XVIII Juin 1349 Commémoraison de saint Éphrem le Syrien, tierce

Vint le mois de juin et, comme le voulait le cours éternel des saisons, on moissonna les soles d’hiver et on laboura les jachères en vue des semailles de septembre. Une bonne moitié des jours de labour était consacrée aux terres seigneuriales, si bien que durant les périodes de repos exigées par le Weistümer, les métayers s’affairaient sur leurs propres terres pour rattraper le temps perdu. L’un des bœufs de Trude Metzger avait succombé à la maladie, aussi harnacha-t-elle une vache à son équipage, ce qui ne suscita guère l’enthousiasme de la pauvre bête.

Dietrich et Jean observaient les manants au travail depuis un rocher en granité à la lisière de Grosswald. Dietrich remarqua que des vipérines poussaient dans les fissures de ce rocher et se promit de les signaler à Theresia. Non loin de là, le ruisseau qui prenait sa source près du camp des Krenken se jetait dans la vallée.

— Quelles plantes cultivez-vous dans votre pays ? s’enquit Dietrich. Elles doivent être fort différentes des nôtres.

Jean sembla se pétrifier, se fondant avec le granité sur lequel il se trouvait. S’il n’était plus terrifié par cette immobilité absolue qu’affectaient les Krenken, Dietrich n’était pas pour autant parvenu à l’expliquer.

Puis les antennes de Jean frémirent et il dit :

— Les termes ne correspondent pas à la perfection, mais nous faisons pousser des plantes similaires à votre raisin, vos haricots, vos navets et vos choux. Votre « froment » nous est étranger, et votre bon grain en général est inconnu à notre palais. Ach ! comme je me languis des grandes-feuilles et des douze-tiges !

— Puissiez-vous les savourer bientôt. Votre navire est-il prêt à appareiller ?

Les lèvres molles s’écartèrent.

— Vous lasseriez-vous de ma compagnie ?

— Jamais de la vie, mais il y aura des… problèmes si votre séjour devait se prolonger.

— Oui. J’ai ouï dire que vous trafiquiez avec des démons. (Jean ouvrit grande sa bouche et fit des gestes menaçants.) Peut-être vais-je voler jusqu’à Strasbourg pour faire peur à cet évêque.

— Je vous en prie, n’en faites rien.

— N’ayez crainte. Bientôt, vos « démons » auront cessé de vous troubler. (Il se pencha en avant, comme pour bondir, et tendit le bras.) Je vois du mouvement sur la route du val de l’Ours.

Dietrich mit une main en visière pour scruter l’horizon.

— Oui, un nuage de poussière. Prévenez le baron de Grosswald avec votre parleur à distance. Votre peuple doit encore se cacher, j’en ai peur.


Les voyageurs apparurent tout d’abord comme des ombres chinoises sur fond de couchant et Dietrich, juché sur son canasson, resta un long moment à écouter les sabots de leurs chevaux et les grincements de leur charrette avant de pouvoir les distinguer. Mais, à mesure qu’ils se rapprochaient, il vit que l’homme chevauchant le genet était coiffé d’un châle de prière sur ses longs cheveux gris et frisottés. Nul besoin d’une étoile jaune pour l’identifier. Son compagnon, un homme à la mise modeste, aux traits accusés et à la peau basanée, dont les cheveux étaient réunis en deux lourdes tresses, tenait les rênes de son attelage avec une résignation de serf. Sous la capote de la charrette, on apercevait deux femmes voilées.

En voyant la soutane de Dietrich, le juif le salua d’un signe de tête et lui dit :

— Que la paix soit avec monseigneur.

Dietrich savait que les juifs orthodoxes n’avaient pas licence de saluer un chrétien, ni même de lui rendre son salut, et le « monseigneur » en question s’adressait en fait au rabbin de son interlocuteur plutôt qu’à lui. C’était là l’un des multiples stratagèmes permettant à cet homme de concilier les lois de sa tribu et les obligations de la courtoisie.

— Je suis Malachai ben Schlomo, ajouta le vieillard. Je cherche les terres du duc Albert.

Il avait un fort accent espagnol.

— Le duc possède près d’ici un fief du nom de Niederhochwald, répondit Dietrich. Vous vous trouvez sur la route d’Oberhochwald, qui est tenu par le même Herr. Je vais vous conduire à son château, si vous le souhaitez.

Le vieil homme lui intima l’ordre de le faire d’un geste de la main, et Dietrich tourna sa monture vers le village.

— Est-ce que vous venez de… de Strasbourg ? demanda-t-il.

— Non. De Ratisbonne.

Surpris, Dietrich se retourna.

— Si vous cherchez les terres des Habsbourg, vous vous êtes trompé de direction.

— J’ai pris les routes qui m’étaient ouvertes, répliqua l’autre.

Dietrich conduisit le juif auprès de Manfred, auquel il raconta ses mésaventures. Des émeutes avaient éclaté en Bavière, et Malachai avait été contraint de fuir après que sa demeure eut été incendiée et ses biens pillés.

— C’est un scandale ! s’indigna Dietrich.

Le juif inclina la tête.

— Je m’en doutais un peu, mais je vous remercie de le confirmer.

Dietrich ne releva pas ce sarcasme et Manfred, ému par les épreuves qu’avait subies cet homme, le combla de cadeaux et décida de le conduire en personne à Niederhochwald, où il attendrait que des hommes d’armes envoyés par le duc l’escortent jusqu’à Vienne.


L’église Sainte-Catherine était le seul bâtiment d’Oberhochwald où les juifs ne risquaient pas d’entrer, aussi nombre de Krenken s’y étaient-ils réfugiés. Comme il s’y rendait pour préparer la messe, Dietrich aperçut leurs yeux luisant sous le plafond enténébré. Il alla dans la sacristie, suivi par Jean et par Gottfried.

— Où sont les autres ? leur demanda-t-il.

— Au camp, répondit Jean. Bien que le temps se soit réchauffé, ils se sont amollis ces derniers mois et le village leur est plus agréable que la forêt. Comme leur compagnie ne nous est guère agréable, nous avons préféré venir ici. Kratzer aimerait savoir quand ils pourront se montrer.

— Les juifs partent ce soir pour Niederhochwald. Vous pourrez bientôt reprendre vos travaux.

— Voilà qui est bon, dit Jean. Le travail est mère de l’oubli.

— Une mère sévère, ajouta Gottfried, et qui ne nourrit guère.

Dietrich fut intrigué par cette remarque, car le carême était passé. Mais Jean leva la main pour faire taire son compagnon. Il bondit devant la fenêtre afin d’observer le village.

— Parlez-moi de ces juifs – et de leur alimentation.

Gottfried semblait examiner les vêtements sacerdotaux, mais on voyait à son attitude qu’il ne perdait rien de la conversation.

— Je ne sais pas grand-chose de leurs us en la matière, excepté que certains ne mangent pas de porc, répondit Dietrich.

— Tout comme nous, dit Gottfried, mais Jean lui enjoignit à nouveau de faire silence.

— Y a-t-il d’autres aliments qu’ils mangent et que vous évitez ?

En voyant les Krenken ainsi figés, Dietrich comprit que cette question était importante à leurs yeux. Il était troublé par la remarque de Gottfried, qui révélait peut-être en eux des tendances au judaïsme.

— Je n’en connais aucun, répondit-il avec prudence. Mais ces gens-là sont très différents de nous.

— Aussi différents que Gottfried par rapport à moi ?

En entendant ces mots, l’intéressé cessa de se concentrer sur les vêtements sacerdotaux pour claquer ses lèvres molles.

— Je ne vois aucune différence entre vous, déclara Dietrich.

— Pourtant, son peuple est jadis venu sur notre terre et… Mais c’est du passé, et tout a changé depuis. Peut-être avez-vous remarqué que Bergère ne parle pas comme nous. Dans sa Heimat, ce que nous appelons le grand-krenk est peu usité, de sorte que le Heinzelmännchen doit traduire ses propos par deux fois. À nos yeux, Malachai et vous-même apparaissez comme identiques, hormis la coiffure et la vêture… et la nourriture. Mais nous avons ouï dire que vous les attaquiez, les chassiez de leurs demeures et alliez jusqu’à les tuer. Ce peut être à cause de ce métier d’usure dont vous parlez. S’il est déjà vide de pensée de tuer un homme auquel on doit de l’argent, il l’est bien davantage de le tuer parce qu’on en doit à quelqu’un d’autre.

— Le bruit court qu’ils empoisonnent les puits pour répandre la peste, et un homme terrifié est capable de folie.

— Les hommes sont capables de stupidité. (Jean fit courir son index sur la bordure de la vitre devant lui.) Est-ce en tuant son prochain qu’on élimine les « petites-vies » qui causent les maladies ? Ma vie s’allonge-t-elle si je raccourcis celle d’autrui ?

— Le pape Clément a écrit que les bons chrétiens devaient accepter et nourrir les juifs, dit Dietrich, de sorte que ces massacres sont l’œuvre de pécheurs et de renégats. Il affirme que les enseignements juif et chrétien ne font qu’un, une doctrine qu’il qualifie de « judéo-chrétienne ». La chrétienté est issue d’Israël comme un enfant de sa mère, aussi ne devons-nous pas frapper les juifs d’anathème, contrairement aux hérétiques.

— Mais vous ne les aimez pas, insista Jean. Vous l’avez bien montré.

Dietrich acquiesça.

— C’est parce qu’ils ont rejeté le Christ. Du temps où l’on attendait la venue du Sauveur, Dieu avait choisi les juifs pour éclairer les nations, leur transmettant nombre de Ses lois pour attester leur sainteté. Mais leur mission s’est achevée avec la venue du Sauveur, et, ainsi que l’avait prophétisé Isaïe, ce sont toutes les nations qui ont reçu la lumière. Les lois qui distinguaient les juifs étaient nulles et non avenues, car si tous les peuples sont appelés à Dieu, il ne peut y avoir de distinction entre eux. Nombre de juifs ont accepté le Christ, mais d’autres en sont restés à l’ancienne Loi. Ils ont incité les Romains à tuer Notre-Seigneur. Ils ont tué Jacques, Étienne, Barnabé et bien d’autres. Ils ont semé la dissension dans nos communautés, ils ont troublé nos offices. Leur général Bar-Kokhba a massacré les juifs christianisés quand il ne les a pas contraints à l’exil. Plus tard, les juifs ont livré les chrétiens à leurs persécuteurs romains. À Alexandrie, ils les ont fait sortir de chez eux en criant qu’on avait mis le feu à leur église, pour les passer ensuite au fil de l’épée ; et dans la lointaine Arabie où ils régnaient en maîtres, ils ont massacré des milliers de chrétiens à Najran. Ainsi que vous le voyez, notre inimitié ne date pas d’hier.

— Et ce Benshlomo est-il âgé au point d’avoir pris part à ces horreurs ?

— Non, elles se sont produites il y a bien longtemps.

Jean leva le bras.

— Un homme peut-il être coupable d’un délit commis par autrui ? Je vois bien qu’il y a des limites à cette charitas que vous prêchez, Joachim et vous, et que l’inimitié appelle l’inimitié. (Il frappa la vitre à plusieurs reprises.) Mais si la vengeance est la seule loi, pourquoi ai-je abandonné Kratzer ?

Dietrich et Gottfried ne répondirent à cette question que par le silence. Jean s’écarta de la fenêtre.

— Dites-moi que je n’ai pas choisi stupidement.

Gottfried tendit à Dietrich une aube en lin blanc. En la passant, le pasteur se rappela que c’était de ce vêtement éclatant qu’Hérode avait habillé le Seigneur pour se moquer de lui.

— Non, dit-il à Jean. Bien sûr que non. Mais les juifs sont nos ennemis depuis des générations.

Jean se tourna vers lui pour lui faire face, comme l’aurait fait un être humain.

— Quelqu’un a dit un jour : « Aimez vos ennemi[20] »

Gottfried se tourna de nouveau vers la table et dit :

— Mon père, vous portiez des vêtements blancs ces derniers temps. Dois-je préparer ceux-ci ?

— Oui. Oui. (L’esprit en déroute, Dietrich se détourna de Jean.) Saint Éphrem était un docteur de l’Église, et par conséquent le blanc s’impose, car il est la somme de toutes les couleurs et signifie la joie et la pureté de l’âme.

— Comme si un tel rituel avait une quelconque importance, dit Joachim en entrant dans la pièce. Vous avez recruté deux sacristains, à ce que je vois. Connaissent-ils bien leurs devoirs ? Savent-ils avec quels doigts il convient de toucher la sainte armure afin que vous vous en ceigniez convenablement pour affronter le diable et conduire le peuple victorieux vers l’éternelle patrie ?

— Vos sarcasmes sont bien appuyés, mon frère, lui rétorqua Dietrich. Une touche de légèreté, et le coup porterait mieux. L’homme a soif de cérémonies. C’est dans notre nature.

— C’est pour changer notre nature que le Christ est descendu parmi nous. L’Évangile éternel de Joachim de Flore élimine la nécessité des signes et des énigmes. « Quand viendra la perfection, formes, lois et traditions auront accompli leur but et n’auront plus lieu d’être. » Non, nous devons voyager au plus profond de nous-mêmes.

Dietrich se tourna vers les deux Krenken.

— Tout cela pour savoir si mon aube doit être blanche ou verte ! Par tous les saints, Joachim, ces minutiœ vous obsèdent encore plus que moi.

— Nous ne savons rien de ces choses-là, dit Jean. Mais il dit vrai pour ce qui est des directions courbées vers l’intérieur. Pour retrouver notre patrie céleste, nous devons voyager dans un sens qui n’est ni la hauteur, ni la longueur, ni la largeur, et à travers un temps qui n’est pas la durée.

— Peut-être devrions-nous marcher, dit Gottfried en agitant ses lèvres molles, cessant de rire aussitôt que son congénère fit claquer ses lèvres dures. Nous sommes coupés de notre terre et de nos compagnons, ajouta-t-il. Ne nous coupons pas les uns des autres.


Le lendemain, Dietrich surprit un homme en train d’examiner de près les murs de l’église. Le saisissant par son surcot, il découvrit qu’il s’agissait du serviteur juif.

— Que faites-vous ici ? lui demanda-t-il. Qui vous a envoyé ?

Mais l’autre s’écria :

— Par pitié, ne dites pas au maître que je suis ici !

Sa détresse était si vive que Dietrich l’estima sincère.

— Pourquoi ?

— Parce que… Il nous est interdit d’approcher la maison de… de tilfah.

— Vraiment ? Comment se fait-il que vous n’en soyez pas souillé ?

L’autre s’abaissa devant lui.

— Honorable seigneur, je suis une racaille de naissance, bien moins pur et sacré que les maîtres. Qu’est-ce qui pourrait me souiller ?

Était-ce de l’ironie qui perçait dans cette voix ? Dietrich faillit sourire.

— Expliquez-vous.

— Ils m’ont parlé des gravures, les servants du Hof, et je voulais les voir. Nous interdisons de faire des images, mais j’aime la beauté.

— Par Ses plaies, mais je crois bien que vous dites vrai. (Dietrich se redressa et le lâcha.) Comment vous appelez-vous ?

L’homme ôta son bonnet.

— Tarkhan Hazer ben Bek.

— Un bien grand nom pour un si petit homme.

Sous son manteau grossièrement taillé, Tarkhan portait un scapulaire à glands, et sa tignasse était moins apprêtée que les cheveux frisottés de son maître.

— Vous n’êtes pas espagnol, lui dit Dietrich.

— Mon peuple vient de l’Est, des marches de la Livonie. Peut-être connaissez-vous Kiev ?

Dietrich fit non de la tête.

— Est-ce que c’est loin d’ici ?

Tarkhan se fendit d’un sourire triste.

— Aussi loin que le bout du monde. Ce fut jadis une puissante cité, du temps de l’Empire d’Or. Qui suis-je aujourd’hui, moi dont les pères furent des rois ?

Dietrich était amusé malgré lui.

— Je vous inviterais bien à ma table pour en savoir davantage sur cet empire, mais vous ne feriez que vous y polluer, j’en ai peur.

Tarkhan croisa les bras sur son torse.

— Les puissants comme mon maître, ils sont si purs qu’un iota peut les polluer. Il se croit entouré de démons aux yeux d’or et dessine le sceau de Salomon sur son pas de porte. Mais moi, quelle importance ? Et puis, bonnes manières jamais ne polluent.

Dietrich resta un instant muet en entendant ces mots. Les Krenken curieux étaient-ils allés regarder l’étranger de plus près ?

— Je… il me reste peut-être un peu de bouillie et aussi de la bière. Je n’arrive vraiment pas à placer votre accent.

— C’est parce que mon accent n’a sa place nulle part. À Kiev, on trouve des Hébreux et des Russes, des Lettons et des Polonais, des Turcs et des Tatars. C’est merveille que je me comprenne moi-même !

Il suivit Dietrich dans le presbytère.

Joachim venait de placer deux bols de bouillie sur la table. Il fixa Tarkhan du regard, recevant en retour un sourire prudent.

— Vous êtes le prêcheur dont on m’a parlé.

— Je ne suis pas l’ami des juifs, répliqua Joachim.

Tarkhan ouvrit grands les bras, feignant l’étonnement. Sans ajouter un mot, Joachim alla chercher un troisième bol et un quignon de pain. Il les posa sur la table, hors de portée de Tarkhan.

— Pas étonnant que vous les brûliez de temps en temps, murmura le juif en attrapant son repas.

— Méfiez-vous des excès de l’esprit, murmura Dietrich en réponse.

Chacun récita une prière à sa façon. Tandis que résonnaient les cuillères sur les bols, Tarkhan déclara :

— Les serviteurs du Hof disent que vous êtes très instruit, avez beaucoup voyagé et étudiez la nature.

— J’ai été écolier à Paris. Buridan était mon maître. Mais je ne sais rien de cette Kiev.

— Kiev est une cité marchande. Beaucoup de visiteurs, j’en suis tout émerveillé étant enfant. Je me mets au service de ben Schlomo parce qu’il voyage beaucoup. (Il ouvrit les bras.) Comment puis-je savoir qu’il proscrit le « maïmonisme » ? Il dit que le conseil des rabbis a interdit voilà quarante ans la scientia aux juifs. Il faut étudier le Talmud et lui seul. Comment puis-je savoir cela ? Je demande où est-ce écrit dans le Talmud et il me dit que seuls les purs peuvent étudier le Talmud – et moi, je suis impur. Oy !

Il leva les yeux au ciel comme pour intercéder auprès de son Dieu – ou pour lui lancer un reproche muet.

— Votre maître a raison de dire que la science de ce monde est sans objet, dit Joachim, mais il se trompe pour ce qui est du livre qu’il convient d’étudier.

Le juif avala une nouvelle cuillerée de bouillie.

— Partout où je vais, on dit la même chose. En terre musulmane aussi, mais là c’est le Coran qu’il faut étudier.

— Les musulmans étaient jadis de grands lettrés, intervint Dietrich. Et j’ai entendu parler de vos maïmonidiens – ils sont aussi érudits que notre Thomas d’Aquin et le Sarrasin Averroès.

— Le maître dit que les maïmonidiens sont des hérétiques, encore pire que les Samaritains. « Il faut les détruire, les brûler, les bannir ! » dit-il. Une idée qui plaît en tous pays, à toutes gens. Même aux musulmans. (Tarkhan haussa les épaules.) Oy ! Tout le monde persécute les juifs. Pourquoi pas d’autres juifs ? Maïmonide lui-même a fui Cordoue parce que les rabbis espagnols le persécutaient. J’ignorais tout cela avant que le maître m’en parle. Comment aurais-je pu étudier quelqu’un que je ne connais pas ?

Dietrich gloussa.

— Vous avez de l’esprit, pour un juif.

Le sourire de Tarkhan s’effaça.

— Oui. « Pour un juif. » Dans tous les pays c’est pareil, je le vois. Il y a des hommes sages et des idiots, des bons et des méchants. Un peu de tout. Le chrétien trouve son salut dans sa religion, et le juif dans la sienne, et le musulman pareil. (Un temps.) Le maître ne vous le dira jamais, mais nous avons pu quitter Ratisbonne parce que les guildes avaient pris les armes contre les tueurs de juifs. On compte dans cette cité deux cent trente-sept justes parmi les gentils.

— Que Dieu bénisse ces hommes, dit Dietrich.

Omayn.

— À présent, fit Dietrich en débarrassant la table, asseyons-nous devant le feu et parlez-nous de cet Empire d’Or.

Le juif se posa sur un tabouret pendant que Dietrich attisait les flammes. Le vent soufflait au-dehors et des nuages assombrissaient le ciel vespéral.

— Une histoire de l’ancien temps, annonça Tarkhan, et qu’y a-t-il de vrai là-dedans ? Mais une belle histoire, alors peu importe. Jadis, au nord de la Perse, vivaient les « juifs des montagnes », la tribu de Siméon conduite là par Assur. Bien des lois ils avaient oubliées, jusqu’à ce que le roi Joseph retrouve le Talmud. Ils connaissaient Élie et Amos, Michée et Nahum, mais voilà maintenant que des juifs des plaines, des juifs de Babylone, leur parlent de nouveaux prophètes : Isaïe, Jérémie, Ézéchiel. Et que les païens turcs n’adorent qu’un seul Dieu. Ensemble nous créons l’Empire d’Or. Nos marchands vont jusqu’à Istanbul, Bagdad, Cathay.

— Vos marchands, répéta Joachim, qui avait feint de ne pas écouter. Vous aviez donc de l’or en abondance.

— Chez les Turcs, toute direction a une couleur. Le sud est blanc, l’ouest doré, et, de tous les Turcs, les Khazars étaient les plus à l’ouest. Le khan d’Itil a nommé sept juges. Deux pour juger notre peuple selon le Talmud ; deux pour juger les chrétiens ; deux pour juger les musulmans selon la charia. Le septième jugeait les païens qui vénéraient le ciel. Bien des années durant, notre khan a affronté les Arabes, les Bulgares, les Grecs, les Russes. J’ai vu dans un vieux livre un chevalier juif en armure sur un poney des steppes.

Dietrich ouvrait de grands yeux étonnés.

— Jamais je n’avais entendu parler de cet empire !

Tarkhan se frappa le torse.

— Le Seigneur nous a abattus comme il abat tous les orgueilleux. Les Russes ont pris Kiev et Itil. Tout cela est arrivé il y a longtemps et tous ont oublié, sauf moi et quelques autres qui aiment les vieilles histoires. Sur notre terre règnent aujourd’hui les Mongols et les Polonais ; et moi, dont les pères étaient des rois, je suis le domestique d’un usurier espagnol.

— Vous n’aimez guère Malachai, devina Dietrich.

— Pas davantage que sa mère. Les juifs d’Espagne sont gens fiers aux étranges coutumes. Il mange du gâteau de riz à la pâque !


Plus tard, lorsque Dietrich raccompagna Tarkhan sur le seuil, il remarqua :

— Il fait déjà nuit. Pourrez-vous retrouver le chemin de Niederhochwald ?

Le juif haussa les épaules.

— La mule le connaît. Je monte sur la mule.

— J’aimerais… (Dietrich s’abîma un instant dans la contemplation des étoiles.) J’aimerais vous remercier. Même si jamais je n’ai voulu du mal à votre peuple, jamais avant ce jour je n’avais considéré un juif comme un homme. Un juif, c’était un juif, rien de plus.

Rictus de Tarkhan.

— En vérité. Mais, pour nous, il en va de même de ces notzrim de Grecs et de Romains.

Au début, se rappela Dietrich, tous les Krenken lui semblaient identiques.

— C’est parce qu’ils vous paraissent étranges. Tout comme les arbres d’une forêt lointaine se fondent dans un tout indistinct, les caractéristiques des étrangers s’estompent lorsque leur apparence ou leurs coutumes sont éloignées des nôtres.

— Vous dites vrai, peut-être, dit Tarkhan ben Bek. Le maître a voyagé bien des années, mais il ne voit que la pollution. Toutefois, il pense aussi vous avoir déjà vu, quand il était bien plus jeune.

Dietrich se rongea les sangs, troublé à l’idée qu’on ait pu le reconnaître, et il se félicita de ce que Malachai, installé à Niederhochwald comme il l’était, ne risquait pas de le revoir avant son départ pour Vienne.


Le jour de la Saint-Barnabé, à midi, un homme chevauchant un genet et vêtu de la robe marron d’un franciscain arriva dans la seigneurie par la route de Sankt-Wilhelm.

— Jamais je ne retournerai à Strasbourg, déclara Joachim en grimaçant lorsque Dietrich lui parla de l’étranger. Le prieur est un conventuel obséquieux qui a tout oublié de l’humilité enseignée par saint François.

Plus tard, comme ils se préparaient à nettoyer l’église, il désigna le vallon séparant les deux collines.

— Il vient par ici. Si c’est un conventuel, il n’est pas question que je baise son…

Le moine, qui scrutait le sommet de la colline de l’église, marqua une pause en voyant les deux hommes qui l’observaient. On ne distinguait pas son visage sous le capuchon, où n’apparaissait qu’un néant de noirceur, et Dietrich ne put s’empêcher de songer que c’était la Mort qui arrivait, qui l’avait enfin retrouvé au bout de douze ans de recherches assidues. Puis il perçut un éclair blanc au sein des ombres et se rendit compte qu’il s’était laissé duper par une illusion due au soleil. Aussitôt cette peur dissipée, une autre la remplaça : et si ce cavalier était un exploratore envoyé par l’évêque pour le questionner ?

Son inquiétude ne fit que croître à mesure que le genet gravissait la colline. Puis le cavalier rejeta son capuchon, révélant un visage étroit, au menton en galoche, couronné par une crinière de cheveux blancs. Il y avait en lui quelque chose du renard, mais aussi du cerf surpris par un chasseur, et ses lèvres avaient le pli de celui qui vient de boire du vinaigre en pensant savourer du vin nouveau. Le temps l’avait certes marqué, lui tirant les traits et lui tavelant la peau, mais ce furent vingt-cinq ans qui disparurent en un clin d’œil comme Dietrich poussait un cri de surprise et de joie.

— Will ! s’exclama-t-il. C’est vraiment toi ?

Et Guillaume d’Occam, le Venerabilis Inceptor, inclina la tête en feignant l’humilité.

Désormais résignés à l’apparition périodique d’étrangers, les Krenken s’étaient retirés des espaces publics ; mais, peut-être poussés par l’ennui, ils se livrèrent cette fois à une dangereuse partie de cache-cache, se laissant entrevoir au village plutôt que de rester confinés à Grosswald. Lorsque Dietrich accompagnait son visiteur, il remarquait souvent du coin de l’œil un Krenk bondissant d’une cachette pour en gagner une autre.

Les murs de l’église laissèrent Occam sans voix, une prouesse que nul pape n’avait jamais accomplie. Il resta planté devant eux quelque temps avant de faire le tour de l’édifice, s’émerveillant des blemmyes, s’extasiant sur le dragon et sur l’arbre Peridixion.

— Tout cela est délicieusement païen !

Dietrich dut lui donner des éclaircissements sur les petits Hommes-Frênes de Siegmann et sur les Gnurr de la vallée de la Murg, qui semblaient émerger de la matière même du bois. Puis il récita les noms des quatre géants qui portaient le toit :

— Grim, Hilde, Sigenot et Ecke – ceux-là mêmes qu’a tués Dietrich de Berne.

— Dietrich, hein ? répéta Occam en inclinant la tête sur le côté.

— Un héros de contes très populaire. Tu remarqueras le nain Alberich sur le piédestal d’Ecke. C’est lui qui a conduit le roi Dieter à la tanière de Grim et d’Ecke. Les géants détestent les nains.

Occam réfléchit durant quelques instants.

— J’aurais cru qu’ils ne daigneraient pas les remarquer. (Il regarda le nain de plus près.) D’abord, j’ai cru qu’il grimaçait ainsi parce qu’il peinait à porter le poids de la géante, mais je vois qu’il ricane parce qu’il se prépare à la renverser. Astucieux. (Il leva les yeux vers les kobolds sous l’avant-toit.) Ah ! voilà des gargouilles à la laideur insurpassable.

Dietrich leva les yeux à son tour. Cinq Krenken nus étaient perchés sous le toit, pétrifiés comme ils l’étaient souvent et tentant de se faire passer pour des atlantes.

— Viens, dit Dietrich en attrapant son ami par l’épaule. Joachim a sans doute fini de préparer le repas.

Tout en s’éloignant, il jeta un regard par-dessus son épaule et vit l’une des créatures ouvrir et refermer doucement les lèvres pour sourire à la mode krenk.

Dietrich et Occam passèrent la soirée à manger du fromage et du pain de seigle et à boire moult chopes de bière. Oberhochwald dépendait des voyageurs pour recevoir des nouvelles du monde, et Occam s’était trouvé au centre de ce monde.

— On m’a dit que tu allais faire la paix avec Clément, commença Dietrich.

Will haussa les épaules.

— Louis est mort et Charles ne veut pas de querelle avec Avignon. Maintenant que tous les autres ont quitté ce monde – Michel, Marsile et le reste –, pourquoi continuer de prétendre que nous constituons le vrai Chapitre ? J’ai retourné le sceau de l’ordre, celui que Michel avait emporté avec lui lors de notre fuite. Le Chapitre s’est réuni pour la Pentecôte et a informé Clément de mon geste, ce qui a amené celui-ci à écrire à Munich, me proposant des termes bien plus généreux que Jacques de Cahors.

— Le pape Jean, tu veux dire.

— Le kaiser ne l’a jamais appelé autrement que « Jacques de Cahors ». C’était un homme religieux.

— Louis de Bavière, religieux ?

— Assurément. Il a fait son propre pape et l’a trimballé dans toute l’Italie. On ne saurait être plus religieux. Mais une fois qu’on a parlé de chasse, de festin et de tournoi, on a épuisé tous les sujets qui l’intéressent. Oh ! j’oubliais les intérêts de sa famille. Un homme simple, aisément mené par les plus subtils de ses conseillers – jamais il ne serait allé en Italie si Marsile ne l’avait pas houspillé comme il l’a fait –, mais dont l’entêtement résiste aux raisonnements les plus sophistiqués. Charles, quant à lui, dit se passionner pour les arts, et il a l’intention de créer à Prague une université propre à rivaliser avec Oxford et Montpellier, sinon avec Paris. Un lieu exempt de la rigide orthodoxie des lettrés les plus rassis.

Il parlait des thomistes et des averroïstes.

— Un lieu où l’on pourrait se consacrer au nominalisme ? taquina Dietrich.

Occam eut un reniflement de mépris.

— Je ne suis pas nominaliste. Le problème, dans l’enseignement de la pensée moderne, c’est que les lettrés médiocres excités par cette nouveauté prennent rarement la peine de maîtriser mes idées. Il est des lèvres dont je regrette qu’elles aient pu prononcer mon nom. Je te le dis, Dietl, si un homme devient un hérétique, ce n’est pas tant à cause de ses écrits que de la façon dont d’autres ont pu les lire. Mais je survivrai à tous mes ennemis. Le faux pape Jacques est mort, ainsi que ce vieux fou de Durandus. On peut espérer que l’odieux Lutterell ne tardera pas à les suivre. Je danserai sur leurs tombes. Retiens bien cela.

— Le Doctor Modernus n’était pas un vieux fou… hasarda Dietrich.

— Il siégeait au tribunal qui a condamné mes thèses !

— Un tribunal qu’il avait lui-même affronté, lui rappela Dietrich. Tout philosophe digne d’être lu doit subir l’examen de ses pairs. Et il a usé de son influence pour soutenir deux de tes propositions.

— Sur un total de cinquante et une ! Une faveur aussi chichement comptée est plus insultante que la franche hostilité de l’odieux Lutterell. Durandus était un faucon qui avait choisi de ne point voler. Eût-il été moins brillant qu’il eût été moins stupide. On ne critique pas un caillou parce qu’il choit. Mais un faucon ? Allons, qui d’autre avons-nous donc connu à Paris ?

— Pierre Auriol… Non. Il a été fait archevêque et il est mort un an avant ton arrivée.

— Est-ce donc là une charge fatale ? railla Occam.

— Le Doctor Facundus et toi aviez bien des choses en commun. Il usait souvent de ton rasoir. Willi est aujourd’hui archidiacre à Fribourg. J’ai profité du dernier marché pour lui poser une question.

— Willi Jarsburg ? Celui qui faisait tout le temps la moue ? Oui, je me souviens de lui. Un esprit de second ordre. La charge d’archidiacre lui sied bien, car jamais on ne lui demandera dans son exercice de proférer une pensée originale.

— Tu es trop sévère. Il m’a toujours traité aimablement.

Occam le fixa quelques instants.

— Cela lui ressemble bien. Mais rien n’empêche un homme aimable d’avoir un intellect de second ordre. Cette évaluation n’a rien d’une insulte dans ma bouche. La plupart des lettrés n’arrivent pas à sa hauteur.

L’agilité d’esprit dont faisait preuve Occam, se rappela Dietrich, reposait avant tout sur la précision de son vocabulaire.

— Le Herr m’a rapporté un traité rédigé par Nicole Oresme, un jeune écolier de Paris, qui avance un nouvel argument en faveur de la rotation diurne de la terre.

Gloussement d’Occam.

— Ainsi, tu continues de débattre de philosophie de la nature ?

— On ne débat pas de la nature ; on en fait l’expérience.

— Oh ! certes. Mais Jean de Mirecourt… non, tu ne peux pas le connaître. On le surnomme « le Moine blanc ». C’est un cistercien, comme tu t’en doutes. Ses propositions ont été censurées à Paris l’année dernière – non, l’année précédente. Autant dire qu’il a été adoubé et que c’est un esprit de premier ordre. Il a démontré que l’expérience – evidentia naturalis – était une forme inférieure de preuve.

— Comme le pensait déjà Parménide. Mais, selon Albert le Grand, l’expérience est le seul guide sûr pour qui enquête sur la nature.

— Non. L’expérience est un piètre guide, car demain peut survenir une expérience contraire. Seule une proposition dont le contraire se réduit en contradiction – evidentia potissima – peut être admise avec certitude.

Occam ouvrit les bras, attendant une réfutation.

— La contradiction dans les termes n’est pas la seule forme de contradiction, déclara Dietrich. Si je sais que l’herbe est verte, c’est par expérience. Le contraire peut être falsifié par experientia operans.

Occam porta une main à son oreille.

— Je vois bouger tes lèvres, mais c’est la voix de Buridan que j’entends. Qui sait si, en quelque lieu lointain, on ne trouve pas de l’herbe jaune ?

Dietrich sursauta à ces mots, se rappelant que l’herbe avait précisément cette couleur dans la contrée des Krenken. Il grimaça mais resta muet.

Occam se leva.

— Viens, allons vérifier ta proposition par l’expérience. Le monde tourne, dis-tu.

— Je n’ai pas dit qu’il tournait mais que, loquendo naturale, il pourrait tourner. Le mouvement des cieux serait le même dans l’un ou l’autre cas.

— Alors pourquoi chercher une seconde explication ? Même si elle était exacte, à quoi servirait-elle ?

— L’astronomie en serait simplifiée. Donc, si l’on applique ton principe de l’hypothèse minimale…

Occam s’esclaffa.

— Ah ! Un argument de flatterie. Bien plus puissant que les précédents. Mais je ne parlais pas d’entités naturelles. Dieu ne saurait être limité par la simplicité, et Il peut choisir de créer certaines choses simples et d’autres complexes. Mon rasoir ne concerne que les œuvres de l’esprit.

Il se dirigeait déjà vers la porte et Dietrich pressa le pas pour le rattraper.

Une fois au-dehors, Occam étudia le ciel indigo.

— De quel côté est l’orient ? Bien. Appliquons notre expérience. Si je déplace ma main avec rapidité, comme cela, je sens l’air qui la repousse. Donc, si nous nous déplaçons vers l’orient, je devrais sentir le vent d’est sur mon visage et… (Il ferma les yeux et ouvrit les bras.) Je ne sens rien.

Joachim, qui montait vers l’église, se figea sur place et fixa d’un air éberlué le lettré dont l’attitude évoquait celle du Crucifié.

Occam se tourna vers la forêt de Kleinwald.

— Maintenant, si je fais face au nord… (Haussement d’épaules.) Je ne perçois aucun changement dans le vent, quelle que soit la façon dont je m’oriente.

Il attendit la réponse de Dietrich.

— L’expérience doit être mise en place de façon à prendre en compte tout ce qui pourra influer sur sa conclusion, ce que Bacon appelait experientia perfectum.

Occam ouvrit les bras.

— Ah ! ainsi, le sens commun est insuffisant pour une expérience aussi spéciale.

Souriant comme s’il venait de l’emporter dans une disputatio, il retourna dans le presbytère, Dietrich sur les talons. Joachim les suivit, referma la porte et alla se servir une chope de bière. Prenant place à côté de Dietrich, il détacha un morceau de pain de la miche et écouta la suite avec un rictus.

Dietrich reprit son argument.

— Buridan a examiné les objections à une rotation de la terre dans le vingt-deuxième chapitre de son commentaire sur le Traité du ciel, et il les a toutes réfutées à l’exception d’une seule. Si le monde tout entier tourne, y compris la terre, l’eau, l’air et le feu, il n’y a aucune raison pour que nous sentions du vent, tout comme un navire dérivant sur le courant ne sent point le mouvement du fleuve. La seule objection insoluble, c’est celle de la flèche lancée vers le ciel qui ne retombe pas à l’ouest de l’archer, ce qu’elle ferait si la terre tournait en dessous d’elle, car une flèche file si vite qu’elle transperce l’air, qui donc ne saurait la porter.

— Et cet Oresme a résolu ladite objection ?

Doch. Considère la flèche au repos. Elle ne se meut point. Par conséquent, elle est déjà animée du mouvement de la terre et, une fois tirée, elle est animée de deux mouvements : un mouvement rectiligne et vertical, et un mouvement circulaire orienté vers l’est. Maître Buridan écrit qu’un corps auquel on a imprimé un mouvement le poursuit jusqu’à ce que son impetus soit dissipé par la gravité de ce corps ou bien par d’autres forces de résistance.

Occam secoua la tête.

— D’abord c’est la terre qui se meut, ensuite ce sont les gens qui se meuvent avec elle, ce qui permet d’expliquer pourquoi ils ne passent pas leur temps à trébucher ; ensuite, c’est l’air qui se meut à son tour, pour répondre à une deuxième objection ; puis la flèche, pour répondre à une troisième ; et ainsi de suite. Dietl, la façon la plus simple d’expliquer pourquoi les étoiles et le soleil semblent tourner autour de la terre, c’est de dire que c’est ce qu’ils font. Et si nous ne sentons aucun mouvement dans la terre, c’est bien parce que celle-ci ne se meut point. Ah ! « Frater Angélus », pourquoi gâcher ton talent à de telles broutilles ?

Dietrich se raidit.

— Ne m’appelle pas ainsi !

Occam se tourna vers Joachim pour expliquer :

— Il était déjà plongé dans ses livres quand sonnaient matines et il les lisait encore après les vêpres, à la lueur de la chandelle, si bien que les autres lettrés le surnommaient…

— C’était il y a longtemps !

L’Anglais rejeta la tête en arrière.

— Puis-je encore t’appeler Doctor Seclusus ?

Poussant un grognement, il alla se resservir de la bière. Dietrich se mura dans le silence. Il souhaitait seulement partager une idée fascinante, et Will avait réussi à en tirer une disputatio. Comment avait-il pu oublier son caractère ? Le regard de Joachim allait de l’un à l’autre. Occam revint s’asseoir.

— Le tonnelet est vide, dit-il.

— Il y en a d’autres à la cuisine, répliqua Dietrich.

Ils évoquèrent les calculateurs de Merton et le décès récent de l’abbé Richard de Wallingford, qui avait inventé une nouvelle géométrie dite « triangulaire » et un instrument nommé « rectangulus », que l’on disait fort utile aux navigateurs.

— À propos de navigateurs, ajouta Dietrich, les Espagnols ont découvert de nouvelles îles dans la mer Océane. (Il tenait cette information de Tarkhan, qui la tenait lui-même des agents de son maître.) Elles se trouvent au large de l’Afrique et abritent des canaris en quantité. Peut-être va-t-on trouver une nouvelle route pour traverser la mer Océane et atteindre ces terres d’outre-mer dont parlait Bacon.

— Les terres de Bacon s’expliquent aisément par l’imagination des cartographes et leur désir de combler les blancs sur leurs cartes, rétorqua Occam, qui ajouta en souriant : Tout comme tes ébénistes campagnards ont comblé les murs de ton église avec des sauterelles géantes et autres créatures.

Joachim faillit s’étouffer sur son pain de seigle, et Dietrich dut l’aider à le faire passer avec une goulée de bière.

— Je vais chercher un autre tonneau à la cuisine, dit Occam en se levant.

Mais Joachim lui lança :

— Non, il y a là-bas une autre sauterelle géante.

Occam partit d’un rire un peu surpris, car il n’était pas sûr d’avoir compris la plaisanterie.

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