7 Aujourd’hui Sharon

Elle l’entendait qui appelait dans le lointain, une minuscule voix d’insecte qui couinait son nom. Mais son univers était trop beau pour qu’elle l’abandonne. Non, pas un uni-vers, un poly-vers. Douze dimensions, pas onze. Un triplet de triplets. À présent, les groupes de rotation et la méta-algèbre avaient un sens. L’anomalie portant sur la vitesse de la lumière également. Elle pressa le polyvers et son pouls battit plus fort. Un petit malin, cet Einstein. Il avait tout compris. Petite déformation. Kaluza et Klein n’étaient pas des imbéciles, eux non plus. Nouvelle déformation et… Là ! Si elle le tordait dans ce sens…

Il existe un état altéré de la conscience qui vous emporte corps et âme en de tels moments, comme si vous étiez passé dans un autre monde. Tout ce qui vous entoure s’éloigne, le temps lui-même suspend son vol. Tout mouvement cesse. Le soleil interrompt sa course. C’est au cours de tels moments que les mathématiciens célèbres rédigent leurs notes les plus énigmatiques.

Les yeux de Sharon se focalisèrent et découvrirent devant eux le visage de Tom.

— Je le tenais ! dit-elle. C’était splendide ! Je le tenais presque ! Où est mon carnet de notes ?

Ledit carnet apparut dans ses mains comme par magie, ouvert sur une page vierge. Elle arracha le stylo à Tom et se mit à la noircir avec frénésie. Ce faisant, elle inventa une nouvelle notation. Je vous en prie, songea-t-elle, faites que je me souvienne de ce que ça signifie. Elle balisa une équation avec un astérisque et écrivit : [*] est exacte ! ! Puis elle soupira et referma son carnet.

— Attends que je raconte ça à Hernando.

— Qui est Hernando ?

Elle répondit par un rictus.

— Je ne sais pas si je dois me fâcher parce que tu as interrompu le flot de mes pensées ou te remercier parce que tu avais mon carnet sous la main. Comment as-tu deviné ?

— En temps normal, tu n’assaisonnes pas tes œufs brouillés avec du thé.

Ce fut seulement à ce moment-là qu’elle se rappela qu’elle prenait son petit déjeuner. Elle baissa les yeux et gémit.

— Je suis en train de perdre l’esprit.

— Je n’en disconviens pas. J’ai compris que tu aurais besoin de ce fichu carnet en voyant tes yeux devenir vitreux.

Il lui prit son assiette pour aller la vider dans la poubelle.

— Tu peux me piquer un œuf mollet, lança-t-il depuis l’évier.

— Je n’ai jamais compris comment tu arrivais à avaler cette horreur, répliqua-t-elle dans un frisson.

Elle lui chipa une tranche de bacon.

— Je t’ai vue, dit-il en se rasseyant. Tu veux un peu de thé ? Non, c’est moi qui sers.

Elle sirota une gorgée d’Earl Grey. Tom reposa la théière.

— Alors, c’est quoi, cette révélation ? Jamais je ne t’avais vue partir comme ça.

— Tu ne comprends rien aux théories de grande unification.

Tout comme Sharon ne comprenait rien à la cliologie ; mais Tom savait une chose qu’elle ignorait, bien qu’il n’ait pas conscience de le savoir. Lorsque les mots sortent de votre bouche pour regagner votre cervelle via l’oreille, ladite cervelle les soumet à un second rinçage qui les rend encore plus propres. Tout ce qu’il savait, c’est que lorsqu’il cherchait à expliquer une chose à Sharon, cela l’aidait à clarifier sa pensée.

— Vas-y, dit-il. Je vais m’asseoir ici, sourire d’un air bête et dodeliner de la tête quand il le faudra.

— J’ignore par où commencer.

— Pourquoi pas par le commencement ?

— Eh bien… (Elle réfléchit en sirotant une gorgée de thé.) D’accord. Au moment du big bang…

— Holà ! fit Tom en riant. Quand je parlais de commencement, je ne pensais pas remonter aussi loin.

Nouvelle tentative.

— D’accord. Pourquoi la pomme est-elle tombée sur Newton ?

— Parce qu’il était assis trop près du pommier ?

Elle s’écarta de la table.

— Tant pis, n’en parlons plus.

— D’accord, d’accord. À cause de la gravité, c’est ça ?

Elle marqua une pause pour le dévisager.

— Est-ce que tu t’intéresses à mon travail, oui ou non ?

— Est-ce que j’étais prêt à te filer ton carnet, oui ou non ?

Il disait vrai. Comment ce fameux cliché le formulait-il ? Les actes en disent plus long que les paroles. Et ce n’était pas un mal, vu qu’il était souvent agaçant en paroles. Elle tendit le bras et lui tapota la main.

— Tu as raison, Tom. Mais je n’ai pas tout à fait fini de mettre de l’ordre dans mes pensées, alors je préférerais qu’on évite les vannes spirituelles.

Elle avait failli dire : « lourdingues ».

Tom haussa les épaules et se carra dans son siège. Cette fois-ci, il avait capté le non-dit.

— D’accord. Si les pommes tombent, c’est à cause de la gravité. Mais ce n’est pas nouveau comme découverte, pas vrai ?

— Et pourquoi le courant circule-t-il ?

— À cause de l’électromagnétisme. J’ai droit à une médaille ? lança-t-il d’un air boudeur.

— Pourquoi le temps s’écoule-t-il plus vite ?

Il ouvrit la bouche pour répondre, la referma et prit un air pensif.

— À cause d’une sorte de force, dit-il lentement, comme pour lui-même.

Ça y est, je t’ai eu ! songea-t-elle. Pas de fine repartie ce coup-ci.

— Exactement. L’accélération requiert une force. C’est oncle Isaac qui l’a dit. Regardons les choses sous cet angle. Nous « n’avançons » pas dans le temps ; nous « tombons » dans le temps, attirés par une sorte de gravité temporelle. Je l’ai baptisée chronité.

Attirés par quoi ? se demanda-t-elle. Par quelque chose à la fin des temps ? Voilà qui est fichtrement aristotélicien. Jackson en aurait une attaque. Et si c’était par quelque chose au commencement ? Dieu. Ah ! Non, mieux vaut opter pour le big bang. Inutile de jouer la provocation.

— À moins que nous ne soyons poussés, reprit-elle. Je n’ai pas encore choisi entre le signe plus et le signe moins.

— Ah, fit Tom. Tempus fugit, après tout.

Pas de vannes spirituelles, avait-il promis. Celle-ci ne l’était point.

Elle soupira. C’était tellement dur de se fâcher avec Tom. Il était toujours d’humeur joyeuse quand son boulot avançait bien.

— Je sais que mes équations sont exactes, dit-elle, réfléchissant à haute voix. Je dois m’assurer qu’elles correspondent à un fait.


Trop peu de gens savent faire la différence. Une équation est abstraite, un fait est concret – factum est. Tom, qui vivait ces derniers temps immergé dans le latin et l’allemand, saisit aussitôt la nuance.

Mais il est plus facile de supposer l’existence de forces occultes tapies derrière les murs du monde que de les dénicher pour de bon. Après tout, elle ne pouvait guère abattre les murs en question, pas vrai ?

Pas vrai ?

Ne sous-estimez jamais une femme décidée. Elle est capable de mettre à bas l’univers tout entier.


— Le CERN peut m’accorder du temps dans un délai de quatre mois, dit-elle à Tom huit jours plus tard, débarquant chez eux d’un air tout guilleret. En d’autres termes : si je fournis les œufs, ils fournissent les poules.

Tom dodelina de la tête, estimant que le moment était bien choisi. Il était assis à son bureau et lisait une copie des actes seigneuriaux d’Oberhochwald que je lui avais envoyée depuis Fribourg-en-Brisgau. Elle était incomplète et s’interrompait quelques années avant l’époque cruciale, mais qui savait quelles pépites s’y dissimulaient ?

— Ce ne serait qu’une étude préliminaire, bien entendu, poursuivit Sharon. Le CERN ne peut pas remonter assez loin dans le temps.

Peut-être aurait-il hoché la tête une nouvelle fois, mais cette déclaration demandait une réaction plus élaborée.

— Pardon ? fit-il.

— Les accélérateurs les plus puissants recréent les conditions qui prévalaient lors des premières secondes ayant suivi le big bang. On peut fourrer notre nez à l’intérieur du ballon et découvrir un monde où les secondes sont plus longues et les kilomètres plus courts.

— Et si cela nous est utile, c’est à cause de… ?

— De la chronité. Je dois la détecter, vérifier son existence. Et je n’y arriverai pas tant que je resterai coincée dans le présent, où toutes les interactions sont figées. L’existence d’une cinquième interaction bouleverse le paradigme, vois-tu. Les interactions sont classées en fonction de deux axes : fort contre faible et longue portée contre courte portée. Le schéma était tellement symétrique que tout le monde pensait qu’il n’y en avait que quatre.

— Hé ! ça me rappelle les quatre éléments aristotéliciens dont m’a parlé Judy. Les deux axes étaient les suivants : chaud contre froid et sec contre humide. Avec le chaud et le sec, tu obtenais le feu…

Ils n’étaient que deux dans ce putain d’appartement. Comment Judy Cao avait-elle réussi à s’y introduire ?

— Nous ne sommes plus au Moyen Âge, dit-elle sèchement. Nous ne sommes plus prisonniers de la superstition !

— Hein ? fit Tom, désarçonné par cet éclat.

Sharon posa sa mallette sur son bureau, l’ouvrit et fixa son contenu. Au bout d’un moment, Tom reprit :

— Euh… bon, quelle interaction est à la fois… euh… forte et à longue portée ?

Sharon attrapa son carnet et le manipula d’un air distrait.

— L’électromagnétisme, dit-elle. Et l’interaction faible à longue portée, c’est la gravité.

— C’est peut-être parce que j’ai grossi, mais la gravité ne me semble pas très faible.

— Ouais, mais tu as besoin de toute une planète pour la sentir, non ?

Tom s’esclaffa.

— Bravo ! Sur ce coup-là, tu m’as eu.

— Quant aux deux interactions à courte portée, ce sont l’interaction nucléaire forte et l’interaction nucléaire faible.

— Ne me dis pas quelle est la plus forte des deux, je vais trouver tout seul.

Sharon laissa choir son carnet sur le bureau. Elle resta muette, mais son silence en disait long.

— Bon, j’arrête, déclara Tom. Et la chronité, comment l’insères-tu dans tout ça ?

— En redéfinissant les portées. Les notions de longue et de courte portée ne s’appliquent que dans le cadre des trois dimensions spatiales. D’autres forces peuvent se propager sur les dimensions cachées. Les forces sont des systèmes de torsion spatiale, vois-tu. Einstein a montré que la gravité était une déformation de l’espace-temps causée par l’existence de la matière. La Terre est en orbite autour du Soleil, d’accord ?

Tom était tellement plongé dans ses recherches médiévales qu’il faillit répondre par la négative. La terre se trouvait au centre du monde et le soleil dans la quatrième sphère céleste. L’absence de parallaxe avait discrédité l’héliocentrisme. Mais il savait qu’il devait éviter de répondre par une vanne. S’il avait gardé cette leçon à l’esprit, peut-être aurait-il eu une vie moins stressante.

— D’accord…

— Alors comment la Terre sait-elle que le Soleil est là ? Pas d’action à distance, d’accord ? Réponse : la Terre ignore tout du Soleil. Elle suit la piste de moindre résistance et tourne sur le rebord de l’entonnoir. Donc, si la gravité est une déformation de l’espace-temps, qu’est-ce que l’électromagnétisme ?

Tom n’avait rien d’un crétin. Il savait qu’on le menait par le bout du nez. Il fixa sa lampe de bureau et s’efforça d’y voir une déformation de l’espace-temps.

— Pour faire fonctionner l’ensemble, Kaluza et Klein ont dû ajouter des dimensions supplémentaires à l’univers. Puis nous avons découvert les interactions nucléaires et tenté de créer des modèles les prenant en compte. Quand les choses se sont un peu calmées, nous avions onze dimensions sur les bras.

Tom en resta bouche bée.

Merde* ! Tu veux dire que les physiciens continuent d’ajouter des dimensions imaginaires rien que pour préserver la cohérence de leur métaphore sur la déformation ? Ça me fait penser aux astronomes ptolémaïques ajoutant sans se lasser déférents et épicycles.

— Ces dimensions ne sont pas plus imaginaires que les « champs de force » de Newton. Et leur démarche n’a rien d’arbitraire. Certaines relations de symétrie…

Tom leva les mains.

— D’accord, d’accord, je me rends.

Il n’en pensait pas un mot et elle le savait.

— Ne fais pas semblant de me ménager ! Je te parle de physique. Je te parle du réel. Et c’est foutrement plus important que de savoir pourquoi je ne sais quel trou perdu allemand a été abandonné après la mort de tous ses habitants, ce qui constitue l’explication la plus triviale qui soit !

Cet énoncé était erroné, et pas seulement sur le plan factuel. Le sort des êtres humains est en fait plus important que celui des théories physiques. En plus d’être erroné, il était cruel. Sharon avait créé une déformation dans son espace personnel, et la force que représentait cette déformation la repoussa.

Tom se leva.

— Il faut que j’aille à la bibliothèque. J’ai une réunion avec Judy.

— Encore Eifelheim ? dit-elle sans se retourner.

Cette question n’était simple qu’en apparence. La langue anglaise est une langue tonale – encore faut-il avoir l’oreille musicale.

Tempus fugit, dit-il au bout d’un moment, répondant à la question qu’elle n’avait pas vraiment posée. Quœ fuerant vitia mores sunt.

Sharon resta sans réaction. Tom attrapa ses documents papier et les fourra dans la sacoche de son ordinateur portable. Judy semblait sortir du lot, vu les canons actuellement en vigueur, qui ignoraient l’exotisme. Tom la trouvait-il séduisante ? Pourquoi lui posait-il autant de questions sur Hernando ?

— Je t’aime, tu sais, lui dit-elle.

Il jeta sa sacoche par-dessus son épaule.

— Je souhaiterais que tu me le dises de temps en temps.

— C’est un fait établi, comme la gravité. Il n’y a pas besoin de rappeler constamment son existence.

Il la regarda d’un air grave.

— Si. Quand on est au bord du précipice.

Elle tourna la tête, s’attendant peut-être à voir s’en ouvrir un tout près. Tom attendit et, comme elle ne disait rien, se dirigea vers la porte. Il se retourna une dernière fois avant de sortir et vit que Sharon n’avait pas bougé.

Mais il fallait qu’elle en parle à quelqu’un, aussi appela-t-elle Hernando.

— Si je devais deviner la réponse, déclara l’ingénieur en nucléonique, je dirais que vous avez trouvé un modèle de déformation pour votre force temporelle.

— À condition d’ajouter une douzième dimension. Mais ça fout le bordel dans les modèles admis pour les quatre autres.

— Admis jusqu’à aujourd’hui, hasarda-t-il.

— Oui. Ça m’est venu en un éclair. Vers 1990, le « zoo » subatomique a été organisé conformément à la théorie des quarks. Il s’est avéré que toutes les particules subatomiques n’étaient que les alias de trois familles de trois particules. Eh bien, j’ai organisé mes dimensions de la même manière, en trois ensembles de trois : l’espace, le temps et quelque chose qui reste encore à nommer.

— Ça ne fait que neuf, fit-il remarquer.

Il s’abstint de lui rappeler qu’il connaissait probablement mieux qu’elle ce fameux zoo subatomique.

— Plus trois « métadimensions » qui connectent les trois triplets à un niveau supérieur.

Elle griffonnait tout en parlant. Un triangle avec un triangle plus petit à chacun de ses angles. Ce n’était en fait qu’une icône.



— J’appelle cela le polyvers. Notre univers est un sous-ensemble accessible à nos sens. Une déformation du polyvers peut entrer en intersection avec l’univers de plusieurs façons, en fonction de son orientation. À l’instar des aveugles cherchant à décrire l’éléphant, nous pensons voir différentes forces, mais il s’agit seulement de différentes « sections » d’une seule déformation.

— Hum. Nous ne pouvons pas voir ces dimensions cachées, n’est-ce pas ?

— Non. Les dimensions supplémentaires forment l’intérieur d’un ballon. Le monobloc originel était légèrement asymétrique. Lorsqu’il est entré en expansion au moment du big bang, certaines de ses dimensions se sont enroulées. Elles sont toujours là : à l’intérieur des quarks, de vous, de moi, de tout.

— Peut-être, fit Hernando, mais si nous ne pouvons pas les voir, c’est peut-être parce qu’elles ne sont pas là, tout simplement.


Sharon décida de se raccommoder avec Tom à l’occasion d’un dîner en ville. Elle attendit qu’il soit rentré de la bibliothèque – avait-il l’intention de lire tous les bouquins qui y étaient conservés ? – et lui annonça qu’elle l’invitait au Belvarós Café pour une orgie de goulasch et de crêpes hongroises. Tom, qui avait déjà mangé un sandwich au Pigeonnier en compagnie de Judy, se dit qu’une réconciliation valait bien un petit excès de calories et accepta l’invitation avec tout l’enthousiasme dont il était capable.

Jo ! s’exclama-t-il en rentrant dans l’ambiance. Paprikás csirkét kérek galuskával és uborkával. És palacsinta* !

Elle le laissa même délirer sur ses villes fantômes et ses morts médiévaux, retenant au passage l’existence d’un hospice du nom de Saint-Laurent, établi au XIVe siècle quelque part dans la Forêt-Noire afin de soigner les pestiférés et tenu par un petit ordre monastique devant son nom à un « saint Johan d’Oberhochwald ». Quel était le rapport avec ses recherches, elle n’en avait aucune idée. Il voulut lui montrer l’emblème de l’ordre mais s’en abstint en percevant son profond désintérêt pour la question. Au lieu de cela, il la questionna sur son travail.

Elle n’attendait que ça.

— Qu’est-ce qui cloche dans la séquence suivante : dix-neuf, quatorze, deux ?

— Euh… L’intervalle séparant quatorze de deux est trop important ?

— Exact. Au Commencement n’existait qu’une seule Superforce, car les dimensions supplémentaires ne s’étaient pas encore enroulées. À mesure que diminuaient les niveaux d’énergie, le polyvers se déformait et les forces individuelles… euh… sortaient de la soupe pour se figer. La gravité s’est dissociée au niveau de l’échelle de Planck, correspondant à 1019 fois la masse d’un proton, l’interaction nucléaire forte à l’échelle d’unification, soit 1014 fois la masse d’un proton et l’interaction faible à l’échelle de Weinberg-Salam, soit quatre-vingt-dix fois la masse d’un proton, autant dire 102.

Pour une fois dans son existence, Tom avait une longueur d’avance sur elle.

— Et tu penses que ta chronité s’est « figée » entre les deux.

Elle eut un sourire rayonnant.

— Environ à 108 fois la masse d’un proton. Ce que j’appelle le niveau de l’échelle de Nagy par pure modestie. Le CERN est incapable de l’atteindre, mais peut-être que le nouvel accélérateur L4 y parviendra. Même dans les années 80, ils arrivaient à frôler l’échelle de Weinberg-Salam. Ces deux-là ont unifié l’interaction faible et l’électromagnétisme pour créer l’interaction électrofaible.

— Attends ! je m’en souviens. C’est grâce à ça qu’on a inventé le bouclier antinucléaire, non ?

— Oui. C’est l’interaction faible qui gouverne la radioactivité. Une fois qu’on a pu l’associer à l’électromagnétisme, l’invention d’un champ de suppression de fission n’était qu’une question de temps. Nom de Dieu !

Tom cligna des yeux. Peut-être venait-il d’entrevoir un éclair de génie.

— Quoi ?

— Nous savons manipuler l’électromagnétisme. Si nous parvenons à unifier la chronité avec l’interaction électrofaible… ça devrait nous permettre de manipuler la force temporelle.

— Le voyage dans le temps ?

— Non, non. Mais le temps est tridimensionnel. L’énergie de l’échelle de Nagy nous emmène à l’intérieur du ballon, ce qui nous permet… eh bien, d’aller partout où bon nous semble. La vitesse de la lumière demeure infranchissable ; mais, si nous allons assez loin dans la bonne direction, les kilomètres deviennent si courts et les secondes si longues que nous pouvons choisir la vitesse de la lumière qui nous arrange !

Emprunter un raccourci par l’intérieur du ballon, voilà qui serait coquet du point de vue topologique, comme si un tore sautait dans son propre trou central ; mais qui sait ? Avec les énergies adéquates, focalisées dans les directions idoines…

Il tiqua une nouvelle fois.

— Le voyage interstellaire instantané ?

Elle secoua la tête.

— Pas tout à fait, mais quasiment. Tom, on n’aurait même pas besoin d’astronefs. On pourrait aller en voiture dans les étoiles. Et même à pied, probablement – à condition bien sûr d’enfiler un scaphandre. Un petit pas pour l’homme, un grand bond dans la Galaxie !

— Des bottes de sept lieues ! On dirait bien que tu as découvert l’hyperespace.

— Non. L’hypoespace. Il y a conservation de la topologie. Les huit dimensions cachées se trouvent à l’intérieur de l’univers, tu te rappelles ? Pour voyager dans d’autres mondes, nous devons voyager à l’intérieur. (Elle partit d’un grand rire, mais, cette fois-ci, il demeura sans réaction.) Tom ?

Il s’ébroua.

— Ce n’est rien. Je viens d’avoir une étrange sensation de déjà-vu. Comme si j’avais entendu tout cela il y a longtemps.

Загрузка...