide pour lui-même ce qu’est le bien, et ce n’est ni le devoir, ni les ordres de ses supérieurs. C’est contre nature ! Et certains disent qu’il obéit à des ordres – ceux de votre seigneur-du-ciel, « dont l’autorité est supérieure à celle de Herr Gschert ».

— Béni soit le nom du Seigneur ! s’écria Joachim.

D’un geste, Dietrich lui fit signe de se taire.

— Toute autorité est « au-dessous de Dieu », dit-il à Bergère, sinon l’autorité serait sans limites et la justice dépendrait de la seule volonté du Herr. Mais poursuivez, je vous prie.

— Maintenant, il y a discorde parmi nous. Les mots courent dans tous les sens, comme des sauteurs jaillissant des lèvres vives, plutôt que de couler dans les canaux établis reliant parleurs et écouteurs. Comme vous ne pouvez imaginer… la célébration-dans-la-tête… de celui qui travaille comme le veut sa condition, qui touche de toutes parts la Grande Toile, en haut, en bas et sur les côtés, vous ne connaissez pas davantage l’absence-en-nous quand la Toile est rompue. Kratzer compare cela à la faim, mais la faim est une petite chose… (elle marqua une pause pour émettre un léger bourdonnement) que l’on supporte sans peine jusqu’à ce qu’elle devienne insupportable. Mais cette absence est comme de se trouver sur la berge d’une rivière en crue, avec… avec votre mot époux… avec vos époux coincés sur l’autre berge.

— Chagrin, souffla Joachim. Le mot que vous cherchez est « chagrin ».

Doch ? Chagrin, donc.

Gregor, le tailleur de pierre, s’était approché d’eux et, en entendant ce que venait de dire Joachim, fit remarquer :

— Ils éprouvent du chagrin ? Ils ne le montrent guère.

— Nous avons du chagrin quand la Toile se rompt, dit Bergère, et nous plongerions dans la rivière en crue pour la restaurer. Nous avons du chagrin pour la terre nourricière – vous dites Heimat – et… et pour son manger.

— Mais il y a désormais des hérésies parmi vous, devina Dietrich. Grosswald dit une chose ; Jean en dit une autre. Et peut-être que vous en dites une troisième, suggéra-t-il.

Bergère leva le masque qui lui servait de visage.

— Jean va à l’encontre des mots de Gschert, mais Gschert est en faute parce qu’il ne prononce pas ces mots. Gschert dit que moi aussi, je défie l’ordre naturel des choses, et tous veulent me frapper pour ce péché. Mais Gschert et Jean, qui sont en discorde, ont peut-être tort tous les deux.

— Ceux qui cherchent le juste milieu sont souvent attaqués sur deux fronts, fit remarquer Gregor. Il ne faut pas faire paître son troupeau entre deux armées.

— La discorde est chose grave, dit Dietrich. Nous devons nous efforcer de rechercher la concorde.

Joachim éclata de rire.

— « Je ne suis pas venu apporter la concorde, mais bien la discorde », cita-t-il. « Oui, je suis venu séparer l’épouse de son mari, les enfants de leurs parents[15]. » À force de jouer avec les mots, les philosophes perdent leur sens de vue, alors qu’il demeure inscrit dans le cœur.

— Encore un exemple de discorde, dit Gregor d’une voix douce.

Dietrich s’adressa à Bergère.

— Dites à vos semblables que quiconque se réfugiera dans l’église, ou à la cour de Manfred, ne pourra être attaqué, car la Paix de Dieu veut que les guerriers épargnent les femmes et les enfants, les manants, les marchands, les artisans et les animaux, ainsi que tout édifice public ou religieux, et la loi comme la coutume leur interdisent de frapper dans une église et à la cour d’un seigneur.

— Et cette Paix est-elle respectée ?

— Les hommes sont violents par nature, ma dame. Cette Paix n’est qu’un crible, qui laisse hélas passer bien des choses – moins toutefois que si elle n’était point là.

— Une maison-où-nul-coup-n’est-porté… dit Bergère d’une façon suggérant le cynisme ou le regret. Nouvelle pensée. Cet édifice sera bientôt bondé.


Dietrich demanda à Thierry de mettre un terme aux hostilités, mais le bailli par intérim s’y refusa.

— Je n’ai ici qu’une garnison réduite, expliqua-t-il. Cinq chevaliers, huit sentinelles, deux plantons et un guetteur. Je ne vais pas leur demander de gaspiller leurs forces pour pacifier ces… ces créatures.

— Pourquoi êtes-vous resté ici, sire, sinon pour maintenir l’ordre ? lança Dietrich.

Quand il s’agissait d’impertinence, Thierry se montrait moins patient que Manfred.

— Von Falkenstein n’est pas homme à rester oisif quand il subit une attaque, et, s’il n’est en mesure de frapper ni Fribourg ni Vienne, il est parfaitement capable de ravager le Hochwald. Je dois pouvoir compter sur tous mes hommes en cas d’attaque, et tous doivent rester valides et sur le qui-vive. J’accorderai le droit d’asile à tout Krenk qui le demandera, mais je ne me mêlerai pas de leurs querelles. Cela relève de la responsabilité de Grosswald et je ne souhaite pas m’interposer entre ses vassaux et lui.

Mécontent de cette décision, Dietrich emprunta un cheval aux écuries et partit pour Falkenstein, espérant bien obtenir une intervention de Manfred. Si pressé fut-il, il n’en négocia pas moins avec prudence la route en lacets sur les flancs du Katharinaberg, puis le défilé encombré de fourrés et autres obstacles. Il chevauchait encore à l’ombre de ses falaises lorsqu’il entendit un coup de tonnerre assourdi et vit un plumet de fumée noire à l’autre bout de la vallée.


Il arriva à Falkenstein après none, l’esprit anxieux plutôt que le corps moulu, et chercha la bannière de Hochwald dans un campement où semblait régner la confusion la plus totale. Les blasons claquaient de tous côtés tels des fanions accrochés à un arbre un jour de fête. Ici, l’aigle à deux têtes des Habsbourg ; là, l’écharpe dorée du margrave et la barre rouge et blanc d’Urach. Un peu plus loin, chacun à son bastion : les emblèmes des tisserands, des orfèvres et des autres guildes de Fribourg. Von Falkenstein avait grandement méjugé la patience de ces dernières. Artisans et boutiquiers s’étaient enfin résolus à éliminer la nuisance qu’il représentait.

Des cris de réjouissances montaient des assaillants, et Dietrich en comprit la cause lorsqu’il entra dans le campement. Les portes du Burg Falkenstein étaient grandes ouvertes et ses murailles effondrées en partie, comme si Sigenot les avait frappées de son gourdin. On entendait l’écho atténué des cris des soldats et du choc de leurs armes. La pâte à tonnerre des Krenken avait ouvert une brèche dans le Schloss, mais elle était fort étroite et cette « trouée du danger » pouvait être tenue indéfiniment. En fait, le tas de pierres qu’on entrevoyait derrière elle s’était enrichi d’armures et de caparaçons.

Dietrich aperçut enfin les tentes de Hochwald, mais le pavillon du Herr était désert, son valet invisible. L’honneur exigeait de Manfred qu’il se batte dans la trouée du danger, et peut-être gisait-il déjà parmi les cadavres étincelants. Dietrich décida de l’attendre dans le pavillon et s’assit sur un divan de style turc.


Alors que le soir laissait place à la nuit, les bruits de bataille s’estompèrent, signe que les défenseurs les plus acharnés avaient été occis ou faits prisonniers. Comme les armes et les armures allaient au vainqueur, les chevaliers luttaient jusqu’à la mort, moins par amour de leur suzerain que par souci d’échapper à la honte et à la misère. Les assaillants regagnèrent peu à peu le campement, escortant les captifs qui leur rapporteraient bientôt rançon et convoyant les fruits de plusieurs années de pillages et de larcins.

Un peu plus tôt, Dietrich avait ouvert l’un des livres de Manfred pour tromper son ennui, mais comme il ne se passionnait guère pour la fauconnerie, il ne cessait de vitupérer contre l’orthographe du copiste et la médiocrité des enluminures. Lorsqu’il entendit un bruit de bottes s’approchant, il reposa le volume et sortit du pavillon.

Les serviteurs avaient rallumé le feu et Max Schweitzer et ses hommes prenaient place autour de lui. Le sergent sursauta.

— Pasteur ! Qu’y a-t-il ? Mais vous êtes blessé !

Dietrich palpa son bandage.

— Il y a des combats au village. Où est Manfred ?

— Dans la tente du chirurgien. Des combats ? Étaient-ce les soldats de la tour de guet ? Nous pensions qu’ils avaient fui vers Breitnau.

— Non, ce sont les Krenken qui se battent entre eux… et Thierry refuse d’intervenir.

Max cracha dans les flammes.

— Thierry est chargé de la défense. Que Grosswald s’occupe de cela.

— Grosswald n’est pas le moins furieux des belligérants. Manfred doit prendre une décision.

Max eut un rictus.

— Cela ne va pas lui plaire. Andreas, je vous laisse le commandement. Venez, pasteur. Vous ne trouverez jamais le chirurgien dans ce dédale.

Il partit d’un bon pas et Dietrich dut courir pour le rattraper.

— Est-il grièvement blessé ?

— Il a reçu un coup qui lui a emporté la joue ainsi que plusieurs dents, mais je crois que le chirurgien pourra la recoudre. Sa joue, je veux dire.

Dietrich se signa et formula une prière muette pour le rétablissement du Herr. Au fil des ans, cet homme était devenu pour lui un prudent et étrange ami, aux goûts viscéraux et aux humeurs très spéciales, qui le portaient à la contemplation depuis le décès de son épouse, mais non dénué de profondeur. C’était l’une des rares personnes avec lesquelles Dietrich pouvait discuter d’autre chose que de banalités.

Mais il avait mal compris. C’était Eugen et non Manfred qui était sanglé à une chaise dans la tente du chirurgien. Un dentator lui extrayait ses dents brisées avec un pélican, un instrument récemment inventé par les Français. L’homme bandait ses muscles sous l’effort, Eugen étouffait ses cris de douleur. Le visage du junker était marbré d’un hématome noir. Son sang lui aspergeait le front, le nez et le menton, bariolait d’un rouge hideux les dents dénudées par sa plaie. On croyait entrevoir son crâne ricanant. Près de lui, un chirurgien maculé de sang consultait un livre bien fatigué en attendant d’opérer.

Manfred, qui se tenait près du blessé afin de le réconforter, aperçut Dietrich et, d’un signe, lui fit comprendre que leur conversation pouvait attendre. Le prêtre se mit à faire les cent pas sous la tente, pressé par l’urgence de sa mission.

Près de là se trouvait la table chirurgicale et, à côté d’elle, un panier contenant des éponges sèches. Dietrich voulut en attraper une pour l’examiner, mais le chirurgien l’en empêcha.

— Non, non, padre ! C’est très dangereux. (Il s’exprimait dans un patois tenant du français et de l’italien, trahissant ainsi ses origines savoyardes.) Ces éponges sont imbibées d’une infusion d’opium, d’écorce de mandragore et de racine de jusquiame, un poison qui peut se transmettre à vos doigts. Et ensuite… (Il fit mine de s’humecter l’index avant de tourner une page.) Vous voyez ? Très dangereux.

Dietrich s’écarta vivement des sinistres éponges.

— À quoi vous servent-elles ?

— Quand la douleur est si forte que je ne peux inciser sans danger, je mouille l’éponge pour en libérer son fumet et je la place sous le nez du patient – comme ceci – jusqu’à ce qu’il s’endorme. Mais… (Il agita le poing, pouce et auriculaire tendus.) S’il en respire trop, il ne se réveille plus, hein ? Cela dit, si ses blessures sont trop graves, cela ne peut qu’abréger ses souffrances, pas vrai ?

— Puis-je voir votre livre ? demanda Dietrich en désignant le volume que lisait le chirurgien.

— C’est la Glose des Quatre Maîtres. Elle décrit les meilleures pratiques des Anciens, les Sarrasins comme les chrétiens. C’est le Maître de Salerne qui l’a composée il y a bien longtemps – avant que les famigliœ siciliennes ne tuent tous les Angevins. Elle est directement copiée de l’œuvre du Maître, précisa-t-il fièrement, mais j’y ai fait quelques ajouts.

— Excellent, fit Dietrich en lui rendant l’ouvrage. On enseigne donc la chirurgie à Salerne ?

Le Savoyard s’esclaffa.

— Morbleu ! Guérir les blessures est un art et non une schola. Enfin, il existe à Bologne une école fondée par Hugues de Lucques. Mais la chirurgie exige des mains ingénieuses… (il agita les doigts) plutôt qu’un esprit agile.

Ja, « chirurgie » vient d’un mot grec signifiant « travail manuel ».

— Oh-oh ! vous êtes donc un lettré…

— J’ai lu Galien, dit Dietrich, mais c’était il y a…

Le Savoyard cracha par terre.

— Galien ! Hugues de Lucques a pu disséquer des cadavres à Bologne et il a vu que Galien était un ignare. Galien ne disséquait que des cochons, et les hommes ne sont pas des cochons ! J’étais moi-même apprenti lors de la première dissection publique – oh ! c’était il y a trente ans, je crois – et, pendant que mon maître et moi, nous incisions le corps, un grand dottore décrivait aux écoliers ce qu’ils étaient en train de voir. Bah ! On n’a pas besoin de médecins pour savoir ce que l’on voit. Morbleu ! Mais vous êtes blessé à la tête ! Puis-je voir cela ? Ah ! la plaie est assez profonde, mais… L’avez-vous nettoyée avec du vin comme le conseillent Hugues de Lucques et Henri de Mondeville ? Non ? (Il appliqua sur la blessure un tissu imbibé de vin.) Quand il est tourné, c’est encore meilleur. Maintenant, il faut sécher la plaie et en rapprocher les bords comme le font les Lombards. La Natura va produire un fluide visqueux qui les collera sans qu’il soit besoin de les coudre. Ensuite, j’applique du chanvre dessus pour dissiper la chaleur…

Le dentator avait fini d’opérer et l’exubérant chirurgien lui succéda auprès d’Eugen pour s’occuper de sa joue. Épuisé, en nage, les mâchoires endolories, le junker le regarda brandir son couteau avec un certain soulagement. Les couteaux lui étaient compréhensibles. Le pélican ressemblait par trop à un instrument de torture.


— Il s’en sortira, dit Manfred une fois qu’il eut gagné son pavillon en compagnie de Dietrich. Et comme c’était moi que visait le coup qu’il a pris, cette balafre lui fera honneur. Le margrave lui-même l’a loué pour sa bravoure et lui a promis l’adoubement pour un proche avenir. Votre ami Jean a lui aussi fait preuve de bravoure, ce que je ne manquerai pas de porter à l’attention de Grosswald.

— C’est justement Grosswald qui m’amène ici. (Dietrich décrivit brièvement la situation au village.) L’une des factions soutient l’action de Jean, bien qu’il ait désobéi à son maître. « C’est pour nous sauver de l’alchimiste », disent ses partisans.

Assis sur sa chaise de camp, Manfred joignit les mains sous son menton.

— Je vois.

Il fit signe à son valet et prit une douceur sur le plateau qu’il lui tendait. Il en proposa une à Dietrich, qui refusa poliment.

— Et les partisans de Grosswald ?

— Ils accusent Jean d’avoir bouleversé l’ordre naturel, ce qu’ils abhorrent par-dessus tout. Je soupçonne l’existence d’autres factions. Bergère est fâchée contre Jean, mais elle est prête à renverser Grosswald avec l’aide de ses partisans, car elle le juge responsable du naufrage de ses pèlerins.

Manfred laissa échapper un grognement.

— Ils sont aussi alambiqués que des Italiens. Où en étaient les choses quand vous êtes parti ?

— Une fois qu’ils ont compris ce que signifiait la Paix de Dieu, nombre des Krenken de condition inférieure se sont réfugiés à Sainte-Catherine ou dans le Burg, à la grande frustration de leurs adversaires, qui ne tiennent pas à susciter votre courroux en violant ces sanctuaires.

— Eh bien, je n’aime pas que l’on bouscule l’ordre naturel des choses, vous le savez, mais Jean m’a rendu aujourd’hui un signalé service et mon honneur exige que je le récompense et non que je le châtie.

— De quel service s’agit-il, mein Herr ? Est-il de nature à amadouer Grosswald ?

— Grosswald est un homme à l’humeur incertaine. (Manfred sursauta, puis se fendit d’un sourire en coin.) Parler de lui comme d’un homme, voilà qui démontre que nous avons fini par nous accoutumer à ces créatures. Jean et ses Krenken ont sauté sur les remparts pendant que l’ennemi concentrait ses forces sur la brèche, ils ont tué les archers, puis ils ont pris le donjon d’assaut et se sont emparés de la salle du trésor !

— Mein Herr, fit Dietrich, soudain inquiet. Mein Herr, est-ce qu’ils ont été vus ?

— Par quelques-uns de nos soldats, sans doute – mais seulement de loin, car je leur avais enjoint de rester cachés dans la mesure où leur honneur n’en souffrirait point. Les archers ennemis les ont vus, naturellement, ainsi que l’officier en poste au mâchicoulis surplombant la porte. Ils ont tué ce dernier avant qu’il puisse verser son huile bouillante, ce qui nous a épargné bien des morts et des blessés. Les hommes de Falkenstein ont cru que son maître démoniaque était venu lui demander des comptes, de sorte que la panique déclenchée par leur apparition a tourné à notre avantage. Certaines histoires vont se répandre, mais nous ne pouvons rien y faire et, de toute façon, on dira que c’est Falkenstein qui a invoqué des démons.

— Que les légendes dont il usait pour terrifier autrui se retournent ainsi contre lui, voilà qui est assez poétique, commenta Dietrich.

Manfred gloussa et but une gorgée de vin dans un gobelet contenant de la résine censée adoucir le breuvage.

— Le Krenk chargé de la pâte à tonnerre – il s’appelait Gerd – s’est conduit avec vaillance. Il a profité de la nuit pour gagner le pied de la tour-porte et y appliquer sa pâte. Le matin venu, il l’a fait exploser au moment où Habsbourg laissait parler ses pots-de-fer, afin qu’on attribue les dégâts à leur action. Imaginez l’étonnement du capitaine du duc ! Gerd a accompli cette prouesse grâce à son parleur à distance. Par Notre-Dame, on aurait dit que la pâte obéissait à sa voix. Dietrich, je le jure sur mon épée, la frontière séparant les arts ingénieux des pouvoirs démoniaques est aussi fine qu’un cheveu ! Jean et ses camarades ont investi le donjon pour localiser l’argent des Habsbourg, tuant ou blessant tous ceux qui leur barraient le passage jusqu’à ce que dans l’escalier coule un fleuve de sang – quoique la plupart des défenseurs aient fui en les voyant.

Les Herrenvolk versaient souvent dans l’exagération en narrant les faits d’armes auxquels ils avaient participé. Si le corps humain pouvait perdre son sang en copieuse quantité, un simple calcul suffisait à démontrer que le terme de « fleuve » relevait de l’hyperbole, en particulier si « la plupart des défenseurs » avaient fui.

— Ont-ils retrouvé le cuivre ? demanda Dietrich.

— Jean a supposé avec raison que le plus fort de la résistance se trouverait à proximité de la salle du trésor, et c’est donc là qu’il a porté le fer. Mais… (Manfred rejeta la tête en arrière pour rire aux éclats.) Si raisonneur soit-il, c’est par hasard qu’il a retrouvé votre précieux fil. Falkenstein avait coutume de chauffer les quartiers de son épouse – avec un four de carreau, imaginez un peu ! –, ce qui n’a pas manqué d’attirer l’attention de nos Krenken. Et c’est là qu’ils ont trouvé le fil de cuivre. Falkenstein l’avait offert à sa femme, pour qu’elle se fabrique un bijou, je présume. Je me demande quelle conclusion les philosophes de votre espèce tireraient d’une telle coïncidence. Que la raison a ses limites, peut-être.

— Ou que Dieu souhaitait que Jean retrouve ce fil.

Dietrich ferma les yeux et récita pour lui-même une brève prière d’action de grâces, soulagé d’apprendre que les Krenken pourraient reprendre la réfection de leur navire.

— Mais ce n’est pas fini, reprit Manfred. Dame Falkenstein avait son propre garde du corps et, lorsque les Krenken se sont introduits dans sa chambre, cet homme a occis Gerd d’un seul coup d’épée. Et qu’a donc fait notre petit caporal ? Il a enjambé son camarade et affronté l’homme d’armes pendant que les autres Krenken évacuaient le corps ! Il a commencé par parer les coups d’épée avec un fauteuil, puis il a saisi son petit pot-de-fer et sa balle a frappé le casque de son adversaire, le plongeant dans l’inconscience. Quel valeureux guerrier ! Et ensuite, il a fait le signe de croix et s’est retiré.

— Il a épargné son ennemi ? s’étonna Dietrich, qui savait à quoi s’en tenir sur le caractère des Krenken.

— Un geste plein de noblesse. Pendant tout ce temps-là, Dame Falkenstein poussait des cris d’orfraie, terrorisée par les démons qui avaient envahi sa chambre. Mais elle affirme à présent que son garde du corps a fait preuve d’une telle vaillance que lesdits démons eux-mêmes ont reculé devant lui.

Ach. Ainsi naissent les légendes.

Manfred inclina la tête.

— Quelle plus belle histoire que celle de deux ennemis faisant preuve en s’affrontant d’un courage héroïque ? Certes, il semble que l’homme se soit souillé en découvrant Jean ; mais il aurait pu fuir et il n’en a rien fait. Il racontera à ses petits-enfants qu’il a croisé le fer avec un démon et qu’il a survécu – si le duc ne le condamne pas à la pendaison, bien entendu. Mais le duc a récupéré son argent – il est déjà en route pour Vienne, confié aux bons soins de ses convoyeurs juifs et d’une bonne escorte. Les autres prisonniers ont été libérés, eux aussi.

— Que Dieu en soit loué. Mein Herr, voulez-vous bien convoquer Jean pour l’avertir que son seigneur est en colère ?

— Il est trop tard, j’en ai peur. Après avoir récupéré l’argent du duc, j’ai autorisé Jean à partir afin d’inhumer son camarade dans les cryptes krenken.

Dietrich se leva d’un bond.

— Hein ? Nous devons repartir au plus vite, avant qu’il ne soit trop tard.

Manfred fit la moue.

— Rasseyez-vous, pasteur. Seul un fou prendrait cette route à la nuit tombée. Quelles que fussent les intentions de Grosswald, il les a déjà mises en œuvre. Toutefois, s’il s’en est pris à Jean, mon honneur exigera que je le mette à l’amende !

Dietrich doutait que Manfred eût le pouvoir de châtier Grosswald si celui-ci s’y opposait. Les Krenken redoutaient le froid hivernal, mais leur arrogance allait s’affirmer à nouveau avec les premières chaleurs, leurs serments disparaître avec les dernières congères.


Dietrich ne dormait pas très bien. Il ne s’attendait pas à voir durer la trêve instaurée entre les factions krenken, car les mœurs de ceux-ci étaient régies par la soumission et non l’équilibre. Leur « Toile » n’était pas tissée de serments et d’obligations mutuelles, mais d’autorité et d’obéissance, et elle découlait du pouvoir estimatif de leurs appétits plutôt que de la puissance cognitive de leur volonté.

La nouvelle lune venait de se lever et, entre deux brèves périodes d’assoupissement, Dietrich regardait Orion et ses chiens en train de chasser Jupiter. Lassés de la chasse, ils sombraient à présent derrière les hauteurs de Breitnau, et l’Étoile du Chien, la plus brillante de toutes, était comme un point jaune fiché au-dessus de la crête. Dietrich avait lu Ptolémée dans le quadrivium de Paris, et il écrivait que l’Étoile du Chien était rouge. Peut-être que le Grec s’était trompé, à moins qu’il ne s’agisse d’une erreur de copie ; mais Jean affirmait que les étoiles pouvaient changer, et Dietrich se demandait si cela attestait le caractère corruptible des cieux.

Il secoua la tête. À en croire Virgile, l’Étoile du Chien annonçait la mort et la maladie. Dietrich garda les yeux fixés sur elle jusqu’à ce qu’elle ait disparu derrière l’horizon, ou jusqu’à ce qu’il se soit rendormi.

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