Le printemps venu, il semblait que les Krenken étaient là depuis toujours. Ils avaient pris leur place au sein des rivalités, des amitiés et des jalousies qui rythmaient la vie quotidienne, tant au village qu’au château, et participaient de plus en plus aux fêtes et aux cérémonies. C’était peut-être parce qu’ils étaient privés de la compagnie de leurs semblables que leur instinctus les poussait à rechercher ce genre de réconfort. Lorsque Franzl Long-Nez fut blessé par des chevaliers proscrits qui s’étaient réfugiés dans une grotte du Feldberg, deux Krenken endossèrent leurs harnais de vol pour partir à leur recherche, hélas en vain.
— Des hommes de von Falkenstein qui ont fui dans la forêt après la prise du château, dit Max à Dietrich. Je pensais qu’ils auraient préféré partir pour Breitnau.
Bergère lança son offensive le dimanche de Quasimodo. Faisant montre d’un esprit par trop littéral, nombre de Krenken espéraient que le « seigneur-du-ciel » descendrait sur terre le jour de Pâques pour les sauver, si bien qu’ils furent très déçus par la suite. Bergère (qui n’avait pas commis la même erreur) avait placé ses pions avec soin dans l’attente de l’événement. Elle s’était introduite dans l’entourage du Herr, veillant à s’insinuer entre la bouche de Gschert et l’oreille de Manfred. Son but était d’amener celui-ci à écouter ses conseils au détriment de ceux de celui-là. Manfred, déjà rompu aux intrigues qui agitaient ses vassaux, n’eut aucun mal à la percer à jour.
— Elle a l’intention de le déposer, confia-t-il un soir à Dietrich, alors que tous deux se promenaient sur les remparts en compagnie de Max. Comme si je n’avais pas fait serment de le protéger.
— Elle m’a dit que les Krenken pratiquaient entre eux un jeu de manœuvres et de positions, dit Dietrich. Je pense qu’elle s’ennuie et que cela est pour elle un moyen de se distraire. Quelles curieuses gens.
— Quelles patientes gens, rétorqua Max. Dieu les a peut-être créés pour les missions d’embuscade et de sentinelle ; mais, pour ce qui est de l’intrigue, le plus stupide des Italiens les bernerait sans peine.
Bergère parut offensée lorsque Manfred déjoua sa tentative et affecta des gardes à la protection du baron de Grosswald. Dietrich ne pensait pas qu’ils l’auraient arrêtée si elle avait décidé d’aller jusqu’au bout de son coup d’État, mais les Krenken ne semblaient pas vouloir irriter leur hôte. La plupart des pèlerins la reconnurent comme suzerain, rejoints par l’un des philosophes de Kratzer, et elle se contenta de faire sécession.
Gschert s’habitua au rôle de « Herr des Krenken » et « fit battre tambour », comme on disait, bien que le départ de Jean et de ses compagnons, puis de Bergère et de ses pèlerins, ait grandement réduit sa seigneurie. Le gros de l’équipage du navire lui demeurait loyal, et peut-être s’était-il persuadé que cela correspondait aux limites de son autorité. On le voyait parfois planté sur le parapet du château, rigide comme le roc, ses grands yeux jaunes fixés sur le monde, l’esprit agité par des pensées inconnues de tous. Jamais Dietrich ne réussit à percer le mystère de ce cruel et arrogant seigneur.
Les boutons d’avril s’épanouirent en mai, et l’on vit prés et forêts se consteller de fleurs. La riche odeur de la sève et le parfum entêtant du trèfle imprégnaient l’atmosphère. Les abeilles s’affairaient de toutes parts, mettant en rogne des ours à peine réveillés. Mais c’étaient désormais les hommes qui régentaient leur éternelle lutte pour le miel, car ils chassaient les seconds et élevaient les premières.
La nuit de Walpurgis, on alluma des feux de joie en haut des collines pour effrayer les sorcières allant au sabbat. Comme l’exigeait la coutume, Manfred passa la journée à jouer avec les enfants illégitimes du village ; après avoir dansé autour des poteaux festonnés et sauté par-dessus les feux, les manants firent le nécessaire pour accroître cette population de bâtards.
Dietrich et Jean s’étaient assis près de l’église pour contempler ces réjouissances.
— On dit que les hommes aux cheveux rouges qui peuplaient jadis cette contrée allumaient ces feux pour célébrer le milieu du printemps.
— Les hommes que vous appelez païens, dit Jean.
— Il y en avait bien d’autres. Les Romains avaient renoncé à ces frivolités, ce qui explique en partie la chute de leur empire. Il était bien trop sérieux pour perdurer.
— Donc, les chrétiens ont repris les coutumes des païens.
Dietrich secoua la tête.
— Non, les païens sont devenus chrétiens et n’en ont pas moins conservé leurs us. Et c’est ainsi que nous offrons des cadeaux à Noël, comme les Romains, et que nous décorons les arbres les jours de fête, comme les Germains.
— Et que vous allumez des feux et dansez autour des poteaux, comme les hommes aux cheveux rouges. (Jean ouvrit les lèvres.) Explorer vos coutumes était le grand œuvre de Kratzer, et j’ai la phrase dans ma tête que cet exemple devrait lui plaire. Peut-être… (Il se raidit quelques instants.) Peut-être vais-je lui rendre visite.
Parmi les célébrants en contrebas, le philosophe maniait son appareil fotografik.
Le dimanche des Rogations, Jean et les autres Krenken vassalisés se joignirent aux villageois pour la tournée annuelle de la seigneurie. Dietrich prit la tête du cortège après avoir célébré la messe, vêtu d’une cape verte brodée de fleurs et équipé d’un seau à eau bénite en laiton frappé de l’image d’une source jaillissant de la roche. Derrière lui, rangés par ordre de préséance, venaient Klaus et Hilde, puis Volkmar et sa famille, et enfin les autres ministériels élus pour l’année, suivis par deux cents manants riant et bavardant, sans parler des enfants qui couraient dans tous les sens, aussi agités que les abeilles bourdonnant dans les prés. Jean et Gottfried marchaient aux côtés de Dietrich, celui-ci portant le goupillon et celui-là le seau.
Jadis, se rappela Dietrich, c’était la petite Theresia qui sautillait devant lui en brandissant ce même goupillon, et Lorenz le forgeron qui portait le seau et lui tenait sa cape. Gottfried avait-il repris les devoirs de Lorenz en même temps que son nom ? Et Theresia, terrorisée, marchait aujourd’hui en queue de procession.
Manfred chevauchait un palefroi blanc à la crinière tressée, parfumée et décorée de violettes fraîchement cueillies. Il était accompagné d’Eugen et de Kunigund, ainsi que de la petite Irmgard, montée sur un poney blanc, qui avait dénoué ses cheveux et portait une ceinture de soie en signe de chasteté. Kunigund, désormais mariée, était coiffée d’une guimpe. Everard suivait le Herr et sa famille à quelques pas de distance, accompagné de son épouse Yrmegard et de son fils Witold.
— Ce n’est pas parce qu’on marche dans du crottin de noble qu’on est noble soi-même, murmura Klaus à sa femme, suffisamment fort pour être entendu d’Yrmegard, qui se fendit d’un rictus peu aimable.
Un peu plus tôt, Dietrich avait expliqué à Jean que cette cérémonie était réservée à la familia, ce qui expliquait pourquoi Joachim et les soldats du Burg n’y participaient point. Toutefois, Kratzer et quelques pèlerins krenken la suivaient de loin avec leurs appareils fotografik.
La terre portait encore les traces des averses des semaines précédentes, et les bottes comme les chausses furent bientôt maculées de boue, ainsi que le beau cheval de Manfred. Chaque fois que la procession arrivait devant une borne, Richart le prévôt la désignait officiellement, et les parents jetaient alors leurs enfants dans tel ruisseau ou leur cognaient la tête contre tel arbre, et les bambins riaient aux éclats et demandaient : « Encore ! Encore ! »
— Curieuse coutume, commenta Jean. Mais néanmoins touchante. On ne peut aimer un monde entier. Il est trop grand. Mais une parcelle de terre comme en embrasse l’œil, on peut la tenir en son cœur.
Après avoir fait une halte pour déjeuner, durant laquelle les curieux en profitèrent pour aller voir le navire krenk, les villageois émergèrent de l’autre côté de Grosswald, en un point d’où l’on dominait la route du Bärental. Manfred avait immobilisé son palefroi sur un éperon rocheux et on le vit soudain lever la main.
— Chut ! fit-il.
Les manants interrompirent leur bavardage pour s’écrier :
— Faites silence !
— Le Herr veut le silence !
Bientôt, on n’entendit plus que le murmure de la brise et le bruissement des frondaisons. Everard voulut dire quelque chose, mais le Herr le fit taire d’un geste.
Et tous entendirent alors le tocsin dans le lointain.
La cloche ne sonnait qu’une seule note, qui se répétait lentement et leur parvenait telle une feuille apportée par le vent.
— L’angélus, déjà ? demanda quelqu’un.
— Non, le soleil est encore trop haut.
— Ce n’est pas la cloche de Sainte-Catherine, elle est trop grave. Celle de Sankt-Peter ?
— De Sankt-Wilhelm, je crois bien.
— Non, il y a trois cloches à Sankt-Wilhelm.
Puis le vent tourna et le silence se fit. Manfred tendit l’oreille, mais en vain.
— Quelle cloche était-ce là ? demanda-t-il à Dietrich.
— Je ne l’ai pas reconnue, mein Herr. Sankt-Blasien possède une cloche grave appelée Paternoster, mais le son de celle-ci était un rien plus aigu. J’ai l’impression qu’elle est plus lointaine que celles que nous entendons d’ordinaire, et que c’est par un caprice du vent que son chant est parvenu jusqu’à nous.
Manfred se tourna vers la Suisse, d’où lui avait paru provenir le son.
— Bâle, peut-être ?
Soudain, Jean s’écria :
— De la fumée ! Et cinq cavaliers.
Everard bondit sur un rocher et se mit une main en visière.
— Le monstre dit vrai. C’est la ferme d’Altenbach qui brûle ! Je vois un nuage de fumée filer vers le nord-est. Quant aux cinq cavaliers, acheva-t-il en quittant son perchoir, je n’ai pas les yeux de cette créature pour les voir.
Manfred ordonna à ses serfs d’aller éteindre l’incendie. Jean rassembla autour de lui les autres Krenken baptisés. Après moult craquètements et gesticulations, Beatke et lui bondirent en direction de la ferme d’Altenbach, tandis que Gottfried et un autre Krenk fonçaient vers la forêt. Le cinquième semblait irrésolu.
— Comment font-ils pour bondir aussi loin ? demanda Klaus, car c’était la première fois qu’il voyait les Krenken dans un espace non confiné. Portent-ils des bottes de sept lieues ?
— Non, expliqua Dietrich. Les êtres constitués de terre se déplacent naturellement vers le centre de la terre. Mais ces êtres-ci subissent une attraction moins importante car ils viennent d’une autre terre. Sur Krenkheim, m’a dit Jean, son poids ou « gravitas » était plus élevé qu’ici.
Klaus eut un grognement sceptique et se mit en route à son tour. Dietrich agrippa Theresia par le poignet.
— Venez, les Altenbach auront sans doute besoin de vos baumes.
Mais elle se dégagea de son étreinte.
— Pas tant qu’ils seront là !
Dietrich lui tendit sa main ouverte.
— Voulez-vous alors me prêter votre besace ? (Comme elle ne bougeait pas, il ajouta dans un murmure :) Tout est clair à présent. Vous commencez par repousser des étrangers venus de par-delà le firmament, et ensuite, ce sont les vôtres que vous refusez d’aider. Est-ce cela que je vous ai enseigné ?
Theresia lui lança sa besace.
— Tenez. Prenez-la.
Puis elle fondit en larmes.
— Veillez sur Gregor, dit-elle. Ce grand crétin risque son âme.
Tandis que Dietrich se mettait à courir, Gottfried et Winifred passèrent au-dessus de lui, équipés de leurs harnais de vol mais aussi de seaux métalliques. Jetant un regard par-dessus son épaule, il recensa rapidement les villageois restés sur place. Theresia. Volkmar Bauer et sa famille. Les Ackermann. Et un Krenk. Enfin, on n’a pas besoin de deux cents personnes pour éteindre un incendie ! Mais il avait à ses côtés Nickel Langermann et le jeune Fulk, le fils d’Albrecht… et même Klaus Müller !
— Altenbach me sera reconnaissant si je lui apporte mon aide, dit Nickel en souriant. Rendre service à un riche paysan, ça ne peut pas faire de mal.
— Tais-toi et cours, lui dit Fulk, ou le feu sera éteint quand nous arriverons.
Lorsque Dietrich atteignit la ferme, Manfred vint à sa rencontre sans lui laisser le temps de reprendre son souffle.
— Il a besoin de vous pour les derniers sacrements, pasteur, dit-il d’une voix aussi dure que le silex.
Dietrich entra dans le cottage fumant, où les Krenken éteignaient les flammes avec l’étrange mousse qui jaillissait de leurs seaux. Altenbach gisait sur le sol en terre battue, les mains jointes sur le ventre comme à l’issue d’un bon repas. Derrière lui, une femme pleurait. Il se fendit d’une grimace en voyant Dietrich.
— Dieu merci, vous arrivez à temps. Je ne souhaitais pas la laisser voyager seule. Purifiez-moi de mes péchés, mais faites vite, bon sang !
Dietrich vit le sang couler entre ses doigts.
— Mais c’est un coup d’épée ! dit-il.
Un coup d’épée mortel… Il se garda de faire cette précision à haute voix, mais sans doute Heinrich n’en avait-il pas besoin.
— J’aurais cru souffrir davantage, dit le paysan. Mais j’ai aussi froid que si l’hiver régnait dans mon ventre. Mon père, j’ai couché avec Hildegarde Müller et, un jour, j’ai frappé Gerlach Jaeger sous l’effet de la colère…
Dietrich se pencha afin que personne ne puisse entendre la confession du fermier. Celui-ci n’avait commis que des péchés véniels. Son cœur ne recelait aucun mal, excepté l’orgueil buté qui l’avait conduit à s’isoler de ses semblables. Dietrich le bénit d’un signe de croix, utilisant sa salive en guise d’eau bénite, et lui accorda le pardon de Dieu.
— Merci, mon père, murmura Heinrich. Cela m’aurait peiné qu’elle se retrouve toute seule au Ciel. Elle ira bien auprès de Dieu, n’est-ce pas, mon père ? Le péché qu’elle a commis ne la condamne pas.
— Le péché qu’elle…
Dietrich leva la tête et chercha du regard l’épouse d’Altenbach, constatant que la femme en pleurs qu’il avait aperçue n’était autre que Hilde Müller. Gerda Altenbach gisait près d’elle, la gorge tranchée et les vêtements déchiquetés, son corps dénudé pudiquement recouvert d’un drap.
— Non, dit-il au mourant. Elle n’a commis aucun péché, c’est à son encontre qu’on en a commis un, ainsi que l’enseigne saint Thomas.
Altenbach se détendit.
— Pauvre Oliver, dit-il.
— Vos fils s’appellent Jakop et Jaspar, non ?
— Quels braves garçons, murmura-t-il. Ils ont défendu leur mère…
Puis il rendit le dernier soupir. Lorsque ses mains retombèrent, ses tripes jaillirent de son ventre.
— Ils ont tous péri, dit Manfred depuis le seuil, et Dietrich se tourna vers lui. Les deux garçons sont dans la cour. (Le regard du Herr se porta sur Gerda, puis revint sur Dietrich.) Altenbach employait un jardinier du nom de Nymandus. Il s’est caché dans un appentis et il a tout vu. Comme il a cherché à s’enfuir à mon arrivée, je présume qu’il s’agit d’un serf en fuite. « Nymandus[19] », tu parles ! Comme si j’allais me soucier de le rendre à son maître. Il a vu cinq hommes en cotte de mailles, mais ils étaient bien dépenaillés et je suppose qu’il s’agit des hors-la-loi auxquels Long-Nez a déjà eu affaire. Ils ont violenté l’épouse d’Altenbach, ils ont tué celui-ci ainsi que ses deux fils et ils se sont enfuis avec ses poules et ses porcelets. C’était surtout cela qui les intéressait, je crois bien. D’après Nymandus, leur chef avait les cheveux rouges, et sans doute s’agit-il du bailli que Falkenstein avait posté dans sa tour de garde.
Le Herr poussa un profond soupir et ressortit. Dietrich le suivit dans la cour.
— Je vais envoyer Max à leurs trousses, mais il y a trop de prés et de vallons dans ces collines, et un petit groupe peut y rester caché durant… Dietrich. (Il hésita.) Le fils du boulanger était avec eux.
— Ah. C’est donc cela que voulait dire Heinrich.
— Nymandus l’a entendu appeler le garçon par son nom. Il finira pendu, c’est maintenant chose sûre. Il ne reste plus qu’à le capturer et à lui trouver une corde.
— Ses mauvaises fréquentations l’ont égaré…
— Elles l’ont mené à la potence, vous voulez dire. L’aîné d’Altenbach – Jakop, c’est cela ? – lui a donné un coup de serpe qui lui a ouvert la joue. (Il marqua une pause, songeant sans doute à la blessure d’Eugen, similaire mais bien plus honorable.) Et c’est Oliver qui l’a achevé.
Dietrich avait aperçu les deux garçons gisant près de la grange, une serpe ensanglantée dans la main du plus grand. Oliver s’était-il vu en preux chevalier sur le champ de bataille ? Doué d’une imagination fertile, il se sentait capable d’en imposer les fruits au monde. Et voilà qu’il était devenu un assassin d’enfants. Dietrich murmura une prière – pour Jakop et Jasper, pour Heinrich et Gerda, et même pour Oliver.
— Ja, dit Manfred en le voyant faire. J’ignore si le pauvre Altenbach les a vus tomber. J’espère qu’il est mort en croyant que ses fils feraient vivre son sang.
Durant le silence qui suivit, le tocsin lointain se fit à nouveau entendre. Dietrich et Manfred échangèrent un regard, mais ni l’un ni l’autre n’osèrent se demander à haute voix ce que signifiait ce présage.