XXV Juillet 1349 Jours ordinaires

La jument grise n’avait pas envie de galoper, et l’allure qu’elle adopta était un compromis douteux entre l’impatience de Dietrich et sa paresse manifeste. Lorsqu’ils émergèrent du tunnel végétal formé par les haies bordant la chaussée, et que l’animal découvrit dans la pâture banale des gerbes de foin dispersées par le vent, il fonça vers le portail et tenta de l’ouvrir en poussant des naseaux la corde qui le maintenait en place.

— Si tu as tellement faim, brave bête, concéda Dietrich, tu n’auras pas la force de terminer le voyage.

Il se pencha pour soulever la corde et la jument entra dans le pré avec autant d’alacrité qu’un enfant fonçant sur son gâteau d’anniversaire.

Pendant que Dietrich attendait que sa monture soit rassasiée, sa curiosité le poussa à examiner le contenu de ses sacoches, un don qu’il ne devait sans doute pas uniquement au Seigneur. Il y trouva un manipule en lin d’un beau vert pâle, orné de croix et de chrismes brodés au fil d’or. Ainsi que d’autres vêtements sacerdotaux d’une beauté sans pareille. Il se remit d’aplomb sur sa selle. Cela ne prouvait-il pas de façon irréfutable que cette monture lui était destinée ?

Lorsque la jument eut fini de manger, Dietrich la dirigea vers la forêt de Grosswald. Il coulait non loin de là un ruisseau où elle pourrait se désaltérer, et les ombrages les soulageraient de la chaleur étouffante.

Il ne s’était pas rendu en forêt depuis le départ du navire krenk et la venue de l’été en avait altéré l’aspect de façon notable. Églantines et gaillets emplissaient l’air de leur parfum. On entendait bourdonner les abeilles. Les encoches taillées par Max disparaissaient souvent sous les jeunes pousses. Mais la jument semblait savoir où aller. La soupçonnant de sentir le ruisseau, Dietrich lui laissa la bride sur le cou.

Leur présence faisait fuir des créatures invisibles qui agitaient les fourrés autour d’eux. Une mésange bleue les regarda passer un temps puis s’envola. Pétrarque, disait-on, trouvait un peu de paix dans la nature et, un jour, il était monté en haut du mont Ventoux dans le seul but de jouir du paysage. Peut-être que la brutalité de son style, sa tendance au libelle et à la mauvaise foi, n’étaient pas sans rapport avec cet amour des lieux sauvages.

Dietrich déboucha dans la clairière où le ruisseau formait une mare avant de dévaler le flanc de la montagne. La jument se mit à boire et Dietrich, se disant que lui aussi finirait par avoir soif, mit pied à terre et, après avoir attaché sa monture, alla se désaltérer un peu en amont.

Une pierre tomba dans la mare, le faisant sursauter. Au-dessus de lui, perchée sur un rocher surplombant le ruisseau là où il se jetait dans la mare, se tenait Heloise la Krenk. Dietrich réveilla son harnais crânien.

— Que Dieu soit avec vous, dit-il sur le canal privé.

La Krenk attrapa une nouvelle pierre et la jeta dans la mare.

— Que Dieu soit avec vous, dit-elle. Je croyais que vous et les vôtres évitiez la forêt.

— C’est un lieu parfois sinistre, opina Dietrich. Qu’est-ce qui vous amène ici ?

— Mon peuple trouve… le calme-dans-la-tête en visitant des lieux comme celui-ci. Il y a ici… quel est le terme dont vous usez… De l’équilibre.

— Arnaud venait ici, lui aussi. Je l’ai vu un jour.

— Vous… Lui aussi était de la Grande île.

Elle jeta une nouvelle pierre dans l’eau, ressuscitant des ronds qui venaient de s’effacer. Dietrich attendit, mais, comme elle ne disait plus rien, il fit mine de s’éloigner.

— Quand vous cessez de bouger, vous semblez disparaître, dit Heloise. Je sais que cela est dû à la nature de nos yeux. Ulf a essayé de nous expliquer en quoi les vôtres étaient différents, mais ce n’est qu’un… il travaille avec les instruments du médecin, mais ce n’est pas un médecin. (Elle lança une nouvelle pierre.) Mais cela ne fait rien.

La pierre frappa le centre de la cible formée par les ondes nées de la précédente, et Dietrich se rendit compte qu’elle accomplissait la même prouesse à chaque coup. Était-ce le mouvement de l’eau qui le lui permettait ? Les humains étaient plus habiles que les Krenken à jauger les distances, moins à jauger les mouvements. Dieu offre à chacun des talents assortis à sa nature.

— Comment va Ulf ? demanda la Krenk. A-t-il des taches ?

Elle tendit les bras et Dietrich y vit les tavelures vert foncé annonciatrices de l’étrange anémie dont souffraient ses invités.

— Pas à ma connaissance.

Elle palpa une marque particulièrement prononcée.

— Dites-moi, vaut-il mieux mourir vite ou lentement ?

Dietrich baissa la tête et fit traîner son pied sur le sol.

— Tous les êtres souhaitent vivre par nature, de sorte que la mort est un mal, qu’il ne faut jamais courtiser. Mais tous les êtres souhaitent aussi éviter la peur et la souffrance. Une mort rapide permet d’alléger ce fardeau, de sorte que s’il ne s’agit pas d’un « bien », au moins peut-on dire que c’est un moindre mal. Mais une mort rapide ne donne pas au pécheur l’occasion de se repentir et d’expier ses fautes envers autrui. De sorte qu’une mort lente peut également être considérée comme un moindre mal.

— Ce que l’on dit de vous est vrai. (Une cinquième pierre suivit les précédentes.) Ulf est resté parce que Jean avait besoin de ses talents, et il a obéi à Jean comme s’il était… un cran au-dessus de nous.

— C’est ce qu’il vous a dit ?

— Je ne pouvais pas le quitter. Mais je sens chaque jour ma mort qui se rapproche. Ce n’est pas juste. La mort devrait fondre sur nous comme votre faucon, pas nous traquer comme votre loup. « Il en était ainsi ; il en est ainsi. »

— La mort n’est qu’un passage s’ouvrant sur une autre vie, lui assura Dietrich.

— Ah.

— Et notre Herr, Jésus-Christ, en est la porte.

— Et comment puis-je franchir cette porte-qui-est-un-homme ?

— Votre main est déjà posée sur le loquet. La voie menant à cette porte, c’est l’amour, et vos actes montrent que vous êtes capable d’amour.

C’était aussi le cas de son époux. En retournant vers sa jument, Dietrich s’émerveilla de ce que chacun d’eux soit resté parce qu’il croyait que l’autre resterait. Certains se détournent de l’amour parce que c’est un devoir, d’autres font leur devoir par amour. Il monta en selle.

— Venez me voir quand vous serez rentrée au village, et nous en reparlerons.

Il talonna la jument grise et lui fit prendre la direction de la route.

Ce cheval était bien un signe, et c’était aussi un miracle. Son but était de le conduire ici, afin que Dieu l’admoneste gentiment par l’intermédiaire des mandibules d’une créature étrangère. Heloise ne pourrait pas éviter de boire sa coupe, pas plus que le Fils de l’Homme dans le jardin de Gethsémani, et il était bien présomptueux de croire que la sienne passerait loin de lui !

— Seigneur, pria-t-il, quand m’est-il arrivé de Te voir malade ou affligé sans venir T’assister[29] ?

Il se pencha sur la jument pour la caresser et elle laissa échapper un soupir d’aise.

— Tu es un cheval miraculeux, lui dit-il – car Dieu lui avait permis d’approcher un Krenk sans céder à la panique.

En chemin, il fit une prière pour que le père Rudolf repose en paix. Non seulement Dieu avait donné à Dietrich les moyens de s’enfuir, mais il lui avait montré quelles seraient les conséquences de sa fuite.


L’horreur monta à la façon d’un orage : cela commençait par quelques gouttes, suivies par un calme précaire durant lequel on espérait que la menace avait passé, puis quelques gouttes encore et, pour finir, une pluie torrentielle. Les villageois restaient tapis chez eux. Dans les champs, les blés pourrissaient sur pied et les foins attendaient en vain qu’on les fauche. Quelques personnes rejoignirent Dietrich et les Krenken à l’hôpital : Joachim, lorsqu’il fut remis de ses blessures, mais aussi Gregor Mauer, Klaus Müller, Gerda Boettcher et Lueter Holzhacker. Theresia Gresch s’affairait sur ses simples, préparant baumes et potions analgésiques et soporifiques, mais elle refusait de mettre les pieds dans la forge.

Gottfried avait donné à l’hôpital le nom de Saint-Laurent, en l’honneur du défunt forgeron plutôt que du diacre de Sixte II, du moins Dietrich le pensait-il. Ayant appris grâce au prêtre l’existence des Hospitaliers, la créature était désormais vêtue d’un surcot frappé de la croix de cet ordre.

Les malades dépérissaient, quand ils n’étaient pas foudroyés ; c’était le catarrhe qui les terrassait, quand ce n’étaient pas les bubons. Herwyg le Borgne sembla virer au noir sous les yeux horrifiés de Dietrich, comme si une ombre lui engloutissait l’âme. Marcus Boettcher s’étiola comme Everard, secoué de convulsions durant toute son agonie. Volkmar Bauer vit périr toute sa famille : son épouse, son fils Seppl, et même Ulrike et son nouveau-né. Seul le bailli lui-même survécut, mais son état demeura précaire.

Les fêtes se bousculaient : Marguerite d’Antioche, Marie-Madeleine, Apollinaire de Ravenne, Jacques le Majeur, Berthold de Garsten… Dietrich finit par perdre le fil et ne plus célébrer que des offices de jours ordinaires.

Les enterrements faisaient sortir les villageois de chez eux. Marcus Boettcher. Konrad Feldmann et ses deux filles. Rudi Pforzheimer. Gerda Boettcher. Trude et Peter Metzger. À chaque nouveau décès, il faisait sonner le glas. Un coup pour un enfant, deux pour une femme, trois pour un homme. Qui entendrait sa cloche ? se demandait-il. Il imagina une sonnaille se perdant au-dessus d’un paysage vidé de toute vie.

Le cimetière fut bientôt plein et on creusa de nouvelles tombes dans un sol que Dietrich consacra d’une façon qui n’avait rien de régulier. Et il ne cessait de se répéter : Tous ne meurent pas. Paris et Avignon étaient encore debout. Et même à Niederhochwald, on comptait une poignée de survivants. Hilde semblait se rétablir, ainsi que Gregerl, et même Volkmar Bauer.

Reinhardt Bent ne volerait plus de sillons à ses voisins, Petronella Lurm n’irait plus glaner dans les champs seigneuriaux. Constanz, la femme de Fulk, mourut en un rien de temps. Melchior Metzger conduisit à l’hôpital un Nickel Langermann frappé de délire.

— Ce n’est pas juste, dit le jeune homme, comme s’il avait pris Dietrich en faute. Il a attrapé le charbon et il en a guéri. Pourquoi lui infliger une nouvelle maladie ?

— Il n’y a pas de « pourquoi », répliqua Jean, assis au chevet de Franz Ambach. Il n’y a que le « comment », et personne hélas ne le connaît.


Ulf travaillait avec un appareil qui agrandissait les toutes petites choses, si bien que Dietrich l’avait appelé mikroskopion. Grâce à lui, le Krenk comparait le sang des malades à celui des personnes saines. Un jour, alors que Dietrich était monté au presbytère pour réveiller Joachim afin qu’il le relève, Ulf leur montra sur l’ardoise à images une quantité innombrable de taches noires, de tailles et de formes diverses, qui évoquaient des grains de poussière dans un rayon de soleil. Ulf désigna l’une d’elles en particulier.

— Celle-ci n’apparaît jamais chez les gens sains, uniquement chez les malades.

— Qu’est-ce donc ? demanda Joachim, qui n’était qu’à moitié réveillé.

— L’ennemi.

Mais connaître le visage de l’ennemi ne signifie pas que l’on peut en triompher. Arnaud aurait pu accomplir cette tâche, du moins à en croire Ulf.

— Nous ne possédons pas son talent. Mais nous pouvons, en examinant le sang d’un homme, dire si l’ennemi est entré en lui.

— Alors, déclara Joachim, tous ceux qui ne portent pas cette marque de Satan doivent partir.

Dietrich frotta ses joues mal rasées.

— Et les malades resteront confinés ici, de crainte qu’ils ne transportent les petites-vies en d’autres lieux. (Il jeta un regard à Joachim, mais se garda de parler de logique.) Ja, doch. Ce n’est pas grand-chose, mais cela doit nous suffire.


Max était le guide idéal pour une telle expédition. Il connaissait la forêt mieux que quiconque excepté Gerlach le chasseur, et c’était un meilleur meneur d’hommes que celui-ci.

Dietrich se rendit aux écuries du Herr et harnacha un coursier à la splendide robe noire. Il venait de sangler sa selle et s’efforçait de lui faire accepter le mors lorsque la voix de Manfred lui lança :

— Je pourrais vous faire fouetter pour cette impertinence.

Dietrich se retourna et découvrit le Herr, un faucon perché sur son bras gauche. Manfred désigna le cheval d’un mouvement du menton.

— Seul un chevalier peut monter un coursier, dit-il. (Mais il secoua la tête lorsque Dietrich fit mine de lui retirer sa bride.) Na, qui se soucie de cela, désormais ? Si je suis ici, c’est uniquement parce que je me suis souvenu de mes oiseaux, et parce que j’ai décidé de les libérer avant qu’ils ne meurent de faim. Je me trouvais à la fauconnerie quand je vous ai entendu fouiner ici. J’ai également l’intention d’ouvrir les portes du chenil et celles des écuries, et vous avez bien fait de ne pas tarder. Je suppose que vous voulez fuir, comme naguère Rudolf.

Dietrich s’irrita fort de cette supposition, d’autant plus qu’elle était en partie fondée, mais il se contenta de dire :

— Je pars à la recherche de Max.

Manfred leva sa main gantée et caressa le faucon, qui tendit le cou, se déplaça sur le cuir et poussa un cri.

— Tu sais ce que signifie ce gantelet, n’est-ce pas, mon précieux ? Tu es impatient de déployer tes ailes et de t’envoler, n’est-ce pas ? Max a pris son envol, lui aussi, du moins je le suppose, car sinon il serait déjà revenu. (Dietrich voulut dire quelque chose, mais Manfred ne lui en laissa pas le temps.) Son caractère lui commande de revenir à moi. Pas Max, mais ce bel oiseau. Max aussi, maintenant que j’y pense. Il va tourner en rond, en quête d’un bras accueillant, mais il ne le verra point. Ai-je raison de le libérer si c’est pour lui imposer un tel chagrin ?

— Mein Herr, il finira sûrement par s’habituer à sa nouvelle existence.

— En effet, répondit Manfred avec tristesse. Il m’oubliera, comme il oubliera les chasses que nous avons faites ensemble. C’est pour cela que le faucon est le symbole de l’amour. On ne peut le garder enfermé. On doit le relâcher, et soit il revient de sa propre volonté, soit…

— Soit il part « vers d’autres terres ».

— Vous connaissez cette expression ? Avez-vous étudié la fauconnerie ? Vous êtes un homme très doué, Dietl. Vous étiez écolier à Paris. Mais vous connaissez les chevaux et peut-être même les faucons. J’ai l’impression que vous êtes bien né. Mais jamais vous ne parlez de votre jeunesse.

— Mein Herr sait bien dans quelles circonstances il m’a trouvé.

Manfred grimaça.

— Voilà qui est délicatement formulé. Oui, je le sais. Et si je ne vous avais pas vu arrêter la meute à Rheinhausen, je vous aurais laissé massacrer avec le reste de cette racaille. Mais, dans l’ensemble, je n’ai pas eu à regretter ma décision. J’ai retranscrit nombre de nos conversation dans des mémorandums. Je ne vous l’avais jamais confié avant ce jour. Je n’ai rien d’un lettré, mais j’ai toujours été ravi par vos idées, bien que je me considère comme un homme pratique. Savez-vous comment on oblige le faucon à revenir ?

— Mein Herr…

— Dietrich, après toutes ces années, nous pouvons nous tutoyer, et au diable les formalités.

— Très bien… Manfred. Il est impossible d’obliger un faucon à revenir, mais il est hélas facile de le chasser sans le souhaiter. Le fauconnier doit maîtriser ses émotions, éviter tout mouvement brusque qui pourrait effrayer l’oiseau.

— Si seulement les amants pouvaient apprendre un tel art, Dietrich. (Il éclata de rire puis, soudain, fit silence et prit un air grave.) Eugen a la fièvre.

— Que Dieu l’assiste.

Manfred grimaça.

— Sa mort signifie la fin de ma Gundl. Jamais elle n’acceptera de vivre sans lui.

— Que Dieu l’en dissuade.

— Crois-tu que Dieu t’entende encore ? Je pense qu’il est parti loin de ce monde. Je pense qu’il est dégoûté du genre humain et ne souhaite plus avoir affaire à lui.

Manfred sortit dans la cour et, d’un grand geste du bras, lança le faucon vers le ciel.

— Dieu est parti vers d’autres terres, je crois bien. (Il admira un instant l’élégance du rapace, puis revint dans l’écurie.) Je déteste rompre le serment que j’ai passé avec lui, dit-il en parlant de l’oiseau.

— Manfred, la mort n’est qu’un faucon parti « vers d’autres terres ».

Le Herr eut un sourire dénué d’humour.

— Bel esprit d’à-propos, mais repartie trop facile. À ton retour, donne du foin au coursier mais ne l’enferme pas dans l’écurie. Je vais m’occuper des autres animaux. (Il se retourna, hésita, puis ouvrit les bras.) Peut-être ne nous reverrons-nous jamais.

Dietrich l’étreignit.

— Et peut-être que si, à condition que le Seigneur nous entende.

— C’est donc qu’il n’est pas sourd. Ah ! Ainsi, nous nous séparons sur une saillie. Que faire d’autre en ces temps de chagrin ?


Dietrich ne vit pas tout de suite Max ; ce fut le bourdonnement des mouches sous le ciel d’été qui le conduisit à lui. Courbant le dos, il se laissa glisser à terre, ramassa une poignée de fleurs sauvages et les écrasa entre ses doigts pour libérer leur parfum, puis les plaça sur un mouchoir qu’il plia ensuite pour s’en couvrir la face. Il cassa une branche de noisetier et s’en servit comme d’un balai pour chasser les créatures qui se repaissaient du cadavre. Puis, s’efforçant à l’impassibilité, il examina ce qui restait de son ami.

Les médecins de Bologne et de Padoue avaient disséqué des hommes morts de chaleur dans le désert, rongés par les vers sous la terre ou engloutis dans les flots, mais Dietrich ne pensait pas qu’ils aient jamais travaillé sur un corps dans cet état. Pris d’un soudain haut-le-cœur, il imposa une ultime indignité à son ami. Lorsqu’il se fut ressaisi, et qu’il eut rafraîchi son masque parfumé, Dietrich confirma sa première impression.

Max avait été poignardé dans le dos. Son pourpoint était déchiré à hauteur des reins et des flots de sang avaient jailli de la plaie. Il était tombé alors même qu’il dégainait sa dague, car il gisait sur son bras droit et on voyait la garde dans sa main, la lame à moitié tirée du fourreau.

Dietrich gagna en titubant un rocher tout proche, tombé de l’escarpement bien des années auparavant. Puis il pleura – il pleura Max, Lorenz, Herwyg le Borgne et tous les autres.


Dietrich retourna à l’hôpital après les vêpres. Il resta un moment à regarder Jean, Joachim et les autres s’affairer parmi les malades, appliquer des linges humides sur leurs fronts brûlants, glisser des cuillerées de bouillie dans leurs bouches indifférentes, laver leurs bandages dans des baquets d’eau chaude et savonneuse pour les mettre ensuite à sécher, une pratique recommandée par Hugues de Lucques et bien d’autres.

Puis il rejoignit Gregor qui veillait son fils convalescent.

— Tout le monde dit qu’il tient de moi, déclara le tailleur de pierre, et c’est peut-être vrai quand il est réveillé et cherche à me ressembler ; mais lorsqu’il est endormi, il se rappelle qu’il était son premier-né, et je vois son ombre qui me regarde. (Il resta silencieux un moment.) Il ne faudrait pas que je néglige Seybke. Ces deux-là n’arrêtent pas de se chamailler. Comme deux oursons querelleurs. (Il tendit le cou.) Gregerl n’est guère pieux, hélas. Il se moque de l’Église, en dépit de tous mes efforts.

— C’est Dieu qui nous juge et non notre prochain, et Dieu n’agit pas par rancune mais inspiré par un amour infini.

Gregor parcourut la forge du regard.

— Un amour infini, répéta-t-il. Est-ce ainsi que cet amour se manifeste ?

— Ce n’est guère réconfortant, intervint Jean, mais nous savons cela, nous autres Krenken. C’est la seule façon dont le monde a pu être façonné pour abriter la vie. Il y a… des nombres. La force des liens qui maintiennent les atomes ensemble ; la… la force de l’essence elektronik ; l’attraction de la matière… Ach ! (Geste du bras.) Les phrases dans ma tête s’égarent ; et cela n’était pas ma vocation. Nous avons montré que ces nombres ne peuvent être différents. Au moindre changement de l’un d’eux, le monde s’écroulerait. Tout ce qui se produit dans ce monde découle de ces nombres : le ciel et les étoiles, le soleil et la lune, la pluie et la neige, les plantes, les animaux et les petites-vies.

— Dieu a tout disposé avec mesure, nombre et poids, dit Dietrich, citant le Livre de la Sagesse.

Doch. Et de ces nombres découlent aussi les maux, les afflictions, la mort et la peste. Mais si le Seigneur-dans-le-ciel avait disposé le monde d’une autre façon, il n’y aurait pas de vie du tout.

Dietrich se rappela que maître Buridan avait comparé le monde à une grande horloge que Dieu avait remontée, et qui fonctionnait désormais par la seule force de son mécanisme.

— Vous avez raison, monstre, dit Gregor. Ce n’est guère réconfortant.

Heloise la Krenk mourut le lendemain. Jean et Ulf apportèrent son corps dans l’église et le déposèrent sur un banc que Joachim avait préparé dans ce but. Puis Dietrich les laissa seuls afin qu’ils accomplissent les rites pour lesquels ils avaient reçu son autorisation implicite. De retour au presbytère, Jean approcha son flacon de la fenêtre pour l’examiner à la lumière.

— Il ne reste que peu de jours, dit-il en pointant le niveau de son doigt. Je ne resterai pas avec vous jusqu’à la fin.

— Mais nous nous reverrons après la fin, répondit Dietrich.

— Peut-être.

Jean posa le flacon sur le rebord de la fenêtre, puis, sortit. Dietrich le suivit et le trouva perché sur son rocher préféré. Il s’assit sur l’herbe près de lui. Ses jambes le faisaient souffrir et il se frictionna les mollets. Les ombres en contrebas s’allongeaient avec le soir, et le ciel à l’est avait déjà viré au bleu cobalt. Jean tendit le bras gauche.

— Ulf, dit-il.

Dietrich regarda dans la direction indiquée et découvrit Ulf les bras écartés au milieu des soles d’hiver envahies par les mauvaises herbes. Son ombre évoquait la lance d’un chevalier transperçant les sillons, et seules les irrégularités du sol dissipaient cette illusion.

— Mais il fait le signe du Crucifié !

Jean fit claquer ses lèvres.

— Peut-être. Le Seigneur-du-ciel est souvent capricieux. Mais regardez la façon dont il tourne sa gorge vers les hauteurs. Il invite le Faucheur à l’emporter. C’est un vieux rite qui se pratique encore parmi son peuple, sur la lointaine île de la mer des Tempêtes d’Orient. Le peuple de Gottfried et le mien jugeaient ce rite stupide et vain, et celui de Bergère a tenté de le faire interdire. En fait, il est depuis longtemps tombé en désuétude, y compris sur la Grande île ; mais à l’heure du péril, un homme retourne souvent aux us de ses ancêtres et se plante en plein champ pour s’exposer.

Jean déplia sa carcasse, trébucha et faillit tomber de son perchoir. Dietrich l’agrippa par le bras et l’attira en lieu sûr. Le Krenk se mit à rire.

Bwah ! Quelle fin ignoble ! Plutôt être emporté par le Faucheur d’Ulf que de périr par maladresse, bien que je préfère de loin mourir pendant mon sommeil. Ach ! Que se passe-t-il ?

L’un des faucons relâchés par Manfred venait de se poser sur le bras d’Ulf ! L’oiseau ouvrit le bec et Dietrich et Jean entendirent son cri résonner dans le lointain. Mais comme Ulf ne lui donnait rien à manger, il déploya ses ailes et reprit son envol, tournant trois fois dans le ciel avant de repartir.

Jean s’accroupit et passa les bras autour de ses jambes, la bouche béante. Au milieu des champs, Ulf bondit dans les airs à la manière des Krenken. Dietrich fixa l’une des créatures, puis l’autre, totalement déconcerté.

Jean se leva et épousseta ses chausses de cuir d’un air absent.

— Ulf va accepter le baptême à présent, déclara-t-il. Le Faucheur l’a épargné. Et s’il peut faire preuve de miséricorde, autant jurer fidélité au Seigneur de miséricorde.


— Pasteur, pasteur !

C’était le petit Atiulf, qui ne quittait plus Klaus et l’appelait même papa.

— Des hommes ! Sur la route d’Oberreid !

On était le lendemain du baptême d’Ulf, et Dietrich s’affairait à creuser des tombes sur la colline de l’église, aidé par Klaus, Joachim et quelques autres. Ils rejoignirent le garçonnet sur la crête et Klaus le prit dans ses bras.

— Peut-être qu’ils viennent nous apprendre que la peste est finie, dit le meunier.

Dietrich secoua la tête. La peste ne serait jamais finie.

— À en juger par sa cape, c’est le héraut du margrave, et c’est un chapelain qui l’accompagne. Peut-être que l’évêque a trouvé un remplaçant pour le père Rudolf.

— Il serait stupide de venir ici, commenta Gregor.

— Ou ravi de quitter Strasbourg, lui rappela Dietrich.

— Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas besoin de lui, trancha Joachim.

Mais Dietrich avait à peine commencé à descendre vers le vallon que le cheval du héraut se cabrait soudain, manquant faire choir son cavalier. Celui-ci eut toutes les peines du monde à le maîtriser, tant il semblait pris de frénésie. Quelques pas derrière lui, le chapelain peinait lui aussi à tenir sa monture.

Ach, fit Gregor à mi-voix. C’est fichu.

Les deux cavaliers reculèrent jusqu’au col, puis le héraut fit tourner son cheval et, se dressant sur ses étriers, leva le bras droit, effectuant le geste même que les villageois avaient appris à associer aux Krenken. Puis ils disparurent à la vue, seul un nuage de poussière trahissant leur passage.

Ils trouvèrent Jean sur la route, entre la forge et l’atelier du tailleur de pierre, les yeux tournés dans la direction d’Oberreid.

— J’ai voulu leur dire de ne pas s’approcher, expliqua-t-il en chancelant. J’avais oublié que je n’étais pas des vôtres. Quand ils m’ont vu…

À la surprise générale, Klaus posa une main sur l’épaule du Krenk et lui dit :

— Mais vous êtes des nôtres, frère monstre.

Gottfried sortit de l’hôpital.

— S’ils nous ont vus, quelle importance ? Que peuvent-ils faire sinon nous libérer de ceci ? Celui qui portait une cape a jeté un objet dans l’herbe.

Gregor partit en courant pour le ramasser.

— Je suis chagrin de vous avoir ainsi trahi, Dietrich, dit Jean. Nous avons du mal à voir ce qui est immobile. Je me suis figé par réflexe. La force de l’habitude. Pardonnez-moi.

Et, ce disant, il s’effondra sur la chaussée poussiéreuse.

Klaus et Lueter Holzhacker emportèrent dans l’hôpital son corps agité de soubresauts et l’allongèrent sur une paillasse. Gottfried, Beatke et les autres Krenken survivants firent le cercle autour de lui.

— Il partageait sa ration avec nous, dit Gottfried. Je ne l’ai appris qu’hier.

Dietrich le fixa du regard.

— Il s’est sacrifié, comme l’alchimiste ?

Bwah-wah ! Non, pas comme l’alchimiste. Arnaud voulait nous donner un peu plus de temps pour réparer le navire. Ce n’était pas un homme formé à l’elektronikos, et qui saurait dire s’il avait tort d’espérer ? Jean n’a pas agi par espoir charnel, mais par amour de nous, qui le servions.

Gregor les avait rejoints, tenant un rouleau de parchemin. Il le tendit à Dietrich.

— Voici ce que le héraut a laissé.

Dietrich dénoua le ruban qui entourait le parchemin.

— Combien de temps… ? demanda-t-il à Gottfried.

Le serviteur de l’essence elektronik haussa les épaules à la mode humaine.

— Qui peut le dire ? Heloise est allée au ciel au bout de quelques jours ; Kratzer a tenu plusieurs semaines. C’est comme avec votre peste.

— Que dit le message ? s’enquit Joachim, et Dietrich attrapa ses lunettes dans sa bourse.

— S’il n’y a pas de prêtre parmi nous, annonça-t-il une fois sa lecture achevée, les laïcs sont autorisés à entendre leurs frères en confession. C’est un miracle, dit-il en levant la tête.

— Ah bon ? fit Klaus. Que je confesse mes péchés au tailleur de pierre, oui, ce serait un miracle.

Na, Klaus, fit Lueter. Je t’ai déjà entendu les confesser chez Walpurga après deux ou trois chopes de bière.

— L’archidiacre Jarlsberg écrit qu’il n’a plus de prêtres à nous envoyer.

— C’est un miracle, je suis d’accord, railla Klaus.

— La moitié des paroisses du diocèse sont vacantes – leurs prêtres ne les ont pas désertées, contrairement au père Rudolf. Ils sont restés avec leurs ouailles et sont morts avec elles.

— Comme vous, lança Klaus.

Dietrich ne put s’empêcher de rire.

Gregor se renfrogna.

— Le pasteur n’est pas mort. Il n’est même pas malade.

— Pas plus que vous ou moi, répliqua Klaus. Pour le moment.


Dietrich passa la journée au chevet de Jean et dormit la nuit près de sa paillasse. Ils abordèrent bien des questions, le monstre et lui. Le vide existait-il ? Comment pouvait-il y avoir plus d’un monde, puisque chacun d’eux ne pouvait que se précipiter vers le centre de l’autre ? Le ciel était-il un dôme ou une vaste mer déserte ? Les aimants de Maître Pierre pouvaient-ils réaliser un mouvement perpétuel, ainsi qu’il l’affirmait ? Bref, tous les sujets de philosophie qui avaient tant ravi Jean en des temps plus cléments. Ils parlèrent aussi de Kratzer, et Dietrich était plus que jamais persuadé que Jean et Kratzer s’étaient aimés, si tant est que l’amour eût sa place dans le cœur des Krenken.

Le matin venu, la herse du château se leva dans un grand bruit de chaînes et Richart le prévôt, suivi de Wilifrid le clerc et de quelques autres, descendit de la colline au galop et fonça sur la route du Bärental. Peu de temps après, la cloche de la chapelle sonna un coup. Dietrich attendit, et attendit encore, mais on ne devait plus l’entendre par la suite.

Cet après-midi-là se tint sous le tilleul une séance irrégulière du tribunal, au cours de laquelle Dietrich demanda que s’identifient ceux chez qui Ulf n’avait trouvé aucune trace des petites-vies. La moitié des villageois levèrent la main et le pasteur remarqua qu’ils prenaient déjà leurs distances avec leurs voisins.

— Vous devez quitter Oberhochwald, leur dit-il. Si vous restez ici, les petites-vies vous infecteront à votre tour. Emmenez avec vous les malades dont la fièvre est tombée. Lorsque la peste aura cessé de sévir, vous pourrez revenir ici pour remettre les choses en ordre.

— Je ne reviendrai jamais ! s’écria Jutte Feldmann. Ce lieu est maudit. Il empeste les démons et la sorcellerie.

On entendit des murmures approbateurs, mais certains, tels Gregor et Klaus, secouèrent la tête, et Melchior Metzger, qui avait beaucoup vieilli ces derniers jours, afficha un air franchement sinistre.

— Mais où irons-nous ? demanda Jakob Becker. La peste est partout. En Suisse, mais aussi à Vienne, à Fribourg, à Munich, à…

Dietrich l’arrêta avant qu’il ait énuméré tous les pays et toutes les cités du monde.

— Allez dans les collines du Sud-Est, conseilla-t-il. Évitez les villes et les villages. Bâtissez-vous des abris dans les bois, gardez vos feux de camp allumés et ne vous en éloignez pas. Emportez de la farine pour pouvoir faire du pain. Joachim, vous les accompagnerez.

Le jeune moine en resta bouche bée.

— Mais… Que sais-je de la forêt ?

— Lueter Holzhacker la connaît bien. Et Gerlach Jaeger l’a parcourue de part en part pour traquer le cerf et le loup.

Jaeger, qui s’était assis un peu à l’écart de l’assemblée et taillait un bout de bois, leva les yeux et cracha par terre.

— Oui, mais toujours tout seul, dit-il, et il se concentra à nouveau sur son couteau.

Tous les villageois se dévisageaient en silence. Ceux dont le sang abritait les petites-vies mais qui n’étaient pas encore malades baissèrent la tête, et quelques-uns s’en allèrent. Gregor Mauer haussa les épaules et se tourna vers Klaus, qui agita le bras à la mode krenk.

— Si Atiulf est en bonne santé, suggéra-t-il.

Lorsqu’ils se furent dispersés, Joachim suivit Dietrich jusqu’au bassin du moulin, et ils s’arrêtèrent tout près du bief. La roue tournait dans un bouillonnement d’eau argentée, mais on n’entendait aucun bruit, signe que l’on avait retiré la came. Une brume relativement fraîche venait les soulager de la chaleur estivale. Joachim s’abîma dans la contemplation du courant qui se jetait dans le bief, tournant le dos à Dietrich. Durant un long moment, on n’entendit plus que le murmure de l’eau et les grincements de la roue. Dietrich se retourna et vit que le jeune homme semblait fasciné par les croisillons de lumière que le soleil dessinait sur le courant.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Vous me chassez !

— Parce que vous êtes sain. Parce que vous avez une chance de vivre.

— Mais vous aussi…

Dietrich le fit taire d’un geste.

— C’est ma pénitence… pour mes péchés de jeunesse. J’ai presque cinquante ans. Soit bien peu d’années à perdre ! Vous en avez à peine vécu vingt-cinq, et vous en aurez bien d’autres à consacrer au service de Dieu.

— Ah ! fit le jeune homme avec amertume. Vous me refusez même la couronne du martyr.

— Je vous offre le bâton du berger ! rétorqua Dietrich. Ces brebis sont désespérées et prêtes à renier Dieu. Si je vous avais réservé la tâche la plus facile, c’est vous qui seriez resté ici !

— Mais je rêve de gloire, moi aussi !

— Quelle gloire y a-t-il à changer des pansements, à percer des bubons, à essuyer la merde, le vomi et le pus ? Herr Jesu Christus ! C’est notre devoir d’accomplir ces tâches, mais elles n’ont rien de glorieux.

Joachim s’était éloigné de quelques pas pendant cette diatribe.

— Non. Non, Dietrich, vous vous trompez. C’est l’œuvre la plus glorieuse qui soit, et celui qui l’accomplit a plus de mérite que les chevaliers en armure qui embrochent des manants sur leurs lances pour se vanter ensuite de leurs tueries.

Dietrich se rappela un chant que lesdits chevaliers aimaient entonner après la révolte des Armleder : Les paysans vivent comme des porcs / Et ne savent rien des bonnes manières…

— En effet, acquiesça-t-il, les hauts faits des chevaliers ne sont pas toujours glorieux.

Ils avaient répondu à la haine par la haine, abandonnant le code de chevalerie qui avait jadis fait leur renom – s’il ne s’agissait pas tout simplement d’une invention de ménestrel. Dietrich se tourna vers la colline du château. Un jour, il avait demandé à Joachim où il était lors du passage des Armleder. Jamais il n’avait posé cette question à Manfred.

— Nous avons failli à notre mission, disait Joachim. Les démons étaient pour nous une épreuve qui aurait dû nous conduire au triomphe ! Mais la majorité d’entre eux sont repartis sans avoir été baptisés. Et Dieu nous a châtiés pour cet échec.

— La peste est partout, protesta Dietrich, y compris dans des villages où on n’a jamais vu l’ombre d’un Krenk.

— À chacun son péché. La richesse pour certains. L’usure pour d’autres. Pour d’autres encore, la cruauté ou l’avarice. Si la peste frappe partout, c’est parce que le péché est partout.

— Et Dieu va donc tuer tous les hommes, sans leur donner une chance de se repentir ? Le Christ ne nous a-t-Il pas enseigné l’amour ?

Les yeux de Joachim devinrent minéraux.

— C’est le Père qui agit là et non le Fils. Celui de l’Ancienne Alliance, dont les yeux lancent le feu, dont la main brandit l’éclair, dont la bouche souffle la tempête ! (Puis, baissant la voix :) Il est comme un père fâché contre ses enfants.

Dietrich ne dit rien et Joachim resta silencieux un moment. Puis il reprit :

— Je ne vous ai jamais remercié de m’avoir accueilli.

— Les querelles monastiques sont souvent violentes.

— Vous étiez moine jadis. Frère Guillaume vous a appelé « Frère Angélus ».

— Je l’ai connu à Paris. Il usait de ce surnom pour se moquer de moi.

— Il est des nôtres, c’est un spirituel. Et vous ?

— Guillaume ne s’est inquiété des spirituels que lorsque le tribunal a condamné ses propositions. Michel et les autres ont fui Avignon à cette époque, et il a rejoint leur groupe.

— Ils l’auraient envoyé au bûcher.

— Non, ils l’auraient obligé à récrire ses propositions. Aux yeux de Guillaume, c’était encore pire. (Dietrich eut la force d’esquisser un sourire.) On peut dire tout ce qu’on veut à condition de se contenter de faire une hypothèse, secundum imaginationem. Mais Will considère ses hypothèses comme des faits avérés. Il a certes défendu la cause de Louis auprès du pape, mais Louis ne voyait en lui qu’un outil.

— Pas étonnant que nous soyons frappés.

— On a souvent vu de grands pécheurs défendre une vérité dans un but qui leur était propre. Et des hommes de bien commettre de grands péchés par excès de zèle.

— Les Armleder.

Dietrich hésita.

— Un cas parmi tant d’autres. Il y avait parmi eux des hommes de bien.

Il se tut, repensant à la poissonnière de Fribourg et à son fils.

— Parmi les meneurs des Armleder figurait un dénommé Angélus, dit Joachim d’une voix traînante.

Dietrich resta silencieux durant un long moment.

— Cet homme est mort aujourd’hui, dit-il finalement. Mais j’ai appris grâce à lui une terrible vérité : l’hérésie est la vérité, in extremis. La lumière est l’objet même de l’œil, mais trop de lumière le rend aveugle.

— Donc, vous êtes prêt à vous compromettre avec les pécheurs, tout comme les conventuels ?

— Le Seigneur a dit que l’ivraie pousserait avec le bon grain jusqu’au jour du Jugement dernier, répondit Dietrich, et c’est pourquoi on trouve au sein de l’Église des hommes de bien et des pécheurs. Par nos fruits on nous reconnaîtra, et non par le nom que nous nous donnons. J’en suis venu à croire qu’il y a plus de grâce à devenir le bon grain qu’à arracher l’ivraie.

— C’est ce que dirait l’ivraie si elle avait le don de la parole, déclara Joachim. Vous coupez les cheveux en quatre.

— Mieux vaut cela que de couper des têtes.

Joachim se leva. Il lança une pierre dans le bassin, faisant plusieurs ricochets.

— Je ferai ce que vous m’avez dit.


Le lendemain, quatre-vingts villageois se rassemblèrent sous le tilleul pour se préparer au départ. Ils avaient fourré leurs biens dans un baluchon, qu’ils portaient sur le dos ou bien noué au bout d’un bâton. Certains avaient les yeux hébétés d’un veau qu’on mène à l’abattoir et demeuraient figés au sein de la cohue, la tête basse. Il y avait là des épouses sans mari, des maris sans épouse ; des parents sans enfants, des enfants sans parents. Des villageois qui avaient vu leurs voisins s’étioler et se corrompre dans une noirceur nauséabonde. Quelques-uns étaient déjà partis en avant-garde. Melchior Metzger alla au chevet de Nickel Langermann, qui gisait sur une paillasse, et l’étreignit une dernière fois avant que Gottfried ne le chasse de l’hôpital. Langermann, prisonnier de son délire, était incapable de le reconnaître.

Un peu à l’écart de cette assemblée, Gerlach Jaeger la considérait d’un air renfrogné. C’était un homme trapu, à la barbe noire et drue et au visage marqué par la forêt. Ses habits étaient des plus grossiers et il portait plusieurs couteaux à sa ceinture. Il avait lui-même taillé son bâton de marche dans une branche de chêne, l’affûtant et le polissant à la perfection. Il se tenait appuyé dessus des deux mains, le menton calé sur ses doigts.

— Vous pensez qu’ils s’en sortiront ? lui demanda Dietrich.

Jaeger se racla la gorge et cracha.

— Ils auront du mal. Mais je ferai mon possible. Je leur apprendrai à tendre des collets et il y en a peut-être deux ou trois qui sauront tirer correctement. Je vois que Holzhacker a emporté son arc. Et sa hache. C’est une bonne chose. On aura besoin de haches. Ach ! On n’a pas besoin de ce coffre bourré de Klimbim ! À quoi pensez-vous donc, Jutte Feldmann ? On va passer par Kleinwald pour gagner le Feldberg. Qui va porter ce fardeau ? Dieu du Ciel, pasteur, je me demande ce que les gens ont dans la tête.

— Le chagrin et la tragédie, chasseur.

Jaeger grogna et resta muet quelques instants. Puis il leva la tête et empoigna son bâton.

— J’ai de la chance, je suppose. Je n’ai ni femme ni enfants à pleurer. Oui, on peut appeler ça de la chance. Mais la forêt et la montagne se fichent bien de leur chagrin, et on ne part pas dans la nature quand on a la tête vide. Ce que je veux dire, c’est qu’ils n’ont pas besoin d’emporter tout ça. Quand la peste sera partie, nous reviendrons ici et leurs précieuses possessions les auront attendus.

— Je ne reviendrai jamais ici, gronda Volkmar Bauer. Ce village est maudit.

Et il cracha par terre pour souligner son propos. Quoique pâle et un peu chancelant, il était prêt à partir.

D’autres reprirent son cri et certains jetèrent des mottes de terre à Gottfried, qui était venu assister à leur départ.

— Démons ! criaient-ils. C’est vous qui nous avez apporté cette plaie !

Et la meute gronda et s’enfla. Gottfried fit claquer ses lèvres cornues comme des ciseaux. Dietrich redoutait de le voir céder à sa nature colérique. Même affaibli comme il l’était, le Krenk serait capable d’occire une douzaine d’hommes avec ses bras rugueux avant de succomber sous le nombre. Jaeger leva son bâton et le brandit comme une lance.

— Un peu d’ordre là-dedans ! s’écria-t-il.

— Pourquoi ceux-là sont-ils restés quand les autres sont partis ? cria Becker. Pour nous entraîner à notre perte !

— Silence !

C’était Joachim, qui tonnait de sa voix de prêcheur. Il s’avança sur l’herbe, rejeta sa capuche et leur lança un regard furibond.

— Pécheurs que vous êtes ! Voulez-vous savoir pourquoi ils sont restés ici ? demanda-t-il en désignant le Krenk. Ils sont restés ici pour mourir ! (Il laissa l’écho de ses paroles résonner sur les murs du moulin et des cottages les plus proches.) Et pour nous porter secours ! Lequel d’entre vous ne les a pas vus soigner les malades et enterrer les morts ? Lequel n’a pas bénéficié de leurs soins, hormis du fait de sa propre obstination ? Aujourd’hui, vous êtes conviés à une aventure plus fabuleuse que celles qu’ont pu inventer les ménestrels. Vous êtes conviés à devenir le Nouvel Israël, à traverser le désert pour gagner la Terre promise. Ensemble nous allons célébrer l’avènement du Nouvel Âge ! Nous en sommes certes indignes, mais nous serons purifiés par nos épreuves pendant que nous attendrons la venue de Jean. (Il baissa la voix et tous firent silence pour mieux l’écouter.) Nous vivrons un temps à l’écart du monde, pendant que Pierre partira et que s’achèvera le Moyen Âge. Nous aurons bien des épreuves à surmonter, et certains d’entre nous y échouerons. Nous connaîtrons les privations, la chaleur, la faim et peut-être la rage des bêtes sauvages. Mais cela nous fortifiera et nous préparera au jour de notre retour !

On entendit quelques vivats hésitants, ainsi que deux ou trois amen, mais Dietrich y lut de la crainte plutôt que de la conviction.

Jaeger reprit son souffle.

— Bon. Maintenant que tout le monde est là… Lütke ! Jakob ! (Il poussa quelques jurons bien sentis et donna quelques coups de bâton, et son troupeau se mit en route.) Les enfants d’Israël ! maugréa-t-il.

Dietrich le gratifia d’une tape sur l’épaule.

— Des enfants bien dissipés, à ce que j’ai lu.

Tandis que la caravane se mettait en marche, Joachim vint faire ses adieux à Dietrich.

— Faites bon voyage, lui dit ce dernier. Et écoutez bien ce que dit Gerlach.

Arrivé sur le pont, le chasseur s’écria :

— Que le ciel me tombe sur la tête !

Joachim eut un pauvre sourire.

— Oui, mon âme dût-elle en périr.

Les autres avaient quitté le pré, les laissant seuls tous les deux. Joachim se tourna vers le village et une ombre sembla se poser sur ses yeux comme il embrassait du regard le moulin et le four, l’atelier du tailleur de pierre, la forge, le Burg Hochwald et l’église Sainte-Catherine. Puis il s’essuya la joue et, rajustant le ballot qu’il portait en bandoulière, il dit :

— Il faut que je me presse. Sinon, je vais rester à la traîne et…

Dietrich tendit une main et lui releva sa capuche.

— Il fait très chaud aujourd’hui. Le soleil risque de vous étourdir.

Ja. Merci. Dietrich… Essayez de ne pas trop réfléchir.

Dietrich lui posa une main sur la joue.

— Je vous aime, moi aussi, Joachim. Bon courage.

Il resta quelque temps à regarder le moine s’éloigner ; puis il alla sur le pont pour avoir un dernier aperçu des villageois avant qu’ils ne disparaissent entre les prés et les soles d’hiver. Comme on pouvait s’y attendre, ils ralentirent le pas lorsque la chaussée se rétrécit et Dietrich sourit en imaginant les jurons de Gerlach. Lorsqu’il n’y eut plus rien à voir alentour, il retourna à l’hôpital.


Le soir venu, il aida Jean à sortir afin qu’il puisse contempler le firmament. L’atmosphère était chaude et humide, comme le devenait l’air lorsqu’on l’éloignait du feu corrupteur, car la journée avait été sèche et brûlante. Dietrich avait apporté son bréviaire et une chandelle pour lire à sa lueur, et il était en train de chausser ses lunettes lorsqu’il se rendit compte qu’il ignorait quel jour on était. Il tenta de compter les journées qui avaient passé depuis la dernière fête qu’il avait célébrée dans les règles, mais elles se mélangeaient dans son esprit et ses périodes de veille et de sommeil ne correspondaient pas toujours à la course du soleil. Il détermina la position des étoiles dans le ciel, mais il n’avait pas noté l’heure du crépuscule et ne disposait pas d’astrolabe.

— Que cherchez-vous, ami Dietrich ? demanda Jean.

— Le jour.

Bwah… Vous cherchez le jour en pleine nuit ? Bwah-wah !

— Ami sauterelle, j’ai l’impression que vous venez de découvrir la synecdoque. Je veux parler de la date, bien entendu. Les mouvements du ciel pourraient me l’indiquer, si j’étais doué pour les interpréter. Mais cela fait des années que je n’ai pas lu l’Almageste, ni Thabit Ibn Qurra. Si je me souviens bien, les sphères cristallines impriment un mouvement quotidien au firmament, qui se situe au-delà du septième ciel.

— Saturne, ainsi que vous l’appelez.

Doch. Au-delà de Saturne, le firmament, et par-delà le firmament, les eaux au-dessus du ciel, cristallisées pour devenir de la glace.

— Nous aussi, nous avons trouvé une ceinture de glace ceignant chaque système de mondes. Quoiqu’elle tourne en deçà du firmament et non au-delà.

— C’est ce que vous m’avez dit, mais je ne comprends pas ce qui empêche cette glace de retourner à son emplacement naturel, c’est-à-dire ici, au centre.

— Ver ! répliqua Jean. Ne vous ai-je pas dit que votre image était erronée ? C’est le soleil qui se trouve au centre, pas la terre !

Dietrich leva l’index.

— Ne m’avez-vous pas dit que le firmament… Comment l’avez-vous appelé ?

— L’horizon du monde.

Ja, doch. Vous dites que sa chaleur est un vestige du merveilleux jour de la Création ; et que nul ne peut voir au-delà. Mais cet horizon se trouve à la même distance dans toutes les directions, ce qui caractérise l’enveloppe d’une sphère, ainsi que vous le dira tout élève d’Euclide. Par conséquent, la terre se trouve bien au centre du monde, quod erat demonstrandum.

Dietrich se fendit d’un large sourire, fier d’avoir résolu ce problème, mais Jean se raidit et émit un long sifflement. Il leva les bras pour les croiser sur son torse, les excroissances tournées vers l’extérieur. Une posture de protection, se dit Dietrich. Il se détendit au bout de quelques instants et murmura :

— Parfois, la douleur la plus sourde frappe aussi fort que le couteau.

— Et je me lance dans une disputatio alors que vous souffrez le martyre. Vous n’avez vraiment plus d’élixir en réserve ?

— Non. Ulf en avait davantage besoin que moi. (Jean tendit sa main gauche vers Dietrich, le cherchant à tâtons.) Bougez un peu. Je vous vois à peine. Non, je préfère discourir des grandes questions. Il est peu probable que nous leur apportions des réponses, mais cela me distrait un peu de ma douleur.

Le soleil sombrait au-dessus de la route d’Oberreid. Dietrich se leva.

— Et si vous preniez une tisane d’écorce de saule ? Cela soulage nos maux de tête, peut-être que ça vous ferait du bien.

— Et peut-être que ça me tuerait. À moins qu’elle ne contienne cette fameuse protéine. Écorce de saule… Est-ce que cela fait partie des substances analysées par Arnaud et Kratzer ? Un instant, le Heinzelmännchen a peut-être cela en mémoire. (Jean cliqueta dans son mikrofoneh, écouta la réponse, poussa un soupir.) Oui, Arnaud a vérifié. Aucun effet sur nous.

— Mais si cela peut calmer vos douleurs… Gregor ? (Il se tourna vers le tailleur de pierre, qui se trouvait au chevet de son fils aîné à l’autre bout de la forge.) Est-ce que nous avons de la tisane d’écorce de saule ?

Gregor fit non de la tête.

— Theresia a ramassé de l’écorce il y a deux jours. Vous voulez que j’aille en chercher ?

Dietrich se leva et épousseta sa soutane.

— J’y vais, répondit-il, ajoutant pour le bénéfice de Jean : Reposez-vous. Je reviens avec la tisane.

— Quand je serai mort, répondit le Krenkl, et que Gottfried et Beatke me boiront en souvenir de moi, chacun donnera sa part à l’autre par charité, et ainsi cet échange doublera la quantité disponible. Bwah-wa-wah !

Dietrich ne comprit pas la plaisanterie et supposa que son ami avait filé une maille dans son tissu raisonnant. Il traversa la route, saluant Seybke qui travaillait dans l’atelier de son père. Il taillait des pierres tombales. Dietrich avait dit à Gregor de ne pas se soucier de ce détail, mais l’autre avait répliqué :

— À quoi sert-il de vivre si les gens vous oublient quand vous êtes mort ?

Il frappa à la porte de Theresia sans obtenir de réponse.

— Vous êtes réveillée ? lança-t-il. Est-ce que vous avez préparé de la tisane d’écorce de saule ?

Il frappa à nouveau et se demanda si elle était allée dans le Kleinwald. Puis il leva la clenche et la porte s’ouvrit.

Theresa se tenait pieds nus sur le sol de terre battue, vêtue de sa seule chemise de nuit et tordant son tablier entre ses mains. Quand elle vit Dietrich, elle s’écria :

— Qu’est-ce que vous voulez ? Non !

— J’étais venu chercher de la tisane d’écorce de saule. Veuillez m’excuser.

Il fit mine de partir.

— Qu’est-ce que vous leur avez fait ?

Dietrich se figea. Parlait-elle de ceux qui étaient partis ? de ceux qui étaient morts à l’hôpital ?

— Ne me faites pas de mal !

Elle avait les joues rouges de colère, les mâchoires crispées.

— Jamais je ne te ferais de mal, schatzl. Tu le sais bien.

— Vous étiez avec eux ! Je vous ai vu !

Dietrich venait à peine de comprendre sa phrase qu’elle ouvrait à nouveau la bouche, pour dégorger une fontaine de pus noir plutôt que de nouvelles invectives. Il se trouvait suffisamment près d’elle pour en recevoir quelques gouttes et pour percevoir la puanteur qui s’en dégageait. La nausée le saisit.

— Non, mon Dieu ! s’écria-t-il. Je l’interdis !

Mais Dieu ne l’écoutait point et Dietrich se demanda si Lui aussi n’avait pas été frappé par la peste, si Sa vaste essence immatérielle, « infiniment étendue, sans extension ni dimension », n’était pas en train de pourrir par-delà l’empyrée, par-delà les sphères cristallines.

Le visage de Theresia était maintenant exempt de toute peur, de toute rage, et elle ouvrit de grands yeux étonnés en voyant son état.

— Papa ? Que se passe-t-il, papa ?

Dietrich lui ouvrit les bras et elle vint s’y blottir en titubant.

— Là, là, il faut que tu t’allonges.

Plongeant une main dans sa bourse, il en sortit son masque parfumé et se le plaqua sur le nez. Mais l’essence des fleurs s’était estompée, à moins que la puanteur ne fut trop forte.

Il la guida jusqu’au lit et songea en la sentant prendre appui sur lui qu’elle était déjà aussi légère qu’un esprit. Comme il est dans la nature de la terre de chercher le centre de la terre, il est dans la nature de l’air de chercher à gagner le ciel.

Gregor apparut sur le seuil.

— J’ai entendu crier… Ach, Dieu du Ciel !

Theresia se tourna vers lui.

— Entre, mon cher époux.

Mais Dietrich l’empêcha de faire demi-tour.

— Il faut t’allonger.

Ja, ja, je suis si fatiguée. Raconte-moi une histoire, papa. L’histoire du nain et du géant.

— Gregor, allez chercher mon scalpel. Nettoyez-le au vinaigre et chauffez-le sur le feu, comme Ulf nous l’a appris. Dépêchez-vous.

Gregor s’appuya au montant de la porte et se passa une main sur les joues. Il leva les yeux.

— Le scalpel. Ja, doch. Tout de suite. (Il hésita.) Est-ce qu’elle va… ?

— Je ne sais pas.

Gregor s’en fut et Dietrich étendit Theresia sur sa paillasse. Il lui plaça une couverture pliée sous la tête en guise d’oreiller.

— Je dois voir si tu as des pustules, dit-il.

— Je suis malade ?

— Nous allons voir.

— C’est la peste ?

Dietrich ne répondit pas mais releva la chemise trempée de sueur.

Le bubon était niché au creux de son ventre, gros, noir et enflé, tel un crapaud malin. Bien plus gros que celui d’Everard lorsqu’il l’avait percé. Il ne datait sûrement pas de cette nuit. Quand la maladie se révélait foudroyante, ses victimes succombaient avant même que les pustules ne soient apparues. Non, s’il fallait en croire son expérience, celle-ci avait crû plusieurs jours durant.

Gregor entra précipitamment, s’accroupit à ses côtés et, après lui avoir tendu le scalpel encore chaud, s’empara de la main de Theresia.

Schatzi, dit-il.

La jeune femme avait fermé les yeux. Elle les rouvrit et fixa Dietrich d’un air grave.

— Est-ce que je vais mourir ?

— Pas encore. J’ai besoin de percer ton bubon. Cela va te faire très mal et je n’ai plus d’éponges.

Theresa sourit et, en voyant un filet de sang couler à la commissure de ses lèvres, Dietrich repensa à l’histoire du loup-garou de Freudenstadt. Gregor avait trouvé un linge et il épongeait doucement le sang, en vain car celui-ci ne cessait de suinter de ses lèvres.

— J’ai peur de la voir ouvrir la bouche, confia-t-il d’une voix tendue. J’ai l’impression que la vie va la fuir.

Dietrich s’assit sur les jambes de Theresia pour l’empêcher de se débattre.

— Gregor, tenez-lui les bras et les épaules.

Il approcha le scalpel de la pustule noire. À peine la lame eut-elle effleuré le tégument dur et luisant que Theresia se mit à hurler :

Sancta Maria Virginia, ora pro feminis !

Ses jambes furent saisies de violents soubresauts, et Dietrich faillit être désarçonné. Gregor serra les dents pour ne pas la lâcher.

Dietrich poussa plus fort pour rompre la peau, une manœuvre dont il avait hélas pris l’habitude. J’arrive trop tard, se dit-il. Le bubon est trop avancé. Il était gros comme une pomme et d’une sinistre couleur bleu nuit.

— Hier, elle semblait en parfaite santé, dit Gregor. Je vous le jure.

Dietrich le croyait. Elle avait dissimulé les signes du mal, redoutant de s’allonger parmi les démons. Quelle terreur était-ce donc là, plus forte encore que la peur d’une mort horrible ? Ne crains pas, commandait le Seigneur, mais pourquoi l’homme n’aurait-il pas violé ce commandement en plus de tous les autres ?

La peau de Theresia se fendit, laissant échapper un ichor jaune et puant, qui macula ses cuisses et aspergea la paille de son matelas. Elle ne cessait de hurler et d’invoquer la Vierge.

Dietrich trouva une autre pustule, bien plus petite, en haut de la cuisse. Il la perça plus vite que la première et la vida de son pus avec un tissu propre.

— Examinez-la sous les bras et sur la poitrine, dit-il au tailleur de pierre.

Gregor acquiesça et releva la chemise de nuit le plus haut possible. Theresia était passée des cris aux sanglots.

— L’autre était moins gentil.

— Qu’y a-t-il, schatzi ? Que veut-elle dire, pasteur ?

Dietrich ne put que baisser les yeux.

— Elle délire.

— Il avait une barbe, lui aussi, mais une barbe rouge vif. Mais papa l’a fait partir.

Le sang coulait sur son menton à chacun de ses mots, et Gregor l’étanchait d’un air résigné.

Dietrich n’avait pas oublié ce barbu. Il s’appelait Ezzo et, si sa barbe était rouge, c’est parce que Dietrich lui avait tranché la gorge pour sauver la fillette.

— Tu n’as plus rien à craindre, dit-il à cette fillette, à la femme qu’elle était devenue. Ton mari est là.

— J’ai mal.

Elle fermait les yeux de toutes ses forces.

Sous son bras droit se nichait une troisième pustule, grosse comme le pouce. Dietrich eut plus de mal à la percer car, lorsqu’il changea de position, Theresia en profita pour relever les jambes et se recroqueviller sur elle-même, comme l’aurait fait une enfant ensommeillée, et elle passa les bras autour de ses genoux.

— J’ai mal, répéta-t-elle.

— Pourquoi Dieu nous a-t-Il abandonnés ? se lamenta Gregor.

Dietrich tenta de tirer le bras de Theresia afin de percer la dernière pustule. Cela ne servirait sans doute à rien.

— Dieu ne nous abandonnera jamais, dit-il, c’est nous qui risquons d’abandonner Dieu.

Le tailleur de pierre ouvrit grands les bras, lâchant l’épaule de Theresia.

— Où est-Il passé, alors ? glapit-il.

Theresia prit peur en l’entendant et il se calma aussitôt, lui caressant les cheveux de ses gros doigts calleux.

Dietrich passa en revue les arguments de la raison, élaborés par saint Thomas d’Aquin et ses pairs en philosophie. Il se demanda comment Joachim aurait répondu à la question. Puis il comprit que Gregor ne souhaitait pas obtenir de réponse, qu’il n’en avait pas besoin, que la seule réponse était l’espoir.

— Theresia, il faut que je perce la pustule sous ton bras.

Elle avait rouvert les yeux.

— Est-ce que je vais voir Dieu ?

Ja. Doch. Gregor, allez me chercher un peu d’huile.

— De l’huile ? Pour quoi faire ?

— Pour lui donner l’onction. Il n’est pas trop tard.

Gregor le regarda sans comprendre, comme si l’acte qu’il envisageait d’accomplir n’avait jamais été accompli avant ce jour. Puis il lâcha Theresia, fila à l’autre bout du cottage, près de la cheminée, et en revint avec un flacon.

— Je crois que c’est ça.

— Cela fera l’affaire, dit Dietrich.

Il bénit l’huile en prononçant une prière muette. Puis, après s’être oint le pouce, il traça le signe de croix sur le front de Theresia, puis sur ses paupières closes, en murmurant :

Illúmina óculos meos, ne umquam obdórmium in morte…

De temps à autre, lorsqu’il s’interrompait pour se rafraîchir la mémoire, un Gregor en larmes murmurait doucement : « Amen. »

Il avait quasiment prononcé le sacrement lorsque Theresia fut prise d’une quinte de toux, dégorgeant un bol de vomissures striées de sang. Ce fluide grouille de petites-vies, se dit Dietrich. Gregor et moi allons en être infectés. Mais il avait souvent été aspergé de cette manière et, la dernière fois qu’Ulf avait examiné son sang, il lui avait déclaré qu’il était encore sain.

Mais Ulf est mort il y a plusieurs jours.

Une fois le rituel complété, Dietrich reposa le flacon d’huile – il en aurait encore besoin sous peu – et prit la main de Theresia dans les siennes. Elle lui parut des plus fragiles, en dépit de sa peau sèche et craquelée.

— Te rappelles-tu le jour où Fulk s’est cassé le doigt et où je t’ai appris à le soigner ?

Elle lui sourit, et ses lèvres étaient rouges comme des baies.

— J’ignore lequel de nous trois était le plus effrayé, reprit-il. (Se tournant vers Gregor :) Je me souviens encore des premiers mots qu’elle a prononcés. Elle était muette quand nous sommes arrivés ici. Nous étions dans la forêt de Kleinwald, à la recherche de pivoines et d’autres simples, je lui montrais comment on devait s’y prendre pour en trouver, et elle s’est coincé le pied dans une branche pourrie et fendue en son milieu, et elle m’a dit…

— Aide-moi, dit Theresia en serrant de toutes ses forces la main de Dietrich dans sa main pourtant si faible.

Elle se mit à tousser, de plus en plus fort, et une fontaine de sang et de vomissures jaillit de sa bouche, maculant sa chemise de nuit jusqu’à la taille. Dietrich voulut la changer de position afin qu’elle ne s’étouffe pas dans ses fluides mais, alors même qu’il la soulevait, il comprit – sans doute parce qu’elle était un rien plus légère que l’instant d’avant – que sa fille adoptive était morte.


Longtemps, longtemps après, il traversa la route pour regagner l’hôpital et raconter à Jean ce qui s’était passé, mais il découvrit que le Krenk était mort pendant son absence. Dietrich s’agenouilla près du cadavre et souleva les longs bras rugueux pour les replier sur le torse tavelé, dans une attitude qui était celle de la prière. Il ne pouvait pas lui fermer les yeux, naturellement, et ils semblaient toujours lumineux, bien que ce ne fut qu’un effet des rayons du couchant par-delà les soles d’hiver, rappelant celui des gouttes de pluie de Théodoric de Fribourg, et l’ombre d’un arc-en-ciel se posa sur les joues de Jean.

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