XV Mars 1349 Mercredi des Cendres, sexte

Dietrich traversa les soles de printemps pour regagner le village et fut surpris d’y découvrir serfs et vilains occupés aux travaux des champs. Certains le saluèrent ; d’autres s’appuyèrent sur leur pelle pour le regarder passer. Herwyg le Borgne, qui travaillait un sillon près de la route, le pria de bénir sa parcelle, ce qu’il fit pour la forme.

— Quelles nouvelles des Krenken ? demanda-t-il à son métayer.

Du village montaient le fracas du marteau dans la forge et le fumet du pain dans le four banal.

— Aucune depuis hier, quand ils ont fini par se calmer. La plupart d’entre eux se cachent dans l’église. (Herwyg s’esclaffa.) Les sermons du moine sont moins pénibles que les horions, je suppose.

— Donc, on n’a rien fait aux Krenken qui sont partis guerroyer avec le Herr ?

L’autre haussa les épaules.

— Ils ne sont pas encore revenus.


Dietrich gagna Sainte-Catherine, où il trouva une vingtaine de Krenken dans la nef. Certains étaient debout, d’autres avaient adopté la position accroupie qui leur était familière. Trois d’entre eux étaient perchés sur les solives. Joachim était en chaire, et un Krenk plutôt massif traduisait ses propos pour le bénéfice de ses congénères qui ne disposaient pas de harnais crânien.

— Où est Jean ? lança Dietrich dans le silence qui accueillit son arrivée.

Joachim secoua la tête.

— Je ne l’ai pas vu depuis le départ de l’armée.

L’un des Krenken accroupis se mit à bourdonner et l’interprète déclara via le mikrofoneh :

— Beatice demande si Jean est toujours vivant. C’est pour elle une question importante, ajouta-t-il avec un sourire à la mode krenk.

— Son groupe s’est conduit vaillamment au cours de la bataille, lui répondit Dietrich. L’un de ses membres a péri et Jean l’a vengé de façon très chrétienne. Veuillez m’excuser, mais je dois le retrouver.

Il faisait déjà demi-tour lorsque Joachim lui lança :

— Dietrich !

— Quoi donc ?

— Lequel d’entre eux est mort ?

— Le dénommé Gerd.

Une fois traduite, cette annonce causa moult cliquetis et bourdonnements. L’un des Krenken se frotta les bras l’un contre l’autre, à coups violents et répétés. D’autres se tournèrent vers lui d’un air hésitant, comme pour lui taper sur l’épaule afin d’attirer son attention. Joachim descendit de sa chaire et entreprit d’imiter leur gestuelle.

— Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés[16], déclara-t-il. Le chagrin est fugace mais la joie est éternelle dans la présence du Seigneur.

Dietrich sortit, remonta en selle et tira sur les rênes.

— En avant, brave bête, j’ai besoin de toi une dernière fois.

Il talonna sa monture et prit la direction de Grosswald, projetant des gerbes de bouc le long de la route du Bärental.


Il trouva Jean à bord du navire. Les quatre Krenken étaient massés dans une minuscule cabine du niveau inférieur, aux cloisons bordées de boîtes métalliques. Lesdites cloisons étaient calcinées, ce qui n’avait rien de surprenant. Chaque boîte présentait plusieurs rangées d’ouvertures vitrées derrière lesquelles brûlaient des feux ardents – tantôt d’un rouge vif, tantôt d’un bleu terne. Certains changèrent de couleur sous les yeux de Dietrich. Là où ils étaient absents, les boîtes portaient les traces de l’incendie qui avait ravagé le navire. L’une d’elles était totalement détruite, ses parois fêlées et distordues, et Dietrich voyait sans peine les fils et autres objets qu’elle recelait. C’était sur elle que Jean s’affairait avec sa baguette magique.

Il avait dû faire un geste, car les Krenken se tournèrent soudain vers lui. Ainsi qu’il l’avait appris, l’œil krenk était particulièrement sensible au mouvement. Lorsqu’il attrapa son harnais crânien dans sa bourse, Jean le rejoignit d’un bond pour lui prendre le mikrofoneh des mains. Puis, l’agrippant par le poignet, il l’entraîna dans l’escalier pour gagner avec lui le niveau où ils s’étaient rencontrés pour la première fois. Une fois là, il activa les « parleurs ».

— Gschert contrôle les ondes-sans-milieu, dit le Krenk, mais cette tête ne parle que dans cette salle. Comment avez-vous su que vous nous trouveriez ici ?

— Vous aviez quitté Falkenstein et personne ne vous avait vus au village. Où auriez-vous pu aller ?

— Alors Gschert ne sait encore rien. Nous avons compris qu’il y avait un problème en voyant que les canaux privés étaient placés sous interdit. Et nous devions inhumer Gerd puis installer le fil. (Il eut un geste du bras.) Il fait froid ici, mais… je comprends désormais ce que votre peuple entend par « sacrifice ». Vous êtes allé sur le champ de bataille ?

— Vos compatriotes se querellaient à propos de votre action et j’ai cru bon de vous en avertir. Je redoutais de vous voir jeter en prison, ou pire encore. (Il hésita.) Le Herr m’a dit que vous aviez pardonné à l’homme qui avait tué Gerd.

Nouveau geste du bras.

— C’est le fil qui nous était utile, pas son trépas. Comme il a été tréfilé par un vrai chaudronnier, peut-être sera-t-il à la hauteur de la tâche. Le bienheureux Lorenz n’est pas en faute. Le cuivre n’était pas son devoir. Venez, retournons en bas. Rappelez-vous : seul Gottfried est totalement acquis à notre cause. Friedrich et Mechtilde nous ont rejoints par peur de l’alchimiste, pas par amour de leur prochain.


Dietrich observa un moment les quatre Krenken tandis qu’ils attachaient des fils et les touchaient avec divers talismans – les bénissaient avec des reliques, peut-être ? Ils semblèrent se disputer à deux ou trois reprises et consultèrent des manuscrits décrivant le « circuit elektronik ». Il s’efforça d’identifier la dénommée Mechtilde, de toute évidence un Krenk de sexe féminin, mais, en dépit d’un examen approfondi, ne put la distinguer des autres créatures.

Comme il s’ennuyait un peu, il s’aventura dans le navire et se retrouva dans la cabine que Kratzer avait naguère qualifiée de poste de pilotage, bien qu’on n’y trouvât aucun hublot ouvert sur l’extérieur, rien que des panneaux de verre opaque dont certains noircis par la suie. L’un d’eux s’anima soudain, et il entendit des voix krenken grésiller dans les niveaux inférieurs.

Au centre de la cabine se trouvait le trône rembourré du capitaine, depuis lequel il avait jadis lancé des ordres à ses lieutenants. Dietrich se demanda quel cours auraient suivi les événements s’il avait survécu. Sans doute n’aurait-il pas connu un échec aussi lamentable que celui de Gschert. Toutefois, étant plus compétent que ce dernier, et doué de surcroît du tempérament colérique propre à son espèce, n’aurait-il pas choisi d’éliminer tout risque de découverte en éliminant les gens susceptibles de les découvrir ?

Dieu œuvre toujours dans un but bien précis. Mais pourquoi avait-Il organisé la rencontre d’un prêtre reclus doublé d’un lettré et d’une étrange créature instruisant des têtes parlantes ?

Dietrich quitta le poste de pilotage et sortit du navire pour aller respirer un peu d’air frais. L’écho d’un cri lointain résonna parmi les arbres environnants et il pensa tout d’abord à un faucon. Mais ce bruit était trop prolongé, trop insistant, et il l’identifia soudain : le geignement d’un cheval terrifié.

Il fit demi-tour et dévala l’escalier, manquant se prendre les pieds dans sa soutane.

— Voilà Gschert ! s’écria-t-il.

Mais les quatre Krenken ne daignèrent même pas se retourner et il comprit qu’une voix humaine n’était pour eux qu’un bruit ordinaire, tout comme leurs stridulations l’étaient à ses oreilles. Il agrippa Jean par le bras.

Le Krenk le repoussa par réflexe. Puis il se tourna vers lui, et Dietrich pointa l’index vers l’escalier et prononça le nom de Gschert, espérant que l’autre l’avait suffisamment entendu pour le reconnaître sans l’aide d’une traduction.

Cela dut être efficace, car Jean se figea un instant puis adressa à ses camarades une série de craquètements précipités. Friedrich et Mechtilde posèrent leurs outils et foncèrent vers l’escalier tout en saisissant les pots-de-fer glissés dans leur bourse. Gottfried leva les yeux de sa baguette magique et, après avoir écarté d’un geste les vapeurs qui montaient vers lui, fit à Jean un signe du bras. Jean laissa passer quelques instants puis rejeta la tête en arrière et courut vers l’escalier à son tour.

Dietrich se retrouva seul avec Gottfried, son premier converti – à moins qu’on ne comptât l’alchimiste, qui semblait avoir fait siens les mots de la Consécration. Le Krenk continua de fixer des fils de cuivre aux minuscules postes à l’aide de son métal à solidare, mais Dietrich comprit qu’il se savait observé. Posant sa baguette magique sur un petit coussin apparemment tissé de fibres métalliques, il détacha une petite boîte du « circuit » en s’aidant d’un outil idoine. Puis il la lança à Dietrich, qui ne put faire autrement que de l’attraper au vol, et la remplaça par un objet plus volumineux qui semblait fait de bric et de broc. En examinant la boîte qu’il tenait dans ses mains, Dietrich vit que ce n’étaient pas des fils de cuivre qui en pendaient mais des fibres aussi fines que des cheveux et parcourues par des flots de lumière.

Gottfried fit claquer ses mandibules puis désigna l’appareil que tenait Dietrich, et ensuite l’objet mal dégrossi par quoi il l’avait remplacé. Il ouvrit les bras en un geste très humain et secoua la tête à plusieurs reprises, ce dont Dietrich déduisit qu’il ne pensait pas que l’elektronikos circulerait dans les fils de cuivre aussi aisément que… la lumière ?… avait circulé dans ces fibres si fines.

Ayant ainsi exprimé ses doutes, Gottfried fit un signe de croix et se pencha à nouveau sur sa tâche, congédiant Dietrich d’un geste du bras.


Dietrich trouva Jean au-dehors, accroupi avec ses deux camarades derrière des barils métalliques. Jean l’agrippa par sa soutane et l’attira près de lui, le forçant à s’agenouiller dans une gadoue qui lui glaça les jambes. Il vit que les Krenken frissonnaient, bien que la fraîcheur fut toute relative à ses propres sens. Il se défit de sa cape et en drapa les épaules de Jean.

Celui-ci pencha la tête pour le regarder droit dans les yeux. Puis il tendit la cape au Krenk accroupi près de lui. Celui-ci – ou celle-ci, car il devait s’agir de Mechtilde, songea Dietrich – l’accepta et s’emmitoufla dedans, la refermant sur sa gorge. Le troisième Krenk se tenait à moitié debout pour scruter les alentours par-dessus les barils. Là où un homme aurait tourné la tête dans tous les sens, il conservait une immobilité de gargouille. Sans doute afin de mieux percevoir les mouvements au sein de la forêt, supposa Dietrich. De temps à autre, la créature posait un doigt distrait sur son cou.

Le cheval avait cessé de geindre, et Dietrich en déduisit qu’il s’était enfui – à moins que Gschert ne l’ait tué. Comme il tendait le cou pour fouiller les arbres du regard, il entendit un bourdon voler tout près de lui et, l’instant d’après, un craquement résonna à la lisière de la forêt, suivi par le bruit d’une pierre heurtant le navire. Jean l’obligea de nouveau à se baisser, approcha son visage du sien et fit cliqueter ses mandibules. Son propos était des plus clairs : ne bougez plus ! Dietrich se tourna vers Friedrich et remarqua que son antenne gauche s’inclinait pour désigner un point bien précis dans la forêt. Jean croisa ses antennes et, lentement, très lentement, orienta son pot-de-fer pour tirer en direction de l’ennemi.

Puis il émit une série de cliquetis avec ses lèvres latérales, et on lui répondit sur le même ton depuis la forêt. Sortant le harnais crânien de sa bourse, Dietrich l’agita devant Jean avant de s’en coiffer.

— Je lui ai dit que ses projectiles allaient endommager notre unique moyen de transport, annonça Jean après avoir coiffé son propre harnais. Mais il se soucie davantage de ma désobéissance que de notre départ. Lorsqu’un homme ne peut plus rien accomplir, il ne lui reste que l’orgueil.

Comme il ne pouvait plus s’exprimer sur son canal privé, Jean avait prononcé ces mots sur le canal public, sans plus chercher à passer inaperçu. Gschert répliqua aussitôt :

— Je vous commande d’obéir, hérétique. Votre rôle est de servir.

— En vérité, je suis né pour servir. Mais c’est tous les voyageurs que je sers et non vous seul. Vous craignez tellement de risquer l’un de nous que vous êtes prêt à nous perdre tous. Si vous commandez ici, vous nous commandez de mourir. Vous étiez la main gauche de notre capitaine, mais, privée de tête, la main ne sait quoi saisir.

En guise de réponse, il eut droit à une nouvelle balle. Celle-ci produisit au moment de l’impact un bruit évoquant celui d’un pied s’enfonçant dans la boue. Dietrich jeta un œil par-dessus son épaule et poussa un hoquet, car le navire krenk était illuminé d’un éclat intérieur et il distinguait les arbres poussant derrière lui ! Il se signa précipitamment. Un objet inanimé peut-il avoir un spectre ? Le navire parut rapetisser sous ses yeux, comme s’il s’éloignait.

Jean et ses camarades avaient vu ce qui se passait. Friedrich et Mechtilde échangèrent une série de bourdonnements et Jean murmura comme pour lui-même :

— Faites attention, Gottfried… Gardez-le d’aplomb.

Puis il lança à Gschert :

— Où est notre pilote ? Il devrait être là pour prendre le timon !

— Votre hérésie a rompu la Toile. Zachary n’a pas voulu venir. Confieriez-vous votre vie à un tel assemblage ? Même s’il tombe dans l’Autre Monde, pourra-t-il en remonter ?

— Au moins aurons-nous le choix entre plusieurs morts plutôt que de nous contenter du moindre choix.

La terreur s’empara de Dietrich comme ses cheveux et ses poils se hérissaient. Soudain, le navire krenk retrouva sa taille et sa netteté, et une onde d’elektronik déferla sur la clairière, faisant apparaître des feux Saint-Elme à l’extrémité des poteaux et autres objets métalliques.

Les yeux de Jean semblèrent perdre leur éclat jaune.

— Ah ! Gottfried, murmura-t-il.

Le dénommé Friedrich se tourna vers lui, le pot-de-fer levé. Il émit un cliquetis. Dietrich n’entendit que la réponse :

— Un long voyage commence par un petit bond.

Après un temps d’hésitation, Friedrich baissa son arme. Il fit un autre commentaire, mais Jean n’y répondit point.

Soudain, Gottfried apparut sur le seuil du navire et rejoignit d’un bond leur petit groupe. Il avait coiffé son harnais crânien.

— J’aurais dû vous demander de bénir l’engin de torsion, mon père. Peut-être ne manquait-il que cela.

Jean lui posa une main sur le bras.

— Il s’en est fallu de peu, dit-il.

Bwa ! fit Gottfried. C’est ce qu’a dit le chasseur au Saut-du-Cerf.

Puis il sauta sur l’un des barils derrière lesquels ils s’abritaient et, ouvrant tout grands les bras, s’écria :

— Ceci est mon corps !

Jean le plaqua au sol un instant avant qu’un essaim de projectiles ne fende l’air.

— Les imbéciles, dit-il. S’ils endommagent la coque, le navire ne pourra plus jamais voguer. Nous devons… Nous devons… (Son corps émit un bruit rappelant celui d’un concertina comme il évacuait l’air par ses nombreux évents.) Ach. Quand reviendront les jours de chaleur ?

— L’été revient toujours, dit Dietrich, qui ajouta à l’intention de Gottfried : Vous ne devez pas céder au désespoir ni renoncer à la vie à cause d’un échec.

— Ce n’était pas un acte de désespoir, mais un acte d’espoir, répliqua Jean, qui avait surmonté son bref accès de panique. Nous devons nous défaire de Herr Gschert.

— Cela vous est plus facile qu’à nous, lui dit Gottfried. Vous servez Kratzer alors que nous avons prêté serment au maître du navire. Mais, quoique je sois peiné de l’abattre, cela doit être fait.

— Qui est avec lui ?

Bwa ! Selon toute évidence, ils sont tous là hormis Zachary.

Dietrich assista alors à un lent et étrange combat. Habitué qu’il était aux joutes et aux mêlées, il ne manqua pas d’être surpris, car les combattants observaient une immobilité absolue durant de longues périodes. Ses compagnons tapis derrière les barils lui évoquaient des statues, mais des statues animées de mouvements imperceptibles. Chaque fois qu’il jetait un regard à Jean, le serviteur de la tête parlante avait adopté une nouvelle position. Un tel mode de combat, se dit-il, était adapté à la perfection à des êtres dont les yeux réagissaient au mouvement, car une parfaite immobilité les rendait pratiquement invisibles. D’un autre côté, cela les mettait en danger lorsqu’ils affrontaient la charge de l’ennemi. Si les forces de Gschert et celles de Manfred avaient livré bataille le jour de la kermesse, chacun des deux antagonistes aurait été également vulnérable. Car si l’immobilité peut être fatale lorsque l’adversaire est rapide, la rapidité l’est tout autant lorsqu’on a affaire à un ennemi captant le moindre mouvement.

De temps à autre, le fracas d’un pot-de-fer signalait qu’un belligérant venait de commettre une erreur, et les Krenken se montraient alors capables de célérité. Les balles ricochaient sur les barils, éraflaient les branches des arbres. Jean et ses camarades se déployaient au maximum avant de tirer. Le frémissement d’un buisson, le craquement d’une brindille, prouvaient que les hommes de Gschert en faisaient autant. De plus en plus énervé par cette tension, Dietrich appelait de ses vœux une explosion de rage.

Un frisson de terreur le parcourut lorsqu’il découvrit qu’un Krenk avait fait son apparition dans la clairière. Aussi immobile qu’un arbre ou un rocher, il se tenait accroupi près de la table entourée de chaises où, naguère, ses congénères savouraient un rafraîchissement lorsque le temps était au beau. Par quelle série d’imperceptibles étapes il avait gagné cette position, Dietrich n’aurait su le dire, et, lorsqu’il se tourna de nouveau vers lui, il s’était évanoui.

Jetant un regard sur sa gauche, il découvrit un Krenk qui lui était inconnu. Il poussa un cri de surprise, et sans doute se serait-il redressé d’un bond, signant par là même son arrêt de mort, si Jean ne l’avait pas agrippé par l’épaule.

— Beatke est avec nous, dit-il en échangeant avec la nouvelle venue une caresse sur le genou.

La forêt semblait envahie de sauterelles, car l’affrontement était aussi verbal, même si Dietrich n’entendait que les diatribes transmises par le Heinzelmännchen. Les propos de Gschert, qui en appelaient à l’appétit d’obéissance inné des hérétiques, étaient aussi alléchants qu’un pot de miel présenté à un homme pratiquant le jeûne.

— Vous avez usé de votre puissance jusqu’à outrepasser la justice, Gschert, lui lança Jean. Si nous sommes nés pour servir, et vous pour commander, alors vous devez commander pour le bien de tous. Ce n’est pas notre place au sein de la Toile que nous nions, c’est la vôtre.

Un autre Krenk équipé d’un harnais crânien, que Dietrich ne put identifier, enchaîna :

— Nous qui travaillons serons entendus. Vous dites « faites ceci » et « faites cela », mais vous ne faites rien vous-même. Vous prenez vos aises sur le dos d’autrui.

Soudain, Dietrich constata que plus d’une douzaine de Krenken s’étaient rangés aux côtés de Jean. Si aucun d’eux ne disposait d’un pot-de-fer, ils étaient armés de quantité d’outils et d’instruments variés. Ils étaient perchés sur les arbres et les rochers entourant la clairière.

— Mais Bergère a comparé l’obéissance à une faim, dit-il.

Sa remarque fut transmise sur le canal public et quelqu’un – il ignorait qui cela pouvait être – répondit :

— En effet, mais même un homme affamé peut frapper celui qui lui sert un mets avarié.

Ces mots déclenchèrent une série de craquètements féroces du côté de la clairière où il se trouvait. Tout autour de lui se dressaient des statues qui altéraient leur posture à chacun de ses regards, et, soudain, il se retrouva petit garçon aux côtés de sa mère dans la cathédrale de Cologne, et il vit les gargouilles et les saints à la mine sévère se tourner lentement vers lui. Les Armleder étaient de retour, ressuscités parmi les Krenken.

Il ne faut pas faire paître son troupeau entre deux armées, avait dit Gregor Mauer.

Quittant son abri d’un bond, Dietrich courut se planter au centre de la clairière séparant les deux factions.

— Arrêtez ! s’écria-t-il, s’attendant d’un instant à l’autre à être lapidé par les projectiles des pots-de-fer. (Il leva les bras.) Au nom de Jésus-Christ, je vous ordonne de déposer les armes !

À sa grande surprise, personne ne tira sur lui. Il y eut un moment de silence durant lequel nul ne bougea. Puis un premier Krenk sortit de sa cachette, imité par un deuxième.

— Vous me faites honte, Dietrich d’Oberhochwald, dit Jean en rejetant la tête en arrière.

Puis il laissa choir son pot-de-fer. Gschert émergea alors de la forêt.

— Vous êtes dans le vrai, dit-il. Cette question est à régler entre nous deux, et elle se réglera à la gorge.

Il s’avança et Jean, après avoir échangé avec Beatke une nouvelle caresse, bondit dans la clairière pour aller à sa rencontre.

— Qu’entend-il par « à la gorge » ? demanda Dietrich.

— En vérité, dit Gschert, il est juste que nous retrouvions les us de nos ancêtres après avoir fait naufrage sur un monde comme celui-ci.

Il se dévêtit, laissant choir dans la boue sa chemise et son écharpe, aussi usées et fanées l’une que l’autre, et il se dressa, frissonnant, dans l’après-midi de mars.

Jean se tenait près de Dietrich.

— Rappelez-vous, lui dit-il, que la mort d’un seul homme est préférable à la mort de tout un peuple, et que si cela doit restaurer la concorde… (Puis il ajouta à l’intention de Gschert :) Ceci est mon corps donné pour tous[17].

À la gorge. Dietrich comprit soudain que Jean ne chercherait pas à échapper aux mâchoires de Gschert.

— Non ! hurla-t-il.

— Nous en sommes donc arrivés là ? demanda Gschert.

Et Jean lui répondit :

— Comme Arnaud l’avait toujours su. Galates 5.15.

— Finissons-en avec vos superstitions vides de pensée !

Mais avant que Gschert ait pu se ruer sur Jean, qui ne comptait lui opposer aucune résistance, Dietrich entendit retentir une corne dont le son était plus clair que tous les échos du monde.


— C’est tout simple, dit Herr Manfred tandis que Max et ses soldats escortaient des Krenken à présent dociles sur la route d’Oberhochwald. Avant même que je sois arrivé au village, les paysans travaillant aux champs m’ont dit qu’ils vous avaient vu chevaucher à bride abattu en direction de Grosswald, et que les Krenken vous avaient suivi peu après. J’ai ordonné à mes hommes de vous rejoindre au plus vite. Bien entendu, nous avons dû laisser nos chevaux derrière la crête, mais nous n’étions que légèrement vêtus pour faire le voyage, de sorte que nous avons pu poursuivre à pied sans difficulté. J’ai entendu une partie des échanges sur le canal public. Quelle était donc la cause de tout cela ?

Dietrich se retourna vers la clairière où régnait un désordre poignant.

— Les Krenken ont faim d’obéissance, dit-il, et Gschert leur a servi une bouillie avariée.

Manfred se mit à rire aux éclats.

— Si cette faim les pousse à rechercher un nouveau chef, dit le seigneur d’Oberhochwald, je suis prêt à leur servir une bouillie de mon cru !


Et c’est ainsi qu’un peu plus tard, dans la grande salle du château, Jean et Gottfried joignirent leurs mains, que Manfred enveloppa ensuite dans la sienne, et, renonçant au serment qui les liait au baron de Grosswald, acceptèrent Manfred pour suzerain. En récompense de la vaillance dont il avait fait preuve lors de la bataille de Falkenstein, Manfred passa à la main droite de Jean une bague ornée d’un rubis. Gschert, s’il n’était pas satisfait de cet arrangement, convint cependant qu’il réglait le problème de la désobéissance, argument de nicodème s’il en fut.

Bergère autorisa en outre deux de ses pèlerins à recevoir le baptême et à s’établir dans la seigneurie.

— Ceux qui s’attardent dans une terre étrangère adoptent parfois ses rudes coutumes. Nous avons un dicton pour cela, que vous rendriez par « marcher dans les pas des indigènes ». Ils pensent en agissant ainsi se défaire de leurs soucis. Ils le regretteront plus tard, mais puisse venir pour eux le temps des regrets. Vous êtes ingénieux, prêtre, et avez soulagé d’un fardeau Jean et ses hérétiques ; mais laissez-moi porter les miens. (Le chef des pèlerins fixa Herr Gschert qui se trouvait à l’autre bout de la salle.) Et Jean ne s’est pas libéré de tous ses fardeaux, je crois bien. Votre Herr Manfred ne compte pas nous laisser partir, et c’est ce que Jean souhaite plus que tout.

— Vous ne le souhaitez pas vous-même ?

— Il est vain de vouloir l’impossible.

— Cela s’appelle l’espoir, ma dame. Lorsque Gottfried réparait le « circuit », il m’a laissé entendre que le résultat n’était pas à la hauteur du modèle conçu à l’origine par vos artisans. Mais il n’en a pas moins œuvré avec ardeur, et je n’ai pu m’empêcher de l’admirer pour cela. Un idiot est capable d’espoir quand le succès est en vue. Il faut une authentique force d’âme pour espérer quand il n’y a plus d’espoir.

— Cela est vide de pensée !

— Si l’on persiste dans ses efforts, Dieu peut choisir de les couronner de succès, et jamais le désespoir ne parviendra à semblable résultat. Si vous aviez renversé le baron Grosswald, ma dame, qu’auriez-vous fait ensuite ?

Le chef des pèlerins eut un sourire à la mode krenk, que Dietrich trouvait toujours un peu moqueur.

— J’aurais ordonné à Jean de faire ce qu’il a fait.

— Et pourtant, vous lui reprochez de l’avoir fait !

— Sans qu’on lui en ait donné l’ordre ? Oui.

Dietrich se plaça face à dame Bergère pour la regarder dans les yeux.

— C’est vous qui avez envoyé Gschert dans la forêt de Grosswald.

— Dans mon pays, répondit la dame, il existe un jeu consistant à déplacer des pierres sur une grille. Certaines ne sont pas censées bouger et nous les appelons… Des « ruches », dit le Heinzelmännchen, mais je préfère parler de « châteaux ». Des « guerriers » en sortent pour manœuvrer conformément à certaines règles. C’est un jeu qui se joue à trois joueurs.

Dietrich comprit.

— Et c’est à celui-là que vous jouez en ce moment, n’est-ce pas ?

Dame Bergère referma ses lèvres latérales avec une délicatesse calculée.

— On occupe son temps comme on le peut. Les complexités de ce jeu m’aident à oublier. « Comme nous mourons, nous rions et bondissons. »

Na, fit Dietrich, Jean a cessé de jouer à présent. Il est devenu le vassal de Manfred.

La Krenk éclata de rire.

— Il existe une variante qui se joue à quatre.

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