Joachim sonnait l’angélus lorsque Dietrich sortit de la hutte de Nickel Langermann, où il avait percé des pustules malignes sur le bras de Trude Metzger et sur la main du petit Peter. Ces pustules l’inquiétaient. La maladie des trieurs de laine était souvent mortelle. Perdu dans ses pensées, il faillit entrer en collision avec un groupe de paysans animés revenant des champs.
— Venez donc voir votre fille, mon vieux ! disait l’un d’eux.
— Ach, Klaus, Klaus ! C’est ton beau-père !
— La route a dû être longue pour un vieillard comme vous ; vous vous sentez bien ?
Et devant lui se trouvait Odo Schweinfurt, de Niederhochwald, ébloui par le soleil couchant. Le vieil homme scruta la grand-rue sur toute sa longueur, aperçut le moulin et se dirigea vers lui.
— Non, non, la maison du meunier est par là ! lui lança un villageois, et Odo hésita, ne sachant plus où aller.
Toute cette rumeur fit sortir Hilde de chez elle.
— Mon père est ici ? demanda-t-elle. (Puis, avec une joie qui paraissait un peu forcée :) Papa !
Mais le vieux porcher dégageait une odeur infecte et elle n’alla pas jusqu’à se jeter dans ses bras. Klaus apparut sur le seuil, toujours vêtu de son tablier couvert de farine, et fixa le vieux jardinier d’un œil méfiant. S’il ne méprisait pas son activité, contrairement à Hilde, il n’en avait pas moins le nez délicat.
— Que voulez-vous, Odo ? demanda-t-il, se doutant bien que le vieux ne venait pas le voir pour ses beaux yeux.
— Morts, murmura le vieil homme.
— À boire ? Karl vous compte votre bière ? Quel fils ingrat !
Il s’esclaffa, car le frère de Hilde était bien connu pour sa pingrerie.
— Non, fit Hilde en s’essuyant les mains à son tablier. Il a dit « morts ». Qui est mort, papa ?
— Tous morts. Karl. Alicia. Gretl. Tous.
Il fouilla du regard les villageois assemblés, comme s’il cherchait parmi eux un visage familier.
Hilde porta une main à sa bouche.
— Toute la famille ?
Épuisé, Odo se laissa choir en position accroupie sur la chaussée boueuse.
— Ça fait trois jours que je n’ai pas dormi, et je n’ai rien mangé depuis hier soir.
— Que s’est-il passé ? demanda Dietrich en s’avançant.
Mon Dieu, faites que ce ne soit que le charbon.
— La maladie bleue, dit Odo, et un gémissement monta des villageois. Ils sont tous morts à Niederhochwald. Le père Konrad. Emma Bauer. Le jeune Bachmann. Tous. Ach ! que le Seigneur est cruel de tuer sous mes yeux mon fils et mes petits-enfants… et de me laisser vivre. (Il leva les yeux vers les cieux et agita ses poings serrés.) Dieu, je Te maudis ! Je maudis le Dieu qui a pu faire cela !
Dietrich entendit la rumeur se répandre dans la foule, aussi vive qu’une volée de flèches fendant les airs. La peste ! La peste ! On commençait à s’écarter du vieillard.
Klaus lui-même recula d’un pas. Mais Hilde Müller, le visage blanc comme un linge, prit son misérable père par le bras et le conduisit chez elle.
— Il va nous apporter la mort, avertit son époux.
— C’est ma pénitence, répliqua-t-elle en secouant la tête.
— La route est dure pour monter de la vallée, déclara Herwyg le Borgne à qui voulait l’entendre. Le mauvais air ne peut venir jusqu’ici.
Mais nid ne lui répondit et chacun regagna sa maison en silence.
Le lendemain matin, Heloise la Krenk survola Niederhochwald et aperçut à la lisière des champs deux femmes blotties sous une tente de fortune. Elles avaient allumé un feu de camp et se réfugièrent sous les arbres en l’apercevant. Un troisième intrus devait les accompagner, car une flèche faillit atteindre Heloise lorsqu’elle descendit pour y regarder de plus près. Tout compte fait, il n’y avait pas plus d’une poignée de survivants ; à moins que les autres habitants n’aient fui vers Sankt Peter ou le Bärental.
Le Herr écouta ce rapport assis sur son trône, en frottant une vieille cicatrice sur le dos de sa main droite. Dietrich parcourut du regard les conseillers assis autour de la grande table en chêne noir. Eugen, blême et hagard, se tenait à sa droite ; Thierry, venu à cheval de Hinterwaldkopf pour une tout autre raison, était assis à gauche de son suzerain et affichait un masque sinistre ; Everard avait les joues cramoisies et les yeux vitreux ; Klaus ne tenait pas en place ; Richart, à qui ses textes de loi n’étaient d’aucune utilité, laissait son attention vagabonder. Dietrich et Rudolf représentaient l’Église et Jean les huit Krenken.
— Exterminés ? dit finalement Manfred. La moitié de mes revenus est perdue et nous n’en avons rien su avant ce jour ?
Bien qu’il parlât à voix basse, Everard était parfaitement audible.
— Quand un homme voit mourir sa famille, vos revenus cessent de lui importer.
Venant d’un homme aussi obséquieux que lui, cette repartie ne fut pas sans surprendre. Il émanait de l’intendant un fumet que Dietrich avait peine à identifier. L’alcool, décida-t-il, se fondant sur ses joues rouges, sa voix traînante, ses yeux vitreux.
— Heloise a vu un cadavre sur la route, continua Max. Peut-être vous ont-ils envoyé un messager qui a péri en chemin.
— Ce qui vaut mieux pour nous, dit Thierry, dont les poings semblaient pétrifiés sur la table.
— S’il plaît à mein Herr, intervint Klaus, le père de mon épouse affirme s’être enfui trois jours à peine après le premier décès.
Manfred se renfrogna.
— Je n’ai pas oublié que vous aviez violé mon couvre-feu, maire.
— C’est ma femme qui l’a… (Il se redressa.) Seriez-vous prêt à repousser votre propre père ?
Manfred se pencha au-dessus de la table et détacha ses mots pour répondre :
— En. Un. Clin. D’œil.
— Mais… il était déjà parmi nous avant qu’on l’ait vu arriver.
— En outre, intervint le prévôt, ravi d’avoir enfin son mot à dire, la loi accorde aux habitants d’un village le droit de rendre visite à ceux de l’autre.
Manfred lui adressa un regard éberlué.
— Il y a un temps pour la loi et un temps pour la nécessité, déclara-t-il. J’ai donné l’ordre de ne laisser entrer personne.
Richart était scandalisé, Klaus sincèrement étonné.
— Mais… Mais ce n’était qu’Odo !
— Personne, maire, répéta Manfred en se frictionnant les joues. Peut-être nous a-t-il apporté la peste.
— Mein Herr, dit Jean, je ne suis pas érudit en la matière, mais on peut déduire de la vitesse de cette peste que les petites-vies ont tôt fait de dévorer leur… Leur « hôte », si je puis dire, bien qu’il ne les ait pas accueillies de son plein gré. Ces petites-vies sont tellement rapides que, si Odo les avait portées, il présenterait déjà les signes de la maladie ; or, ce n’est pas le cas.
Manfred grogna sans se départir de son scepticisme.
Everard se mit à glousser et se tourna vers Klaus.
— Vous êtes un crétin, meunier, et c’est votre femme qui vous monte. Ainsi d’ailleurs que tous les hommes à sa portée.
Klaus piqua un fard et se leva, mais Eugen l’arrêta d’un geste.
— Pas à la table de mein Herr !
Quant à Manfred, il ordonna :
— Intendant, sortez ! (Comme l’autre ne bougeait pas, il ajouta :) Sur-le-champ !
Thierry se leva, une main à l’épée, mais le père Rudolf prit la parole d’une voix chevrotante.
— Allons, allons. Modérons nos ardeurs. Nous ne devons pas nous battre entre nous. L’ennemi, ce n’est pas nous.
Prenant Everard par le coude, il l’aida à se lever. L’intendant fixa l’assemblée en clignant des yeux comme s’il découvrait subitement sa présence. Rudolf l’escorta jusqu’à la porte et il sortit en titubant, non sans s’être cogné au battant. Max referma la porte derrière lui.
— Il empeste, commenta le sergent.
— Il est terrifié, ajouta Dietrich, et il a bu pour l’oublier.
— Je n’accepterai aucune excuse ! décréta Manfred. Max ?
— Il y avait des tombes récentes dans le cimetière, reprit le sergent, mais aussi des cadavres gisant un peu partout – dans les prés, dans les champs… J’ai même vu un mort à sa charrue.
— Des corps sans sépulture ? s’écria Dietrich.
Comment avaient-ils pu en arriver là aussi vite ?
Manfred pointa sur lui un index inflexible.
— Non, pasteur ! Je vous interdis d’aller là-bas.
— Le Seigneur nous a commandé d’ensevelir nos morts.
Une gangue de glace lui enveloppa le cœur lorsqu’il pensa à ce qui les attendait.
— Si vous allez dans la vallée, je ne puis vous autoriser à en revenir, lui dit Manfred. Les vivants ont besoin de vous ici.
Dietrich se préparait à formuler une nouvelle objection lorsque Jean l’interrompit.
— Ce sera plus facile pour nous.
— Mais tout retour vous sera interdit, lui dit Manfred.
Jean esquissa un sourire à la mode krenk.
— Mein Herr, tout retour nous est déjà interdit. Ce ne sera qu’un petit exil ajouté à un grand. Mais les petites-vies qui vous dévorent ne s’attaqueront sans doute pas à nous. Le… Quel terme employez-vous pour désigner un changement des catégories ?
— Evolutium, suggéra Dietrich. Le passage du potentiel à l’actuel. Un « déroulement » vers une fin précise.
— Non, ce n’est pas le bon terme… Ce que je veux dire, mein Herr, c’est que vos petites-vies ne connaissent pas notre corps et qu’il leur manque la… la clé pour entrer dans notre chair.
Manfred plissa les lèvres.
— Très bien. Jean, vous pouvez aller enterrer les morts à Niederhochwald. N’emmenez que des Krenken avec vous. À votre retour, patientez à l’ancien lazaret au cas où vous présenteriez des signes de la peste. Si aucun n’est apparu dans un délai de… (il réfléchit quelques instants, soucieux de la protection du plus grand nombre)… disons trois jours, vous pourrez revenir au village. En attendant, personne ne doit pénétrer dans la seigneurie.
— Et le père de ma femme ? insista Klaus.
— Il doit partir d’ici. Je sais que cela peut paraître cruel, meunier, mais c’est nécessaire. Nous devons penser à nous.
Everard gisait face contre terre près du portail de la haute-cour.
— Ce poivrot a vomi tripes et boyaux ! s’esclaffa Klaus.
Le soleil était haut dans le ciel, mais la brise venue du Katharinaberg était assez fraîche pour faire oublier sa chaleur. Les rosiers étaient en fleur et leurs branches s’entrelaçaient sur les treilles du jardin seigneurial. Mais, à cet endroit, la terre avait été foulée par quantité de pieds obéissants, et la profusion de boutons-d’or qui y poussait tenait du miracle.
Everard tressauta sur ce tapis jaune.
— S’il remue comme ça dans son sommeil, il sera de mauvaise humeur à son réveil, prophétisa Max.
— Il risque de s’étouffer sur ses vomissures, dit Dietrich. Aidez-moi, nous allons le porter chez lui.
Il s’approcha de l’intendant et se mit à genoux.
— Il me semble confortablement installé, dit Max, suscitant l’hilarité de Klaus.
Les vomissures sur le sol étaient d’une répugnante couleur noire et Everard dégageait une odeur nauséabonde. Son souffle évoquait le son d’une cornemuse et Dietrich constata que ses joues étaient brûlantes. Comme il l’effleurait, l’intendant tressaillit et poussa un cri.
Dietrich se releva d’un bond, recula de deux pas.
Il entra en collision avec le meunier, qui s’était rapproché.
— Réveille-toi, ivrogne !
Cela faisait des années que ces deux-là étaient rivaux et associés, cultivant un mélange d’amitié et de détestation.
— Qu’y a-t-il ? demanda le sergent.
— C’est la peste, répondit Dietrich.
Max ferma les yeux.
— Seigneur Dieu !
— Il faut le transporter dans son cottage, reprit Dietrich.
Mais il ne fit pas mine de bouger. Klaus se détourna, les bras passés autour du torse. Max rebroussa chemin vers le château.
— Il faut prévenir le Herr.
Jean le Krenk les écarta tous les trois.
— Heloise et moi allons nous occuper de lui.
La Krenk païenne, qui se reposait de sa mission de reconnaissance, vint le rejoindre.
Sur la colline de l’église, Joachim sonna midi, annonçant l’heure du déjeuner aux travailleurs dans les champs. Klaus l’écouta un moment puis déclara :
— J’aurais cru que ce serait bien plus sinistre.
— Quoi donc ? lui demanda Dietrich.
— Ce jour. J’aurais cru qu’il serait annoncé par de terribles présages – de lourds nuages noirs, des vents violents, des grondements de tonnerre. La nuit en plein jour. Mais la matinée est si ordinaire que j’en suis terrifié.
— Ce n’est que maintenant que vous avez peur ?
— Ja. Des présages traduisent la volonté de Dieu, même si Ses voies sont impénétrables ; et la prière et la pénitence nous permettent parfois d’apaiser Sa colère. Mais ce n’est pas à cela que nous avons affaire. Everard est tombé, frappé par la maladie. Sans le moindre signe annonciateur. Ce qui signifie que ce mal est l’œuvre de la nature, comme vous l’avez toujours dit. Et contre la nature, nous n’avons aucun recours.
Une fois chez l’intendant, ils débarrassèrent la table des parchemins et des registres qui l’encombraient pour y allonger Everard comme un vulgaire porcelet rôti. Son épouse, Yrmegard, hurlait et se tordait les mains. Il ruait des deux pieds et tressautait de plus belle, et son visage était encore plus brûlant. Dietrich lui ôta sa chemise et tous virent les furoncles sur son torse.
— Le charbon, dit Klaus, visiblement soulagé.
Mais Dietrich secoua la tête. En dépit des ressemblances, le malheureux ne souffrait pas de la maladie des trieurs de laine.
— Posez un linge froid sur son front, dit-il à Yrmegard. Et ne touchez pas à ses furoncles. S’il a soif, ne lui laissez boire qu’une gorgée d’eau. Jean, Heloise, mettons-le dans son lit.
Everard poussa un hurlement lorsque les Krenken le saisirent, et ils manquèrent le lâcher.
— Heloise va rester auprès de lui, dit Jean. Ne vous approchez pas, Yrmegard. Des petites-vies peuvent se trouver dans sa salive, ou encore sur sa peau ou même dans son haleine. Nous n’en savons pas davantage pour le moment.
— Me croyez-vous capable de confier mon époux à un démon ? s’emporta Yrmegard.
Mais elle ne fit pas un pas vers le lit, se contentant de tordre son tablier entre ses mains. Accroché à ses jupes, le petit Witold fixait son père de ses yeux immenses.
Lorsqu’ils furent ressortis, Klaus dit à Dietrich :
— Everard ne s’est jamais approché de mon beau-père.
Jean agita le bras.
— Les petites-vies sont parfois apportées par le vent, comme les graines de certaines plantes. Elles peuvent aussi se fixer à des animaux. Chacune d’elles voyage à sa façon.
— Alors aucun de nous n’est en sécurité ! s’écria Klaus.
Des sabots claquèrent sur le pavé, et Thierry et Imein filèrent au galop, sautant par-dessus le mur de pierre et les douves qui entouraient la haute-cour. Klaus, Jean et Dietrich les regardèrent traverser le village puis les champs, où les manants en train de déjeuner s’émerveillèrent du spectacle et, ignorant la raison de leur empressement, applaudirent les deux cavaliers pour leur brio.
Mais, quand sonna l’angélus, tout le monde savait la nouvelle. Les paysans de retour des champs gagnèrent leurs demeures sans rien dire. Cette nuit-là, quelqu’un brisa d’un jet de pierre la splendide vitre en verre teinté dont Klaus ornait fièrement sa fenêtre. Le matin venu, personne n’émergea de sa demeure. Le meunier et sa famille scrutaient la rue déserte derrière les volets fermés, comme si le souffle délétère de la peste était prêt à fondre sur le premier villageois qui oserait se montrer.
Le lendemain, après que Dietrich eut dit la messe pour une congrégation réduite à Joachim et aux Krenken, il monta sur la crête pour contempler le village émergeant des ombres nocturnes. La forge demeurait silencieuse. Un grincement saccadé emplissait l’air matinal – la roue du moulin tournant à vide. Un coq salua le lever du soleil et les moutons affligés par le charbon bêlèrent d’une voix pitoyable pour saluer leurs congénères morts durant la nuit. Au-dessus des champs flottait une légère brume, aussi blanche et aussi délicate que du lin filé.
Joachim le rejoignit.
— On dirait un village peuplé de morts.
Dietrich fit le signe de croix.
— Que Dieu nous épargne un tel sort.
Il y eut un bref silence, puis Joachim demanda :
— En est-il parmi eux qui aient besoin de notre secours ?
— Quel secours pourrions-nous leur apporter ? répliqua Dietrich en levant les bras au ciel.
Il fit mine de s’éloigner, mais Joachim lui empoigna le bras.
— Le réconfort, mon frère ! Les maux du corps sont les plus bénins de tous, car ils ne conduisent qu’au trépas, ce qui n’est que peu de chose. Mais si l’esprit trépasse, alors tout est perdu.
Mais Dietrich ne pouvait rien faire. Il avait découvert qu’il avait peur de la peste. Media vita in morte summus. En pleine vie, nous sommes déjà morts – mais cette mort-là le terrifiait. Il avait vu des hommes éviscérés par un coup d’épée, hurlant de douleur, empoignant leurs tripes et souillant leurs chausses. Pourtant, nul n’allait au combat sans accepter le risque de périr de cette manière. Mais cette maladie ne se souciait ni de risque, ni d’espoir, elle frappait qui bon lui semblait. À Niederhochwald, Heloise avait aperçu un homme mort à sa charrue ; et qui irait travailler aux champs en sachant qu’une telle mort l’y attendait ?
Jean lui posa une main sur l’épaule, le faisant sursauter.
— Nous allons nous en charger, dit le Krenk.
— Un démon parcourant les rues et appelant les malades ? Voilà qui va réconforter les villageois.
— Nous sommes donc des démons ?
— Un homme terrifié voit le démon dans son voisin, et la peur de l’insensé devient la peur du sensé.
— Vide de pensée !
— En effet ; mais ainsi sont les gens.
Dietrich fit un pas sur le sentier, hésita, puis reprit sa route. Lorsqu’il arriva devant le cottage de Theresia, ce fut une voix d’orfraie qui répondit à son appel.
— Allez-vous-en ! Ce sont vos démons qui nous ont apporté ce mal !
Cette accusation était illogique. La peste avait ravagé des contrées où les Krenken étaient inconnus ; mais jamais la raison n’avait fait plier Theresia. Il repartit en direction de la forge, où il trouva Wanda Schmidt en grande conversation avec Joachim.
— Vous n’aviez pas besoin de m’accompagner, lui dit-il tandis que tous deux avançaient dans la grand-rue.
Mais le moine se contenta de hausser les épaules.
Et ainsi allèrent-ils, d’une maison à l’autre, jusqu’à ce qu’ils arrivent devant les huttes des jardiniers. En entrant dans le cottage des Metzger, Dietrich s’assura que Trude souffrait seulement du charbon. Mais à en juger par les traînées noires qui lui striaient les bras, le poison se répandait dans son corps. Elle va mourir, se dit-il, veillant à ne rien laisser paraître de sa certitude tandis qu’il priait pour elle et lui donnait sa bénédiction.
Il retourna dans le vallon séparant la colline de l’église de celle du château et attendit Joachim, qui revenait du cottage du meunier en traversant le pré. Les moutons bêlaient à son passage.
— Est-ce qu’ils vont bien ? demanda Dietrich en désignant les cottages situés de l’autre côté du pré.
Joachim lui répondit par un hochement de tête.
Dietrich laissa échapper un soupir de soulagement.
— Personne d’autre n’est touché, alors.
Joachim chassa d’un coup de pied un rat mort qui encombrait le sentier et se tourna vers le château.
— Nous ne sommes pas encore allés dans la haute-cour – et c’est là que la peste a commencé à se manifester.
— Je vais interroger Manfred et les siens. (Obéissant à une soudaine impulsion, il étreignit le franciscain.) Vous n’aviez nul besoin de vous exposer. C’est à moi qu’ont été confiées ces brebis.
Joachim se tourna vers les bestiaux en train de mourir, comme s’il se demandait de quelles brebis parlait Dietrich.
— Le bailli néglige sa charge, fit-il remarquer. Il faut enterrer les bêtes mortes, car sinon tout le troupeau sera détruit. Les moutons de mon père ont jadis souffert de ce mal, et deux des bergers sont morts avec eux. C’était ma faute, bien entendu.
— Volkmar a d’autres soucis que les troupeaux du village.
Joachim eut un sourire inattendu.
— Pas moi. « Pais mes brebis[26] », a dit le Seigneur, mais l’homme ne se nourrit pas que de pain. Ce fut un dur parcours que celui que nous avons suivi, Dietrich, mais un bon compagnon allège le fardeau du périple.
En fin de compte, seul Everard était malade, et il semblait à présent se reposer paisiblement. Dietrich osa espérer que le mal arrêterait là ses ravages. Jean fit claquer ses mandibules en l’entendant, mais il ne fit aucun commentaire.
Gottfried et Winifred s’équipèrent de harnais de vol et allèrent enterrer les malheureux habitants de Niederhochwald. Les cadavres étaient si nombreux qu’ils durent creuser des fosses en s’aidant de pâte à tonnerre. Dietrich se demanda si cette méthode était bien convenable, puis conclut qu’une fosse commune était peut-être appropriée dans la mesure où tout le village semblait avoir péri en même temps. Il bénit les sépultures via le parleur à distance que les Krenk avaient emporté avec eux.
Peu après, Jean remplit les barils alimentant la tête parlante en dépliant un triptyque de verre. Cette matière convertissait les rayons de soleil en essence elektronik. Dietrich savait que, sur le plan philosophique, il était possible qu’un feu soit transformé en un autre feu, mais le côté pratique de cette alchimie lui échappait.
— Pourquoi la peste est-elle venue ici ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.
Jean observait le sceau dont était frappé le Heinzelmännchen et qui permettait de suivre le remplissage des barils.
— Parce qu’elle est allée partout. Pourquoi pas ici ? Mais, Dietrich, mon ami, vous en parlez comme d’un animal qui va et vient dans un but précis. Un tel but n’existe pas.
— Voilà qui n’apporte aucun réconfort.
— Pourquoi faut-il qu’il y ait réconfort ?
— Une vie sans but ne vaut pas la peine d’être vécue.
— Croyez-vous ? Écoutez, mon ami. La vie vaut toujours la peine d’être vécue. Mon… Vous diriez mon « aïeul ». Mon « aïeul » a passé plusieurs… mois… caché dans les ruines d’un nid… d’une ville… détruite par… par une attaque aérienne. Ses frères de nichée avaient péri par les flammes. Sa nourrice était morte dans ses bras, victime d’une expression encore plus violente que celle de la poudre noire. Il ignorait où il trouverait son prochain repas. Mais sa vie valait la peine d’être vécue, même après de pareilles épreuves, car la nécessité de trouver ce prochain repas lui donnait un but ; chaque nouvelle aurore lui était un triomphe. Jamais il ne s’est senti plus vivant que durant cette période où il frôlait la mort chaque jour. C’est aux yeux de ma propre nichée – qui ne manquait de rien – que la vie semblait oppressante.
Lorsque vint le mardi et qu’on n’eut constaté aucun nouveau cas, les manants sortirent de leurs cottages pour converser à voix basse. On racontait au château qu’Everard se reposait et que sa fièvre était tombée.
— Peut-être que le village échappera au pire, dit Gregor Mauer en voyant Dietrich ce matin-là.
— Que Dieu vous entende, répondit le prêtre.
Ils se trouvaient dans la cour du tailleur de pierre, parmi la poussière et les éclats de roche. Non loin de là, les deux fils de Gregor paressaient, vêtus de tabliers de cuir et portant des gants épais. Gregerl, un gaillard qui pesait déjà cent quarante livres, tenait un fil à plomb qu’il faisait tourner d’un air absent.
— Pasteur…
Gregor semblait étrangement intimidé. Du bout du pied, il dessina quelque chose dans la poussière. Puis il jeta un regard noir à ses fils, qui s’empressèrent de filer, après que Gregerl eut donné un coup de coude à son cadet et gratifié son père d’un sourire malicieux.
— Aucun respect, dit le tailleur de pierre. J’aurais dû les envoyer faire leur apprentissage ailleurs. (Soupir.) Pasteur, je souhaite épouser Theresia. Elle est votre pupille et c’est à vous d’accorder sa main à qui la demande.
Dietrich avait redouté ce jour. À ses yeux, Theresia demeurait une fillette en larmes, au visage maculé de suie, fuyant sa maison en feu.
— L’avez-vous avisée de votre souhait ?
— Elle y consent. (Comme Dietrich ne réagissait pas, il ajouta :) C’est une femme très douce.
— Oui. Mais son cœur est grandement troublé.
— J’ai essayé de lui expliquer à propos des Krenken.
— Il n’y a pas que cela. Je pense qu’elle impose à leur nature celle de ses démons intérieurs.
— Je… je ne comprends pas.
— Jean m’a parlé des rouages de l’âme. Les Krenken ont imaginé une philosophie pour les étudier. Je l’appelle psyche logos. Ils ont divisé l’âme en plusieurs parties : le soi – ce qui parle, l’ego ; la conscience – qui est supérieure à l’ego et le régente ; le péché originel, au-dessous des deux précédents ; et, naturellement, les âmes animales et végétatives dont parle Aristote. Ils disent… (Soudain, son propre discours lui parut irritant.) Mais peu importe. Ce que je veux dire, c’est… (Il eut un bref sourire.) Il y a dans le passé de Theresia des questions dont vous ignorez tout.
— C’est moins son passé qui m’occupe que son avenir.
Dietrich opina.
— Est-ce que nous avons votre bénédiction ?
— Je dois y réfléchir. Il n’est nul autre auquel je la confierais avec plus de joie, Gregor. Mais c’est une décision qui va déterminer le reste de sa vie et il ne faut pas la prendre à la légère.
— Le reste de sa vie, ça risque d’être court, dit lentement Gregor.
Dietrich se signa.
— Ne tentez pas le Seigneur. Personne d’autre n’est tombé malade.
— Pas encore, mais la fin du monde approche et, au paradis, il n’y a ni mariage ni demande en mariage.
— Je dois y réfléchir, vous dis-je.
Dietrich fit mine de partir, mais la réplique de Gregor l’obligea à se retourner.
— Nous n’avons pas besoin de votre permission, dit le tailleur de pierre, mais nous souhaitions votre bénédiction.
Dietrich acquiesça, courba le dos et s’en fut.
Après les vêpres, Dietrich mangea un repas frugal de pain et de fromage, arrosé d’une chope de bière. Il avait préparé une assiette pour Joachim, mais le jeune moine n’était pas réapparu. Jean, accroupi devant la fenêtre, écoutait le chant des insectes à la tombée du soir. De temps à autre, il mordait dans un bout de pain imbibé de son élixir de vie. En dépit de son régime, les tavelures se faisaient plus nombreuses sur sa peau. Reflétées sur ses yeux à facettes, les étoiles semblaient luire à l’intérieur de son crâne.
— Il y a une phrase dans ma tête qui dit que l’une d’elles est celle de ma maison, déclara-t-il. Si Dieu est bon, Il ne m’abandonnera pas sans m’en donner un aperçu. Si seulement je savais laquelle c’est. Peut-être… (Il tendit son bras si long, ses doigts si longs.) Peut-être est-ce celle-ci. Elle est si brillante. C’est sûrement pour une raison. (Il fredonna avec ses lèvres latérales.) Mais non. Si elle est brillante, c’est parce qu’elle est proche. La philosophie du hasard me dit que mon étoile se trouve à une distance inconnaissable, dans une direction inconnaissable, et qu’aucune de ces lueurs ne brille dans le ciel de Krenkheim. Même ce lien, le plus ténu de tous, même ce lien m’est refusé.
— Le ciel est donc profond ? dit Dietrich.
— D’une profondeur incommensurable.
Dietrich s’approcha de la fenêtre pour contempler le dôme de ténèbres.
— J’ai toujours pensé qu’il s’agissait d’une sphère à laquelle étaient suspendues des lampes. Mais certaines de ces lueurs sont plus proches que les autres, dites-vous, et c’est pour cela qu’elles brillent avec plus d’éclat ? Qu’est-ce qui les maintient en place ? L’air ?
— Rien. Il n’y a pas d’air dans le néant entre les étoiles. Et il n’y a ni « haut » ni « bas ». Si vous deviez monter au ciel, vous iriez vers le haut jusqu’à échapper à l’emprise de la terre, et flotteriez ensuite pour l’éternité – ou jusqu’à vous retrouver sous l’emprise d’un autre monde.
Dietrich opina.
— Votre théologie est exacte. Dans quel milieu alors les étoiles nagent-elles ? Buridan n’a jamais cru à la quintessence. Il disait que les corps célestes décriraient pour l’éternité le mouvement que le Créateur leur avait imprimé, car ce mouvement ne rencontrerait aucune résistance. Mais si le ciel n’est pas un dôme retenant l’air, il doit être rempli d’autre chose.
— Ah bon ? Il existe une célèbre… experientia, lui dit Jean. Un philosophe krenk s’est tenu le raisonnement suivant : si le ciel était empli de ce cinquième élément, on sentirait du « vent » du fait du mouvement de notre monde en son sein. Il a mesuré la vitesse de la lumière dans un sens, puis dans l’autre, et n’a trouvé aucune différence.
— Alors le jeune Oresme se trompe ? La terre ne se meut pas ?
Jean se retourna et fit claquer ses lèvres.
— Ou alors, il n’y a pas de quintessence, dit-il.
— Ou alors, la quintessence se meut avec nous, tout comme l’air. Il existe plus de deux possibilités.
— Non, mon ami. L’espace n’est empli de rien.
Dietrich éclata de rire, pour la première fois depuis qu’il avait trouvé Everard à terre.
— Comment est-ce possible, puisque le « rien », c’est l’absence de toute chose ? Si dans le ciel il ne se trouvait nulle chose, quelque chose viendrait s’y placer. Le mot lui-même en est la preuve. « Vider » se dit vacuare. Mais natura non vacuit. La nature a horreur du vide. Il faut des efforts pour faire le vide.
— Na… répondit Jean avec hésitation. Le Heinzelmännchen interprète-t-il correctement ? Nos philosophes affirment que ce rien ne contient pas ce qu’ils appellent « esprit-de-rien ». Mais je ne pense pas que les vôtres le sachent. Comment l’exprimeriez-vous dans votre langage philosophique ?
— La forme substantive de vacuare, c’est vacuum, un terme exprimant une action abstraite en tant que forme factuelle : « ce qui est dans l’état d’avoir été vidé ». D’où : energia vacuum. Mais il est écrit que « l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus du vide », alors peut-être avez-vous trouvé le souffle de Dieu dans votre « vacuum energia ». Mais attendez. (Dietrich leva l’index.) Votre navire se meut le long de directions insensibles que l’on trouve partout dans la nature.
— Ja. Tout comme l’intérieur d’une sphère est « insensible » à ceux qui n’appréhendent que sa surface.
— Alors, l’étoile de Krenkheim est en fait toute proche. Elle est à l’intérieur de vous, et ce à chaque instant.
Jean resta figé un moment, puis ouvrit brièvement ses lèvres molles.
— Vous êtes un homme sage, pasteur Dietrich, sage ou bien embrouillé.
— Ou peut-être les deux, reconnut Dietrich. (Il se pencha à la fenêtre.) Je ne vois toujours aucun signe de Joachim, et il fait trop noir à cette heure-ci pour sortir sans torche.
— Il est dans l’église, dit Jean. Je l’ai vu y entrer à none.
— Ah ! Et il n’en est pas ressorti ? Les vêpres sont passées depuis longtemps.
Inquiet, Dietrich sortit et courut vers l’église, trébuchant sur le pré éclairé par la seule lueur des étoiles, et se cogna au poteau d’angle nord-ouest de l’édifice. Ecke la géante se dressait au-dessus de lui ; le nain Alberich le fixait en ricanant depuis son piédestal. La rumeur du vent semblait leur donner une voix. Dietrich monta les marches en titubant, s’arrêta le temps de caresser la joue de sainte Catherine. Un hibou passa, poussant un ululement quasi muet. Redoutant ce qu’il allait découvrir, il ouvrit grandes les portes.
Filtrée par les vitraux, la lueur des étoiles ne parvenait pas à dissiper la pénombre régnant à l’intérieur. Dietrich entendit des claquements étouffés provenant de l’autel.
Il se précipita vers le sanctuaire, trébucha sur un corps gisant sur les dalles. Une puanteur hélas familière lui emplit les narines.
— Joachim ! s’écria-t-il. Est-ce que vous vous sentez bien ?
Il se rappela Everard gisant dans ses vomissures puantes.
Mais ce qu’il humait là, c’était la senteur âcre du sang.
Il palpa le corps du franciscain et le découvrit torse nu, sentit sa jeune chair creusée de sillons ensanglantés.
— Joachim, qu’avez-vous fait ?
Mais il le savait déjà et, au prix de quelques tâtonnements, trouva le fouet que tenait le moine et le lui arracha des mains.
Il s’agissait de la corde qui lui servait de ceinture, à présent imbibée de son sang.
— Ach, espèce d’idiot ! Espèce d’idiot !
Joachim frissonna dans ses bras.
— Si je bois cette coupe jusqu’à la lie, murmura-t-il, elle passera loin d’autrui. (Il tourna vers Dietrich des yeux que les étoiles faisaient luire.) Si je m’impose la douleur de dix hommes, alors neuf en seront peut-être exemptés. Que dites-vous de mon algèbre ? acheva-t-il en riant.
Une froide lueur bleue illumina le sanctuaire comme Jean y entrait avec une lampe krenk.
— Il s’est blessé, dit la créature en approchant.
— Ja, fit Dietrich. Pour prendre sur lui nos souffrances.
S’était-il flagellé durant quatre heures, soit le temps écoulé depuis que Jean l’avait vu entrer dans l’église ? Dietrich étreignit le moine, déposa un baiser sur sa joue.
— Il croyait tuer les petites-vies à coups de fouet ? demanda Jean. Cela n’est pas logique !
Dietrich agrippa le corps par les aisselles et se redressa.
— Au diable la logique ! Nous sommes tous impuissants. Au moins a-t-il tenté quelque chose !
Le mercredi, Manfred manda Dietrich en sa chapelle pour y commémorer Henri II le Saint, souverain d’une époque où la Germanie connaissait l’ordre et la justice.
— Hier soir, expliqua le Herr, le bon père Rudolf m’a volé ma jument grise et s’est enfui avec elle.
Bien qu’il n’ait jamais aimé le chapelain, Dietrich fut aussi surpris que troublé par cette nouvelle. La chapelle seigneuriale, riche de ses calices d’or et de ses chasubles de soie, constituait un sacerdoce plus prestigieux que celui d’un prêtre de village, notamment grâce à son bénéfice fort confortable. Rudolf était un homme bon qui faisait honneur à Dieu, mais il gardait dans son cœur une petite place pour Mammon.
Au fond de la chapelle se tenaient Eugen, Kunigund et sa sœur Irmgard, Chlotilde la nourrice, Gunther, Peter le ménestrel, Wolfram et leurs familles, Max et quelques domestiques, attendant le début de la messe dans le recueillement. Dietrich baissa la voix.
— Il a abandonné son bénéfice ? demanda-t-il.
Il arrivait que des serfs fuient leur seigneurie. Plus rarement, c’était un seigneur qui désertait son fief. Mais il n’était pas seyant pour un homme d’abandonner sa vocation.
— Où va-t-il donc aller ?
— Qui sait ? répondit Manfred en hochant la tête. Je ne lui reproche pas de m’avoir pris un cheval. Il a voulu mettre toutes les chances de son côté, et je ne suis pas homme à les lui mesurer.
Après la cérémonie, Dietrich s’attarda devant le portail de la haute-cour et contempla le village en silence, pensant toujours au père Rudolf. Puis il tourna les talons et se dirigea vers le cottage d’Everard.
— Comment se porte votre époux aujourd’hui ? demanda-t-il à Yrmegard lorsqu’elle eut ouvert le battant supérieur de sa porte.
Elle jeta un regard par-dessus son épaule.
— Mieux, je pense… Il… (Soudain, elle ouvrit également le second battant.) Voyez vous-même.
Dietrich fit un pas à l’intérieur. Il retint son souffle, ne souhaitant pas inhaler un air vicié.
— La paix soit avec vous. Où est Heloise ?
— Qui est-ce ? Le démon ? Je croyais que les démons avaient des noms juifs. Je l’ai chassé. Pas question de le laisser au chevet de mon mari pour qu’il s’empare de son âme à l’instant de sa mort.
— Yrmegard, les Krenken sont avec nous depuis le jour de la kermesse…
— Ils ne faisaient qu’attendre leur heure.
Le cottage d’Everard était divisé en deux pièces, une chambre et une salle commune. L’intendant possédait plusieurs parcelles de terre et l’aménagement de sa demeure trahissait sa richesse. Il était allongé dans la chambre. Son front était brûlant et sec au toucher. Aux furoncles sur son torse s’en étaient ajoutés d’autres, sur le ventre et sous les bras. L’un d’eux, sur son bras gauche, avait la grosseur et la couleur d’une pomme. Dietrich prit un linge, le trempa dans l’eau, l’essora et le posa sur le front du malade. Everard se mit à siffler et ses mains devinrent griffes.
Dietrich entendit Yrmegard qui faisait taire leur fils en larmes. Everard ouvrit un œil.
— Silence, mon garçon, dit-il.
Sa langue avait enflé et débordait de sa bouche, rendant ses propos difficilement intelligibles. On eût dit un escargot gris et visqueux cherchant à s’échapper de sa coquille.
— Un brave garçon comme la bouillie et les oiseaux chantent, dit Everard en fixant sur Dietrich un œil luisant d’intensité.
— Il est devenu fou, dit Yrmegard en s’approchant du lit.
Le petit Witold s’enfuit en pleurant loin du cottage.
— Il est conscient et capable de parler, rétorqua Dietrich. Cela en soi tient du miracle. Pourquoi exiger un discours raisonné ?
Il tenta de lui faire avaler un peu d’eau, mais elle lui coula sur le menton, sa langue étant décidément trop enflée. Il ne cessait de geindre et de tousser, mais cela représentait un progrès comparé aux nausées et aux hurlements de la veille. Cela va passer, se dit Dietrich, soulagé.
Depuis la colline du château, il emprunta le sentier conduisant au pré bordant le bief. Ce fut là qu’il trouva Gregor et Theresia, assis au bord du bassin où ils s’amusaient à faire des ronds dans l’eau. Il fit halte avant d’être vu et il entendit le rire cristallin de la jeune femme, qui résonnait en contrepoint au murmure de l’eau. Puis la roue du moulin se mit à tourner, à grand renfort de grognements.
Jadis, c’était un bruit qui ne manquait jamais de le ravir. Le bruit d’un labeur ayant cessé d’être un fardeau pour l’homme. Mais, aujourd’hui, il sonnait un peu comme une plainte. Klaus sortit du moulin pour regarder tourner la roue, jaugeant la force du courant et le travail qu’il allait effectuer. Satisfait, il se retourna et, apercevant Dietrich, lui lança un salut. Gregor et Theresia se retournèrent et Dietrich, qui n’avait désormais plus le choix, s’avança vers eux.
— Vous avez ma bénédiction, dit-il au tailleur de pierre avant que celui-ci ait eu le temps d’ouvrir la bouche.
L’un après l’autre, il leur posa sa main gauche sur le front, pendant que la droite faisait le signe de croix. Non seulement il les bénissait, mais en outre il s’assurait discrètement que ni l’un ni l’autre n’avait la fièvre.
— C’est une femme pleine de bonté, dit-il à Gregor, pieuse quand elle ne se laisse pas aveugler par ses terreurs, et son talent d’herboriste et de guérisseuse est un authentique don de Dieu. Pour ce qui est de ses terreurs, ne lui en parlez point, car elle a besoin de réconfort plutôt que d’une inquisition. (Il se tourna vers Theresia, qui pleurait à chaudes larmes.) Écoutez bien Gregor, ma fille. Cet homme est plus sage qu’il ne le croit.
— Je ne comprends pas, dit Theresia, et Dietrich s’agenouilla devant elle.
— Il est suffisamment sage pour vous aimer. Si vous comprenez seulement cela, vous serez aussi instruite qu’Aristote.
Gregor fit quelques pas avec lui comme il se dirigeait vers le moulin.
— Vous avez changé d’avis.
— Je n’ai jamais été opposé à cette union. Vous aviez raison, Gregor. Chaque nouveau jour peut être le dernier et, que notre vie soit longue ou courte, le plus petit des bonheurs qui l’agrémentent vaut la peine d’être cultivé.
Arrivé devant le moulin, il vit Klaus qui s’essuyait les mains avec un chiffon en regardant s’éloigner le tailleur de pierre et l’herboriste.
— Alors ? lança-t-il. Est-ce que Gregor a eu ce qu’il voulait ?
— Il a eu ce qu’il demandait, répondit Dietrich. Dieu veuille que ce soit la même chose.
Klaus secoua la tête.
— Vous êtes parfois trop malin pour votre bien. Sait-elle ce qu’il attend d’elle ? Vous voyez ce que je veux dire. C’est une femme un peu simple.
— Vous comptez moudre de la farine aujourd’hui ? Klaus haussa les épaules.
— La peste va peut-être nous tuer tous, mais il n’y a aucune raison de mourir de faim en attendant.
Ainsi passa leur troisième jour de grâce.