En sortant de l’église, Dietrich découvrit un Oberhochwald plongé dans la tourmente : toits de chaume emportés par le souffle ; volets à moitié arrachés à leurs gonds ; moutons courant et bêlant dans l’enclos près du portail de la pâture. Les femmes hurlaient ou étreignaient leurs enfants en pleurs. Planté sur le seuil de sa forge, Lorenz Schmidt serrait un marteau dans son poing, cherchant du regard un ennemi à affronter.
Dietrich huma l’odeur âcre et inquiétante de la fumée. Depuis l’extrémité du portique, d’où il avait vue sur la périphérie du village, il aperçut des toits de chaume en feu. Plus loin, de l’autre côté du grand pré, d’épais nuages noirs roulaient et bouillonnaient au-dessus de Grosswald, là où était apparu l’éclat lustré.
Gregor Mauer, qui était monté sur l’établi dans sa cour, poussa un cri et pointa le doigt sur le bassin de retenue. Ses fils Gregerl et Seybke partirent en courant, des seaux accrochés à leurs bras musclés. Theresia Gresch allait de maison en maison, encourageant les villageois à gagner le bief. De l’autre côté de la route d’Oberreid, la herse du château de Manfred se leva dans un cliquetis de chaînes, et une escouade d’hommes d’armes descendit de la colline en petites foulées.
— C’est la colère de l’enfer, dit Joachim.
Dietrich se retourna et vit le jeune homme encore étourdi, adossé au montant de porte. L’aigle de saint Jean flottait sur le bois à côté de lui, son bec et ses serres prêts à frapper. Dans ses yeux écarquillés se lisait un mélange de terreur et de satisfaction.
— C’est la foudre, répliqua Dietrich. Elle a mis le feu à quelques maisons.
— La foudre ? Alors qu’il n’y a pas un nuage dans le ciel ? Où est passée votre chère raison ?
— Dans ce cas, c’est le vent qui a renversé des lampes et des bougies !
À bout de patience, Dietrich empoigna le bras de l’autre et le poussa en direction du village.
— Vite ! Si l’incendie se propage, c’est toutes les maisons qui brûleront.
Puis, nouant les pans de son aube au-dessus de ses genoux, il rejoignit la petite foule qui courait vers le bassin.
Le franciscain s’était effondré avant d’atteindre la rue.
— Ce feu n’est pas naturel, dit-il comme Dietrich passait devant lui.
Puis il se retourna et regagna l’église à quatre pattes.
Les huttes de jardinage, de misérables remises, étaient déjà la proie des flammes, et les villageois avaient renoncé à les sauver. Max Schweitzer, le sergent commandant aux hommes d’armes, organisa une chaîne humaine entre le bassin de retenue et les maisons des vilains. Pris de panique, plusieurs animaux se mirent à crier et à divaguer. Un bouc fila vers la route, pourchassé par Nickel Langermann. Schweitzer tenait dans sa main une matraque qu’il ne cessait de pointer deçà delà pour mieux diriger les opérations. Encore des seaux pour éteindre la maison de Feldmann ! Encore des seaux, j’ai dit ! Faisant claquer sa matraque sur sa culotte de cuir, il agrippa Langermann par l’épaule pour l’empêcher d’abandonner les sauveteurs.
Seppl Bauer, assis à califourchon sur la poutre faîtière de la maison d’Ackermann, lança un seau vide que Dietrich attrapa au vol.
Il se fraya un chemin parmi les joncs et les massettes bordant le bassin pour rejoindre le bout de la chaîne, où il trouva Gregor et Lorenz les pieds dans l’eau, remplissant les seaux et les passant aux autres villageois. Gregor marqua une pause pour s’éponger le front, y laissant une trace de boue. Dietrich lui tendit son seau vide. Le tailleur de pierre le remplit et le lui rendit. Dietrich s’inséra dans la chaîne et le passa à son voisin.
Comme il remplissait un nouveau seau, Gregor murmura :
— Ce feu-là n’est pas naturel.
À en juger par le coup d’œil qu’il lui lança, le forgeron l’avait entendu, mais il ne fit aucun commentaire.
D’autres villageois jetèrent à Dietrich des regards furtifs. Cet homme avait été ordonné prêtre et il avait reçu les saintes huiles. Il saurait sûrement quoi répondre. Qu’il jette l’anathème sur les flammes ! Qu’il brandisse vers elles le tibia de sainte Catherine ! Saisi d’une bouffée de colère, Dietrich regretta un instant le sang-froid, l’érudition et le rationalisme de Paris.
— Pourquoi dites-vous cela, Gregor ? demanda-t-il d’une voix douce.
— Je n’ai jamais vu une chose pareille de ma vie.
— Avez-vous déjà vu un Turc ?
— Non…
— Les Turcs sont-ils pour autant des êtres surnaturels ?
Gregor grimaça, sachant que cet argument présentait une faille mais incapable de l’identifier. Dietrich passa un nouveau seau à son voisin puis se tourna vers Gregor, les mains tendues.
— Je peux créer la même foudre, en plus petit, avec de l’ambre et une peau de chat, dit-il au tailleur de pierre.
Celui-ci poussa un petit grognement, réconforté par l’existence d’une explication, même s’il ne la comprenait pas.
Dietrich ne tarda pas à s’adapter au rythme de sa tâche. Les seaux étaient lourds, leurs anses de corde lui écorchaient les mains, mais l’angoisse de l’occulte qui s’était emparée de lui ce matin s’estompait, remplacée par la peur toute naturelle du feu et la nécessité de le combattre. Le vent tourna et il partit d’une quinte de toux, enveloppé un moment par un nuage de fumée.
Une interminable suite de seaux lui passa entre les mains, et il s’imagina bientôt en rouage d’une complexe pompe à eau confectionnée à partir de muscles humains. Les artisans devaient pouvoir libérer l’homme de cette abrutissante corvée. Que l’on pense à des inventions comme la came, ou, plus récemment, la manivelle. Si un moulin pouvait tourner grâce au vent ou à une roue, pourquoi pas une chaîne comme la leur ? Il suffirait de…
— Tous les incendies sont éteints, pasteur.
— Hein ?
— Les incendies sont éteints, répéta Gregor.
— Oh.
Dietrich s’ébroua pour sortir de sa transe. Tout le long de la chaîne, les hommes comme les femmes tombaient à genoux. Lorenz Schmidt leva le seau qu’il venait de remplir et le vida sur sa tête.
— Quelle est l’étendue des dégâts ? s’enquit Dietrich.
Il s’accroupit au milieu des roseaux qui poussaient autour du bassin, trop épuisé pour monter en haut du talus et se rendre compte par lui-même.
La haute taille de Gregor lui donnait un avantage sur lui. Portant une main à son front pour se protéger les yeux, il examina la scène.
— Toutes les huttes ont brûlé, dit-il. Le toit de Bauer devra être refait. La maison Ackermann est perdue. Ainsi que les deux maisons Feldmann. Je compte… cinq demeures détruites, une dizaine d’endommagées. Sans parler des dépendances.
— Y a-t-il des blessés ?
— Uniquement quelques brûlures, pour ce que j’en sais. (Le tailleur de pierre s’esclaffa.) Le jeune Seppl a cramé son fond de culotte.
— Alors, nous avons des raisons de remercier le Ciel.
Dietrich ferma les yeux et se signa. Ô Seigneur, qui ne souffres point que ceux qui croient en Toi soient affligés, mais qui écoutes leurs prières avec miséricorde, nous Te remercions d’avoir entendu nos souhaits et de les avoir exaucés. Amen.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, il vit que tous les villageois s’étaient rassemblés autour du bassin. Certains y trempaient les pieds, et les enfants les plus jeunes – qui n’avaient pas conscience de la catastrophe qu’on venait d’éviter – avaient saisi l’occasion pour nager un peu.
— J’ai une idée, Gregor.
Dietrich examina ses mains. Il lui faudrait se préparer un baume une fois de retour dans ses quartiers, de crainte de voir apparaître des ampoules. Theresia confectionnait d’excellents onguents, mais nul doute qu’elle se retrouverait bientôt à court, et Dietrich avait lu Galien lors de son séjour à Paris.
Le tailleur de pierre s’assit près de lui. Il se frottait doucement les mains, paume contre paume, les examinant de temps à autre en esquissant un rictus, comme s’il cherchait des signes et des présages parmi leurs cals et leurs cicatrices. L’auriculaire de la gauche avait disparu, jadis broyé lors d’un accident.
— Laquelle ?
— Attachons les seaux à une courroie entraînée par la roue de Klaus Müller. Pour ce faire, il nous suffit d’obtenir la permission de Herr Manfred et les services d’un habile mécanicien. Non. Non, pas une courroie. Un soufflet. Et une pompe, comme celle de la mine de Joachimstal.
Plissant le front, Gregor se tourna vers la roue à eau de Klaus Müller, en aval du bassin. Il arracha un roseau et le tint à bout de bras.
— La roue de Müller n’est plus d’aplomb, annonça-t-il en faisant sa visée. Est-ce un effet de cet étrange vent ?
— Avez-vous jamais vu une pompe à eau ? lui demanda Dietrich. La mine de Joachimstal s’ouvre au sommet d’une colline, mais les mineurs ont installé une enfilade de rondins qui relie le ruisseau au flanc de la colline. C’est une roue à eau qui fournit l’énergie initiale, mais une came transforme son mouvement circulaire de façon à imprimer aux rondins un mouvement de va-et-vient. (Il agita les mains dans l’espoir de faire comprendre à Gregor la nature du mouvement en question.) Et c’est ce va-et-vient qui actionne les pompes dans la mine.
Gregor passa les bras autour de ses genoux.
— J’aime bien vous entendre décrire ces merveilles, pasteur. Vous devriez écrire des fables.
Dietrich se renfrogna.
— Il ne s’agit pas de fables, mais de faits. Trouverait-on du papier en abondance si les moulins à eau n’étaient pas là pour broyer la pâte ? Il y a vingt-cinq ans, on a fabriqué une came pour actionner un soufflet ; et, plus récemment, j’ai ouï dire qu’un artisan liégeois avait pu relier ses soufflets à son foyer et obtenir ainsi un nouveau type de fournaise – qu’un souffle d’air suffit à attiser. Cela fait huit ans maintenant que l’odeur de l’acier monte dans le Nord.
— Nous vivons des temps merveilleux, opina Gregor. Mais revenons-en à votre chaîne…
— C’est tout simple ! Transformez le soufflet afin qu’il expulse de l’eau plutôt que de l’air, et fixez-le à une pompe semblable à celle de Joachimstal. Il suffirait de quelques hommes manœuvrant ce siphon pour arroser l’incendie à jet continu. Il n’y aurait plus besoin de faire la chaîne pour se passer les seaux, ni de…
Gregor éclata de rire.
— Si un tel appareil était possible, quelqu’un l’aurait déjà fabriqué. Comme personne ne l’a fait, ce doit être impossible. (Gregor se passa la langue sous la joue et prit un air pensif.) Et voilà. C’est de la logique, non ?
— Modus tollens, concéda Dietrich. Mais votre prémisse majeure est erronée.
— Ah bon ? Je ne suis pas fait pour être un lettré. Toutes ces choses sont bien trop mystérieuses pour moi. Laquelle est la prémisse majeure ?
— La première.
— Où est l’erreur ? Les Romains et les Grecs étaient des sages. Et les Sarrasins aussi, bien que ce soient des païens. C’est vous-même qui me l’avez dit. Comment s’appelle leur science ? Celle qui traite des nombres.
— Al-jabr. Le chiffre.
— L’algèbre. C’est ça. Et puis il y a ce Génois dont j’ai entendu parler quand je faisais mon apprentissage à Fribourg, et qui affirmait être allé à pied jusqu’à Cathay. Il n’a pas décrit les arts qu’on pratiquait là-bas ? Ce que je veux dire, c’est qu’avec tous ces sages, chrétiens, infidèles ou païens, antiques ou modernes, qui ont inventé des choses depuis le commencement du monde, comment se fait-il que personne n’ait pensé à un appareil aussi simple que le vôtre ?
— Sans doute que les détails présentent certaines difficultés. Mais écoutez-moi bien. Un jour, toutes les tâches pénibles seront effectuées par des machines ingénieuses, et l’homme sera libre de se consacrer au Seigneur, à la philosophie et aux arts.
Gregor agita la main.
— Ou libre de chercher des ennuis. Enfin. Je suppose que tout est possible, à condition de négliger les détails. Ne m’avez-vous pas dit qu’un homme avait promis au roi de France une flotte de chars poussés par le vent ?
— Oui, Guido da Vigevano a affirmé au roi que des chars équipés de voiles à l’instar des navires…
— Et le roi de France les a-t-il utilisés lors de cette guerre qui vient de l’opposer aux Anglais ?
— Pas à ma connaissance.
— Une histoire de détails, je suppose. Et les têtes parlantes ? Qui avait eu cette idée-là ?
— Roger Bacon, mais ce n’était qu’un sufflator.
— Oui, c’est cela, je me rappelle son nom à présent. Si quelqu’un avait fabriqué une tête parlante, Everard l’aurait utilisée pour tenir le compte de nos loyers et de nos redevances. Alors, le village tout entier serait furieux contre vous.
— Contre moi ?
— Eh bien, Roger Bacon est mort.
Dietrich s’esclaffa.
— Chaque nouvelle année voit naître un nouvel art, Gregor. Cela fait vingt ans à peine que les hommes ont découvert les verres à lire. J’ai même pu parler à celui qui les a inventés.
— Vraiment ? Quel genre de mage était-il ?
— Ce n’était point un mage. C’était un homme comme vous et moi. Un homme qui s’était lassé de devoir plisser les yeux pour distinguer son psautier.
— Un prêtre comme vous, alors.
— Un franciscain.
— Oh.
Gregor opina du chef comme si ce détail expliquait tout.
Les villageois remportèrent chez eux leurs seaux et leurs râteaux, ou bien s’attardèrent parmi les ruines calcinées pour récupérer ce qui pouvait l’être. Langermann et les autres jardiniers ne prirent pas cette peine. Les huttes ne contenaient pas grand-chose qui mérite qu’on fouille leurs cendres. Langermann avait toutefois rattrapé son bouc. Les vaches, qu’on n’avait pas traites de la journée, gémissaient sans comprendre dans leur enclos.
Dietrich aperçut frère Joachim, tout barbouillé de suie et tenant un seau à la main, et courut le retrouver.
— Joachim, attendez. (Il le rattrapa au bout de quelques pas.) Nous allons célébrer une messe d’action de grâces. « Spiritus Domini », puisque l’autel est déjà habillé de rouge, mais attendons les vêpres, afin que tout le monde ait le temps de se reposer.
Le visage noirci de Joachim demeura inexpressif.
— Les vêpres, entendu.
Il se tourna pour partir, mais Dietrich lui agrippa le bras une nouvelle fois.
— Joachim. (Un temps.) Tout à l’heure, j’ai cru que vous vous enfuyiez.
Le franciscain lui décocha un regard méprisant.
— Je suis allé chercher ceci, dit-il en tapotant le seau.
— Ce seau ?
Il le tendit à Dietrich.
— De l’eau bénite. Au cas où les flammes se seraient révélées diaboliques.
Dietrich se pencha. Il ne restait au fond du seau qu’un résidu de liquide. Il le rendit au moine.
— Et puisqu’elles n’étaient que matérielles, après tout ?
— Eh bien, cela faisait un seau de plus pour les éteindre.
Dietrich éclata de rire et donna à Joachim une tape sur l’épaule. Ce jeune homme si véhément le surprenait parfois.
— Vous voyez ? Vous aussi, vous connaissez un peu de logique.
Joachim pointa l’index.
— Votre logique peut-elle vous dire d’où venaient les seaux qui ont éteint l’incendie à Grosswald ?
Un fin nuage de vapeur flottait encore au-dessus des bois.
Le moine partit à nouveau vers l’église et, cette fois-ci, Dietrich ne fit rien pour le retenir. Si Dieu lui avait envoyé Joachim, c’était pour une bonne raison. Une sorte d’épreuve. Il lui arrivait parfois d’envier ses extases au franciscain, les cris de joie qu’il poussait en présence de Dieu. En comparaison, les délices que lui procurait la raison semblaient bien anémiques.
Dietrich s’entretint avec ceux qui avaient perdu leurs maisons. Félix et Ilse Ackermann le fixèrent sans répondre. Tous les biens qu’ils avaient pu sauver tenaient dans deux baluchons que portaient Félix et Ulrike, sa fille aînée. La petite Maria serrait de toutes ses forces une poupée de bois roussie, vêtue d’un bout de tissu à moitié brûlé. On aurait dit un de ces Africains que les Sarrasins vendaient comme esclaves tout autour de la Méditerranée. Dietrich s’accroupit près de la fillette.
— Ne t’inquiète pas, ma petite. Tu logeras chez ton oncle Lorenz jusqu’à ce que les gens du village aient aidé ton père à construire une nouvelle maison.
— Mais qui va soigner Anna ? demanda Maria en brandissant sa poupée.
— Je vais l’emmener à l’église et voir ce que je peux faire.
Il voulut prendre la poupée avec la gentillesse qui s’imposait, mais constata qu’il devait presque la lui arracher des mains.
— Allez, bande de minables, fils de catins que vous êtes ! tonna une voix martiale. On rentre au château. Arrêtez de traînailler ! Vous avez eu droit à une pause dans vos corvées et à un bain dans le bassin de retenue – ce n’était pas de gloire, croyez-moi ! –, mais il y a encore du boulot à abattre avant ce soir !
Dietrich s’écarta pour laisser passer les gens d’armes.
— Que Dieu vous bénisse, vous et vos hommes, sergent Schweitzer, lança-t-il.
Le sergent se signa.
— Bonne journée, pasteur. (Il désigna le château d’un mouvement du menton.) C’est Everard qui nous a envoyés lutter contre l’incendie.
Maximilian Schweitzer était un petit homme trapu qui évoquait toujours à Dietrich l’image d’un tronc d’arbre. Arrivé quelques années plus tôt de ses Alpes natales, il avait proposé ses services à Herr Manfred, qui lui avait donné mission d’encadrer ses troupes et de le protéger contre les hors-la-loi de la forêt.
— Pasteur, je… (Le sergent plissa le front et gratifia ses hommes d’un regard furibond.) Personne ne vous a autorisés à nous écouter. Vous avez besoin que je vous tienne par la main ? Il n’y a qu’une seule rue dans ce village. Le château se trouve à une extrémité et vous êtes à l’autre. Vous arriverez à rentrer tout seuls ?
Le caporal Andreas aboya un ordre et les hommes se mirent en position, puis avancèrent. Schweitzer les regarda s’éloigner.
— Ce sont de braves gars, dit-il à Dietrich, mais ils manquent de discipline. (Il tira sur son pourpoint de cuir pour le remettre en place.) Que s’est-il passé aujourd’hui, pasteur ? Durant toute la matinée, j’ai eu l’impression que… Que je savais qu’on m’avait tendu une embuscade, sans pouvoir dire où et quand ça allait se passer. Une bagarre a éclaté dans la salle de garde, et le jeune Hertl a fondu en larmes au réfectoire sans que l’on sache pourquoi. Et chaque fois qu’on voulait toucher un casque ou un couteau – ou un quelconque objet métallique –, on ressentait une brève et vive douleur qui…
— Il y a eu des blessés ?
— À cause d’une simple piqûre ? Non, les corps n’ont pas souffert, mais qui sait si les âmes n’ont pas été affligées ? Certains des gars originaires de la forêt parlent de dards d’elfe.
— De dards d’elfe ?
— Des petites flèches invisibles tirées par des elfes. Alors ?
— Eh bien, c’est là une hypothèse qui « sauve les apparences », comme le demande Buridan, mais vous multipliez les entités sans nécessité.
Schweitzer eut un rictus.
— Si vous vous moquez…
— Non, sergent. J’évoquais le souvenir d’un ami que j’ai connu à Paris. D’après lui, lorsque nous cherchons à expliquer un phénomène occulte, nous ne devrions pas pour cela suggérer de nouvelles entités.
— Eh bien… les elfes n’ont rien de nouveau, insista Schweitzer. On les connaît depuis que la forêt était toute jeune. Andreas est originaire de la vallée de la Murg, et il dit que c’est peut-être un coup des Gnurr. Et Franz Long-Nez pense plutôt aux Aschenmännlein de la forêt de Siegmann.
— L’imagination souabe est une pure merveille, commenta Dietrich. Le surnaturel se trouve toujours dans les petites choses, sergent. Un morceau de pain. La gentillesse d’un inconnu. Et le diable se manifeste par des mesquineries et des intrigues miteuses. Ce que nous avons vu et entendu ce matin – ces rumeurs, ces éclairs et ces grondements –, tout cela était bien trop spectaculaire. Seule la Nature a un tel sens du théâtre.
— Mais quelle en était la cause ?
— Une cause encore cachée, mais très certainement matérielle.
— Comment pouvez-vous…
Max se figea puis s’avança sur la passerelle de bois qui enjambait le bief afin de scruter la forêt.
— Qu’y a-t-il ? demanda Dietrich.
Le sergent secoua la tête.
— Une nuée de geais des chênes s’est soudain envolée depuis ce bosquet, près de la lisière de la forêt. Il y a quelque chose qui rôde par là-bas.
Dietrich porta une main à son front et fouilla du regard le bosquet dont parlait le Suisse. Des lambeaux de fumée flottaient encore dans l’air, tels des fils de laine effrangée. Les arbres en bordure de forêt projetaient sur le sol des ombres que le soleil avait du mal à dissiper. Au sein de ces mouchetures de nuit, Dietrich crut percevoir un mouvement, mais la distance qui l’en séparait était telle qu’il n’aurait su distinguer les détails. Il vit un éclat semblable à celui du soleil se reflétant sur le métal.
— S’agit-il d’une armure ?
Max grimaça.
— Dans les bois du Herr ? Voilà qui serait téméraire, même venant de von Falkenstein.
— Vraiment ? L’ancêtre de Falkenstein a vendu son âme au diable pour échapper aux prisons sarrasines. Il a dépouillé des nonnes et des pèlerins. Il mérite d’être châtié.
— Le margrave s’occupera de lui quand il aura passé les bornes, acquiesça Max. Mais la gorge est trop difficile à franchir. Pourquoi Philip enverrait-il ses soudards jusqu’ici ? Il n’en retirerait aucun profit.
— Et von Scharfenstein ?
D’un geste vague, Dietrich désigna le sud-est, là où se trouvait le repaire d’un autre baron voleur.
— Burg Scharfenstein est tombé. Vous ne le saviez pas ? Son maître a capturé un marchand bâlois pour en tirer rançon, et cela a signé sa perte. Le neveu du marchand s’est fait passer pour un truand bien connu et a parlé au baron d’une proie facile dans le Wiesental. Rien de tel que l’appât du gain pour abêtir un homme. Ils l’ont suivi et sont tombés dans l’embuscade que leur avait tendue la milice de Bâle.
— Il y a sans doute une leçon à tirer de cet épisode.
Max se fendit d’un sourire de loup.
— « Ne provoquez jamais un Suisse. »
Dietrich scruta la forêt une nouvelle fois.
— S’il ne s’agit pas de chevaliers proscrits, alors ce sont des paysans sans terre réduits au braconnage.
— Peut-être, concéda Max. Mais ces terres appartiennent au Herr.
— Et alors ? Comptez-vous les en chasser ?
Le Suisse haussa les épaules.
— À moins qu’Everard ne les embauche pour les moissons. Pourquoi chercher des ennuis ? Le Herr reviendra dans quelques jours. Il a eu son content de la France, à en croire son messager. Je lui demanderai quel est son souhait. (Il fouilla la forêt du regard durant un long moment.) Il y avait par là-bas une étrange lueur, peu avant l’aurore. Puis cette fumée. Vous allez encore me dire que c’était la « Nature », je suppose.
Il se retourna et s’en fut, portant une main à sa coiffe pour saluer Hildegarde Müller lorsqu’il passa devant elle.
Dietrich ne percevait plus de mouvement parmi les arbres. Peut-être n’avait-il rien vu tout à l’heure, hormis le frémissement d’un arbuste sous la brise.