Par un après-midi d’août où régnait une chaleur étouffante, Herr Manfred von Hochwald apparut sur la route d’Oberreid chevauchant son palefroi, à la surprise puis au plaisir des manants courbés sur les blés. Il était précédé de Wolfram, son héraut, chevauchant un genet blanc, qui brandissait la bannière portant les armoiries de Hochwald et annonçait aux moissonneurs le retour de leur seigneur. Suivait une troupe de gens d’armes, la pique sur l’épaule et le casque aussi étincelant que les eaux du bief. Puis venaient les capitaines et les chevaliers, et ensuite Rudolf, le chapelain, et Eugen, le jung-herr, et finalement le Herr en personne : grand et superbe, bien assis sur sa selle, splendide dans son surcot, le casque au creux du bras et la main levée comme en une bénédiction.
Dans les soles de printemps débordantes d’épis, les femmes se redressèrent, tenant leur faucille d’une main engourdie, et les hommes s’écartèrent des gerbes à moitié liées, les uns comme les autres contemplant la procession. Ils restèrent un temps à s’éponger le front, qui avec un mouchoir, qui avec un bonnet, puis échangèrent regards hésitants, questions, suppositions et cris de surprise, jusqu’à ce que, tous ensemble – serfs et vilains, hommes, femmes et enfants –, ils foncent se masser au bord de la route, gagnant de la vitesse à mesure que montait leur excitation, pataugeant en chemin dans le ruisseau bordant les champs, passant peu à peu des murmures aux vivats. Un peu en retrait, sur leurs chariots, les contremaîtres pestaient de voir ainsi gâchée un après-midi de travail, car le grain continuerait de mûrir, fauché ou pas. Mais eux aussi agitèrent leurs bonnets pour saluer la noble procession, se hâtant ensuite de les remettre sur leurs têtes.
Le cortège traversa la vallée. Le pont vibra sous les pieds et les sabots ; les hommes d’armes saluèrent leurs épouses et leurs fiancées trop longtemps délaissées (du moins l’espéraient-ils). Les pères hélèrent leurs fils revenus sains et saufs (et considérablement vieillis), tandis qu’on se désolait de ne pas voir dans les rangs un époux, un fils, un frère. La langue pendante, les chiens se mirent à courir à côté de la compagnie. On vit des éclats de lumière s’envoler – Eugen jetant des pièces de monnaie à la foule. Le butin prélevé sur des Anglais morts, ou bien la rançon d’Anglais capturés. Les hommes comme les femmes se précipitèrent sur cette manne, louant la générosité de leur seigneur mais n’omettant pas de mordre le métal.
La procession se dirigea vers l’église, devant laquelle l’attendaient Dietrich, Joachim et Theresia. Dietrich avait enfilé pour l’occasion une chasuble dorée, mais le franciscain portait la robe reprisée qu’il mettait tous les jours et contemplait le seigneur approchant avec un mélange de méfiance et de mépris. Un peu plus de l’une et un peu moins de l’autre, voilà qui serait plus avisé, songea Dietrich. À côté d’eux, un peu intimidées, les filles du Herr bavardaient avec leur nourrice. Irmgard, la cadette, semblait partagée entre la joie et l’appréhension. Son père était de retour ! Mais deux ans, c’est une éternité dans la vie d’une enfant, et elle craignait de l’avoir oublié. Everard se mordillait la moustache, aussi inquiet que peut l’être un homme qui a géré les biens de son maître pendant deux longues années. Klaus, le maire du village, affichait une indifférence qui traduisait soit son innocence, soit la certitude d’avoir bien dissimulé ses turpitudes.
Max avait réparti ses seize hommes en deux rangées, et ils présentèrent les armes à grand bruit lorsque leur seigneur passa entre elles. Même Dietrich, qui avait pourtant assisté à des cérémonies plus élaborées, dans des villes bien plus grandioses, se sentit frémir à ce spectacle.
Le héraut mit pied à terre et planta la bannière de Hochwald – de vert, à un sanglier passant sous un chêne, figures propres. Manfred tira les rênes devant elle et son cheval se cabra. Les moissonneurs, qui avaient suivi le cortège, applaudirent cette démonstration d’art équestre, mais Theresia murmura :
— Oh ! la pauvre bête, elle a l’air épuisée.
Les hommes eux aussi semblaient avoir souffert. S’ils s’efforçaient tous de faire bonne figure, Dietrich devina qu’ils étaient arrivés à marche forcée. Ils avaient les yeux cernés et les vêtements déchirés. Leurs rangs s’étaient éclaircis, mais on y remarquait de nouvelles têtes – des soldats orphelins de leurs maîtres, ravis de s’être trouvé un nouveau protecteur. Si ravis, en fait, qu’ils n’avaient pas hésité à abandonner leur patrie.
Eugen, le jung-herr, mit pied à terre, chancela et s’accrocha à ses rênes pour ne pas tomber. Son cheval renâcla et frappa le sol, y arrachant une motte de terre. Puis Eugen alla saisir l’étrier de son seigneur et le tint pendant que celui-ci descendait de son palefroi.
Manfred mit un genou à terre devant Dietrich, qui lui posa la main gauche sur le front et, de la droite, fit le signe de croix au-dessus de lui, remerciant le Seigneur du retour des troupes. Tous les membres de l’assistance se signèrent et Manfred lui baisa les doigts.
— Je souhaite prier seul un moment, déclara-t-il en se levant.
Dietrich distingua autour de ses yeux de nouvelles rides, dans ses cheveux des filets plus gris que naguère. Le chagrin se lisait sur son visage long et maigre. Ces hommes ont connu de rudes et longues épreuves, se dit-il.
En se dirigeant vers l’église, le seigneur serra la main de son intendant et celle de Klaus, leur ordonnant à tous deux de se rendre au manoir le soir venu afin qu’il examine les comptes. Il embrassa ses filles avec effusion, ôtant ses gantelets pour leur caresser les cheveux. Kunigund, l’aînée, en gloussa de plaisir. À chacun de ceux qu’il saluait – prêtre, intendant, maire, fille –, le Herr consacrait un examen attentif ; pourtant, c’était lui dont on était resté sans nouvelles deux ans durant.
Il s’arrêta devant la porte de l’édifice.
— Cette chère vieille sainte Catherine, dit-il en effleurant les contours de la statue, laissant un doigt s’attarder sur son sourire triste. Il y a eu des moments, Dietrich, où j’ai bien cru ne jamais la revoir.
Après avoir jeté un regard intrigué à Joachim, il entra. Quant à ce qu’il dit au Seigneur, confession ou prière, jamais il ne devait en parler à quiconque.
Le Herrenhof, le manoir seigneurial, se dressait au sommet d’une colline, face à l’église sise du côté opposé de la vallée, si bien que seigneur et prêtre dominaient la contrée depuis leurs perchoirs respectifs, l’un veillant sur les corps et l’autre sur les âmes. Cette séparation des pouvoirs recelait d’autres symboles sous-jacents et causait de ces petits drames qui, à l’échelle des nations, font trembler trônes et cathédrales.
Sur sa crête, le Burg Hochwald gardait la route d’Oberreid. Il était entouré d’un mur d’enceinte qui abritait aussi la basse-cour seigneuriale, mais celui-ci, quoique renforcé de douves, n’avait aucune valeur militaire et ne servait qu’à empêcher les animaux domestiques de sortir et les bêtes sauvages d’entrer. Le Schildmauer, l’enceinte de la haute-cour, était bien plus redoutable. Derrière sa masse se dressait le Bergfried, autrement dit le donjon, où les seigneurs de la forêt se réfugiaient du temps où Vikings et Sarrasins ravageaient le pays, où l’on craignait en permanence une invasion de Magyars. Conçu pour la défense, le château, à l’instar de ses semblables, pouvait être tenu par une petite garnison ; mais il n’avait subi durant son histoire qu’un siège peu concluant. Aucune armée n’avait marché dans le Brisgau depuis que Louis le Bavarois avait battu Frédéric le Bel à Mühldorf ; le pont-levis était donc abaissé, la herse relevée et les sentinelles peu vigilantes.
La basse-cour, qui s’étendait sur un arpent et demi autour du manoir, se composait d’une laiterie, d’un pigeonnier, d’une bergerie, d’une malterie, d’une cuisine et d’une boulangerie, ainsi que d’une gigantesque grange de douze fenils où l’on entreposait les récoltes seigneuriales ; plus des étables et des écuries. Les latrines, un lieu des plus bruyants, étaient sises en retrait. Un peu plus loin, on trouvait une pommeraie, une vigne et un enclos réservé aux animaux qui s’étaient égarés sur les terres seigneuriales. Jadis, le manoir était capable de produire tout ce dont il avait besoin ; mais, aujourd’hui, nombre de ces installations étaient laissées à l’abandon. Pourquoi filer son propre tissu quand on pouvait l’acheter au marché de Fribourg ? En cette ère moderne, les colporteurs n’hésitaient pas à aller jusqu’au repaire de von Falkenstein dans l’espoir de faire affaire.
On ne voyait aucun serf dans les parages. Conformément à la coutume, la journée de moissons s’achevait par un dîner servi dans les champs, et nul seigneur ne pouvait exiger que le travail reprenne par la suite. Un bedeau suivant le cours des heures canoniales avec sa clepsydre ne serait jamais aussi précis qu’un serf. Il en allait autrement chez les vilains. En traversant le village, Dietrich avait remarqué qu’on s’activait encore à la lueur de la chandelle, dans les granges, les jardins ou les maisons. Mais celui qui travaille pour son propre compte ne mesure pas son temps, contrairement à celui qui trime pour un tiers.
En le voyant entrer dans la basse-cour, les oies se mirent à cacarder et à lui courir après tandis qu’il se dirigeait vers le Hof.
— À la Saint-Martin, vous finirez sur la table du Herr, les tança-t-il.
Mais cette menace fut sans effet et les volatiles l’escortèrent jusqu’aux portes du hall, annonçant son arrivée aux gardes. La vache de Franz Ambach, confisquée à son propriétaire après qu’elle eut divagué sur les terres du seigneur, attendait placidement que soit versée sa rançon.
Gunther, le majordome, conduisit Dietrich dans un petit scriptorium au fond du hall, où Herr Manfred écrivait assis à une table placée sous une meurtrière. Celle-ci laissait entrer le fumet du dîner, les cris des faucons survolant les remparts, le fracas du marteau du forgeron, la mélodie de l’angélus que scandaient les cloches de l’autre côté de la vallée et la lumière ambrée de cette fin d’après-midi. Le ciel virait à l’indigo, mais les nuages conservaient sur leur ventre un liseré orangé. Manfred était assis sur une chaise curule en bois de rose aux courbes élégantes, décorée de têtes d’animaux. Sa plume courait sur le papier.
Il leva les yeux à l’entrée de Dietrich, se repencha sur sa tâche puis, posant sa plume de côté, tendit sa feuille de papier à Max, qui se tenait un peu à l’écart.
— Demandez à Wilimer de faire des copies de ceci et de les faire parvenir à chacun de mes chevaliers.
Il attendit que Max soit sorti pour se tourner vers le pasteur. Ses lèvres esquissèrent un sourire.
— Vous êtes prompt, Dietrich. Une qualité que j’ai toujours admirée.
Il le louait en fait pour son obéissance, mais Dietrich s’abstint de le lui faire remarquer. Peut-être se trompait-il, et ni l’un ni l’autre ne souhaitaient mettre cette hypothèse à l’épreuve.
Manfred lui désigna une chaise à dossier droit et attendit qu’il y ait pris place.
— Qu’est ceci ? demanda-t-il lorsque le prêtre posa un pfennig devant lui.
— L’amende due par Ambach pour sa vache.
Manfred prit la pièce de monnaie et fixa Dietrich un instant avant de la poser sur un coin de table.
— J’aviserai Everard. Vous savez, si vous continuez à payer leurs amendes à leur place, ils ne craindront plus de se livrer à la délinquance.
Comme Dietrich ne disait rien, Manfred se tourna vers son coffre et en sortit une liasse de parchemins enveloppée de toile cirée et attachée par une ficelle.
— Tenez. Voici les derniers traités des scolastiques de Paris. Je les ai fait préparer par des copistes pendant que nous traînions en Picardie. La plupart d’entre eux sont directement copiés des manuscrits des maîtres, mais quelques-uns émanent des calculateurs de Merton qui vous intéressent tant. Ce sont bien entendu des copies de seconde main, introduites en France par des lettrés anglais.
Dietrich passa les parchemins en revue. Le commentaire de Buridan sur le Traité du ciel d’Aristote. Ses Questions sur le Huitième Livre de physique. De l’argent, un traité dû à un écolier nommé Oresme. Le Livre des calculs de Swineshead. Ces titres suffisaient à éveiller quantité de souvenirs et, l’espace d’un instant de chagrin poignant, Dietrich se remémora ses études à Paris. Les heures passées à boire de la bière et à parler de dialectique en compagnie de Buridan et d’Occam. Les grimaces de Pierre Auriol, que l’âge n’empêchait pas de s’emporter. Les séances de disputatio, où le maître répondait bravement aux questions lancées par l’assistance. Parfois, en entendant bruire les épicéas qui entouraient Oberhochwald, Dietrich croyait percevoir les voix des docteurs, des maîtres, des novices et des bacheliers, et il se demandait si sa quiétude n’était pas trop cher payée.
Il ne trouva sa voix qu’avec difficulté.
— Mein Herr, je ne sais comment…
Il se sentait pareil à l’âne de Buridan, ne sachant par quel manuscrit commencer.
— Vous savez comment me rembourser. En me faisant part de vos commentaires, s’ils vous semblent pertinents. Adaptés à un pauvre esprit comme le mien, bien entendu. Et il y a votre propre traité…
— Un simple abrégé.
— Votre abrégé, donc. Quand vous l’aurez terminé, je le ferai envoyer à Paris. À votre vieux maître.
— Jean Buridan, dit Dietrich par réflexe. À la Sorbonne.
Mais souhaitait-il vraiment se signaler à l’attention de Paris ?
— Bon, fit Manfred en joignant les mains sous le menton. Nous avons un franciscain parmi nous, à ce que j’ai vu.
Dietrich s’attendait à devoir aborder le sujet. Il reposa les manuscrits.
— Il s’appelle Joachim de Herbholzheim, il vient du couvent de Strasbourg et il est ici depuis trois mois.
Il attendit que Manfred lui demande pourquoi le moine avait renoncé à la grande ville d’Alsace, célèbre pour sa cathédrale, en faveur d’une paroisse perdue dans la forêt, mais le noble pencha la tête sur le côté, fit courir un doigt sur sa joue et dit :
— Un von Herbholz ? Peut-être que je connais son père.
— Plus probablement son oncle. Son père est un cadet. Mais Joachim a renoncé à son héritage en faisant vœu de pauvreté.
Manfred esquissa un sourire en coin.
— Je me demande s’il y a renoncé plus vite que son oncle ne l’en a privé. Il ne risque pas de m’attirer des ennuis, au moins ? Je parle du moine, bien sûr, pas de l’oncle.
— Il faut vous attendre à ce qu’il vitupère contre les richesses et leur étalage.
Manfred renifla bruyamment.
— Qu’il essaie donc de protéger un domaine sans entretenir des gens d’armes.
Dietrich connaissait bien ce genre d’argument et, à en juger par la façon dont les yeux du seigneur se plissaient, celui-ci s’en souvenait parfaitement. Le tribut versé par les manants finançait bien plus que ses gens d’armes. C’était grâce à lui que le noble et les siens se payaient festins, ménestrels et vêtements de luxe. Soucieux de son rang, Manfred ne regardait pas à la dépense ; et, pour ce qui était de protéger ses sujets, ceux-ci avaient davantage besoin de lui à Falkenstein, à l’autre bout de la vallée, qu’à Mühldorf ou à Crécy.
— Je saurai lui tenir la bride, sire, déclara Dietrich au Herr de peur de ressusciter de vieilles querelles.
— Veillez-y. Je ne souhaite pas qu’un exalté se mette à poser des questions à tort et à travers et sème le trouble chez les gens. (Il marqua une pause et fixa Dietrich d’un air entendu.) Ni vous non plus, je pense.
Dietrich feignit d’avoir mal interprété cette remarque.
— Je m’efforce de ne pas troubler les gens, mais je ne puis m’empêcher de leur poser des questions de temps à autre.
Manfred le fixa un instant sans rien dire puis rejeta la tête en arrière et partit d’un grand rire, qu’il ponctua d’un coup de poing sur la table.
— Par mon honneur, comme votre esprit m’a manqué ces deux dernières années !
Recouvrant son sérieux, il sembla se perdre dans quelque vision intérieure. Ce fut dans un souffle qu’il ajouta :
— Oui, je serais prêt à le jurer devant Dieu.
— Cette guerre était donc si pénible ?
— Cette guerre ? Non, pas plus que les autres, si l’on excepte la mort stupide de Jean l’Aveugle. Je suppose que le récit vous en est parvenu.
— Il a foncé dans la mêlée lié à ses douze paladins. Qui n’a pas entendu cette histoire ? Voilà un aveugle fort imprudent, si vous voulez mon avis.
— La prudence n’a jamais été son fort. Tous ces Luxembourg sont déments.
— Son fils est roi de Germanie désormais.
— Oui, et aussi roi des Romains. Nous étions encore en Picardie lorsque la nouvelle nous est parvenue. Enfin, la moitié des électeurs l’avaient nommé antiroi du vivant de Louis, donc je ne pense pas qu’ils aient hésité longtemps une fois qu’il eut quitté ce monde. Pauvre vieux Louis – survivre à toutes ces guerres contre les Habsbourg et faire une chute de cheval lors d’une partie de chasse. Je suppose que le vieux Graf Rudolf – ou plutôt Frédéric – a prêté serment, ainsi que le duc Albert, ce qui règle définitivement la question. Savez-vous pourquoi Charles n’est pas mort avec son père à Crécy ?
— Je devine qu’il ne lui était pas nécessairement très lié.
Manfred ricana.
— Ou alors, le lien était lâche. Lorsque les chevaliers français ont chargé les archers anglais, Charles de Luxembourg a foncé de l’autre côté.
— C’est donc un sage ou un couard.
— De la couardise naît parfois la sagesse, répliqua le Herr. C’est à cause de tous ces livres, Dietrich. Ils arrachent l’homme au monde pour l’enfoncer dans sa propre tête, et celle-ci n’est peuplée que de spectres. On me dit que Charles est un homme instruit, le seul péché dont son père Louis était innocent.
Dietrich ne fit aucun commentaire. Les empereurs, comme les papes, étaient des hommes fort divers. Il se demanda ce qu’il allait advenir des franciscains réfugiés à Munich.
Manfred se leva et alla se planter devant la meurtrière. Dietrich le regarda essuyer la poussière d’un air distrait. La lumière vespérale baignait le visage du seigneur, le parant d’une nuance cramoisie. Au bout d’un temps, il reprit :
— Vous ne m’avez point demandé pourquoi j’avais mis deux ans à revenir.
— J’ai pensé que vous aviez rencontré des difficultés, dit Dietrich en pesant ses mots.
— Dites plutôt que vous m’avez cru mort, répliqua Manfred en s’écartant de la meurtrière. Ce qui est tout naturel quand on pense à tous ceux qui ont péri entre ici et la Picardie. La nuit tombe, ajouta-t-il en désignant le dehors d’un mouvement de la tête. Vous aurez besoin d’une torche pour rentrer.
Dietrich ne répondit pas et, au bout d’un moment, Manfred se remit à parler.
— Le royaume de France est en proie au chaos. Le roi a été blessé ; son frère tué. Le comte de Flandre, le duc de Lorraine, le duc d’Alençon… Et cet idiot de roi de Bohême, comme je l’ai déjà dit… Tous morts. Les États généraux se sont réunis et ont blâmé Philippe VI pour cette défaite – sans parler de la mort de quatre mille chevaliers. Ils ont voté de nouveaux impôts, bien entendu, mais quinze deniers ne peuvent acheter ce qui naguère en coûtait trois. Nous avons failli ne pas revenir. Les chevaliers vendent leur lance à qui en a l’usage. J’ai été… tenté de renoncer à mes responsabilités pour saisir ma chance. Lorsque les princes désertent le champ de bataille, que les chevaliers servent leurs propres intérêts et que les barons détroussent les pèlerins, quelle est donc la valeur de l’honneur ?
— D’autant plus élevée que la denrée devient rare, j’imagine.
Manfred partit d’un rire dénué d’humour puis reprit sa contemplation du couchant.
— La peste est entrée dans Paris en juin dernier, dit-il dans un murmure.
— La peste ! répéta Dietrich en sursautant.
— Oui, fit Manfred en croisant les bras, ce qui le fit paraître plus petit. On dit que la moitié de la ville a péri, et je pense que c’est la vérité. Nous avons vu… des choses que nul homme ne devrait voir. Des cadavres pourrissant dans les rues. L’hospitalité refusée aux étrangers. Seigneurs et évêques prenant la fuite, laissant Paris se sortir d’affaire toute seule. Et les cloches ne cessant de sonner le glas, jusqu’à ce que le conseil leur ordonne de faire silence. Le pire, je pense, c’étaient les enfants – abandonnés par leurs parents, agonisant sans comprendre ce qui leur arrivait.
Dietrich se signa à trois reprises.
— Seigneur, ayez pitié d’eux. C’est donc aussi grave qu’en Italie ? Est-ce qu’on a emmuré des familles dans leurs maisons, comme les Visconti l’ont fait à Milan ? Non ? Alors il reste encore un peu de charité dans les cœurs.
— Ja. On m’a dit que les sœurs de l’Hôpital étaient restées à leur poste. Elles mouraient l’une après l’autre, mais d’autres sœurs prenaient leur place.
— Un miracle !
Manfred grogna.
— Les miracles que vous louez sont plutôt sinistres, mon ami. Les Anglais souffrent tout autant à Bordeaux. Et Avignon a été touchée dès le mois de mai, bien que le pire fût passé lorsque nous y avons séjourné. Ne vous inquiétez pas, Dietrich. Votre pape a survécu. Ses chirurgiens juifs lui ont ordonné de s’asseoir entre deux feux et jamais il n’est tombé malade. (Un temps.) J’ai rencontré là-bas un homme courageux. Peut-être l’homme le plus courageux que j’aie jamais vu. Guy de Chauliac. Le connaissez-vous ?
— Seulement de réputation. On dit que c’est le plus grand chirurgien de la chrétienté.
— Sans doute est-ce la vérité. C’est un colosse avec de grosses mains de paysan, qui parle avec une lenteur extrême. Si je l’avais croisé dans les champs, jamais je n’aurais cru que c’était un chirurgien. Après que Clément eut quitté la ville pour se réfugier dans sa résidence de campagne, Chauliac a tenu à rester – « pour éviter toute infamie », m’a-t-il dit, bien qu’il n’y ait pas de honte à fuir un tel ennemi. Il a fini par être frappé par la peste. Pendant qu’il gisait sur sa couche, en proie à la fièvre et à la douleur, il n’a cessé de décrire ses symptômes et de chercher à se soigner. Il a tout couché sur le papier, afin que quiconque reprenant ses travaux n’ignore rien du cours de la maladie. Il a incisé ses bubons et noté quelles étaient les suites. Il était… Il était pareil à un chevalier qui affronte l’ennemi sans fléchir, quoique souffrant de blessures atroces. Si seulement je pouvais trouver six compagnons d’armes doués d’un tel courage !
— Chauliac est donc trépassé ?
— Non, il a survécu, Dieu soit loué, mais on ne saurait dire quel traitement l’a sauvé – peut-être ne doit-il son salut qu’à un caprice divin.
Dietrich ne comprenait pas comment une maladie pouvait voyager ainsi. On avait déjà vu survenir la peste – dans l’enceinte d’une ville ou d’un château, au sein d’une armée –, mais jamais, depuis l’époque d’Eusèbe de Césarée, on ne l’avait vue ravager des nations entières. C’était comme si une créature invisible et maléfique rôdait sur la terre. Cela dit, les docteurs s’accordaient pour accuser le mauvais air. La mal odeur* – la maladie.
L’alignement des planètes avait causé des séismes en Italie, et des crevasses était issue une grande quantité d’air vicié, que les vents avaient dispersée en maints lieux. Nul ne savait quelle était l’étendue du mal, ni jusqu’où il se répandrait avant de perdre de sa force. Les habitants de diverses villes avaient tenté de l’anéantir par le bruit, notamment en faisant sonner les cloches des églises, mais en vain. Les voyageurs avaient suivi sa progression le long des côtes italiennes, puis jusqu’à Marseille. Et voilà qu’il frappait maintenant Avignon, et Paris, et Bordeaux.
— La peste nous a épargnés ! s’écria-t-il. Elle est allée vers l’est et vers le nord.
Dietrich avait honte de son allégresse. Ce qui le réjouissait, ce n’était pas que Paris ait été frappée, mais qu’Oberhochwald ne l’ait point été.
Manfred le regarda d’un air sinistre.
— Rien à signaler chez les Suisses, alors ? Max m’affirme que non, mais il y a plus d’une route pour nous relier à l’Italie depuis qu’ils ont jeté ce pont sur le col du Saint-Gothard. Durant notre périple, nous redoutions de vous trouver tous morts, nous pensions que la peste venue d’Avignon nous avait précédés.
— Peut-être sommes-nous trop haut pour être touchés par ce mal, hasarda Dietrich.
Manfred balaya cette observation d’un geste de la main.
— Je ne suis qu’un simple chevalier et je laisse aux érudits le soin de gloser sur la maladie. Mais, en France, j’ai parlé avec un Hospitalier venu de Rhodes, qui m’a affirmé que la peste était issue de Cathay et que les morts là-bas se comptaient par milliers. Elle est arrivée à Alexandrie, m’a-t-il dit, et ses frères ont d’abord cru que le jugement de Dieu avait frappé les Sarrasins.
— Si Dieu ravage la chrétienté en voulant anéantir les infidèles, c’est qu’il ne sait vraiment pas viser.
— On brûle des juifs un peu partout, de la Méditerranée jusqu’à nos contrées – sauf à Avignon, où votre pape les protège.
— Des juifs ? Mais c’est ridicule. Eux aussi meurent de la peste.
— C’est ce que dit Clément. J’ai une copie de sa bulle, que je me suis procurée à Avignon. Mais les juifs se déplacent dans toute l’Europe ; et la peste aussi. On raconte que ce sont les kabbalistes qui empoisonnent les puits, si bien que les juifs honnêtes ne savent peut-être rien.
Dietrich secoua la tête.
— La maladie est dans l’air, pas dans l’eau.
Manfred haussa les épaules.
— Chauliac dit la même chose, mais, dans son délire, il a écrit que c’étaient les rats qui apportaient la peste.
— Les rats ! répéta Dietrich en secouant la tête. Non, cela n’est pas possible. Les rats ont toujours existé et la peste est une chose nouvelle sur cette terre.
— Peut-être, fit Manfred. Mais en mai dernier, le roi Pierre IV a décrété un pogrom à Barcelone. C’est lui-même qui me l’a dit, car il était venu en France en quête de gloire sur le champ de bataille. Les Catalans étaient pris de folie, mais la milice a protégé le quartier juif. La reine Jeanne a voulu faire de même en Provence, mais le peuple s’est soulevé et a chassé les Napolitains. Et, le mois dernier, Humbert II a ordonné que tous les juifs du Dauphiné soient incarcérés. Pour les protéger de la foule, à mon avis ; mais Humbert est un lâche et peut-être cédera-t-il devant elle. (Manfred serra le poing.) Ainsi que vous le voyez, il n’y a pas eu que la guerre pour me retarder ces deux dernières années.
Dietrich avait peine à croire à tout cela.
— Les récits des pèlerins…
— … se déforment avec les lieues. Ja, ja. Peut-être qu’on n’a brûlé que deux juifs et que vingt habitants de Cathay à peine ont succombé à la peste ; mais je sais ce que j’ai vu à Paris, et je préférerais ne pas le revoir ici. Max me dit qu’il y a des braconniers dans mes forêts. S’ils apportent la peste avec eux, ils ne doivent pas s’approcher.
— Mais on n’apporte pas de l’air vicié avec soi, protesta Dietrich.
— Si le mal se répand aussi loin et aussi vite, c’est forcément pour une bonne raison. Certaines villes, je pense à Pise et aussi à Lucques, s’en sont préservées en refoulant les voyageurs, alors peut-être que ce sont eux qui le portent. Peut-être que le mal s’accroche à leurs habits. Peut-être qu’ils empoisonnent les puits.
— Le Seigneur nous commande d’offrir l’hospitalité aux affligés. Comptez-vous demander à Max de les chasser, au péril de notre âme ?
Manfred grimaça. Il ne cessait de tambouriner sur la table.
— Renseignez-vous, dans ce cas. Si ces braconniers sont en bonne santé, les contremaîtres les emploieront peut-être à la moisson. Un pfennig par jour, plus le dîner, et j’oublierai le gibier et les poissons qu’ils m’ont volés avant ce jour. Deux pfennigs, s’ils décident de se passer de dîner. Mais s’ils veulent un logis, c’est votre affaire. Vous pouvez monter un hôpital dans mes bois, mais pas un de ces gens n’entrera ni au manoir ni au village.
Le lendemain matin, Max et Dietrich partirent à la recherche des braconniers. Dietrich avait préparé deux mouchoirs parfumés pour filtrer la maladie, au cas où ils la rencontreraient, mais il faisait peu de cas de la théorie de Manfred, selon laquelle elle s’accrochait au tissu. Galien restait muet sur ce point ; Avicenne n’abordait pas davantage le sujet. Tout ce qu’on trouvait dans les vêtements, c’étaient des puces et des poux.
Lorsqu’ils arrivèrent à l’endroit où les arbres gisaient comme de l’herbe fraîchement coupée, Max s’accroupit pour examiner un tronc.
— La sentinelle est partie dans cette direction, dit-il en tendant le bras. Derrière ce hêtre blanc. J’avais noté sa position la dernière fois.
Dietrich voyait quantité de hêtres blancs, tous identiques à ses yeux. Il décida de se fier au soldat et le suivit.
Mais Max n’avait fait que quelques pas dans les fourrés lorsqu’il s’arrêta devant la souche d’un grand chêne, sur laquelle reposait un paquet.
— Tiens. Qu’est-ce que c’est que ça ? De la nourriture volée aux moissonneurs, déclara-t-il en dénouant le mouchoir qui contenait sa découverte. Voici les pains que Becker prépare pour leur dîner – remarquez leur longueur peu ordinaire. Des navets et… et ça, qu’est-ce que c’est ? (Il renifla.) Ah ! Du chou avarié. Et un pot de fromage. (Il se retourna, brandissant un pain assez gros pour nourrir trois hommes.) Un repas copieux pour des paysans sans terre, non ?
— Mais pourquoi l’ont-ils abandonné ? demanda Dietrich.
Max regarda les alentours.
— Nous leur avons fait peur. Chut !
Il fit signe à Dietrich de se taire pendant qu’il scrutait les fourrés.
— Remettons-nous en route, dit-il en élevant la voix.
Il fit mine de s’enfoncer un peu plus dans la forêt, mais, en entendant craquer une brindille derrière lui, il se retourna et, vif comme l’éclair, fonça sur sa proie et l’agrippa par le bras.
— Ah ! je te tiens, vermine !
La créature émergeant de sa cachette couina comme un porcelet. Dietrich distingua un tablier de brocart et deux longues tresses blondes.
— Hilde !
La femme du meunier se jeta sur Max, qui s’était retourné en entendant Dietrich, et le frappa sur le nez. Poussant un hurlement, Max la gifla de sa main libre, la faisant pivoter de façon à lui coincer le bras au creux des reins, lui ramenant la main entre les omoplates.
— Max, arrêtez ! cria Dietrich. Lâchez-la ! C’est la femme de Klaus !
Après une dernière torsion au bras, Max lâcha la femme et la poussa devant lui. Hilde fit quelques pas en titubant puis se retourna.
— Je vous ai pris pour des voleurs cherchant à s’emparer de la nourriture que je laisse aux pauvres.
Dietrich considéra le pain et le fromage sur la souche.
— Ach… Vous nourrissez les braconniers avec les repas destinés aux moissonneurs ? Depuis quand ?
Dietrich était fort étonné de cet acte. Hilde n’avait aucun moyen d’en retirer quelque fierté.
— Depuis la Saint-Sixte. Je laisse le paquet sur cette souche avant le coucher du soleil, quand on a fini de moissonner. Mon mari trouve toujours à se nourrir, alors autant que ces vivres servent à quelque chose. Je paie le fils du boulanger pour qu’il me prépare des pains.
— C’est comme ça qu’il a réussi à échapper aux champs. Mais pourquoi ?
Hilde se redressa de toute sa taille.
— Telle est ma pénitence.
Reniflement de Max.
— Vous n’auriez pas dû venir ici toute seule.
— Vous avez dit que c’étaient des paysans sans terre. Je vous ai entendu.
— Ces gens-là sont parfois dangereux, fit remarquer Dietrich.
— Plus dangereux que cette brute ? répliqua-t-elle en désignant Max d’un mouvement du menton. Ils sont fort timides, au contraire. Ils attendent que je sois partie pour prendre mon offrande.
— Et vous pensiez vous cacher afin de voir à quoi ils ressemblent ? dit le sergent. C’est bien une idée de bonne femme. Si ce sont des serfs qui ont fui leur seigneur, ils souhaitent avant tout passer inaperçus.
Elle se tourna vers lui et leva un doigt menaçant.
— Attendez que je dise à mon Klaus, le maire du village, comment vous m’avez traitée !
Max lui fit un sourire.
— Lui direz-vous avant cela que vous allez dans les bois pour nourrir les braconniers ? Vous savez cogner, mais savez-vous mordre et griffer ?
— Approchez-vous et vous verrez.
Max sourit et obtempéra, ce qui amena Hilde à reculer d’un pas. Puis son regard se posa derrière elle et son sourire se figea.
Par les plaies de Notre-Seigneur !
Dietrich entrevit un être longiligne qui s’enfuyait en portant le paquet de nourriture. On eût dit une sauterelle géante – des membres disproportionnés par rapport au reste du corps, des articulations bizarrement placées. Il portait une ceinture étincelante, mais il la portait trop haut pour qu’elle lui ceigne la taille. Outre sa peau, grisâtre sous ses habits chamarrés, ce fut tout ce qu’il put distinguer avant que l’inconnu ait disparu dans les fourrés. Les branches des noisetiers bruissaient ; un geai des chênes pépiait. Puis plus un bruit.
— Vous l’avez vu ? s’enquit Max.
— Cette pâleur… dit Dietrich. Je crois bien que c’est un lépreux.
— Son visage…
— Oui ?
— Il n’avait pas de visage.
— Ah. Cela arrive souvent sur la fin, quand le nez et les oreilles pourrissent et tombent.
Ils restèrent sans bouger un moment, puis Hildegarde Müller entra dans les fourrés.
— Où allez-vous, souillon ignorante ? s’écria Max.
Hilde gratifia Dietrich d’un regard sombre.
— Vous avez dit que c’étaient des paysans sans terre, dit-elle d’une voix évoquant un luth désaccordé. C’est ce que vous avez dit !
Puis elle fit deux pas de plus parmi les noisetiers, s’arrêta et regarda alentour.
Max ferma les yeux et poussa un soupir. Puis il dégaina sa dague et suivit la femme du meunier.
— Max, vous avez dit qu’il ne fallait pas s’écarter des coulées, lui rappela Dietrich.
Le sergent tailla une encoche dans un arbre.
— Le gibier est plus sensé que nous. Ne bougez pas, femme ! Vous allez vous perdre. Que Dieu ait pitié de nous. (Il s’accroupit et empoigna les branches d’un framboisier.) Cassées. Par ici.
Puis il se mit en marche, sans se retourner pour voir si les autres le suivaient.
Il s’arrêtait à intervalles réguliers pour examiner le sol ou une branche.
— Longues enjambées, marmonna-t-il à un moment donné. Regardez cette trace de pas dans la boue. La suivante est ici.
— Il progresse par bonds ? devina Dietrich.
— Sur des pieds difformes ? Remarquez leurs empreintes. A-t-on jamais vu un estropié faire des bonds ?
— Oui, répliqua Dietrich. Dans les Actes des apôtres, chapitre 3, verset 8.
Poussant un grognement, Max se redressa et s’épousseta les genoux.
— Par ici, dit-il.
Il les conduisit peu à peu au cœur de la forêt, frayant sa route en encochant les arbres ou en disposant des cairns çà et là. Ils durent s’enfoncer dans des halliers et des ronciers, enjamber des chablis dont les branches s’étaient fichées dans le sol, contourner de soudaines ravines.
— Pour l’amour de Dieu ! s’exclama Max en repérant de nouvelles empreintes. Il a franchi ce grand fossé d’un saut !
Les arbres se faisaient plus grands et plus espacés, et leurs branches dans les hauteurs s’arquaient telles les voûtes d’une cathédrale. Dietrich comprit pourquoi Max déconseillait de s’écarter des coulées. Là où ils se trouvaient, à l’abri d’une crête, aucun arbre n’avait été renversé par le souffle et toutes les directions se ressemblaient. Taillis et fourrés avaient cédé le terrain à leurs aînés triomphants. Un tapis de feuilles mortes, accumulées durant plusieurs années, absorbait leurs pas. Et jamais ils n’auraient pu se repérer au soleil, qui ne se manifestait que sous la forme de rares traits perçant les frondaisons. Lorsque Max taillait une encoche dans un arbre, des échos étouffés résonnaient de toutes parts, si bien que Dietrich songea que le son lui-même semblait s’égarer. Hilde voulut dire quelque chose, mais le bruit de sa voix tranchait tellement sur le silence qu’elle se tut aussitôt ; par la suite, elle suivit Schweitzer de plus près.
Ils firent une pause dans une petite clairière où un ruisseau courait parmi les fougères. Dietrich s’assit sur un rocher moussu à côté d’une mare. Après avoir goûté son eau, Max mit ses mains en coupe et en but une gorgée.
— Elle est bien fraîche, commenta-t-il tout en remplissant son outre. Sans doute vient-elle tout droit du Katharinaberg.
Hilde jeta un regard autour d’elle et frissonna.
— La forêt est un lieu effrayant. Il y rôde des loups et des sorcières.
Max s’esclaffa.
— Ragots de villageois ! Mes parents étaient forestiers. Vous l’avais-je déjà dit, pasteur ? Ils coupaient du bois pour le vendre aux charbonniers. Nous achetions le grain aux paysans de la vallée, mais les fruits et la viande nous venaient de la forêt. C’était une vie paisible, personne ne venait jamais nous tourmenter, sauf ce jour où une troupe de Savoyards a voulu régler quelque querelle.
Il s’abîma un moment dans ses pensées puis reboucha son outre.
— C’est à ce moment-là que je suis parti. Vous savez comment sont les jeunes hommes. Je me demandais à quoi ressemblait le monde hors de la forêt et les Savoyards avaient besoin d’un guide. Alors je les ai accompagnés pour leur montrer la route de… de leur destination. J’ai oublié ce que c’était. Ils disputaient aux Visconti quelques terres sans valeur du côté du Piémont. Je suis resté avec eux, j’ai appris le maniement des armes et je me suis battu contre les Milanais.
Il prit l’outre que lui tendait Dietrich et la remplit à son tour.
— Je me suis aperçu que j’aimais ça, dit-il en la lui rendant. Je ne sais pas si vous pourriez comprendre cela, pasteur. Cette joie qui vous envahit quand succombe l’adversaire. C’est… c’est comme quand on possède une femme, et vous ne pouvez comprendre cela non plus, je suppose. Entendons-nous bien : jamais je n’ai tué un homme qui n’avait point levé son épée sur moi. Je ne suis pas un assassin. Mais vous savez maintenant pourquoi je ne puis revenir en arrière. Vivre dans les Alpes quand on a vu ce que j’ai vu, vivre dans un endroit pareil…
Il embrassa d’un geste le paysage environnant.
Hilde le fixait avec une étrange intensité.
— Quel genre d’homme aime tuer ?
— Un homme vivant.
Le prêtre et la femme du meunier accueillirent cette réponse par un silence total et, pendant le moment qu’il dura, ils entendirent au sein des stridulations des sauterelles le fracas régulier d’un marteau dans le lointain. Max tendit le cou.
— Par là. C’est tout près. Avancez en silence. Le bruit porte loin en forêt.
Comme ils approchaient de la source du bruit, Dietrich entendit résonner un chœur arythmique qui n’était pas pour autant discordant. Des tambours, sans doute. Ou des crécelles. Et, sous-jacent à l’ensemble, des grincements et des cliquetis. Parmi tous ces sons, il y en avait un d’identifiable : le choc sourd d’une hache sur un arbre, ponctué par le fracas d’un tronc qui s’effondre.
— Nous ne pouvons pas tolérer cela, dit Max. Cette forêt appartient au Herr.
Faisant signe à ses compagnons de rester en retrait, il s’avança à pas de loup vers la rangée d’arbres poussant sur la crête vers laquelle ils se dirigeaient. Une fois parvenu à destination, il se raidit soudainement.
— Qu’y a-t-il ? demanda Dietrich, qui le suivait de près.
— Fuyez, pour le salut de votre âme ! s’écria Max en se retournant.
Mais Dietrich l’agrippa par sa manche et lui dit :
— Que…
Puis il vit à son tour.
On avait dégagé un vaste espace circulaire dans la forêt, comme si un géant y avait joué de la faux. Partout gisaient des arbres effondrés. Au centre de cet espace se dressait un édifice blanc, aussi grand qu’une grange à dîme, avec sur ses façades des portes grandes ouvertes. Une douzaine de créatures venaient d’interrompre leurs activités pour se tourner vers Max et Dietrich.
Ce n’étaient pas des paysans sans terre, vit-il.
Ce n’étaient même pas des hommes.
Grêles, dégingandés, désarticulés. Un corps festonné de lambeaux de tissu. Une peau grise mouchetée de taches vert pâle. Un torse glabre et tout en longueur, surmonté d’un visage inexpressif, vierge de nez comme d’oreilles, mais pourvu d’immenses yeux globuleux et dorés, avec autant de facettes qu’un diamant, qui voyaient tout sans regarder nulle part. Sur le front se dressaient des antennes frémissant comme épi au vent.
Seule leur bouche était expressive, qu’elle soit en mouvement, ouverte et au repos, ou bien close et crispée. Leurs lèvres molles et moites étaient fourchues aux commissures, si bien qu’elles dessinaient à la fois un sourire et un rictus. Dans leurs replis se nichaient des excroissances cornues, et il en sortait un bruit saccadé ressemblant aux lointaines stridulations des sauterelles.
L’une de ces créatures était soutenue par deux de ses semblables. Elle ouvrit la bouche comme pour parler ; ce ne furent pas des mots qui en sortirent, mais un pus jaune qui goutta de son menton. Dietrich avait envie de hurler, mais sa gorge était nouée par l’effroi. Il repensa aux cauchemars de son enfance, où les grandes gargouilles de la cathédrale de Cologne prenaient vie à la nuit tombée pour venir l’arracher au lit de sa mère. Il se retourna pour fuir, mais découvrit que deux créatures venaient d’apparaître derrière lui. Il sentit l’odeur âcre de l’urine et son cœur se mit à cogner comme les marteaux à bascule de Schmidmühlen. Étaient-ce ces monstres qui répandaient la peste ?
— Sainte Marie, mère de Dieu, répétait Max dans un murmure.
On n’entendait que le son de sa voix. Les oiseaux s’étaient tus, à peine si le vent susurrait. La forêt les invitait à se réfugier au sein de ses fougères et de ses recoins. S’il prenait la fuite, il ne manquerait pas de s’y perdre – mais un tel sort n’était-il pas préférable à la perte de son âme pour toute l’éternité ?
Toutefois, lui seul était en mesure de protéger ses deux compagnons, car lui seul avait été ordonné prêtre et avait le pouvoir de chasser les démons. Du coin de l’œil, il vit les doigts de Max paralysés sur la poignée de sa dague.
La main droite de Dietrich s’éleva lentement vers son torse et se referma sur son crucifix, le brandissant ainsi qu’un bouclier. En guise de réaction, l’un des démons fit mine de porter une main à la bourse passée à sa ceinture… mais son compagnon l’empêcha d’achever son geste. La main en question comptait six doigts, constata Dietrich, un nombre qui n’était guère rassurant. Il tenta d’entamer le rituel d’exorcisme – Moi, prêtre de Jésus-Christ, je vous abjure, esprits impies… – mais sa gorge demeura obstinément sèche.
Un bourdonnement suraigu perça l’air et toutes les têtes se tournèrent vers la grange, d’où émergeait une nouvelle créature, un nain pourvu d’un crâne d’une taille disproportionnée. Elle se mit à courir dans leur direction et l’un des démons, poussant un cri qui tenait du claquement et du ululement, se mit à courir derrière elle. Pour quoi faire ? Pour venir nous arracher l’âme du corps ?
La scène sur la crête s’anima alors.
Dietrich poussa un cri.
Max sortit sa dague du fourreau.
Le démon planté derrière eux sortit de sa bourse un étrange tuyau rutilant et le pointa sur eux.
Et Hildegarde Müller se mit à dévaler le coteau vers les démons en contrebas.
Elle interrompit sa course à un moment donné pour se retourner vers Dietrich et croiser son regard. Elle ouvrit la bouche comme pour parler puis se ravisa et, redressant les épaules, se mit à courir de plus belle. Si étrange que cela parût, les démons s’écartèrent de son passage.
Dietrich maîtrisa sa peur et observa la suite des événements avec une terrifiante concentration. Seigneur, accordez-moi la grâce de comprendre ! Tant de choses semblaient dépendre de son intelligence.
Hildegarde fit halte devant le démon crachant son pus et lui tendit les mains. Elle serra les poings, réprima un mouvement de recul. Et le démon tomba dans ses bras et défaillit sur son sein.
Laissant échapper un petit cri de fausset, elle tomba à genoux dans la poussière, les cendres et les copeaux, et berça la créature sur son giron. Du fluide vert-jaune qui tachait ses vêtements émanait une puanteur douceâtre.
— Soyez… (Elle se tut, déglutit, reprit :) Soyez les bienvenus, pèlerins, je vous offre l’hospitalité. Il me plaît… il me plaît de vous accueillir chez nous.
Elle caressa doucement la tête de la chose, évoquant Notre-Dame des Douleurs telle qu’elle apparaissait sur ces Vesperbilder si populaires, sauf qu’elle gardait les yeux clos et refusait de voir ce qu’elle consolait.
Tout devint clair aux yeux de Dietrich, qui fut soudain pris de vertige. Le monstre que berçait la femme du meunier était grièvement blessé. L’effluve qui émanait de lui était une sorte d’humeur. Les lambeaux de tissu qui pendaient sur les démons étaient en vérité des bandages de fortune confectionnés à partir de vêtements, qui leur enveloppaient les membres et le torse. Leurs corps comme leurs visages étaient maculés de suie, et ces taches vertes sur leur peau n’étaient qu’hématomes et égratignures. Des créatures issues de l’enfer pourraient-elles souffrir de tourments si terrestres ? Quant à la petite créature qui les avait chargés en bourdonnant comme un frelon…
Un enfant, conclut Dietrich. Et les démons n’ont pas d’enfants ; pas plus qu’ils ne les prennent dans leurs bras comme le faisait présentement la créature courant derrière celui-ci.
— Pasteur ! s’écria Max d’une voix tremblante. Quelle sorte de démons est-ce là ?
Il était sur le point de céder à la panique, et il était armé.
— Ce ne sont pas des démons, sergent, répondit Dietrich en l’agrippant par le poignet. (Jetant un regard vers Hildegarde et le blessé :) Ce sont des hommes, je crois bien.
— Des hommes !
Dietrich tint bon.
— Réfléchissez, sergent ! Un centaure n’est-il pas mi-homme, mi-cheval ? Et que dire des blemmyes dont parle Pline – des hommes avec le visage sur le torse ? Honorius d’Autun décrit des douzaines de créatures semblables. (Les mots se bousculaient dans sa bouche, comme s’ils voulaient tous sortir en même temps.) On peut admirer des créatures encore plus étranges sur les murs de notre église !
— Des créatures dont on parle sans les avoir jamais vues !
Mais le sergent se détendait, et Dietrich le lâcha. Il recula d’un pas, puis d’un autre. Un de plus, et il va se mettre à courir, se dit le prêtre.
Les ragots allaient se répandre dans le village, puis ils fileraient dans la montagne pour gagner ensuite Fribourg ; surviendrait alors une grande agitation dans cette contrée si paisible. Les prêcheurs y verraient l’œuvre de Dieu ou du diable et annonceraient de nouvelles hérésies. Les exaltés affirmeraient avoir eu la vision de ces créatures ; les philosophes débattraient gravement de leur existence. Certains se réfugieraient dans des chambres secrètes pour brûler de l’encens et se prosterner devant leurs images ; d’autres édifieraient des bûchers à leur intention. On poserait des questions ; on ouvrirait des enquêtes. On raviverait des querelles passées ; on citerait des noms oubliés.
Un pouillot siffla en haut d’un arbre et Dietrich remarqua que cet innocent volatile semblait effrayer les monstres.
— Max. Filez au presbytère et rapportez-en ma besace de baumes ainsi que mon Galien. C’est un livre relié de cuir brun avec le dessin d’un homme sur la couverture.
Il ne pensait pas que Galien ait consacré un chapitre aux affections des démons, mais il ne pouvait pas laisser une créature souffrir ainsi sans tenter de la sauver.
— Max ! lança-t-il au sergent, qui filait déjà. Ne parlez à personne de ce que nous avons vu. Il faut éviter tout risque de panique. Si on vous pose des questions, dites… dites que ces inconnus sont peut-être porteurs de la peste.
Max lui jeta un regard interdit.
— Vous croyez que c’est en parlant de la peste que vous éviterez une panique ?
— Alors, dites-leur autre chose. Parlez-leur de la lèpre. Mais qu’ils ne s’approchent pas d’ici. Nous devons garder la tête froide. Dépêchez-vous – et n’oubliez pas mes baumes.
Dietrich se laissa glisser en bas de la colline, vers l’endroit où les créatures s’étaient à présent massées. Certaines tenaient à la main une hache ou un marteau, mais d’autres étaient désarmées et s’écartèrent devant lui. On avait entassé des rondins près de l’étrange édifice blanc et Dietrich comprit que les créatures s’affairaient à évacuer les chablis qui l’entouraient. Mais comment avaient-elles pu édifier un si grand bâtiment au cœur de la forêt sans avoir débroussaillé son emprise au préalable ?
Il s’assit à côté de la créature que Hilde consolait et s’humecta les doigts avec de la salive.
— Si tant est que tu aies mené une vie juste et bonne, je te baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen.
Il traça une croix sur le front de la chose.
— Amen, répéta Hildegarde.
Dietrich se leva et s’épousseta, se demandant s’il avait commis un sacrilège. Y avait-il une place au Ciel pour de telles créatures ? Peut-être, si elles avaient une âme. Il ne pouvait déchiffrer le regard du blessé ; en fait, il n’aurait même pas su dire si celui-ci le regardait, car ses yeux à facettes étaient dépourvus de paupières. Ses semblables n’avaient eu aucune réaction pendant qu’il célébrait son baptême conditionnel. Cependant, il avait la désagréable impression que tous étaient tournés vers lui. Leurs étranges yeux globuleux ne bougeaient pas. Ils ne pouvaient pas bouger, devina-t-il.
Qu’allaient faire ces créatures à présent qu’on les avait découvertes ? Le fait qu’elles aient cherché à se cacher était de bon augure, car, qu’elles soient ou non de nature démoniaque, leur présence devait rester secrète. Mais elles s’étaient bâti une demeure sur les terres du Herr, ce qui signifiait qu’elles souhaitaient y rester, et nul secret ne peut être éternellement gardé.