IX Octobre 1348 Marché de Fribourg

Dietrich resta à l’écart du campement krenk durant les deux semaines qui suivirent la terrifiante révélation de Jean ; comme ce dernier s’abstint de le contacter via le parleur à distance, il parvenait presque à oublier la présence de ces bêtes. Il tenta même de dissuader Hilde de leur rendre visite, mais elle s’y refusa, faisant montre d’un orgueil peu chrétien dans l’exercice de son ministère.

— Leur alchimiste souhaite que je lui apporte d’autres aliments afin qu’il en trouve davantage à sa convenance, lui expliqua-t-elle. Et puis, ce sont bien des mortels, si répugnants soient-ils.

Des mortels, certes ; mais les loups et les ours l’étaient aussi, et on ne les approchait pas à la légère. Si jamais les Krenken décidaient de la mordre ou de la griffer, il ne pensait pas que Max serait en mesure de la protéger.

Mais les Krenken savaient parler et fabriquer des outils ingénieux, de sorte qu’ils étaient doués d’intellect. Se pouvait-il qu’une âme possède un intellect mais pas de volonté propre ? Ces questions l’obsédaient, aussi décida-t-il de confier à Gregor une lettre adressée à l’archidiacre de Fribourg-en-Brisgau.

Le jour de la Sainte-Aurélie, le Herr avait annoncé qu’il enverrait une caravane au marché de Fribourg, afin d’y vendre son vin et ses peaux et d’y acheter du tissu et d’autres produits. Le village s’était alors plongé dans une activité frénétique. On avait sorti les grandes charrettes, inspecté leurs plateaux et leurs quatre roues, graissé leurs essieux avec du suif. Pendant ce temps, les villageois fouillaient leurs réserves en quête de produits vendables et, chacun selon ses capacités, préparait des cargaisons de peaux, de suif, de miel, d’hydromel et de vin. Klaus avait confié à Gregor le soin de conduire la charrette banale.

Dietrich trouva le tailleur de pierre dans le pré, occupé à superviser le chargement de ladite charrette.

— Veille à ce que ce tonnelet soit bien arrimé, disait-il à son fils. Bonjour, pasteur. Vous avez quelque chose à vendre ?

Dietrich lui tendit la missive qu’il venait de rédiger.

— Pas à vendre, mais à donner – à l’archidiacre Willi.

Gregor examina le document, que Dietrich avait scellé à la cire rouge et frappé de son cachet.

— Cela m’a l’air bien officiel, commenta-t-il.

— Quelques questions à poser, rien de plus.

L’autre s’esclaffa.

— Et moi qui croyais que vous aviez toutes les réponses ! Vous ne nous accompagnez jamais en ville, pasteur. Un homme instruit comme vous y trouverait beaucoup de choses intéressantes.

— Trop, peut-être, rétorqua Dietrich. Savez-vous ce que répondait frère Pierre d’Apoulie quand on lui demandait son avis sur les thèses de Joachim de Flore ?

Gregor s’était glissé sous la charrette pour en graisser les essieux.

— Non, quoi donc ?

— « J’attache autant d’importance à Joachim qu’à la cinquième roue d’une charrette. »

— Hein ? Une cinquième roue ? Ah-ah ! Aïe, par le tonnerre ! (Il s’était cogné la tête à la caisse.) Une cinquième roue, répéta-t-il en se relevant. Très drôle. Oh !

Dietrich se retourna et aperçut frère Joachim qui s’éloignait d’un pas vif. Il voulut le rattraper, mais Everard, qui supervisait le chargement des charrettes seigneuriales, l’agrippa par le bras.

— Le Herr a mobilisé trois de ses chevaliers pour servir d’escorte, mais il souhaite que Max se joigne aussi à la caravane en compagnie de quelques hommes d’armes. Falkenstein ne l’attaquera sûrement pas à l’aller. À quoi lui servirait notre miel, sinon à adoucir son humeur ? Mais lorsqu’elle prendra le chemin du retour, il ne pourra résister à la tentation. Tout cet argent tintera comme la clochette annonçant la messe, et l’appât du gain l’emportera sur la prudence. Max s’est rendu au lazaret. Prenez l’un des palefrois du Herr et allez le chercher.

Dietrich désigna le moine qui s’éloignait.

— Je dois parler à…

— Le Herr a dit « tout de suite ». Discutez-en avec lui, pas avec moi.

Dietrich n’avait pas envie de voir ces animaux parlants. Qui savait quels actes leur dicteraient leurs instincts ? Il jeta un coup d’œil au soleil.

— À cette heure, Max est sans doute sur le retour.

— Peut-être que oui, peut-être que non, fit Everard en se fendant d’un rictus. Je vous ai transmis les instructions du Herr. Personne d’autre n’a la permission d’aller là-bas pour s’occuper de… ces choses – Dieu en soit loué.

Dietrich hésita un instant.

— Manfred vous a parlé d’eux, n’est-ce pas ? Des Krenken ?

Everard détourna les yeux.

— J’ignore ce qui serait pire : les voir face à face ou les imaginer, répondit-il en frissonnant. Oui, il m’en a parlé ; et Max, à qui sa tête ne sert pas seulement à remplir son casque, me jure que ce sont des mortels. Moi, j’ai une caravane à organiser. Ne me dérangez pas avec cela. Thierry et les autres nous rejoignent demain matin et je ne suis pas prêt.

Dietrich traversa la vallée pour gagner les écuries, où Gunther l’attendait avec un cheval des plus robustes.

— Je regrette de ne pouvoir vous offrir un genet, dit-il.

Les genets, des animaux de petite taille sélectionnés pour servir de montures aux femmes et aux ecclésiastiques, avaient un caractère plus proche de la mule que du cheval. Vexé, Dietrich ignora les mains en coupe de Gunther pour enfourcher le palefroi avec l’aide des seuls étriers. Arrachant les rênes au majordome surpris, il fit faire quelques pas au cheval pour lui montrer qui était le maître, puis le talonna avec vigueur. Il ne portait pas d’éperons – vu son statut de roturier, cela aurait constitué une violation de la paix de Souabe – mais le cheval accepta sa thèse et s’avança au pas.

Une fois sur la route, Dietrich le mena au trot, savourant la cadence de sa course et la caresse du vent sur son visage. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas monté si belle créature et, durant un moment, il se laissa aller à un plaisir purement animal. Mais il n’aurait pas dû céder ainsi à l’orgueil. Gunther risquait de se demander comment un simple prêtre comme lui avait pu devenir un cavalier émérite.

Dietrich regrettait que Manfred ait parlé des Krenken à Everard, bien qu’il eût sans doute ses raisons. La nouvelle de leur présence finirait tôt ou tard par se répandre, mais il ne servait à rien d’encourager les ragots.


Il aperçut le genet du meunier dans la clairière aux arbres renversés, attaché à la souche sur laquelle Hilde avait l’habitude de déposer ses offrandes de nourriture. On ne voyait aucune autre monture alentour, mais Max n’avait sûrement pas abandonné Hilde, et il avait dû la rejoindre par le chemin des écoliers. Dietrich mit pied à terre, attacha son palefroi par les pattes de derrière et s’engagea sur le sentier frayé par Max.

Bien que le soleil fût déjà haut dans le ciel, il se retrouva vite au sein d’une pénombre verte. Pins et épicéas se dressaient vers le ciel, tandis que les humbles noisetiers, dépouillés de leurs atours, se blottissaient à leur pied. Il n’avait fait que quelques pas lorsqu’il entendit l’écho de murmures et de hoquets féminins, comme si la forêt tout entière se mettait à gémir. La sylve, déjà menaçante par nature, lui apparut plus sinistre encore. Comme si des dryades geignantes tendaient vers lui leurs doigts secs et nus.

Je suis perdu, se dit-il, et, pris de panique, il chercha du regard les encoches taillées par Max. Comme il se retournait, une branche lui érafla la joue. Poussant un hoquet, il se mit à courir, heurta un bouleau blanc. Il pivota sur ses talons, chercha désespérément son cheval du regard. Arrivé au sommet d’un petit talus, il glissa et tomba. La tête enfouie dans le tapis de vieilles feuilles et de glèbe odorante, il attendit que la forêt l’enserre dans ses bras.

Mais l’étreinte redoutée ne vint pas et, peu à peu, il constata que tout bruit avait cessé. En levant la tête, il aperçut en contrebas non point la clairière où l’attendait son cheval, mais le ruisseau au bord duquel Max, Hilde et lui avaient fait une pause le premier jour. Deux canassons étaient attachés à un chêne grêle et tordu poussant sur sa berge.

Max et Hilde étaient là, lui refermant sa braguette, elle rabattant sa jupe. Max ôta du tablier de Hilde la terre, les feuilles et les aiguilles de pin qui y étaient restées accrochées, lui tripotant les seins au passage.

Dietrich rampa à reculons sans être vu. Max avait raison. Le son portait loin en forêt. Il se leva et s’enfonça parmi les épicéas, errant de clairière en bosquet jusqu’à ce que la chance le reconduise sur le sentier frayé, après quoi il regagna la clairière où il avait laissé le palefroi.

Du genet, il n’y avait aucune trace.


Comme Max était déjà sur le chemin du retour, Dietrich dirigea également sa monture vers le village, ravi de ne pas devoir passer par le lazaret. Mais, alors qu’il arrivait à un virage, le cheval se mit à renâcler. Dietrich lui serra le torse entre ses jambes jusqu’à ce qu’il ait reculé de quelques pas vers la charbonnière. L’animal daigna enfin se calmer et il lui murmura des paroles apaisantes. Mais il roulait des yeux effarés et frissonnait de tous ses membres.

— Tout doux, brave bête, chuchota-t-il. (Puis il se coiffa de son harnais et dit :) Jean. Êtes-vous sur le chemin de la charbonnière ?

Seul le bruissement des branches sèches et des aiguilles de pin lui répondit. Ainsi que le lointain grésillement des Krenken, un bruit d’apparence si naturelle qu’il semblait participer de la forêt bien plus que les cris passionnés de Hilde Müller dans les bras de Max Schweitzer.

— Ne vous approchez pas, dit la voix du Heinzelmännchen à son oreille.

Dietrich demeura immobile. Le soleil était visible dans l’entrelacs de branches gris fer, mais il était bien plus bas que le prêtre ne l’aurait souhaité.

— Vous me barrez le passage, dit-il.

— Les… artisans de Gschert ont besoin de fil de cuivre, environ deux cents de vos pieds. Les vôtres connaissent-ils l’art du filage de cuivre – question. Le fil doit être aussi mince qu’une épingle, sans la moindre fêlure.

Dietrich se frotta le menton.

— Lorenz est un forgeron. Une telle tâche dépasse sans doute ses talents.

— Ah. Où trouver un artisan du cuivre – question ?

— À Fribourg-en-Brisgau, répondit Dietrich. Mais le cuivre coûte cher. Lorenz ferait ce travail par esprit de charité, mais un membre de la guilde de Fribourg exigerait d’être payé.

— Je vais vous donner une brique de cuivre que nous avons extraite de la terre. L’artisan pourra conserver ce qu’il ne filera pas.

— Et ce fil de cuivre hâtera votre départ ?

— Sans lui, nous ne pouvons partir. Pour extraire le cuivre du minerai, nous n’avons eu besoin que de… chaleur. Mais nous n’avons pas les outils pour le filer. Dietrich, vous n’avez pas en tête la phrase pour faire cela. Je l’entends dans vos mots. Vous n’irez pas à la ville franche.

— Il y a… des risques.

— Ah. Il y a donc des limites à votre « charité », à ce tribut que vous devez au Herr-des-étoiles. Quand il reviendra, il châtiera ceux qui auront désobéi à ses ordres.

— Non, répondit Dietrich. Ce n’est pas ainsi qu’il règne sur nous. Ses voies sont impénétrables aux hommes.

Et quelle meilleure preuve que la présente rencontre, songea-t-il. Il leva les yeux vers les nuages, comme s’il s’attendait à découvrir en leur sein un Christ riant aux éclats.

Na. Donnez-moi ce lingot et je veillerai à vous obtenir du fil.

Mais Jean refusa de l’approcher et laissa le lingot sur le sentier.


La caravane se mit en route le lendemain, traversant le plateau pour gagner le lieu de rendez-vous avec la charrette de Niederhochwald. Thierry von Hinterwaldkopf commandait l’escorte, composée de trois chevaliers et de quinze hommes d’armes emmenés par Max. Eugen portait fièrement l’étendard de Hochwald.

D’autres charrettes les rejoignirent en chemin : l’une venant d’un domaine impérial proche de Hirschsprung, l’autre du manoir de la chapelle de Sankt Oswald. La seconde était accompagnée de deux hommes d’armes et la première de cinq, placés sous le commandement du chevalier Einhardt et de son junker. Voyant ainsi grossir son petit contingent, Thierry eut un large sourire.

— Par le sang du Christ, j’en viendrais presque à souhaiter une attaque du Burg Falkenstein !

Depuis le sommet du défilé, Dietrich perçut l’étrange murmure par lequel communiquaient les lointaines vallées : un patois formé par le passage du vent dans les branches effeuillées ou lourdes d’aiguilles, le gazouillis du torrent dévalant les escarpements rocheux, le chœur des sauterelles et autres insectes.

La piste descendait en lacets les flancs du Katharinaberg. Ceux-ci se partageaient entre des étendues inhospitalières, de roche grise ou de terre nue, et des bosquets de hêtres étiques, dépouillés par le vent. La route sinueuse se poursuivait quelques centaines de pieds en contrebas, mais ils en étaient séparés par des éperons rocheux si raides que, parfois, Dietrich avait l’impression que leur avant-garde venait à leur rencontre. Il existait certes des raccourcis, mais accessibles aux seuls marcheurs. D’antiques degrés étaient visibles sur les flancs rocheux, et Dietrich se demanda qui avait pu les creuser.

Lorsqu’ils parvinrent en bas, ce fut pour découvrir une ravine sauvage, envahie de fourrés et de chênes renversés, bordée sur ses deux côtés de gigantesques corniches rocheuses et de falaises boisées. Alimenté par de nombreuses cascades dans les hauteurs, un torrent coulait sur les rocs au centre de la gorge, transformant en bourbier la misérable route.

— Hirschsprung, le Saut-du-Cerf, dit Gregor en désignant un roc saillant au-dessus de la gorge. À en croire la légende, un chasseur a traqué un cerf jusqu’ici, et l’animal a fait un bond prodigieux pour gagner l’autre rive et filer vers Breitnau. Vous avez vu comme la vallée se resserre à cet endroit ? Poussé par l’enthousiasme, le chasseur a tenté de le suivre, et mal lui en a pris.


Haut perché au-dessus du précipice, le Burg Falkenstein tenait la gorge. Ses murailles étaient constellées d’échauguettes évoquant des furoncles sur un crapaud et de meurtrières cruciformes derrière lesquelles guettaient d’innombrables archers. Les sentinelles se réduisaient à des silhouettes entre les merlons, aux lazzis étouffés par la distance. L’escorte feignait de ne point les entendre, mais chevaliers et hommes d’armes levèrent leurs boucliers et empoignèrent leurs lances.

— Ces chiens n’oseront pas attaquer des guerriers, dit Thierry après que le cortège eut franchi l’obstacle sans encombre. Ils ne redoutent ni les nonnes, ni les marchands, mais une vraie bataille les fait reculer.

À la sortie du défilé, le torrent devint une paisible rivière et l’étroite gorge s’évasa en une vallée verdoyante. Une tour carrée dominait le paysage, se dressant solitaire sur les hauteurs.

— La tour de guet de Falkenstein, expliqua Max. Son Burgraf prévient le château quand passe une proie potentielle. Falkenstein sort alors de son repaire pour lui barrer le passage pendant que les hommes de guet lui coupent toute retraite.


Dans la vallée de Kirchgartner, plus large et moins encaissée, la piste de Falkenstein rejoignait la route de Fribourg. Les Hochwalders formèrent le cercle pour la nuit et allumèrent des feux. Thierry organisa les tours de garde.

— Nous ne courons guère de risques en campant ici, dit Max à Dietrich. Si von Falkenstein veut nous attaquer, il devra en répondre au Graf d’Urach, c’est-à-dire à Pforzheim et à la famille de Bade.

— Jadis, dit Dietrich à Gregor au moment du souper, toutes les caravanes s’organisaient comme la nôtre. Les marchands étaient armés, qui d’un arc et qui d’une épée, et ils étaient liés l’un à l’autre par des serments.

— Vraiment ? fit Gregor. Comme des chevaliers ?

— En effet. On appelait cela une hanse ou, en français, une compagnie, car tous ces hommes partageaient le pain. Le schildrake – le porte-étendard – ouvrait la marche, comme le fait notre cher Eugen, et le hansgraf – le bailli – exerçait une autorité absolue sur ses confrères marchands.

— Comme Everard.

Doch. Sauf que, en ce temps-là, les caravanes étaient plus importantes et allaient de foire en foire.

— Ces foires devaient valoir le détour. Parfois, j’aimerais bien vivre dans ces temps anciens. Les chevaliers proscrits étaient-ils plus nombreux qu’aujourd’hui ?

— Non, mais il fallait compter avec les Vikings au nord, les Magyars à l’est et les Sarrasins dans leur place forte des Alpes.

— Les Sarrasins dans les Alpes ?

— Oui, à La Garde-Freinet. Ils harcelaient les marchands et les pèlerins passant de l’Italie à la France.

— Et aujourd’hui, il faut aller en Terre sainte pour les affronter !

Thierry les entendit et se fendit d’un grognement dénué d’humour.

— Si le sultan a envie de m’attaquer, je saurai me défendre ; mais s’il me laisse tranquille, je me garderai de lui chercher noise. Par ailleurs, si Dieu est partout, pourquoi aller le chercher à Jérusalem ?

Dietrich acquiesça.

— C’est pour cela que nous procédons à l’élévation de l’hostie après la consécration. Pour que les fidèles voient que Dieu est partout.

— Je ne sais rien de cela, dit Thierry, mais si Jérusalem était si sainte, pourquoi tant de preux chevaliers en sont-ils revenus pervers ? (D’un mouvement du menton, il désigna l’entrée de la gorge.) Vous connaissez sans doute son histoire.

Dietrich opina.

— Le diable a libéré son ancêtre des Sarrasins, mais ce fut au prix de son âme.

Thierry essuya son assiette avec une tranche de pain.

— L’histoire ne s’arrête pas là.

Le chevalier posa son assiette, et son junker la prit pour aller la laver. Les personnes rassemblées autour du feu de camp l’encouragèrent à poursuivre et, après s’être essuyé les mains sur ses chausses, il parcourut l’assemblée du regard et reprit :

— Le premier des Falkenstein s’appelait Ernst von Schwaben, et c’était un preux chevalier possédant quantité de vertus. Malheureusement, les Cieux lui avaient refusé le fils qui aurait pu en hériter. Il se mit à maudire les Cieux, ce qui troubla grandement son épouse, une femme des plus pieuses.

« Une voix lui dit en rêve que, s’il souhaitait faire la paix avec les Cieux, il devait partir en pèlerinage en Terre sainte. Le fier Graf fut horrifié de cette terrible pénitence ; mais il réussit à surmonter sa terreur et suivit Frédéric Ier Barberousse lors de la deuxième croisade. Avant de larguer les amarres, il brisa son alliance en deux et dit à son épouse que, s’il n’était pas revenu dans un délai de sept ans, elle serait libre de se chercher un nouveau mari.

« Na. L’armée germanique fut vaincue et Barberousse périt noyé, mais Ernst gagna la Terre sainte, où son épée acquit une réputation parmi les infidèles. Le sultan le captura à l’issue d’une bataille. À chaque nouvelle lune, il lui offrit la liberté à condition qu’il embrasse la foi mahométane. Naturellement, il s’y refusait.

« Les années passèrent puis, un beau jour, le sultan le libéra, impressionné par sa résolution et son attitude chevaleresque. Il s’enfonça dans le désert, marchant sans répit en direction du couchant ; et, une nuit, alors qu’il était endormi, le diable vint à lui.

— Ah ! s’exclama Gregor, le visage éclairé par les flammes. Je savais qu’il finirait par montrer le bout de son nez.

Les serfs qui menaient les charrettes du domaine se signèrent en entendant ce nom si redouté.

— Le Malin lui apprit que sa septième année d’absence échoirait le matin venu et que sa femme se remarierait avec son cousin. Mais il lui promit de le ramener chez lui avant cela, et sans exiger son âme en échange – à la seule condition qu’il dorme durant son périple. C’est ainsi qu’il signa son pacte funeste.

« Le Malin se changea en lion et, dès que le chevalier l’eut enfourché, il s’envola au-dessus des terres et des mers. Terrifié, Ernst ferma les yeux et s’endormit – jusqu’à ce que le cri d’un faucon le réveille. Il découvrit avec des yeux horrifiés son château loin au-dessous de lui. Une procession nuptiale y pénétrait. Poussant un rugissement, le Malin le laissa choir et s’en fut.

« Au cours du banquet, la Gräfin Ida remarqua un étranger qui ne cessait de la fixer de ses yeux chagrinés. Lorsqu’il eut vidé son verre, il le tendit à un domestique en lui demandant de le présenter à sa maîtresse. Celle-ci, en l’acceptant, y découvrit… une moitié d’alliance.

L’auditoire poussa un soupir satisfait. Thierry poursuivit.

— Glissant une main dans sa gorge, elle en retira l’autre moitié de l’anneau et la jeta dans le verre avec allégresse. Et c’est ainsi que les deux moitiés furent réunies et que l’épouse se précipita dans les bras de son mari. Un an plus tard, elle lui donna un fils. Et c’est pour cela qu’un faucon figure sur les armoiries du clan.

— On comprend qu’un homme puisse vouloir passer un tel marché, commenta Everard.

— Le Malin aime à nous faire don d’un moindre bien, espérant détourner notre cœur d’un bien supérieur, dit Dietrich. Mais un homme ne peut perdre son âme par la ruse.

— En outre, dit Thierry en contemplant son auditoire d’un air suffisant, Philip resterait un rufian même si Ernst avait été un saint.

— C’était une époque de romance, suggéra Gregor. Toutes ces légendes sur Barberousse et ce roi anglais…

— Cœur de Lion, souffla Dietrich.

— Ah ! Ils savaient se donner des noms en ce temps-là ! Et le bon roi Louis. Et le noble Sarrasin qui était l’ami et l’ennemi de Cœur de Lion, comment s’appelait-il ?

— Saladin.

— Un roi fort chevaleresque, bien qu’il fût infidèle, commenta Thierry.

— Et que sont-ils devenus ? dit Dietrich. Des noms dans des gestes.

Thierry vida son verre et le tendit à son junker pour qu’il le remplisse.

— Une geste, cela suffit bien.

Gregor leva les yeux vers les étoiles.

— Mais ils auraient sans doute préféré…

— Quoi donc ?

Le tailleur de pierre haussa les épaules.

— Je ne sais pas. La gloire. Délivrer Jérusalem.

Ja. En effet. (Dietrich marqua une longue pause et Gregor lui jeta un regard inquisiteur.) Les premiers croisés agissaient par piété. Les Turcs avaient détruit l’église du Saint-Sépulcre et empêchaient nos pèlerins d’entrer dans la Ville sainte. Ils étaient moins tolérants que les Arabes, qui l’avaient conquise avant eux. Mais nombre de chevaliers ne pensaient qu’à s’enrichir, et ils eurent vite fait d’oublier leur vision initiale. Les légats n’arrivaient pas à trouver assez de volontaires, si bien que l’Outremer ne cessait de s’affaiblir. Les habitants de Ratisbonne persécutaient les croisés et le chapitre de Passau prêchait la « guerre sainte » contre le légat du pape chargé de recruter des candidats aux croisades.

Gregor rejeta la tête en arrière et partit d’un grand rire.

— Le Saut-du-Cerf !

— Hein ?

— Après avoir chassé les Sarrasins des Alpes, les chevaliers, poussés par l’enthousiasme, ont tenté de bondir jusqu’à l’Outremer !

Les Hochwalders entrèrent dans Fribourg par la porte de Souabe, versant en guise de péage une obole par peau tannée et quatre pfennigs par tonneau de vin. Quant au miel de Walpurga, il était taxé à quatre pfennigs le sauma[8].

— Tout le monde a droit à sa taxe, grommela Gregor comme ils franchissaient la porte, excepté le bon pasteur.

La caravane arriva sur une placette du nom d’Oberlinden, où était sise la taverne de l’Ours rouge. Everard leur réserva des chambres.

— Mais peut-être souhaiterez-vous loger au chapitre de la cathédrale, dit-il à Dietrich.

— Toujours aussi près de ses pfennigs, à ce que, je vois ! railla Gregor, qui avait attrapé un ballot de vêtements dans sa charrette pour le poser devant la porte de l’auberge.

— Thierry et Max ont conduit leurs hommes au Schlossberg, dit l’intendant en désignant le château perché en haut d’une colline à l’est de la ville. Non seulement il est déplaisant de partager sa couche avec certaines gens… (il pointa du doigt le tailleur de pierre) mais moins nous serons dans la chambre, plus nous y dormirons à l’aise. Gregor, accompagnez le prêtre jusqu’à la cathédrale et, au passage, versez à la Maison des marchands le loyer d’un étal. Tâchez de savoir où nous devons parquer nos charrettes.

Il jeta au tailleur de pierre une petite bourse, que celui-ci attrapa au vol.

Sans cesser de s’esclaffer, Gregor prit Dietrich par le coude et tous deux sortirent de la cour de l’auberge.

— Et dire que, naguère, Everard n’était qu’un manant comme nous. Aujourd’hui, il nous mène à la baguette.

Gregor jeta un regard autour de lui et repéra le clocher qui dominait les modestes bâtiments au nord d’Oberlinden.

— Par ici.

Ils plongèrent dans un flot de commerçants, de soldats et de maîtres de guilde vêtus de martre, d’apprentis s’affairant aux tâches à eux confiées par leurs patrons, de mineurs venus d’Erzkasten, la montagne dont le plomb et l’argent enrichissaient la cité, de chevaliers campagnards éblouis par la ville et son agitation, de vieilles demoiselles du Brisgau portant aux tisserands des paniers de fil ; ils croisèrent un homme imprégné de l’odeur du fleuve, portant un long bâton au bout duquel pendaient une multitude de poissons, et un « moine gris » qui se dirigeait vers le couvent des Augustins.

La cité avait été fondée un siècle et demi plus tôt, durant la fièvre de l’argent qui avait saisi la contrée. Un groupe de marchands avait loué, pour un montant annuel d’un pfennig l’unité, des lots de cinquante pieds sur cent transmissibles par héritage ; leur titre s’accompagnait d’un droit d’usage sur le marché et les voies publiques, d’une exemption de tout péage et du droit d’élire le maire et le prévôt. Serfs et vilains avaient fui les campagnes pour jouir des libertés de cette ville franche.

Ils quittèrent la rue des Cordonniers, qui empestait le cuir et les peaux mal tannées, pour rejoindre la rue du Sel en empruntant une venelle. Les rues étaient bordées de rigoles où coulait une eau purifiante dont la musique était agréable à l’oreille.

— Quelle grande cité ! s’exclama Gregor. Elle me paraît un peu plus grande à chaque visite.

— Elle est bien modeste comparée à Cologne, ou encore à Strasbourg, répliqua Dietrich, qui guettait les passants au cas où l’un d’eux l’aurait reconnu.

Gregor haussa les épaules.

— Cela me suffit. Avez-vous connu Auberede et Rosamund ? Non, c’était avant votre arrivée. Ces deux serves possédaient une ferme près d’Unterbach, qu’elles avaient louée à un jardinier – j’ai oublié son nom. Il est parti pour l’Est sauvage, où il est devenu conducteur de bétail. Sans doute vit-il aujourd’hui dans l’une de ces villes nouvelles qu’ont bâties les Flamands, où il affronte les redoutables Slaves. Où en étais-je ?

— À Auberede et Rosamund.

Ach, ja ! Eh bien, ces deux-là étaient malignes et dures à la tâche. Enfin, la plus maligne, c’était Auberede. Mon père recomptait ses doigts chaque fois qu’il lui serrait la main. Ah ! Pendant que le jardinier s’occupait de leur terre, elles se sont intéressées aux vignes appartenant à Heyso – c’était le frère de Manfred, auquel il a succédé par la suite. Elles l’ont convaincu de leur accorder l’usage d’un chai près d’Oberbach, ainsi qu’une partie des pieds de vigne, en échange de la moitié des bénéfices qu’elles se faisaient fort de réaliser. Au bout de quelques années, elles s’étaient tellement bien débrouillées que le Herr leur a confié tout le bazar : la ferme, les vignes et le chai, plus une charrette et des chevaux flamands ! Au bout du compte, elles se sont lassées de ne toucher que la moitié des bénéfices et elles ont persuadé Heyso de transformer leur droit d’usage en loyer. Avec leurs profits, elles se sont acheté une maison à Fribourg et, un beau jour, elles sont venues s’établir ici sans prévenir personne.

— Ont-elles pu s’émanciper ?

Le tailleur de pierre haussa les épaules.

— Heyso n’a jamais cherché à les retrouver, de sorte qu’elles ont été libres au bout d’un an et un jour. Il a accordé leurs terres à Volkmar, ce qui était son droit le plus strict – c’étaient des terres seigneuriales, après tout ; mais elles continuent d’employer des vignerons conformément aux termes du loyer, et je crois bien que cet arrangement convient à tout le monde.

— Un serf de moins, c’est une ferme de plus qui échoit au seigneur, commenta Dietrich. L’argent a plus de valeur à ses yeux que le service. Jadis, les habitants du domaine formaient ce qu’on appelait une familia. De nos jours, on ne pense plus qu’à l’argent.

— Y penser, c’est bien, en avoir, c’est mieux, rétorqua Gregor. Nous y voilà.

La place de la Cathédrale résonnait du fracas des marteaux, du grincement des poulies, du claquement des toiles et des jurons des ouvriers affairés à monter les étals du marché. Au-dessus de cette agitation se dressait un splendide édifice en grès rouge. On avait entamé sa construction peu après la fondation de la ville, et sa nef était fidèle au style de l’époque. Le chœur et le transept, ajoutés ultérieurement, étaient de facture plus moderne sans toutefois jurer avec le reste. Les façades étaient ornées de statues de saints protégées par des baldaquins. Sous les avant-toits, des gargouilles modernes ouvraient grande leur gueule, vomissant par temps de pluie l’eau qui coulait du toit. Le clocher atteignait une hauteur de trois cents pieds. Sur les murs s’ouvraient de grandes fenêtres ornées de vitraux, si nombreuses que le toit semblait flotter dans l’air.

— J’aurais cru que l’édifice s’écroulerait sous son propre poids, dit Dietrich. Le chœur de Beauvais a tué plusieurs ouvriers en s’effondrant, et pourtant il ne faisait que cent cinquante-six pieds de haut.

— Quand est-ce arrivé ?

— Oh, il y a soixante ans et quelques, je crois. J’en ai entendu parler lorsque je me trouvais à Paris.

— C’était un temps plus primitif, et les bâtisseurs étaient français. Si tous ces vitraux sont nécessaires, c’est parce qu’une claire-voie à l’ancienne ne suffirait pas à illuminer l’intérieur. Mais, ainsi que vous le faites remarquer, les murs à eux seuls ne pourraient supporter le toit. D’où ces saillies verticales qui soutiennent les murs et répartissent son poids.

Il désigna les pilastres qui bordaient la cathédrale.

— C’est vous le tailleur de pierre, dit Dietrich. J’ai ouï dire que les Français ont terminé il y a trois ans leur propre cathédrale Notre-Dame. Celle-ci me paraît encore inachevée. Il manque une flèche à ce clocher, par exemple. Regardez, à l’autre bout de la place. Je crois que c’est là que vous devez louer notre étal auprès de la guilde. Où se trouve l’église des franciscains ?

— Traversez la place de la Cathédrale pour gagner la grand-rue. Qu’avez-vous à faire là-bas ?

— Je leur apporte une croix que Lorenz a fabriquée à leur intention, et je pensais leur donner des nouvelles de Joachim.

Gregor eut un large sourire.

— Vous seriez mieux inspiré de le leur rendre.


Les moines de l’église Saint-Martin assemblaient une grande crèche dans le sanctuaire. C’était saint François d’Assise qui avait eu l’idée de cette coutume, laquelle commençait à se répandre en Germanie.

— Nous plaçons les premiers santons après la Saint-Martin, expliqua le prieur. (Aux yeux des fidèles, c’était cette fête qui marquait le début de la période de Noël, quoique la liturgie fût muette sur ce point.) Nous commençons par les animaux. La veille de Noël, c’est au tour de la Sainte Famille ; les bergers la rejoignent le jour de Noël et les Rois mages pour l’Épiphanie.

— Certains des Pères de l’Église plaçaient la Nativité au mois de mars, dit Dietrich. Ce qui serait plus raisonnable que le mois de décembre, si les bergers gardaient leurs troupeaux pendant la nuit.

Les moines interrompirent leur tâche pour échanger un regard. Puis ils s’esclaffèrent.

— Ce qui importe, c’est l’événement plutôt que sa date exacte, répliqua le prieur.

Dietrich n’avait rien à répondre à cela, hormis que c’était là le genre d’ironie de l’histoire que savouraient les écoliers de Paris – mais il n’était plus un écolier, et Fribourg n’était pas Paris.

— De toute façon, le calendrier lui-même est inexact, dit-il.

— Ainsi que l’ont montré Bacon et Grossetête, acquiesça le prieur. Les franciscains ne négligent point la philosophie naturelle. « Seul l’homme instruit de la Nature comprend en vérité l’Esprit, car il découvre l’Esprit là où il se trouve : au cœur de la Nature. »

Dietrich haussa les épaules.

— Je souhaitais faire une plaisanterie et non une critique. Tout le monde parle du calendrier, mais personne ne cherche à le corriger.

En fait, comme l’Incarnation marquait le commencement d’une nouvelle ère, on lui avait symboliquement assigné la date du 25 mars, celle du Nouvel An, de sorte que le 25 décembre tombait neuf mois plus tard. Dietrich désigna la crèche d’un mouvement du menton.

— Quoi qu’il en soit, voici une jolie chose.

— Ce n’est pas une « jolie chose », le morigéna le prieur, mais un avertissement solennel aux puissants de ce monde : « Voici votre Dieu : un pauvre enfant impuissant ! »

Un peu pris de court, Dietrich se laissa escorter jusqu’au vestibule par le prieur et par l’abbé ; ils n’avançaient que lentement, car ce dernier, un vieillard dont la tonsure était bordée de longs cheveux blancs, était affligé de claudication.

— Je vous remercie pour ces nouvelles de frère Joachim, dit-il à Dietrich. Je les transmettrai au couvent de Strasbourg. (Il plissa les yeux en signe de réflexion.) Un garçon fort dévot, si mes souvenirs sont bons. J’espère que vous lui avez enseigné les dangers de l’excès. Les spirituels devraient faire preuve de retenue. (Regard en coin vers le prieur.) Dites-lui qu’un accord est désormais possible. Marsile de Padoue est mort. Je suppose que vous avez appris la nouvelle. Ils sont tous morts à présent, excepté Occam, et celui-ci fait la paix avec Clément. Il doit se rendre à Avignon pour implorer son pardon.

Dietrich se figea sur place.

— Occam. Savez-vous quand il doit aller là-bas ?

Il n’imaginait pas que Guillaume puisse implorer le pardon de quiconque.

— Le printemps prochain. Le chapitre doit se réunir pour rédiger une supplique en bonne et due forme. Clément cherche un moyen de le ramener au sein de l’Église sans aller jusqu’à admettre que Jean a été stupide de l’en chasser. (Il secoua la tête.) Michel et les autres sont allés trop loin en demandant la protection du kaiser. Il ne nous appartient pas de régler les affaires des rois, mais de prendre soin des pauvres et des faibles.

— Ce qui risque de vous conduire à régler les affaires des rois, rétorqua Dietrich.

Le vieil homme resta silencieux un moment, puis dit avec douceur :

— Avez-vous appris les dangers de l’excès, Dietl ?


Comme il se dirigeait vers la cathédrale Notre-Dame, Dietrich vit qu’une poissonnière en train d’installer son étal s’était interrompue pour le dévisager. Frissonnant comme si le vent était glacial, il releva sa capuche et pressa le pas. Lorsqu’il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, la commère s’affairait à nouer les toiles de sa tente. Il n’avait fait qu’imaginer son regard posé sur lui. Les gens avaient oublié depuis le temps.

Le diocèse de Strasbourg gouvernait l’Alsace, le Brisgau et le plus gros de la Forêt-Noire, mais l’évêque avait nommé un archidiacre à Fribourg pour le représenter. Dietrich le trouva en train de prier dans la chapelle expiatoire et jugea encourageant de voir agenouillé un homme aussi haut placé.

L’archidiacre se signa, se releva et l’aperçut.

— Mon vieux Dietrich ! s’exclama-t-il. Comment vous portez-vous ? Je ne vous ai pas revu depuis Paris.

C’était un homme à la voix douce, aux manières affables, avec dans les yeux une lueur intense.

— J’ai une paroisse dans le Hochwald. Pas aussi grandiose que la vôtre, Willi, mais fort tranquille.

L’archidiacre Wilhelm se signa une nouvelle fois.

— Dieu veille sur nous, oui. Nous avons connu bien des événements ces dernières décennies. D’abord, ce fut Louis le Bavarois et Frédéric le Bel qui se sont disputé la couronne, et ensuite les barons – Endingen, Üsenberg et Falkenstein – qui ont ravagé le Brisgau pendant six ans, pour Dieu sait quelle raison… (Il désigna la chapelle, dont lesdits barons avaient financé la construction pour expier leurs fautes.) Et enfin sont venus les Armleder, qui brûlaient les maisons et pendaient leurs habitants. La folie s’est transmise de la royauté à la noblesse, puis pour finir à la roture. Que Dieu soit loué pour ces dix paisibles années… Dieu et la Ligue de Souabe. Fribourg et Bâle font désormais respecter la paix et, comme vous le savez sans doute, Zurich, Berne, Constance et Strasbourg les ont rejointes. Venez faire quelques pas avec moi. Avez-vous des nouvelles d’Auriol, de Buridan ou des autres ? Ont-ils survécu à la peste ?

— Je ne sais rien à leur propos. On m’a dit qu’Occam allait faire la paix avec le pape.

Willi grogna et caressa sa barbe poivre et sel.

— Jusqu’à la prochaine querelle. Il devait somnoler lorsqu’on lui a enseigné le Sermon sur la montagne – « Heureux ceux qui font œuvre de paix[9] ». Peut-être que les franciscains d’Oxford ont négligé ce verset.

Dans la nef, le plafond semblait d’une hauteur infinie, et Dietrich comprit la remarque de Gregor à propos de l’éclairage de l’édifice. Près de l’entrée de la tour se dressait une belle statue de la Vierge flanquée de deux anges, exécutée dans le style du siècle précédent. Les vitraux étaient de conception moderne, excepté ceux du transept sud, plus petits et de forme circulaire, qui étaient eux aussi d’un style dépassé.

— Je suis troublé par une question théologique, Votre Grâce.

— Si vous m’appelez ainsi, elle doit être fort troublante, en effet. De quoi s’agit-il ?

Dietrich lui tendit la missive qu’il portait et lui fit part de façon elliptique des réflexions que lui inspiraient les Krenken, qu’il décrivit comme des étrangers à l’aspect terrifiant, gouvernés en grande partie par l’instinct plutôt que par la raison. Des gens comme eux pouvaient-ils avoir une âme ?

— Si l’on doit pécher, mieux vaut pécher par excès de prudence. Supposez qu’ils ont une âme jusqu’à ce que vous soyez assuré du contraire.

— Mais leur absence de raison…

— Vous accordez trop de poids à la raison. La raison – et la volonté – sont toujours déficientes dans une certaine mesure. Considérez la façon dont un homme retire sa main du feu sans s’attarder à des arguments sic et non. Un être assujetti aux habitudes et aux circonstances n’est pas nécessairement sans âme.

— Et si l’être en question a l’apparence d’une bête plutôt que celle d’un homme ? s’aventura Dietrich.

— D’une bête ?

— Un cochon, peut-être, ou un cheval, ou encore… une sauterelle.

Willi éclata de rire.

— Quel vain argument est-ce là ! Une bête possède l’âme qui lui est appropriée.

— Et si cette bête parle, fabrique des objets et… ?

Willi fit halte et inclina la tête.

— Pourquoi une telle agitation autour d’un secondum imaginationem, Dietl ? Des questions comme celles-ci sont idéales pour les exercices de logique, mais elles n’ont aucune signification pratique. Nous avons été créés à l’image de Dieu, mais Dieu n’a pas de corps matériel.

Dietrich poussa un soupir et Willi lui posa une main sur le bras.

— Mais je vais y réfléchir, en souvenir du bon vieux temps de Paris. C’est le problème des écoles, vous savez. Elles devraient enseigner les arts pratiques : la magie, l’alchimie, la mécanique. Toute cette dialectique, ce n’est que du vent. (L’archidiacre leva la main et agita les doigts.) Na, les gens n’aiment rien tant qu’une bonne querelle. Vous vous rappelez l’affluence aux séances de disputatio hebdomadaires ? Voici mes premières réflexions. (Il plissa les lèvres et leva l’index.) L’âme est la forme du corps, mais pas dans le sens où la forme d’une statue est formatio et terminatio materiœ, car la forme n’existe pas indépendamment de la matière. Il n’est point de blancheur sans un objet blanc. Mais l’âme n’est pas une forme dans ce sens tout simple et, en particulier, elle n’est pas la forme de la matière qu’elle définit. Par conséquent, la forme d’un être n’affecte en rien l’âme de cet être, car sinon, quelque chose de bas mouvrait quelque chose de haut, ce qui est impossible.

— Le concile de Vienne a décrété le contraire, suggéra Dietrich. Le neuvième article stipule que l’âme est une forme comme les autres.

— Du moins en apparence. Pauvre Pierre Auriol ! Il s’est échiné à concilier ce décret avec l’enseignement des Pères de l’Église, mais voilà ce qui arrive lorsqu’on laisse des amateurs jouer avec ces questions-là. Allons, Dietl, embrassons-nous et je m’en vais réfléchir à votre problème.

Les deux hommes s’étreignirent un long moment puis se donnèrent le baiser de paix.

— Que Dieu soit avec vous, Willi, dit Dietrich avant de prendre congé.

— Vous devriez venir plus souvent à Fribourg, répliqua l’archidiacre.


Une fois sorti de la cathédrale, Dietrich se tordit le cou afin de scruter les gargouilles infestant l’avant-toit, parvenant finalement à repérer celle dont Gregor lui avait parlé : un démon s’accrochant à la façade de ses doigts crochus, le cul bien ouvert au-dessus de la place. Des conduits creusés dans ses membres canalisaient l’eau en direction de son anus. Le bon peuple l’avait surnommé « le Chieur ».

Son éclat de rire attira l’attention d’une commère mal fagotée qui vendait du poisson fumé derrière son étal.

— Bonne journée, le prêtre, dit-elle avec un fort accent alsacien. Il n’y a pas d’église qui ressemble à ça dans ta paroisse, je le parierais.

— Non. En effet. Mais il n’y a rien ici qui ressemble à ce qu’on trouve dans ma paroisse.

Elle le gratifia d’un étrange regard.

— Contrariant, pas vrai ? J’ai connu un homme comme toi, dans le temps. Il suffisait que je lui montre une belle aurore pour qu’il me parle d’un grand homme de Paris affirmant que c’était la terre qui tournait en dessous du soleil. Il ne voyait jamais le monde comme nous autres. (Elle inclina la tête et le dévisagea.) Je t’ai vu tout à l’heure et tu lui ressembles… Tiens, mets ta main là. Je n’oublierai jamais sa main posée sur mes seins.

Dietrich eut un mouvement de recul et la femme s’esclaffa.

— Non, ce n’était pas un pisse-froid, ce gars-là. Des douceurs comme j’en offrais lui ouvraient toujours l’appétit. Et l’aigre non plus ne lui faisait pas peur !

Elle partit d’un nouveau rire puis se fit songeuse. Dietrich se retourna, mais elle le héla alors qu’il n’avait fait que quelques pas.

— Ils l’ont cherché partout, dit-elle. Avec plus d’acharnement que moi, vu qu’ils voulaient le pendre et que je n’en demandais pas tant. De toute façon, ce n’était sans doute pas l’homme qu’il me fallait, ce beau parleur. Ils ont cessé de le rechercher, mais s’ils le retrouvent par hasard, ils auront toujours envie de l’accrocher au bout d’une corde.

Dietrich traversa la place au pas de course, s’engagea dans la rue des Crémiers et disparut dans le dédale de venelles conduisant à la porte Souabe. Mais, avant cela, il jeta un dernier regard derrière lui et vit qu’un garçon avait rejoint la poissonnière – un gamin d’une douzaine d’années, aux cheveux noirs et au corps mince, habillé comme un pêcheur. Il hésita mais, bien que le garçon parlât à sa mère, pas un instant il ne leva les yeux, si bien que Dietrich ne put distinguer son visage.


Durant les jours suivants, tandis que le marché battait son plein, Dietrich évita soigneusement la place de la Cathédrale. Il confia à un chaudronnier la tâche de filer le lingot de cuivre.

— À condition, précisa-t-il, que le fil soit suffisamment fin pour passer à travers ce chas.

Il lui montra un objet que lui avait donné le Krenk.

L’artisan siffla.

— Voilà ma foi une jauge bien fine, mais plus le fil sera fin, moins j’utiliserai de cuivre, et cela est forcément dans mon intérêt.

Il partit d’un petit rire. Près de lui, son apprenti était assis sur une balançoire, ses pinces à la main, observant son maître en train de négocier.

— Quand aurez-vous fini ?

— Je dois tirer le fil en plusieurs étapes afin qu’il ne durcisse pas. Premièrement, je dois le chauffer pour l’amollir, puis le marteler pour le faire passer dans une filière. Ensuite, mon apprenti l’agrippe avec ses pinces pour le tirer afin de l’extraire de la filière. Mais vu la finesse que vous souhaitez, je ne peux pas obtenir la bobine d’un seul coup, de crainte de casser le fil.

Dietrich ne s’intéressait guère aux arcanes de la chaudronnerie.

— Tant que les morceaux ne sont pas joints au marteau…

Le chaudronnier examina le lingot avec une avidité qu’il avait peine à cacher.

— Deux cents pieds… Il me faudra trois jours.

Dans trois jours, le marché aurait pris fin et Dietrich quitterait cette ville peuplée d’yeux trop curieux.

— Entendu. Je reviendrai à ce moment-là.

Il rencontra également un vitrier pour déterminer ce que lui coûterait la réparation des vitres de l’église, et l’homme lui promit de se rendre dans les montagnes le printemps prochain.

— Il paraît qu’il y a des sauterelles par chez vous, lui dit-il. Dommage pour les moissons. Un gars de Sankt Blasien affirme les avoir entendues grésiller sur le Katharinaberg. (Au bout de quelques instants de réflexion, il ajouta :) Il raconte aussi que les moines de chez lui ont chassé un démon. Une hideuse créature qui cherchait à voler des vivres dans leurs réserves. Les moines lui ont tendu un piège durant la nuit et l’ont chassée avec des torches. Le démon a fui vers le Feldberg, mais ces pauvres moines se sont débrouillés pour cramer leur cuisine. (Il se mit à rire de bon cœur.) Ils ont cramé leur cuisine ! Hé ! Vous habitez pas loin du Feldberg. Vous n’avez pas aperçu cette créature, au moins ?

Dietrich secoua la tête.

— Non, nous n’avons rien vu qui lui ressemble.

Le vitrier lui fit un clin d’œil.

— Si vous voulez mon avis, ces moines ont trop bien fêté les vendanges. Moi aussi, je vois des démons quand j’ai trop bu.


Le marché fini, la caravane repartit pour le Hochwald avec des sacs d’or et des rouleaux de tissu, menée par un Everard au sourire satisfait. Dietrich ne l’accompagna pas, car le chaudronnier avait péché par excès d’optimisme.

— Je n’ai pas la filière qu’il faut, insista-t-il. Votre chas est si fin que le fil n’arrête pas de se casser.

L’artisan aurait souhaité que son client se contente d’un fil plus épais, mais celui-ci s’y refusa.

Il n’aimait guère s’attarder, mais, s’ils n’avaient pas leur fil de cuivre, les Krenken ne pourraient jamais partir et il redoutait les conséquences de leur éventuelle découverte. S’ils le retrouvent par hasard, ils auront toujours envie de l’accrocher au bout d’une corde. Il logeait au chapitre de la cathédrale, dînant chaque soir avec Willi et les autres, mais il ne quittait jamais celle-ci par les portes sud et ne s’aventurait jamais sur les berges de la Dreisam, où les cabanes de pêcheurs dominaient un flot que l’automne avait en partie tari. Il priait pour la poissonnière et pour son fils – et aussi pour son homme, si elle s’en était trouvé un –, et il priait aussi pour se rappeler son nom. De temps à autre, il se demandait si elle ne s’était pas moquée de lui, tout simplement. Tout cela s’était déroulé loin du Brisgau. Les murailles de Strasbourg, les sabots des destriers alsaciens, avaient fait disparaître toute trace. Que cette femme ait pu le retrouver ici relevait d’une coïncidence peu plausible. Dieu ne pouvait être cruel à ce point.


Il fallut attendre le jour de la commémoraison de saint Pirmin pour que le fil soit enfin prêt, et Dietrich quitta la ville en compagnie d’un groupe de mineurs en route pour l’Erzkasten, prenant ensuite congé d’eux pour se diriger vers la vallée de Kirchgartner. Là, il tomba sur une caravane en provenance de Bâle, conduite par un juif nommé Samuel de Medina qui était au service du duc Albert.

De Medina lui parut à la fois mielleux et arrogant, mais il était escorté par des hommes d’armes engagés à Fribourg et placés sous le commandement d’un capitaine Habsbourg porteur d’un sauf-conduit signé de la main d’Albert. Ravalant sa fierté, Dietrich s’entretint avec l’intendant du juif, un dénommé Eleazar Abolafia qui, tout comme son maître, s’exprimait dans un espagnol mâtiné d’hébreu.

— Je ne vous interdis pas de nous accompagner, lui dit l’homme d’un air froissé, mais si vous ne pouvez pas suivre le rythme, señor, nous ne vous attendrons pas.


La caravane se mit en route le lendemain matin dans un concert de cliquetis et de grincements, ceux-là émis par les mors des chevaux et ceux-ci par les charrettes. De Medina montait un genet assorti à sa stature tandis qu’Eleazar conduisait une charrette chargée d’un lourd coffre. Deux hommes d’armes à cheval formaient l’avant-garde, deux autres l’arrière-garde. Les autres, qui n’avaient point de montures, se mêlaient aux voyageurs et gardaient l’œil sur la précieuse cargaison. Le groupe se composait d’un marchand chrétien de Bâle, de l’agent d’un négociant en sel viennois et d’un Danois nommé Ansgar, qui portait une pèlerine où étaient cousus les blasons des lieux saints où il s’était rendu. Il venait de Rome et regagnait son pays.

— La peste a quasiment détruit la Ville sainte, dit-il à Dietrich. Nous avons fui dans les collines aux premiers signes d’épidémie et le Ciel a eu pitié de nous. Florence est dévastée, Pise…

— Bordeaux également, intervint Eleazar depuis son perchoir. La peste est apparue sur les quais et Raymond de Bisquale, le maire de la ville, a fait incendier le quartier. C’était… (il compta sur ses doigts) le 2 septembre. Mais le feu s’est répandu dans toute la ville et a détruit le chai de mon maître, ainsi que le château de l’Ombrière où séjournaient les Anglais. La princesse Jeanne devait épouser notre prince. La peste l’avait déjà emportée, m’a-t-on dit, mais le feu a consumé sa dépouille.

Dietrich et le pèlerin se signèrent, et même le juif prit un air chagrin, car la peste tuait indifféremment chrétiens, juifs et Sarrasins.

— Elle n’a pas atteint la Suisse, hasarda Dietrich.

— Non, dit le juif. Bâle était encore épargnée lorsque nous en sommes partis. Et Zurich également – ce qui n’a pas empêché ses habitants de nous en chasser, de crainte que nous ne l’apportions dans ses murs.

— Mais… fit Dietrich, choqué. Le Saint-Père a par deux fois condamné cette pratique.

Eleazar se contenta de hausser les épaules.

Dietrich se laissa distancer par la charrette, se retrouvant en compagnie du marchand bâlois, qui menait par la bride son cheval valaque.

— Ce qu’il ne vous dira pas, murmura-t-il, c’est que les Suisses avaient des raisons d’agir comme ils l’ont fait. Un juif nommé Agimet a avoué avoir empoisonné les puits autour de Genève. Il avait agi sur les ordres des kabbalistes, ainsi que ses complices.

Dietrich se demanda dans quelle mesure cette histoire s’était enjolivée en se transmettant de bouche à oreille. Si la chrétienté avait disposé du parleur à distance des Krenken, elle en aurait été informée dans son ensemble ; cela ne garantissait pas la propagation de la vérité, mais au moins tous entendraient-ils le même mensonge.

— Cet Agimet a-t-il confirmé ses aveux par la suite ?

Le marchand haussa les épaules.

— Non, il n’a cessé de les renier, ce qui prouve bien qu’il mentait ; on l’a donc torturé une seconde fois, ce qui l’a amené à changer d’avis.

Dietrich secoua la tête.

— De telles confessions n’ont rien de convaincant.

Le Bâlois enfourcha sa monture et, dominant Dietrich du haut de sa selle, lui lança :

— Seriez-vous un ami des juifs ?

Dietrich ne répondit point. Le danger était passé, à présent qu’on avait chassé l’air vicié au-delà de Paris ; mais la terreur s’attardait dans les villes épargnées par le mal. La panique se nourrit de rumeurs, le bûcher se nourrit de la panique.

Perdu dans ses pensées, Dietrich se cogna au pèlerin danois qui avait cessé de marcher, et ce fut seulement à ce moment-là qu’il constata que la caravane s’était arrêtée, et que les hommes d’armes censés l’escorter s’étaient joints aux chevaliers brandissant la bannière du faucon qui venaient de l’encercler, l’épée à la main.

Leur capitaine gisait sur le sol, la gorge tranchée. Dietrich se rappela qu’il était arrivé de Bâle avec les juifs, alors que les hommes d’armes avaient été engagés à Fribourg pour veiller sur le coffre. Le mort portait l’aigle des Habsbourg sur son surcot, mais Dietrich n’eut pas le loisir de l’examiner plus avant, car on menait déjà les prisonniers, dociles comme des moutons, vers le sentier conduisant à Falkenstein.

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