Parfois, Sharon avait l’impression que Tom et elle n’avaient pas de vie commune mais vivaient séparément dans le même appartement. Seule la force d’inertie préservait leur couple. Elle n’avait jamais confié ce sentiment à Tom, qui, de son côté, n’était pas du genre à déchiffrer les indices par lesquels elle l’exprimait. De sorte qu’ils ne discutaient jamais des erreurs de perception qu’elle pouvait commettre. Au lieu d’aborder le sujet avec lui, elle le soumettait sans toujours s’en rendre compte à des épreuves auxquelles il ne pouvait qu’échouer. La découverte qu’elle venait de faire se devait d’être célébrée, et il est difficile de faire la fête en solitaire. Elle prépara donc un dîner en amoureux, comme elle l’avait déjà fait par le passé.
Les questions domestiques n’étaient pas son point fort. Tom avait un jour déclaré qu’elle n’était qu’à moitié domestiquée. Toutefois, si elle n’avait rien d’un cordon bleu, lui n’était pas non plus un gourmet, de sorte que les choses se passaient bien au niveau de la cuisine.
Mais elle était tellement habituée à l’avoir dans les jambes qu’elle n’avait pas encore enregistré ses absences de plus en plus fréquentes. Et elle avait négligé de lui annoncer sa petite fête. En conséquence, il arriva en retard à un dîner dont il ignorait la tenue.
Même un esprit imperméable à la subtilité comme le sien ne pouvait manquer de constater les dégâts. Les plats avaient refroidi et, pis encore, ils avaient été réchauffés au micro-ondes. Ce qui n’empêchait pas l’atmosphère d’être glaciale.
— C’est gentil d’être venu, dit Sharon en posant bruyamment son festin sur un dessous-de-plat.
Elle lui sortait souvent cette phrase dans des moments intimes, mais Tom savait qu’elle avait aujourd’hui un tout autre sens. Le bruit du dessous-de-plat ne faisait que le souligner.
Tom était désolé. Il était toujours désolé. Sharon le soupçonnait d’utiliser sciemment la contrition comme stratégie, et cela ne faisait que l’irriter davantage. Il est quelque peu humiliant de recevoir des excuses en permanence.
— Harvard nous a prêté des archives seigneuriales, expliqua-t-il. Des documents d’époque. Nous devions les exploiter sans tarder pour pouvoir les retourner demain. Tu sais à quel point il est facile d’oublier l’heure quand on est plongé dans un travail passionnant.
Elle attrapa deux assiettes de salade dans le réfrigérateur et les posa sur la table, avec un peu plus de douceur que précédemment. Il avait raison, elle devait bien en convenir.
— « Nous ? » répéta-t-elle.
— La bibliothécaire et moi. Elle m’aide dans mes recherches, je te l’ai déjà dit.
Sharon ne fit aucun commentaire.
— Et puis, ajouta-t-il, c’est toi qui m’as suggéré de consulter des manuscrits originaux.
— Je le sais. Mais je ne pensais pas que tu le ferais tous les jours.
— Tous les deux jours.
Invoquer les faits et la raison ne lui servirait à rien. Il n’était pas ici question de quantité.
— Au fait, je t’ai parlé d’Eifelheim, non ? poursuivit-il. Je veux dire, de la raison pour laquelle je ne trouvais aucune donnée sur lui.
— Ça fait la mille et unième fois, je crois bien.
— Oh. C’est vrai que j’ai tendance à me répéter. Mais ça semble si évident à présent. Enfin. Lúchshye pózdno chem nikogdá*.
— Tu ne peux pas dire « mieux vaut tard que jamais », tout simplement ?
Il prit un air désemparé et Sharon n’insista pas. Il n’avait vraiment pas conscience de ce satané tic. Elle hésita quelques instants une fois qu’ils furent assis. Ce dîner était une fête et elle ne devait pas l’oublier.
— J’ai élucidé la géométrie de l’espace de Janatpour, déclara-t-elle.
Elle s’était imaginée criant la nouvelle sur les toits, pas l’annonçant d’une voix maussade dans une atmosphère un peu lourde.
La réaction de Tom lui sauva peut-être la vie. Il leva son verre pour porter un toast et s’écria :
— Sauwhol* !
Sa joie était si sincère que Sharon se rappela qu’elle était amoureuse de lui depuis des années. Ils trinquèrent et burent.
— Raconte-moi tout, dit Tom.
Ce dîner surprise n’était pas sans le contrarier. Il détestait répondre de travers aux questions qu’elle ne posait pas. Mais il était ravi de son succès et ne cherchait pas uniquement à aborder un autre sujet que son retard.
— Eh bien, ç’a a été comme un déclic, commença Sharon, chez qui l’agacement cédait peu à peu la place à l’enthousiasme. Le polyvers et l’univers. L’intérieur du ballon. Et la vitesse de la lumière. C’est pour ça que je te suis si reconnaissante, même si tu m’as aidée sans le savoir.
Tom était en retard de deux ou trois phrases.
— Euh… « l’intérieur du ballon » ?
Elle n’entendit pas.
— Tu sais l’effet que ça fait quand deux données apparemment sans rapport s’imbriquent l’une dans l’autre ? Lorsque tout un tas de choses deviennent soudain limpides ? C’est… c’est…
— Béatifique.
— Oui. Exactement. Cette histoire de vitesse de la lumière qui diminue ? J’ai vérifié et tu avais raison.
Tom posa son verre sur la table et la fixa du regard.
— Je ne parlais pas sérieusement. J’avais des vapeurs, c’est tout.
— Je sais, mais la vapeur est parfois une source d’énergie. Gheury de Bray a évoqué le phénomène en 1931 et Sten von Friesen en a parlé en 1937, dans les actes de la Royal Society. Quelques années plus tard, un statisticien nommé Shewhart a montré que les résultats des expériences effectuées entre 1874 et 1932 étaient incompatibles avec une vitesse constante. Halliday et Resnick ont confirmé son analyse en 1974.
— Je croyais que c’était dû au manque de précision des mesures.
— Moi aussi, du moins au début. Regarde la répartition des données chez Michelson-Morley ! Mais la précision n’est pas une variation non périodique. L’emploi de différentes méthodes…
Tom hocha la tête avec vigueur.
— Une mesure est définie par les opérations effectuées pour la produire. Donc, des méthodes différentes donnent des chiffres différents. C’est encore pire en cliologie…
— Exact. (Elle devait l’arrêter avant qu’il ne détourne sa petite fête.) Cette variation s’explique en partie par la découverte de méthodes plus performantes. Galilée a utilisé deux hommes munis de lanternes couvertes et placés à quelques kilomètres l’un de l’autre, ce qui l’a conduit à conclure que la vitesse de la lumière était infinie. Mais les horloges n’étaient pas assez précises à cette époque et la distance choisie était beaucoup trop faible. Grâce à l’aberration stellaire, on a abouti à une vitesse de 299 882 kilomètres par seconde. Mais la valeur moyenne obtenue avec des miroirs tournants…
— Michelson et Morley !
— Entre autres. Cette valeur moyenne était de 299 874 ; avec les géodimètres, on obtient 299 793 ; avec les lasers, 299 792. Mais nous avons affaire là à une évolution chronologique des méthodes ; dans quelle mesure la variation du résultat est-elle due au phénomène proprement dit ?
— Hum, dit Tom, qui ne pouvait pas dire grand-chose d’autre à ce moment-là.
— Entre 1923 et 1928, les cinq mesures publiées furent obtenues soit grâce à l’aberration stellaire, soit grâce aux miroirs polygonaux, et leurs moyennes étaient respectivement de 299 840 et 299 800.
Tom commençait à présenter le syndrome des yeux vitreux. En temps normal, il était fasciné par les questions statistiques, mais la fascination induit parfois le sommeil. Désormais, il n’émettait plus que des borborygmes.
— Mais on constatait des petits détails troublants, poursuivit Sharon, toujours excitée. Van Flandern – de l’Observatoire naval – a observé une discordance entre la période orbitale de la lune et les horloges atomiques et affirmé que les phénomènes nucléaires subissaient un ralentissement. Mais il avait une réputation d’excentrique et personne ne l’a pris au sérieux. Peut-être que c’était la lune qui accélérait. Et même si on tient compte de tout cela, on a apparemment affaire à une suite décroissante dont la limite est la constante einsteinienne.
Elle se fendit d’un sourire rayonnant, bien que cela constituât une curiosité et non une explication.
Tom cessa de béer comme un poisson.
— Hum. Corrige-moi si je me trompe, mais si on suppose que la vitesse de la lumière est constante, c’est pour de bonnes raisons, non ? C’est Einstein qui l’a dit, non ? Je suis certes un béotien, mais l’invariance de c fait partie des fondements de mon univers.
— Simple question d’échelle, répliqua Sharon en agitant une tranche de concombre au bout de sa fourchette. Ainsi que l’a écrit Duhem, une loi physique dont se contente une génération donnée pourra être contestée par la suivante, qui disposera d’instruments plus précis. Comme la variation des résultats est inférieure à la marge d’erreur, on considère que c est constante, en pratique. D’ailleurs, la mécanique newtonienne est toujours valable, en pratique… Mais si on revient au big clap pour se colleter avec la platitude et le problème de l’horizon… Tu sais… (elle opéra alors un de ces virages brusques dont elle avait le secret) Dirac a découvert la même chose ou presque, mais en partant d’une autre direction.
— D’une autre diraction, tu veux dire.
Sharon était par nature une femme sévère, et l’humour un peu balourd de Tom la hérissait comme de l’ambre une peau de chat.
— Un peu de sérieux, veux-tu ? Dirac a découvert que le rapport entre les forces électrique et gravitationnelle d’une paire électron-proton était à peu près égal au rapport entre l’âge de l’univers et le temps que met la lumière pour traverser un atome.
— Je te crois sur parole, rétorqua Tom en riant. (Il leur servit à nouveau du vin.) D’accord, mais l’âge de l’univers n’est pas une constante. Il ne cesse d’augmenter…
— Au rythme d’une seconde par seconde. Qui a dit que le voyage dans le temps était une chimère ? La vitesse et la direction, voilà le problème.
Sharon avait le sens de l’humour. Mais elle était plus pince-sans-rire que Tom. Les Marx Brothers aussi, d’ailleurs. Le vin commençait à lui monter à la tête, sensation qui n’avait rien de désagréable. Tom était certes gaffeur, mais on ne pouvait douter de sa sincérité, et il y avait trop d’hypocrites en ce monde pour qu’elle lui tienne rigueur de ses défauts.
— Reprends du poisson, lui dit-elle. Ça rend intelligent.
— Double ration pour moi, alors.
Cela faisait des semaines qu’ils n’avaient pas ri ensemble, et leur soulagement était presque palpable. Le pire, avec les problèmes, c’est qu’ils vous poussent à la solitude. Quel plaisir de renouer le contact !
— Donc, il n’existe qu’un seul instant donné où les deux rapports de Dirac sont parfaitement égaux, souffla-t-il.
Elle acquiesça.
— En général, on conclut à une simple coïncidence. Comme le dit le principe anthropique, l’âge de l’univers correspond à la durée nécessaire à l’univers pour produire des physiciens capables de le mesurer. Mais réfléchis… Si l’espace et le temps peuvent se contorsionner dans le seul but d’assurer l’invariabilité d’un rapport – la vitesse de la lumière –, pourquoi le reste de l’univers refuse-t-il de se montrer aussi coopératif ?
— Hein ?
Comme question, il aurait pu trouver plus brillant, mais Sharon n’avait plus besoin d’être encouragée. Elle avait changé de régime. Rien de tel que le vin pour lubrifier le moulin à paroles.
— Dirac a considéré ses deux rapports égaux et résolu le paradoxe en supposant que la variable était G, la constante de gravitation ; mais l’expérience a invalidé sa théorie selon laquelle la gravité était en train de décroître.
— Et toi, tu as résolu le paradoxe en supposant que la variable était c, devina Tom.
Elle opina.
— Et c est une fonction de la racine cubique inverse du temps, ce qui fait que…
— Ce qui fait que la vitesse de la lumière est en train de décroître, acheva-t-il. Mais sa valeur limite est égale à zéro et non à la constante einsteinienne, n’est-ce pas* ?
Sharon agita la main.
— Je n’ai pas encore finalisé la chose, mais le coefficient doit tenir compte des masses au repos de l’électron et du proton.
— Ce qui signifie ?
— Le coefficient n’est pas constant, lui non plus. Contraction de Lorentz-Fitzgerald. Si c décroît, que devient la masse ?
— Aucune idée.
— Allez, on apprend ça à la fac. Ta masse augmente à mesure que ta vélocité croît pour se rapprocher de c. Tout le monde sait ça. Change de réfèrent. Quelle différence si c décroît pour se rapprocher de ta vélocité ?
— Euh… aucune, je suppose.
— Exactement. Donc : l’univers devient plus massif.
Tom se tapota le ventre.
— Je croyais que c’était un effet de ta cuisine.
Sharon lui décocha son regard breveté, mais il sourit de toutes ses dents, et elle ne put s’empêcher d’en faire autant.
— Très bien, je vais te faire un dessin. (Elle écarta son assiette et posa les deux bras sur la table.) La vélocité, c’est la distance divisée par le temps, d’accord ? Ça, c’est au lycée qu’on l’apprend.
— Dans le programme, ça vient juste après Lorentz-Fitzgerald.
— Arrête de faire le malin.
— Je ne peux pas m’en empêcher.
— Eh bien, l’univers est en expansion.
Il fit mine de se tapoter le ventre une nouvelle fois, mais se ravisa à temps.
— Le big bang, c’est ça ? Au tout début, l’univers était une petite boule et il a explosé. Et, depuis lors, il n’a pas cessé d’être en expansion.
— Non ! Ce n’est pas ça du tout ! Il n’y a que les journalistes pour croire de telles balivernes. Le bloc primordial a « explosé » ! Tu parles ! Qu’a-t-il donné en explosant, bon sang ? Tu imagines les étoiles et les galaxies se déployant dans l’espace, mais ce fameux bloc, c’était déjà de l’espace. Les galaxies s’éloignent les unes des autres, pas d’un centre qui leur serait commun. Elles ne se déploient pas dans l’espace, c’est l’espace qui s’étend entre elles. Le fluide cosmologique. Tu piges ?
Une partie de son esprit – celle qui parvenait à prendre de la distance avec le reste – constata qu’elle avait sans doute trop bu. Elle aurait voulu pouvoir s’arrêter de déblatérer comme ça, mais elle était si foutrement heureuse qu’elle n’en avait aucune envie.
Tom secoua la tête.
— Le fluide cosmologique…
Soudain, il eut une vision aristotélicienne en diable, celle d’un univers en tant que plénum et non vide spatial.
Sharon refusa de lâcher prise, bien décidée à l’amener à comprendre et, en conséquence, à partager sa joie.
— Écoute, imagine les galaxies comme des points dessinés sur la surface externe d’un ballon…
Il tapa sur la table d’un air triomphal.
— Je savais qu’on en arriverait à ce fichu ballon !
— Considère que tu es un minuscule insecte quelque part sur ce ballon. Tu ne devrais pas avoir trop de peine. Voilà maintenant qu’on gonfle le ballon. Qu’arrive-t-il aux points ?
Tom leva les yeux vers le lustre et se tirailla la lèvre inférieure.
— Puis-je voir par-delà la courbure du ballon ?
— Oui. Mais c’est un Flatland incurvé et tu ne peux voir ni le ciel, ni les profondeurs.
Tom ferma les yeux.
— Tous les points s’éloignent de moi, dit-il.
— Et ceux qui étaient les plus éloignés ?
Il ouvrit les yeux et la fixa en souriant.
— Ce sont eux qui s’éloignent le plus vite. Nom de Dieu ! Alors c’est pour ça que…
— Que les astronomes utilisent le décalage vers le rouge pour évaluer les distances. Maintenant, supposons que tu es soudain déplacé en un autre point du ballon. Que vois-tu à présent ?
Il haussa les épaules.
— Simil atque*, évidemment.
Elle attrapa la poivrière et la plaça entre eux. Puis elle la pointa du doigt.
— Dans ce cas, comment la même galaxie peut-elle s’éloigner du point A… (elle se toucha le torse) et du point B ? acheva-t-elle en désignant Tom ?
Celui-ci fixa l’ersatz de galaxie en plissant les yeux.
— Nous nous trouvons sur la surface d’un ballon, hein* ? L’espace est en expansion entre nous, donc chacun de nous voit l’autre s’éloigner de plus en plus.
Il était dans le vrai, et bien plus qu’il ne le croyait.
— La surface tridimensionnelle d’un ballon fort bizarre, enchaîna-t-elle. Je l’appelle « l’univers perçu ».
— Et ton « polyvers » comprend l’intérieur du ballon.
— Exact. On appelle ça les dimensions quantiques. Elles se trouvent littéralement à l’intérieur de l’univers perçu. J’étais affairée à étudier leur orthogonalité dans le cadre de l’hypothèse de Janatpour.
— Et la vitesse de la lumière dans tout ça ?
— J’y arrive. (Elle posa la salière à côté de la poivrière.) Mesurons un kilomètre sur la surface du ballon. La lumière mettra… disons un tiers de microseconde pour le franchir. Ce kilomètre, tracé sur la surface du ballon, est identique à un kilomètre que je place à l’intérieur du ballon. Quand je gonfle le ballon, que se passe-t-il ?
— Hum. La distance à la surface augmente mais celle à l’intérieur ne varie pas.
— Et si la vitesse de la lumière est constante dans le polyvers, quelle distance la lumière parcourt-elle en un tiers de microseconde ?
— Une distance identique au kilomètre de départ… Donc inférieure au kilomètre tel qu’il apparaît maintenant sur la surface.
— Exact. Conclusion : un rayon lumineux met plus de temps qu’auparavant pour parcourir la « même » distance.
Une nouvelle fois, Tom s’abîma dans la contemplation du lustre en tiraillant sa lèvre inférieure.
— Astucieux, dit-il.
Elle se pencha vers lui.
— Et tu n’as encore rien vu.
— Que veux-tu dire ?
— Je ne peux expliquer que la moitié de la diminution de la vitesse de la lumière.
Il la fixa d’un œil interloqué.
— Et l’autre moitié ?
— La distance divisée par le temps, mon chou. Et si les secondes devenaient plus brèves ? Un rayon lumineux « constant » parcourrait moins de kilomètres pendant le « même » nombre de secondes. Toutes ces histoires de « baguettes » et de « pendules »… Ce ne sont pas des instruments privilégiés une fois qu’on est sorti de l’univers. Quand j’ajoute à l’expansion de l’espace la contraction du temps et remonte jusqu’au big bang – pardon : au big clap –, j’obtiens des secondes infinament… je veux dire : infiniment longues… et une vitesse de la lumière in-fi-ni-ment élevée… au moment du découplage ; et c’est… Eh ben, c’est intéressant quand on considère la théorie de la relativité de Milne. Sur le plan de l’espéri… de l’ex-pé-ri-men-ta-tion, il n’y avait aucune différence entre Milne et Einstein. Jusqu’à maintenant. Vive moi !
Elle se porta un toast et vida son verre d’un trait. Lorsqu’elle voulut le remplir, elle s’aperçut que la bouteille était également vide.
Tom secoua la tête.
— J’ai toujours dit que les années passaient plus vite à mesure que je vieillissais.
Sharon se réveilla avec une migraine et une douce chaleur dans le cœur. Elle aurait bien voulu rester au lit. Comme les bras de Tom étaient confortables ! Comme elle s’y sentait en sécurité ! Mais ce fut la migraine qui l’emporta. Elle s’extirpa de l’étreinte de Tom – seule l’éruption du Krakatoa aurait pu le réveiller – et gagna la salle de bains sur la pointe des pieds, ouvrit le tube d’aspirine et prit deux comprimés.
— Newton, dit-elle en les fixant. (Elle les secoua comme des dés tout en examinant son reflet.) Qu’est-ce qui te fait sourire comme ça ?
C’était une femme qui accordait beaucoup de prix à sa dignité, et elle s’était conduite la veille de façon indigne.
— Tu sais pourtant ce qui t’arrive quand tu as trop bu, se morigéna-t-elle.
Bien sûr que oui, grimaça son reflet. C’est pour ça que je bois.
— Ridicule. Ta causalité est sens dessus dessous. Je souhaitais fêter ma découverte. Le reste, c’étaient des retombées.
C’est cela, oui. Elle avala les comprimés, les fit passer avec un peu d’eau. Puis, comme elle était déjà debout, elle alla au salon ramasser ses vêtements. Sur la table encore mise, les plats refroidis semblaient lui adresser des reproches. Elle se rappela pourquoi elle cuisinait si rarement. Elle détestait le désordre. Plutôt que de faire de la physique, elle allait faire le ménage pendant toute la journée.
— Newton…
Pourquoi diable pensait-elle à sir Isaac ? Il était bien dépassé, ce pauvre physicien d’antan. Einstein l’avait transformé en cas particulier, le même sort qu’elle comptait lui infliger. Mais, à en croire Newton, seule l’action d’une force pouvait expliquer un changement de vélocité.
Donc, si le temps accélérait…
Elle se redressa vivement, jetant ses vêtements tout autour d’elle.
— Mon Dieu, quel curieux endroit que cet univers !