XVI Mars 1349 Carême

Avec le mois de mars était venue la nouvelle année. Serfs et vilains taillaient les vignes et remplaçaient sur les clôtures les poteaux endommagés par la neige. Depuis que Herr Manfred avait imposé sa trêve, les humeurs s’étaient adoucies et nombre de Krenken avaient regagné les maisons de leurs hôtes villageois. Jean, Gottfried et quelques autres campaient près du navire naufragé. Le temps se réchauffait, et Zimmerman et ses neveux leur avaient édifié un appentis chauffé par un poêle de masse. Cela leur permettait de consacrer davantage de temps à leurs réparations tout en leur évitant de croiser leurs ennemis de naguère. Gerlach Jaeger, qui traquait le loup jusque dans les profondeurs de la forêt, raconta que, le soir venu, il les voyait parfois tentant d’exécuter « de concert » leur étrange danse bondissante.

— Ils ne sont pas très doués, précisa le chasseur. Ils oublient de s’accorder et chacun fait ce qu’il lui plaît de faire.

Dietrich se rendait souvent au camp, et Jean et lui déambulaient dans les sentiers à présent bien visibles tout en devisant de philosophie naturelle. Les arbres commençaient à reverdir, on voyait même quelques fleurs s’épanouir pour le plus grand plaisir des abeilles. Jean portait un gilet en peau de mouton et des chausses de cuir, ses vêtements krenken étant réduits en lambeaux depuis belle lurette.

Bien que les Français fissent commencer l’année religieuse à Noël, expliqua Dietrich, les Allemands considéraient que l’Incarnation en marquait le début. L’année civile, bien entendu, commençait le 1er janvier. Jean ne parvenait pas à comprendre une telle incohérence.

— Sur Krenkheim, dit-il, non seulement nous avons une année standard, mais aussi une heure standard, et ainsi de suite jusqu’au deux cent millième de la journée.

— Kratzer dit que votre heure comprend une grosse de minutes et votre minute une grosse de clins d’œil. Quelle tâche peut donc être accomplie si vite qu’il suffise d’un « clin d’œil » pour en estimer la durée ?

— Ce terme de « clin d’œil » est le vôtre. Il ne « signifie » rien pour nous.

Un homme pouvait-il lire de l’humour dans ces globes aux facettes dorées ? un rire sur ces lèvres cornues ? Dietrich entendit un pivert marteler une branche. Jean lança un claquement dans sa direction, comme pour lui répondre, puis s’esclaffa.

— Ces intervalles de temps nous sont utiles pour mesurer les propriétés de la « mer elektronik » dont les… marées… montent et descendent nombre de fois en un clin d’œil.

Ach so, fit Dietrich, les ondes qui ne coulent dans aucun milieu. Que représente pour vous ce clin d’œil ?

— Je dois consulter le Heinzelmännchen.

Tous deux marchèrent en silence pendant que gazouillaient geais des chênes et pouillots siffleurs. Dietrich s’arrêta devant un parterre de gaillets odorants poussant au bord du sentier. Il cueillit l’une des petites fleurs rose pâle et l’approcha de ses lunettes. Ses racines produisaient une excellente teinture rouge et ses fleurs séchées une infusion fort appréciée de Theresia. Celle-ci refusait toujours de mettre les pieds à Grosswald tant que les Krenken y séjourneraient. Raison de plus pour que Dietrich cueille quelques spécimens et les range dans sa bourse.

— Un clin d’œil, annonça Jean, correspond à deux mille sept cent quatre myriades de vaguelettes de la lumière invisible émise par… certaine substance qui vous est inconnue.

Dietrich fixa le Krenk durant un long moment, puis partit d’un rire tonitruant devant l’absurdité de sa réponse.


Comme ils retournaient vers le camp, Jean demanda des nouvelles de Kratzer. Dietrich entreprit de lui résumer les nombreuses séances de disputatio durant lesquelles tous deux discutaient de philosophie naturelle, mais Jean l’interrompit.

— Pourquoi ne vient-il pas à notre camp ?

Dietrich le fixa quelques instants.

— Peut-être le fera-t-il bientôt. Il se dit affaibli en ce moment.

Jean se figea soudain et Dietrich, pensant qu’il avait repéré quelque chose dans la forêt, fit halte et tendit l’oreille.

— Qu’y a-t-il ?

— Nous observons le carême avec trop de rigueur, je le crains.

— Le carême est une période exigeante, répondit Dietrich. Nous sommes dans l’attente de la résurrection du Seigneur. Mais Kratzer n’a pas reçu le baptême ; pourquoi jeûne-t-il ?

— Par camaraderie. Nous en tirons du réconfort.

Jean ne précisa pas sa pensée et leur promenade s’acheva dans le silence.


Une Krenk nommée Ilse vint parler à Dietrich à son retour au camp.

— Est-il vrai, pasteur, que ceux qui jurent fidélité à votre seigneur-du-ciel revivront un jour ?

Doch, fit Dietrich. Leur esprit vivra éternellement dans la communion des saints et sera réuni à leur corps quand viendront les Temps derniers.

— Et puisque votre seigneur-du-ciel est un être d’energia, il peut retrouver l’energia de mon Gerd et la replacer dans son corps ?

Ach. Gerd. Étiez-vous son épouse ?

— Pas encore, mais nous parlions de trouver un « sans équivalent » à notre retour. Il faisait partie de l’équipage et moi des pèlerins, mais il me semblait tellement… tellement autoritaire… dans sa livrée, et tellement bien bâti. C’est pour me sauver – pour me dissuader de boire le bouillon de l’alchimiste – qu’il s’est opposé à Herr Gschert et a rejoint les hérétiques. Si votre seigneur-du-ciel doit nous réunir dans une autre vie, je suis prête moi aussi à lui jurer fidélité.

Dietrich s’abstint de souligner que Gerd était mort sans avoir reçu le baptême. Il ignorait quelle doctrine appliquer dans un tel cas. La loi de l’amour stipulait que nul homme ne pouvait être châtié pour ne point entretenir des croyances qui ne lui avaient jamais été prêchées, mais il n’en était pas moins vrai que seul le Christ ouvrait les portes des Cieux. Peut-être que Gerd se retrouverait dans les limbes, le séjour de félicité des justes païens. Même si Ilse acceptait le Christ, ils ne seraient hélas jamais réunis. La question était épineuse, mais il lui promit de la catéchiser, ainsi que deux autres Krenken qui lui firent la même demande.

Il était ravi de leur intérêt et curieux de savoir ce qu’était le « bouillon de l’alchimiste ».


Adouber un junker entraînait des dépenses élevées, car l’honneur du chevalier exigeait des célébrations à la hauteur de l’événement : des festivités, un banquet, des présents, un concours de ménestrels et, bien entendu, des joutes. En règle générale, les seigneurs s’arrangeaient pour célébrer plusieurs adoubements en même temps afin de partager les coûts. Lorsque Manfred annonça celui d’Eugen, Thierry déclara dans la foulée qu’Imein serait fait chevalier le même jour.

Les Zimmerman édifièrent dans le pré des gradins depuis lesquels le peuple assisterait aux concours, et le bruit des marteaux et des scies étouffa les quelques grommellements. Mais un serf nommé Carolus fut si fâché de se voir imposer des travaux supplémentaires qu’il s’enfuit de la seigneurie. Sa propriété échut donc à Manfred, qui la confia à Jean et à Gottfried.

— Il s’agit d’une terre servile, dit Dietrich aux nouveaux métayers, donc vous devez service à Manfred bien que vous ne soyez pas serfs vous-mêmes.

Il leur suggéra d’engager Volkmar Bauer pour cultiver leurs terres, en échange de la moitié des produits de la moisson. Comme de bien entendu, Volkmar se plaignit d’être déjà surchargé de travail, tant à cause des terres seigneuriales que des siennes propres ; mais c’était un homme prévoyant dont les héritiers auraient sans doute besoin de longueurs d’arpent supplémentaires. On procéda donc aux arrangements nécessaires, par lesquels divers sillons furent répartis entre diverses parties intéressées, le prévôt attestant la légalité de la transaction, qui fut consignée dans le Weistümer. Si le bailli ne se prit pas pour autant d’affection pour les Krenken, au moins son hostilité devint-elle plus discrète.

La veille de l’adoubement, qui devait se tenir le troisième dimanche de carême, les deux junkers jeûnèrent de l’aube au crépuscule. Puis, à la tombée du soir, ils revêtirent une robe en laine anglaise du blanc le plus pur, et ils passèrent la nuit en prière dans la chapelle. La blessure d’Eugen était en voie de guérison, comme l’avait promis le Savoyard, mais il en garderait une longue balafre qui donnait à son sourire un cachet un peu sinistre. Imein, qui s’était bien comporté au combat sans toutefois avoir été blessé, considérait cette marque de courage avec une certaine envie.

— Je regrette que les festivités soient si modestes, confessa Manfred ce soir-là alors qu’il inspectait les gradins en compagnie de Dietrich. Eugen mérite mieux, mais nous devons tenir secrète la présence de nos vassaux krenken. Einhardt sera sans doute vexé de ce que je ne l’aie pas invité à rompre la lance contre nous.

Einhardt était le chevalier impérial demeurant près de Hirschsprung.

— Le vieux bonhomme a sûrement entendu des rumeurs, mais il est trop courtois pour céder à la curiosité, commenta Dietrich.

— Voilà qui est bon. Mes filles détestent le baigner tellement il empeste. Il n’utilise que rarement le savon, bien qu’il ait appris à s’en servir étant enfant. « Futilités françaises ! » dit-il. S’il triomphe sur le champ de bataille, c’est sans doute parce que sa puanteur fait fuir l’ennemi.

Manfred rejeta la tête en arrière et éclata de rire.

— Mein Herr, il faudrait que vous cessiez d’exposer votre cou comme vous le faites… Chez les Krenken, c’est un signe de soumission – une invite qu’on adresse à son supérieur, qui peut vous mordre la gorge jusqu’au sang.

Manfred arqua les sourcils.

— Vraiment ! Et moi qui croyais qu’ils riaient.

— Chacun de nous voit seulement ce que son expérience lui a enseigné. Vous n’avez pas puni Grosswald pour trouble à l’ordre public. La tolérance est à nos yeux une vertu ; mais, pour eux, c’est un signe de faiblesse.

— Ah.

Manfred fit quelques pas, les mains derrière le dos. Puis il s’arrêta et pencha la tête sur le côté.

— Le geste de Jean à Falkenstein, quand il a épargné son ennemi… Était-ce aussi un signe de faiblesse ?

— Je l’ignore, mein Herr ; mais leurs us ne sont pas les nôtres.

— S’ils veulent rester dans ma seigneurie, ils vont devoir les apprendre.

— S’ils y restent, en effet. C’est parce qu’il était au désespoir de revoir sa patrie que Jean a choisi la désobéissance.

Manfred le considéra d’un air pensif.

— Mais pourquoi un tel désespoir ? Un homme peut certes se languir de sa terre, de sa famille, de ses amours… ou de son épouse, mais une telle langueur finit par se dissiper. Le plus souvent.


Le matin venu, les junkers sortirent de la chapelle et se baignèrent pour symboliser leur purification, après quoi ils se vêtirent de linge de corps en lin, d’une tunique à brocarts d’or, de bas de soie et de bottes ouvragées. On leur passa une cape écarlate sur les épaules, et les fidèles poussèrent des cris admiratifs lorsqu’ils entrèrent à nouveau dans la chapelle. Les Krenken capturèrent de nombreuses images avec leur fotografia.

Le chapelain célébra la messe tandis que Dietrich et frère Joachim chantaient en chœur Media vita in morte sumus. C’était un choix des plus appropriés, car si ces vers rappelaient aux jeunes gens que la mort serait toujours à leurs côtés dans leur nouvelle vie, la tonalité du quatrième mode apaisait la bile colérique qu’un guerrier devait veiller à réfréner.

Après la messe vint la cérémonie proprement dite. Eugen et Imein posèrent leurs épées sur l’autel et firent serment de servir Dieu. Durant son homélie, le pasteur Rudolf leur conseilla de s’inspirer des chevaliers d’antan.

— En ces temps dégénérés, les chevaliers se retournent contre les serviteurs du Seigneur et saccagent le patrimoine de la Croix, dépouillent les « pauvres du Christ », oppriment les malheureux et tirent jouissance de la souffrance d’autrui. Ils déshonorent leur vocation et, plutôt que d’accomplir leur devoir de soldat, s’adonnent sans vergogne au pillage et à la luxure. Vous devez chaque jour faire preuve d’honneur, de loyauté et de générosité, être soucieux de justice et surtout d’équilibre – évitez tous les excès. Honorez les prêtres, protégez les pauvres et châtiez les criminels, comme il en allait jadis.

Dietrich se demanda si les chevaliers d’antan étaient aussi purs et irréprochables que le prétendait leur souvenir. Peut-être que Roland, Ruodlieb et Arthur n’étaient en fait ni pires ni meilleurs que Manfred… ou von Falkenstein. Mais n’était-il pas souhaitable de tendre vers un idéal, si peu respecté fût-il, de s’inspirer du Roland idéal plutôt que de l’homme faillible qu’il était sans doute ?

Le père Rudolf bénit les deux épées. Puis Manfred revêtit Eugen d’une cotte de mailles, de jambières de fer, d’un casque pourvu d’une visière et d’un écu frappé de ses armoiries : une rose blanche barrée d’un chardon. Une fois que Thierry eut fait de même avec Imein et que les deux jeunes hommes se furent agenouillés devant l’autel, Manfred prit en main l’épée de chacun d’eux et les adouba tour à tour. Jadis, le rituel consistait en un simple soufflet, mais l’Allemagne s’était laissé séduire par sa version française.

Suivit le banquet dans la grande salle. Devant le château, un bœuf entier rôtissait à la broche et les serfs allaient et venaient sans répit, porteurs de plateaux de cuissots et de saucisses. On dégustait des choux farcis, des tourtes de grive, des œufs à la bette, du jambon braisé à la sauce au vinaigre, des betteraves et des carottes accommodées au raisin. Crèmes et sorbets étaient également relevés avec du vinaigre. Jongleurs, mimes et chanteurs distrayaient les convives. Peter interpréta un passage de l’Erec de Hartmann von Aue, où les chevaliers furibonds châtient un comte qui a battu sa jeune épouse. Dietrich se demanda si c’était Manfred qui avait dicté ce choix, pensant au prochain mariage de sa fille.

Les joutes se déroulèrent durant l’après-midi. Les concurrents et leurs dames défilèrent dans le pré afin que les spectateurs puissent admirer leurs atours colorés. Eugen, qui était aimé des villageois, fut particulièrement applaudi. Iwein eut droit à des lazzis bon enfant lorsqu’il se prépara à l’affronter.

Dietrich s’était assis à côté de Max et de Jean, suffisamment loin des chevaux pour que l’odeur du Krenk ne les trouble point.

— À Paris, nous nous affrontions parfois dans des joutes de ce genre, dit-il.

— Hein ? fit Max. Vous ? Une lance à la main ?

— Non, je veux parler de la joute dialectique, autrement dit obligatio. Deux écoliers y jouaient les rôles de l’opponens et du respondens. Le premier devait mener le débat afin de mettre le second en contradiction. Le second était censé éviter les pièges que lui tendait le premier. Cela nous aidait à acquérir un esprit vif.

Max laissa échapper un grognement.

— Rien à voir avec ces fastes-ci ! dit-il en embrassant la scène d’un geste.

— Des fastes que l’Église désapprouve, rétorqua Dietrich.

Jean fit claquer ses mandibules.

— Rien d’étonnant à cela. Risquer sa vie pour rien !

— Ce n’est pas le plus grave. L’Église y voit surtout des démonstrations d’orgueil et de vanité.

— Quand vos biens et votre vie dépendent des talents que doivent maîtriser les chevaliers, on peut leur rendre grâce de leur orgueil et de leur vanité, dit Max.

Kunigund, désignée comme reine de beauté du tournoi, lâcha son mouchoir et les deux chevaliers talonnèrent leurs montures et abaissèrent leurs lances. Imein para habilement celle d’Eugen en manœuvrant son bouclier et le frappa en plein torse avec la sienne. Le jeune homme s’envola de sa selle et resta étendu à terre jusqu’à ce qu’on vienne l’évacuer. Kunigund se leva d’un bond pour le rejoindre, mais Manfred la retint d’une main sur l’épaule.

Bwa ! fit Jean. Voilà un jeu qui nous plairait, à nous autres Krenken, si les adversaires ne retenaient pas leurs coups comme ils le font.

— Les temps changent, commenta Max. Jadis, les spectateurs lançaient des vivats et applaudissaient les plus jolis coups. Iwein s’est fort bien servi de son bouclier durant la passe d’armes. Mais aujourd’hui, on les entend surtout crier : « Pas de pitié ! » (Max joignit le geste à la parole lorsqu’il ajouta :) « Crève-lui les yeux ! Tranche-lui le pied ! »

— Je n’ai rien entendu de tel, dit Jean en désignant les gradins.

Max se pencha comme Thierry et Ranaulf entraient en lice.

— Non, pas ici. Ici, on n’a pas oublié la chevalerie.


Ce soir-là, Dietrich s’aventura dans la forêt de Kleinwald derrière la colline de l’église, en quête de racines et de simples, la lune comme son humeur étant propices à cette activité. Quelques fleurs obéissaient déjà à l’appel du printemps, mais les boutons-d’or ne s’épanouiraient pas avant plusieurs mois. Il conservait certaines herbes telles quelles, en débitant d’autres pour confectionner une pâte. D’autres encore étaient pulvérisées après séchage, puis mises en sachets pour faire des infusions. Il comptait offrir tous ces remèdes à Theresia. Elle ne manquerait pas d’être ravie par son initiative, elle l’inviterait dans son cottage et ils reprendraient le cours de leur vie de naguère.

Dietrich prépara ses baumes et ses onguents dans l’annexe, où Joachim s’affairait à cuisiner tandis que Kratzer se réchauffait devant le feu. Le Krenk interrogea le prêtre sur chacun de ses spécimens, lui demandant d’en détailler les attributs, et Dietrich différencia pour son bénéfice les purgatifs des fébrifuges. Le philosophe krenk attrapa une racine qui attendait d’être lavée.

— Notre alchimiste se souciait trop de l’avenir, mais aussi trop peu, déclara-t-il. Il n’a jamais contrôlé ces substances, se contentant d’examiner les vivres que vous nous apportiez. Peut-être que notre salut réside dans l’une d’elles.

— Votre salut réside dans le Pain et le Vin, répliqua Dietrich.

Ja, fit Kratzer sans cesser d’examiner la racine. Mais le pain issu de quel grain ? Le vin fermenté à partir de quel fruit ? Ach, si Arnaud avait persévéré, peut-être aurait-il trouvé la solution dans ce bois si peu prometteur.

— J’en doute. C’est de la mandragore, c’est-à-dire du poison.

— Comme nous le constaterons tous si vous le laissez choir dans ma marmite, intervint Joachim.

— Du poison, répéta Kratzer.

Doch, fit Dietrich. J’ai découvert il y a peu que cela induit le sommeil et soulage de la douleur.

— Toutefois, ce qui est un poison pour vous est peut-être capable de nous sustenter, dit Kratzer. Arnaud aurait dû poursuivre ses contrôles. Notre physicien est moins doué que lui pour l’alchimie.

— Que recherchait Arnaud ?

Kratzer frotta lentement ses bras l’un contre l’autre.

— De quoi nous sustenter jusqu’à l’heure de notre salut.

— La parole de Dieu, donc, dit Joachim devant la cheminée.

— Notre pain quotidien, répliqua Kratzer.

Dietrich jugea que la coïncidence était trop belle. Les mots qu’il entendait dans la bouche de Kratzer étaient ceux par lesquels le Heinzelmännchen restituait les craquètements et les bourdonnements krenken.

— Que signifie pour vous le mot « salut » ? demanda-t-il à la créature.

— Notre départ de ce monde pour l’autre, suivi de notre retour chez nous, par-delà les étoiles, lors de la venue à Pâques de votre seigneur-du-ciel.

— Sans la charité, la foi ne sert à rien, déclara Joachim. Vous devez suivre la voie tracée par Jésus : recueillir les étrangers, vêtir ceux qui sont nus, visiter les malades, nourrir les affamés…

Ach ! coupa Kratzer. Si seulement je pouvais nourrir les affamés ! Mais il est des nourritures qui sustentent et d’autres qui ne font que remplir le ventre.

Il recommença à se frotter lentement les bras, produisant un son évoquant celui d’une meule, sautilla jusqu’à la porte, dont le battant supérieur était ouvert en cette fin d’après-midi, et se tourna en direction de Kleinwald.

— Je n’ai jamais… commença-t-il au bout d’un temps. Je n’ai jamais « épousé », diriez-vous, quoique, chez nous, il faille être trois pour s’épouser. Je n’ai jamais épousé, mais il y a des collègues et des frères de nichée que j’aimerais bien revoir et que jamais je ne reverrai.

— Trois ! répéta Joachim.

Kratzer hésita un moment, durant lequel ses mandibules s’écartèrent comme s’il allait reprendre la parole, puis il se lança.

— Dans notre langage, on appelle les trois partenaires le « semeur », la « matrice » et… Le Heinzelmännchen ne trouve pas de mot. Disons la « nourrice », bien qu’elle nourrisse avant la naissance. Bwa-wa-wa ! Nous sommes bel et bien masculin, féminin et neutre ! On dit qu’il est particulièrement émouvant de voir les petits ramper jusqu’à la poche de la nourrice… Ach ! je serai bientôt trop vieux et cela est une affaire de jeunes. Mwa-waa. Plus jamais je ne verrai mes frères de nichée.

— Vous ne devez pas perdre espoir, dit Joachim.

Kratzer braqua ses grands yeux jaunes sur le moine.

— L’espoir ! L’un de vos « mots intérieurs ». Je sais ce que signifient « truie », « palefroi » et « donjon », mais qu’est-ce que l’espoir ?

— La seule chose qui reste quand on a tout perdu, lui répondit Joachim.


Lorsque Dietrich frappa à la porte de Theresia, il n’obtint que le silence pour seule réponse, puis il perçut un mouvement derrière les volets, et le battant supérieur de la porte s’ouvrit. Un peu emprunté, il attrapa dans sa bourse les sachets qu’il avait préparés et les tendit à la jeune femme qui avait été sa fille unique.

— Tenez, j’ai préparé cela pour vous. Vous trouverez parmi eux un somnifère à base de mandragore dont il convient d’user avec précaution.

Theresia ne bougea pas.

— Quelle tentation est-ce là ? Je ne suis pas une sorcière et ne touche pas au poison.

— « Le poison est dans le dosage. » Vous le savez bien. C’est moi qui vous l’ai enseigné.

— Qui vous a donné sa recette ? Les démons ?

— Non, le médecin savoyard qui a soigné Eugen.

Ce n’était qu’un chirurgien, mais Dietrich passa ce détail sous silence. Il agita doucement les simples.

— Prenez-les.

— Lequel est le poison ? Je refuse d’y toucher.

Dietrich reprit l’éponge imbibée de la mixture du Savoyard.

— Je regrette que vous ayez préparé ceci. Vous ne touchiez jamais au poison avant leur arrivée.

— C’était une recette du Savoyard, je vous dis.

— Cet homme n’était que leur instrument. Oh ! mon père, je prie chaque jour pour que vous soyez libéré de leur charme. J’ai imploré quelqu’un de vous venir en aide.

Dietrich se glaça.

— Qui donc ?

Theresia prit les sachets qu’il lui tendait.

— Je me rappelle le jour où je vous ai vu pour la première fois. Je l’avais oublié, mais à présent je m’en souviens. J’étais toute petite et vous me paraissiez énorme. Votre visage était noir de suie et tout le monde hurlait alentour. Je vois aussi une barbe rouge… Non, ce n’était pas vous. (Elle secoua la tête.) Vous m’avez jetée sur votre épaule et vous m’avez dit : « Viens avec moi. »

Elle voulut refermer le battant, mais Dietrich l’en empêcha.

— Je pensais que nous pourrions parler.

— De quoi ?

Et elle referma la porte avec fermeté.

Dietrich resta un instant sans bouger.

— De… de tout et de rien, murmura-t-il.

Il regrettait de ne pas l’avoir vue sourire. Elle était toujours ravie quand il lui offrait des remèdes. Oh ! mon père ! criait l’enfant dans sa mémoire. Comme je vous aime !

— Et comme je t’aime, dit-il à haute voix.

Mais si la porte l’entendit, elle n’en laissa rien paraître, et Dietrich commençait tout juste à sécher ses larmes lorsqu’il arriva devant le presbytère en haut de la colline.


Le jeudi saint, peu de temps avant les vêpres, un héraut arriva de Strasbourg, porteur d’une missive enrubannée et scellée à la cire rouge vif avec le cachet épiscopal. Il trouva Dietrich à l’église, occupé à préparer la Messe des présanctifiés, le seul office de l’année à ne pas comporter de consécration. Avertis par le parleur à distance, Jean et les autres Krenken chrétiens, qui l’aidaient à draper de noir les croix et les statues, avaient bondi vers les solives pour se cacher dans l’obscurité.

Dietrich examina le sceau et s’assura qu’on n’y avait pas touché. Il soupesa la missive, comme si son poids était un indice de sa teneur. Le fait qu’un personnage aussi auguste que Berthold le connaisse par son nom le plongeait dans la terreur.

— Savez-vous quel est l’objet de cette lettre ? demanda-t-il au héraut.

Mais celui-ci lui répondit par la négative et s’en fut, non sans avoir jeté des regards méfiants autour de lui. Joachim, qui se trouvait aussi dans l’église, déclara :

— J’ai l’impression que certaines rumeurs sont arrivées aux oreilles de l’évêque. Cet homme était ici pour porter une lettre, mais il avait aussi ordre de garder les yeux ouverts.

Les Krenken se laissèrent choir sur les dalles et reprirent leurs tâches.

— Voulez-vous que nous lui offrions un spectacle ? demanda Gottfried, le dernier à quitter sa cachette.

Puis il partit en riant.

Dietrich décacheta la missive et la déplia.

— De quoi s’agit-il ? demanda Joachim.

C’était un acte d’accusation rédigé par la cour épiscopale, duquel il ressortait qu’il avait donné le baptême à des démons. La nature de ce document était moins surprenante que le temps qui s’était écoulé avant son émission.

Dietrich se rappela soudain que c’était ce même jour, et sans doute à cette même heure, que le Fils de l’Homme avait été trahi par l’un des siens. Viendrait-on l’arrêter cette nuit même ? Non, il disposait d’un délai de grâce d’un mois.

Il lut le document une seconde fois, mais sa teneur n’avait pas changé.


— Un mois, dit Manfred lorsque Dietrich vint lui annoncer la nouvelle dans son scriptorium.

— Comme le veut la loi, confirma Dietrich. Et je dois fournir au magistrat enquêteur une liste de mes ennemis afin qu’il détermine si l’accusation ne résulte pas d’un acte de malveillance. Le juge doit être saisi par deux témoins avant de déclencher la procédure. L’acte d’accusation ne contient pas leurs noms, ce qui sort de l’ordinaire.

Assis sur sa chaise curule devant sa table, Manfred se cala le menton sur le poing.

— Bon. La liste de vos ennemis est-elle longue ?

— Je pensais n’en avoir aucun, mein Herr.

Manfred désigna le document d’un mouvement de la tête.

— Vous en avez au moins deux. Par la roue de sainte Catherine, vous êtes bien naïf pour un prêtre ! Je pourrais vous en citer une bonne douzaine.

Dietrich soupçonnait au premier chef les villageois qui s’étaient opposés au baptême de Jean, qui redoutaient les Krenken plus que de raison. Les châtiments punissant les faux témoins étaient très sévères. Quelques années plus tôt, un habitant de Cologne ayant accusé d’hérésie un fils qu’il jugeait trop désobéissant avait eu droit au pilori et n’y avait pas survécu. Dietrich s’approcha de la meurtrière pour respirer l’air vespéral. Dans la vallée en contrebas, la lueur du feu éclairait les fenêtres des cottages. La forêt était un tapis murmurant sous le ciel étoilé.

Comment aurait-il pu la dénoncer et la condamner à un tel sort ?

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