L’hiver tomba comme un linceul. La première neige s’était à peine tassée sous le soleil pâle que survint une seconde chute, et sentiers et pâtures disparurent sous son manteau. Le bief et son bassin gelèrent sur toute leur profondeur, et on vit au sein de la glace transparente des poissons figés en pleine nage. Les paysans enfermés chez eux, affairés à des réparations et à du ravaudage, jetèrent une nouvelle bûche dans l’âtre et se frictionnèrent les mains. Le vaste monde était désert et une chape de fumée grise surplombait le silence.
Les Krenken, misérables, restaient blottis devant le foyer de leurs hôtes et ne s’aventuraient que rarement au-dehors. La neige avait mis un terme à la réfection de leur navire. Ils n’avaient cependant pas cessé de l’évoquer en paroles.
Mais, au bout d’un temps, il n’en fut même plus question.
Le jour de la Saint-Saturnin, à l’heure de complies, un vent glacial s’insinua à travers les vitres brisées du presbytère. On l’entendait susurrer dans les interstices du planchéiage. Jean s’était rendu dans l’annexe afin de préparer son repas et celui de Kratzer. Celui-ci observait attentivement Joachim qui, penché au-dessus de la table du réfectoire, taillait dans un rameau de chêne le santon de Balthazar pour l’ajouter à sa crèche.
La porte s’ouvrit soudain et l’alchimiste fit irruption dans la Pièce, fonçant vers la cheminée où il se planta devant les flammes après avoir ouvert le manteau de fourrure de Gregor.
— En Germanie, dit Dietrich en allant refermer la porte, la coutume veut que le visiteur frappe à l’huis et attende la permission d’entrer.
Mais l’alchimiste, que l’on avait nommé Arnaud en hommage à Arnaud de Villeneuve, ne réagit point. Il s’adressa à Kratzer en cliquetant et tous deux se lancèrent dans une discussion animée que le Heinzelmännchen ne daigna pas traduire.
Dietrich attrapa la marmite qu’il avait mise à chauffer sur le feu et servit Joachim. Les Krenken étaient des êtres frustes et grossiers. Il n’était guère étonnant qu’ils se querellent aussi souvent.
Jean revint de l’annexe porteur de deux assiettes. Après un temps d’hésitation, il en tendit une à Arnaud et l’autre à Kratzer. Puis il s’assit en face de Joachim.
— Bel acte de bonté, lui dit ce dernier en détachant un copeau du dos de Balthazar.
Jean agita le bras.
— S’il ne restait qu’un morceau, il reviendrait à Arnaud.
Dietrich avait remarqué que Gschert lui-même s’inclinait devant l’alchimiste, bien que celui-ci fût son subalterne.
— Pourquoi donc ? s’enquit-il.
Il versa quelques cuillerées de potage dans un bol et le tendit à Jean, ainsi qu’un petit pain.
Au lieu de lui répondre, celui-ci attrapa l’Enfant Jésus que Joachim avait sculpté précédemment.
— Votre frère me dit que ceci est un portrait de votre seigneur-du-ciel ; mais la philosophie de la probabilité des événements conclut que les êtres originaires de mondes différents ont des formes différentes.
— La philosophie de la probabilité des événements, répéta Dietrich. Voilà qui est intrigant.
— Moins intrigant que le mystère de l’Incarnation, rétorqua Joachim. Le fils de Dieu a pris forme humaine pour descendre parmi nous, Jean.
L’intéressé écoutait son harnais crânien avec attention.
— Le Heinzelmännchen m’informe que, dans votre langue cérémonielle, le mot « incarnation » signifie probablement « mise en chair ».
— Ja, doch.
— Mais… Mais c’est merveilleux ! Jamais nous n’avons rencontré de peuple ayant le pouvoir de prendre la forme d’un autre ! Votre seigneur était-il un être de… Non, pas de feu, mais cette essence qui donne l’impetus à la matière.
— L’esprit, devina Dietrich. Energia en grec, c’est-à-dire le principe qui « œuvre à l’intérieur », ou encore qui anime.
Le Krenk médita cette réponse.
— Nous connaissons une… relation… entre l’esprit et la matière. Nous disons que l’esprit égale la matière multipliée par la vitesse de la lumière, encore multipliée par la vitesse de la lumière.
— Intéressante invocation, quoique de toute évidence de nature occulte, commenta Dietrich.
Mais le Krenk s’était tourné vers ses deux congénères pour leur adresser des propos qui ne furent pas traduits. Une discussion agitée s’ensuivit, jusqu’à ce que l’alchimiste se coiffe de son propre harnais pour demander à Dietrich :
— Parlez-moi de ce seigneur d’energia pure et de la façon dont il s’est mis en chair. Un tel être pourra peut-être nous sauver lorsqu’il reviendra !
— Amen ! fit Joachim.
Mais Kratzer fit crépiter ses lèvres.
— Mise en chair ? Jamais les atomes de la chair ne s’accorderaient. Un Hochwalder peut-il féconder un Krenk ? Wa-bwa-wa.
Arnaud agita le bras.
— Un être d’energia pure connaît peut-être l’art d’habiter un corps étranger. (Il s’assit à la table.) Dites-moi : doit-il revenir bientôt ?
— C’est la nature même de l’Avent : nous attendons sa naissance pour le jour de Noël, répondit Dietrich.
L’alchimiste tressaillit.
— Où et quand doit-il se mettre en chair ?
— À Bethléem, en Judée.
Le reste de la soirée fut consacré à la catéchèse, et l’alchimiste prit quantité de notes sur la merveilleuse ardoise que tous les Krenken rangeaient dans leur bourse. Arnaud demanda à Joachim de traduire la messe en allemand afin que le Heinzelmännchen puisse alors la traduire en krenk. Dietrich, qui savait à quel point il était difficile de transposer dans une langue les tournures d’une autre, se demanda dans quelle mesure la parole divine survivrait à une telle adaptation.
Vint la nuit de Noël, et avec elle maints villageois qui mettaient rarement les pieds à l’église le reste de l’année. Arnaud le Krenk était également présent. En découvrant ce nouveau catéchumène, certains quittèrent discrètement l’église, notamment Theresia. Lorsque prit fin l’office des catéchumènes et que Joachim, brandissant les Évangiles, emmena Arnaud pour poursuivre son instruction, quelques villageois revinrent pour assister à la messe de minuit réservée aux fidèles. Mais Theresia n’était pas du nombre.
Peu après, Dietrich enfila un manteau et, une torche à la main, il se fraya un chemin jusqu’au pied de la colline, où se trouvait le cottage de Theresia. Il toqua à la porte, mais elle ne répondit point, feignant sans doute d’être endormie, aussi se mit-il à taper du poing. Réveillé en sursaut, Lorenz sortit de sa forge pour le fixer de ses yeux bouffis de sommeil puis retourna se coucher après avoir admiré le firmament.
Theresia daigna enfin ouvrir le battant supérieur de sa porte.
— Vous ne me laisserez donc pas dormir ? lança-t-elle.
— Vous êtes partie de la messe.
— Aucune messe ne peut être célébrée en présence de démons, de sorte que je n’ai pas violé la loi. Contrairement à vous, mon père, qui n’avez pas prié comme il convient.
Jamais elle n’aurait pu élaborer un argument aussi subtil.
— Qui vous a dit cela ?
— Volkmar.
Toute la famille Bauer avait également fui la maison du Seigneur.
— Bauer serait-il donc théologien ? Le Doctor Rustica ? Viendrez-vous à la messe de l’aurore ?
C’était la première fois qu’il lui posait cette question. Par le passé, sa fille adoptive assistait toujours aux trois messes de Noël.
— Seront-ils présents ?
Kratzer s’intéressait de près aux coutumes et aux cérémonies du village, et avec lui nombre de pèlerins. Certains se présenteraient sans nul doute avec leurs fotografia et leurs mikrofonai.
— Peut-être, dit-il.
— Alors, je serai absente, répliqua-t-elle en secouant la tête.
Elle alla pour refermer la porte, mais Dietrich l’en empêcha d’un geste.
— Un instant. Si, dans le Christ, « il n’y a plus ni juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme[11] », comment puis-je repousser ceux qui se présentent à la table de Dieu ?
— Vous le pouvez parce que ces démons ne sont ni hommes ni femmes, ni juifs ni grecs.
— Vous êtes une raisonneuse !
Theresia referma le battant.
— Vous feriez mieux de vous reposer pour la prochaine messe, l’entendit-il lancer.
De retour au presbytère, il confia sa frustration à Joachim et se demanda s’il ne devait pas interdire l’église aux Krenken à certains moments, afin que Theresia et les autres puissent assister à la messe.
— La réponse est non, tout simplement, dit le moine, et comme il en va de la plupart des enseignements du Christ, cette simple réponse devra suffire. Il n’y a que les écoliers pour compliquer les choses avec leurs arguties. (Il tendit la main vers Dietrich pour lui agripper le poignet.) Nous avons entrepris là une tâche exaltante, Dietrich. Si nous amenons dans les bras du Christ ces acolytes de Satan, le Royaume des Cieux ne sera pas loin. Et quand viendra le Troisième Âge du monde – l’Âge de l’Esprit saint –, nos noms seront gravés en lettres d’or.
Mais, alors qu’il s’étendait pour faire un somme avant la messe de l’aurore, Dietrich se demanda : Le nom de Theresia sera-t-il gravé à côté d’eux ?
Comme il en allait souvent, la peur se traduisit par l’hostilité. Chaque fois qu’elle croisait des Krenken au village ou dans ses environs, Theresia leur lançait des boules de neige, ayant appris qu’ils étaient fort sensibles au froid.
— Rien de plus naturel, dit-elle à Dietrich après qu’il l’eut réprimandée. Ils sont accoutumés aux flammes de l’enfer.
Un jour, elle s’en prit à un enfant krenk. Par la suite, certains adultes, sachant que leur seule vue la mettait en furie, bravaient le froid par esprit de vengeance pour se montrer aux fenêtres de son cottage. Le baron de Grosswald leur infligea des mesures disciplinaires conformes aux usages krenken, non par amour de Theresia mais afin de préserver la paix – et la chaleur – qu’il devait à la générosité de Herr Manfred.
Joachim lui-même exprima sa déception.
— Si vous m’aviez demandé lesquels de ces villageois pourraient s’asseoir aux pieds du Seigneur, dit-il un jour alors qu’il reprisait sa robe, j’aurais sans hésiter nommé l’herboriste. Lorenz m’a dit qu’elle était muette lorsqu’elle est arrivée ici avec vous.
Dietrich cessa de balayer le sol, envahi par les souvenirs.
— Et elle l’est restée deux ans de plus, précisa-t-il.
Il jeta un coup d’œil au crucifix sur le mur, où Jésus se convulsait de souffrance. Ô Seigneur, pourquoi lui avoir infligé cela ? Job était un homme riche, et peut-être avait-il mérité ses épreuves, mais Theresia n’était qu’une enfant quand Vous lui avez tout pris.
— C’était la fille d’un Herr alsacien, reprit-il, et les Armleder ont brûlé son château, tué son père et ses frères, et violenté sa mère.
Joachim se signa.
— Qu’ils reposent dans la paix de Dieu.
— Leur seul crime était d’être riches, ajouta Dietrich. J’ignore si son père était un homme cruel, s’il possédait un vaste domaine ou une modeste parcelle. Ces bandits se souciaient peu de telles nuances. La folie s’était emparée d’eux. Ce n’était pas la personne qu’ils blâmaient, mais le type dont elle ressortissait.
— Comment leur a-t-elle échappé ? Ne me dites pas qu’ils l’ont… !
Joachim était livide, il bredouillait et ses mains tremblaient.
— Parmi ces bandits se trouvait un homme dont les yeux s’étaient dessillés et qui cherchait à fuir leur compagnie, se remémora Dietrich. Mais il faisait partie de leurs meneurs et ne pouvait les déserter sans se faire remarquer. Il demanda donc qu’on lui livre cette malheureuse comme s’il avait l’intention de la violer. À ce moment-là, l’insurrection touchait à sa fin. Ces hommes n’avaient que mépris pour les lois, car ils se savaient déjà promis au châtiment suprême. On crut qu’il avait emporté l’enfant dans un lieu retiré afin d’en user à sa guise. Le matin venu, il était à plusieurs lieues de là. (Il se frictionna les bras.) C’est par l’entremise de ce rufian que la fillette m’a été confiée, et je l’ai amenée ici, dans ce village que la folie avait épargné, afin qu’elle puisse y connaître la paix.
— Que Dieu bénisse cet homme, dit Joachim en se signant.
Dietrich se tourna vivement vers lui.
— Que Dieu le bénisse ? s’écria-t-il. Il a tué des hommes et en a poussé d’autres au massacre. Dieu S’est détourné de lui.
— Non, insista le moine d’une voix douce. Dieu a toujours été à ses côtés. Il lui suffisait de L’accepter.
Dietrich resta sans rien dire un moment.
— Il est difficile d’accorder le pardon à un tel homme, déclara-t-il finalement, même s’il a fini par faire preuve de bonté.
— Difficile pour les hommes, peut-être, mais pas pour Dieu, répliqua Joachim. Que lui est-il arrivé ensuite ? Est-ce que le duc d’Alsace l’a arrêté ?
Dietrich fit non de la tête.
— Cela fait douze ans que personne n’a entendu son nom.
Entre Noël et l’Épiphanie se déroulaient les plus longues vacances de l’année. Si les villageois mettaient la main à la poche pour approvisionner le banquet seigneurial, ils étaient par ailleurs dispensés de service, aussi l’esprit était-il aux réjouissances. Une nouvelle fois, on dressa un épicéa dans le pré et on le décora de fanions et de guirlandes, et même le plus humble des cottages s’orna de pin, de houx ou de gui.
Mais les Krenken n’avaient pas le cœur à la fête. Ils avaient interprété le terme d’Avent de façon trop littérale, s’attendant par conséquent à l’arrivée imminente du fameux « seigneur-du-ciel », de sorte qu’ils furent fort déçus de ne point le voir. Quoique ravi que ces étrangers aient souhaité gagner le Royaume des Cieux, Dietrich mit Jean en garde contre les dangers du littéralisme.
— Le Christ est monté aux Cieux il y a treize cents ans, expliqua-t-il à l’issue de la messe en l’honneur de saint Sébastien, tandis que Jean l’aidait à nettoyer les calices. Ses disciples eux aussi croyaient Le revoir très vite, mais ils se trompaient.
— Peut-être étaient-ils déconcertés par la pression du temps, suggéra Jean.
— Quoi ? On peut donc presser le temps à l’instar du raisin ?
Partagé entre la surprise et l’amusement, Dietrich claqua les lèvres pour s’esclaffer à la manière d’un Krenk puis rangea le calice qu’il tenait dans une armoire et la ferma à clé.
— Si le temps peut être « pressé », alors c’est un être sur lequel on peut agir, un être consistant en un sujet et un aspect. Une chose mobile s’altère dans son aspect, car elle commence par être ici, puis elle est là ; elle est ceci, puis elle est cela. (Dietrich agita la main d’avant en arrière.) Il existe quatre sortes de mouvement : le changement de substance, comme lorsqu’une bûche devient cendres ; le changement de qualité, comme lorsqu’une pomme mûrit et passe du vert au rouge ; le changement de quantité, comme lorsqu’un corps grandit ou rapetisse ; et le changement de lieu, que nous appelons « mouvement local ». De toute évidence, pour que le temps soit « pressé » – long ici et court là –, il doit y avoir un mouvement temporel. Mais le temps est la mesure du mouvement des choses changeables et ne peut donc se mesurer lui-même.
Jean n’était pas d’accord.
— Les esprits voyagent aussi vite que le mouvement de la lumière quand il n’y a pas d’air. À de telles vitesses, le temps passe plus vite et ce qui représente un clin d’œil pour l’esprit-Christ représente plusieurs années pour vous. Donc, vos treize cents ans ne sont peut-être pour lui que quelques jours. C’est ce que nous appelons la pression du temps.
Dietrich examina cette proposition pendant quelques instants.
— J’admets l’existence de deux sortes de durée : le tempus pour le royaume sublunaire et l’œternia pour les cieux. Mais l’éternité n’est pas le temps, pas plus que le temps n’est une portion de l’éternité – car il ne peut y avoir de temps sans changement, ce qui nécessite un commencement et une fin, et l’éternité n’a ni commencement ni fin. En outre, le mouvement est un attribut des êtres changeables, alors que la lumière est un attribut du feu. Mais un attribut ne peut donner forme à un autre, car sinon le second attribut serait une entité, et nous ne devons pas multiplier les entités sauf en cas de nécessité. Ainsi, la lumière ne peut avoir de mouvement.
Jean frotta ses bras l’un contre l’autre.
— Mais la lumière est une entité. C’est une onde, comme celle qui fait des vagues dans l’eau du bassin.
Dietrich rit de ce trait d’esprit.
— Une vague dans l’eau n’est pas une entité, mais un attribut de l’eau, qui résulte d’une brise, d’un poisson ou d’un caillou qu’on a lancé. Quel est le milieu dans lequel la lumière fait des vagues ?
— Il n’y a pas de milieu, répliqua Jean. Nos philosophes ont montré que…
— Peut-il y avoir une vague sans eau ? coupa Dietrich en s’esclaffant à nouveau.
— Très bien, fit Jean. Cela ressemble à une onde, mais c’est en fait composé de… de très petits corps.
— De corpuscules, souffla Dietrich. Mais si la lumière était composée de corpuscules – ce qui est une tout autre proposition que celle la définissant comme « une onde sans milieu » –, ceux-ci nous seraient perceptibles grâce au sens du toucher.
Jean fit mine de jeter quelque chose.
— On ne peut discuter semblable raisonnement.
Il se frotta les bras durant un long moment, mais la fourrure dont il était vêtu étouffa le bruit ainsi produit.
— Quand le Heinzelmännchen transmet « mouvement » et « esprit », les termes krenken que je capte peuvent différer des termes allemands que vous prononcez, reprit-il finalement. Pour moi, la pierre qui choit est en mouvement, mais pas le feu qui brûle. Lorsque je dis cela en pressant une certaine touche sur la tête parlante, je libère l’esprit des feux des barils de stockage et ainsi anime la matière. Je sais ce que j’ai dit, mais point ce que vous avez entendu. Avez-vous fini votre nettoyage ? Bien. Allons au presbytère nous mettre près du feu. Ici, pour moi, il fait trop froid.
Ils se dirigèrent vers le vestibule et, tandis que Dietrich enfilait son manteau et en relevait le col, le Krenk poursuivit :
— Mais vous avez énoncé une vérité. Le temps est bien inséparable du mouvement – la durée dépend du degré de mouvement – et le temps a un commencement et une fin. Nos philosophes ont conclu que le temps avait commencé lorsque ce monde et l’autre s’étaient touchés. (Il claqua des mains pour illustrer son propos.) C’était le commencement de toutes choses. Un jour, ils claqueront à nouveau, et tout recommencera.
Dietrich hocha la tête en signe d’assentiment.
— En effet, notre monde a commencé lorsqu’il a été touché par l’autre monde. Mais ce claquement n’est qu’une métaphore portant sur le pur esprit. Et, pour qu’une chose soit pressée, il faut qu’un actant la presse, car nul mouvement n’existe sans moteur. Comment pouvons-nous presser le temps ?
Jean ouvrit la porte de l’église et se tassa pour bondir vers le presbytère, si désireux était-il d’échapper au froid.
— Dites plutôt que le temps nous presse, répondit-il de façon énigmatique.
La coutume exigeait de Herr Manfred qu’il invitât certaines maisonnées à un banquet durant les fêtes de Noël, les sélectionnant dans les registres conformément aux préceptes du Weistümer. À Oberhochwald, ces maisonnées étaient au nombre de douze, en l’honneur des Apôtres. Les vilains possédant plusieurs demeures, tels Volkmar et Klaus, prenaient place à côté du seigneur avec leurs épouses et faisaient honneur à ses mets. Les jardiniers étaient également invités, mais ils apportaient leur linge de table, leurs assiettes et leurs tranchoirs.
Gunther disposa sur la table du fromage, de la bière, du porc à la moutarde, de la poularde, des saucisses et du pudding, ainsi qu’un bouillon de poule. Manfred avait prié le baron de Grosswald de nourrir ses sujets avec ses propres réserves. Mais les Krenken n’étaient guère enclins à la charitas, et Gschert servit surtout des plats allemands, les mets krenken étant réduits à la portion congrue. Dietrich attribua cela à l’égoïsme inné du baron.
Durant le banquet, Peter de Rheinhausen, le ménestrel de Manfred, chanta des extraits du Heldenbuch, notamment le passage où le roi Dietrich et ses compagnons attaquent la roseraie de Laurin, le nain perfide, afin de secourir la sœur de leur camarade Dietlib. L’un des apprentis de Peter jouait de la viole, l’autre du tambourin. Au bout d’un temps, Dietrich remarqua que leurs hôtes krenken faisaient cliqueter leurs mandibules en mesure. C’était grâce à des petits détails comme celui-ci que leur humanité s’imposait à lui, et il fit acte de contrition pour les avoir naguère considérés comme des bêtes.
Le repas fini, les paysans avaient toute latitude pour emporter chez eux les éventuels reliefs. Langermann avait apporté dans ce but une volumineuse besace.
— La table du Herr croulait sous les fruits de mon labeur, dit le jardinier à Dietrich en remarquant qu’il le regardait faire. Je ne fais que reprendre une partie de ce qui fut mien.
Vu sa paresse connue de tous, Nickel exagérait quelque peu, mais Dietrich ne pouvait lui reprocher de se montrer prévoyant.
Les serviteurs dégagèrent ensuite le centre de la salle pour que le bal puisse commencer. Dietrich remarqua que Krenken et Hochwalders se séparaient en deux groupes distincts, aussi peu miscibles que l’huile et l’eau. Certaines personnes, tel Volkmar Bauer, évitaient les créatures et leur lançaient des regards de colère et d’effroi mêlés.
Maître Peter entama une danse et les Hochwalders s’apparièrent : Volkmar et Klaus avec leurs épouses respectives, Eugen avec Kunigund, et ils exécutèrent les pas voulus tandis que les autres invités les regardaient près du feu.
Manfred se tourna vers les nobles Krenken qui se tenaient à ses côtés : Grosswald, Kratzer et Bergère, le maire des pèlerins.
— On raconte une étrange histoire à propos d’une danse de Noël au Schloss d’Althornberg, dit-il en agitant son gobelet de type Krautstrung, plus facile à tenir quand on forçait sur le vin. Pris de folie, certains danseurs chaussèrent des miches de pain en guise de sabots. Profaner ainsi le pain ne peut que déclencher la colère divine, aussi un orage ne tarda pas à éclater. Une servante tenta d’interrompre la danse, mais le seigneur d’Althornberg, qui considérait les coups de foudre comme des applaudissements divins, ordonna aux danseurs de ne pas l’écouter, et c’est alors qu’un éclair mit le feu au château. Seule la servante survécut au sinistre – et, à ce jour, on la voit encore errer sur les routes autour du Steinbis.
Dietrich enchaîna avec la légende du couvent de Titisee.
— Ce couvent n’acceptait que les belles héritières, qui vivaient de leurs richesses. Par une sombre et tempétueuse nuit, alors qu’elles s’enivraient ensemble, on entendit toquer à la porte et elles envoyèrent la plus jeune de leurs novices refouler l’intrus. Elle vit dans le judas un vieillard épuisé, aux cheveux blancs comme neige, qui demandait l’asile pour la nuit. Comme elle n’était pas encore corrompue, elle demanda à la mère abbesse de lui accorder l’hospitalité, mais cette dernière se contenta de boire un verre à sa santé avant de le chasser. Cette nuit-là, la pluie tomba si fort qu’elle engloutit la vallée, et toutes les femmes du couvent périrent noyées, excepté la jeune novice que le vieux pèlerin prit à bord de son bateau. Et c’est ainsi qu’apparut le lac de Titisee.
— Est-ce la vérité ? demanda Bergère.
— Doch, affirma Manfred d’un air grave. Et il y a deux façons de le prouver. Primo, on peut scruter les profondeurs du lac et y découvrir les tours du couvent englouti. Secundo, on peut plonger dans les profondeurs en question. Et si vous nagez « plus profond que jamais sonde n’atteignit[12] », vous entendrez sonner les cloches du couvent. Mais aucun de ceux qui ont accompli cette prouesse n’est revenu la raconter – car le lac de Titisee est sans fond.
Plus tard, Jean entraîna Dietrich à l’écart pour lui demander :
— Si personne n’est revenu de ce lac sans fond, comment sait-on que les cloches sonnent encore ?
Mais Dietrich se contenta de rire.
— Une fable sert à donner une leçon et non à attester un fait, déclara-t-il au Krenk. Remarquez que ces femmes ont été punies parce qu’elles avaient refusé la charité à un étranger et non point parce qu’elles avaient profané des miches de pain.
La petite Irmgard était sortie en douce de sa chambre, comme le font tous les enfants dont les parents festoient ; mais Chlotilde, sa nourrice, s’en était aperçue et cherchait à la rattraper ; la fillette traversa la salle en criant, se faufilant dans une forêt de jambes, et, alors qu’elle se retournait pour voir où se trouvait sa poursuivante, elle entra en collision avec Bergère.
Le maire des pèlerins, ainsi surnommée parce qu’elle passait le plus clair de son temps à les rassembler et à les tarabuster, considéra le petit être qui avait manqué de la renverser, et le silence se fit dans la salle. Les danseurs se figèrent entre deux pas. Kunigund poussa un petit cri en découvrant sa sœur, car tout le monde savait que les étrangers avaient un méchant caractère.
Irmgard leva les yeux, les leva encore, et ouvrit grande sa bouche. Elle avait déjà entrevu les créatures de loin, mais c’était pour elle la première rencontre de ce type.
— Hé ! fit-elle d’un air enchanté. Une sauterelle géante ! Tu sais sauter ?
Bergère inclina la tête sur le côté tandis que son harnais crânien traduisait ces mots ; puis, à l’issue d’une légère flexion des jambes, elle bondit jusqu’au plafond – au grand ravissement de la fillette, qui se mit à battre des mains. Parvenue à l’apex de sa trajectoire, Bergère frotta ses mollets l’un contre l’autre, un peu comme un homme aurait claqué des talons. Avant qu’elle soit retombée sur les dalles, un deuxième Krenk l’imita, et ils furent bientôt une douzaine dans les airs, produisant un concert arythmique de cliquetis et de craquètements.
Voilà donc ce qui chez eux passe pour une danse, songea Dietrich. Mais les créatures ne faisaient aucun effort pour sauter de concert, et les bruits qu’elles émettaient ne suivaient aucun tempo.
Toutefois, l’échange entre Irmgard et Bergère avait dissipé la tension qui régnait dans la salle. Les Hochwalders se mirent à sourire en voyant les Krenken sauter dans tous les sens, ainsi que la fillette qui tentait de les imiter en riant de bon cœur. Volkmar lui-même perdit son rictus.
Maître Peter, cherchant sur son luth un air approprié aux circonstances, jeta son dévolu sur un motet extrait du Miroir de Narcisse. S’il n’eut aucun effet sur le chaos krenk, il incita Eugen et Kunigund à reprendre leurs complexes évolutions. Peter se mit à chanter – Dame, je sui cilz qui veuil endurer* – et ses apprentis se joignirent à lui. Le joueur de tambourin entonna la supplique en triplum – Couche avec moi ou je mourrai –, le joueur de viole chanta la souffrance de sa voix de ténor.
— Cela vous plaît-il ? demanda Dietrich à Jean par l’entremise du canal privé dont ils usaient parfois. La danse est un nouveau lien entre nous.
— Une nouvelle barrière. Le talent que vous manifestez ne fait que prouver notre différence.
— Quel talent ?
— Je n’ai pas de mot pour le décrire. La capacité d’accomplir une chose en en faisant plusieurs à la fois. Chaque homme chante des mots différents, en suivant une musique différente, et pourtant l’ensemble se fond d’une façon étrange et plaisante à nos oreilles. Quand votre frère et vous avez chanté pour nous accueillir le jour de la kermesse, les pèlerins n’ont parlé que de cela pendant plusieurs jours.
— Vous ignorez donc l’harmonie comme le contrepoint ?
Alors même que Dietrich posait cette question, la réponse lui apparut comme évidente. Ces gens-là ne connaissaient que le rythme, car ils ne respiraient pas comme des êtres humains et, par conséquent, ne pouvaient moduler leur voix. Chez eux, tout n’était que cliquetis et grattements.
Jean désigna les Krenken bondissants.
— Des oies sans chien pour les guider ! Lorsque le village a fêté l’achèvement des nouveaux cottages, un premier homme frappait une peau, un deuxième soufflait dans un tube, un troisième pressait une vessie, un quatrième grattait des cordes avec un bâtonnet. Mais, tous ensemble, ils façonnaient un son qui entraînait les danseurs à faire toquer leurs sabots et claquer leurs culottes de peau – sans qu’ils aient besoin d’être dirigés.
— Personne ne dirige vos semblables en ce moment, dit Dietrich en désignant les Krenken à son tour.
— Et ils ne sautent pas… « de concert », comme me le souffle le Heinzelmännchen. Nous ignorons tout du « concert ». Chacun de nous est seul dans sa tête et ne connaît qu’une seule pensée : « Nous mourons, donc nous rions et sautons. »
Le caractère littéral de ce dicton ne devint évident que le jour de l’Épiphanie de Notre-Seigneur, après que le soleil eut réchauffé la neige. Wanda, l’épouse de Lorenz, vint réveiller Dietrich et le conduisit au pied de la colline, devant un monticule de neige au bord de la route, tout près de la forge. Un petit groupe de villageois s’étaient déjà rassemblés alentour, silencieux, frissonnants, et ils soufflaient dans leurs mains pour les réchauffer tout en échangeant des regards inquiets.
— L’alchimiste est mort, annonça Lorenz.
Et, en effet, Arnaud gisait sur son flanc dans une dépression au creux du talus, recroquevillé sur lui-même tels les antiques cadavres qu’on trouvait parfois dans les tumulus. Dietrich sursauta en découvrant sa nudité, car les Krenken ne supportaient pas le froid même lorsqu’ils entassaient les couches de fourrure. Il tenait dans sa main un parchemin où étaient griffonnées des caractères krenken.
— Wanda a aperçu son pied qui dépassait de la neige, et nous l’avons mis au jour à mains nues, expliqua Lorenz.
Il tendit vers Dietrich ses paumes rougies et meurtries, comme pour preuve de ses dires. Wanda s’essuya le nez et détourna les yeux du corps.
— Il était déjà sorti quand je me suis réveillé, dit Gregor.
Seppl Bauer eut un ricanement.
— Ce démon-là ne peut plus nous tourmenter.
Dietrich se tourna vers lui et le souffleta.
— Les démons sont-ils mortels ? s’écria-t-il. Qui a fait cela ? (Il parcourut l’assistance du regard.) Lequel d’entre vous a tué cet homme ?
En guise de réponse, il n’eut droit qu’à de farouches dénégations, et Seppl frotta sa joue écarlate et lui lança un regard mauvais.
— Cet homme ? répéta-t-il en grondant. Où est son dard ? Il n’a pas d’organe viril.
La créature était en effet aussi dépourvue qu’un eunuque.
— À mon avis, il s’est enfoui dans la neige et c’est le froid qui l’a tué, dit Lorenz.
Dietrich examina le corps et constata qu’il n’avait pas perdu une goutte de l’ichor qui servait de sang aux visiteurs, pas plus qu’il ne portait de traces de coups. Il se rappela qu’Arnaud était de tempérament mélancolique, même pour un Krenken, et de surcroît porté sur la solitude.
— Quelqu’un s’est-il rendu au Hof pour prévenir le baron de Grosswald ? Non ? Seppl, allez-y sur-le-champ. Oui, vous. Et ramenez aussi Max. Qu’un autre aille prévenir Klaus.
Dietrich se retourna et vit que frère Joachim était sorti du presbytère et contemplait le cadavre d’un air atterré.
— C’était le plus brillant de mes catéchumènes, dit le moine en tombant à genoux dans la neige. Je croyais qu’il serait le premier à venir parmi nous.
— Et quel démon aurait pu survivre à cela ? demanda Volkmar Bauer d’une voix grave.
Jean et Kratzer avaient suivi Joachim. Si le philosophe restait figé devant le corps de son ami, Jean s’avança vers lui pour s’emparer du parchemin qu’il tenait dans sa main.
— Qu’est-ce qui est écrit ? demanda Dietrich.
Mais il aurait tout aussi bien pu interroger la statue de sainte Catherine, car Jean demeura immobile durant un long moment.
Puis il tendit le parchemin à Kratzer.
— C’est une partie de votre prière, dit-il. Ceci est mon corps. Celui qui le mangera aura la vie.
Joachim fondit en larmes devant ce témoignage de piété, et, par la suite, il devait systématiquement citer le nom d’Arnaud lors du Meménto étiam de la messe.
Jean et Kratzer restèrent muets.