XXII Juin 1349 Commémoraison des Sept Frères martyrs

La peste nous traque, songea Dietrich. Elle progressait vers eux de façon insidieuse, frappant Berne puis Bâle puis Strasbourg, et maintenant Fribourg. Gagnerait-elle les montagnes ? Elle avait franchi les Alpes et le Katharinaberg ferait un bien piètre obstacle.

— Imre était arrivé dans la clairière de Kirchzarten, reprit Manfred, lorsqu’il a croisé un groupe de Fribourgeois filant au galop vers le défilé. Ils étaient une douzaine en tout : un marchand, à en juger par son surcot, son épouse, ses domestiques en livrée et quelques autres. Ils auraient piétiné notre colporteur et sa mule si ces derniers ne s’étaient pas écartés de leur chemin. Leur cheval de bât a perdu une sacoche au passage et le marchand a ordonné à l’un de ses serviteurs de le harnacher correctement, tandis que le reste de la troupe poursuivait sa route. Le malheureux était tellement terrorisé qu’il ne cessait de renverser son fardeau et de le répandre sur le sol. Imre l’a aidé à le remettre en place.

— Pour mieux lui en subtiliser une partie, je présume, dit Klaus, ce qui déclencha quelques ricanements nerveux.

Manfred ne daigna pas sourire.

— C’est à ce moment-là que l’homme lui a dit que la peste ravageait Fribourg et faisait chaque jour des centaines de victimes.

— A-t-il vérifié les dires de cet homme, mein Herr ? demanda Everard. Peut-être exagérait-il quelque peu. Les domestiques sont des menteurs, c’est bien connu.

Manfred le gratifia d’un regard curieux puis reprit :

— Si un homme aussi instruit qu’un marchand de la guilde avait décidé de fuir vers l’est, a raisonné notre colporteur, lui-même serait mal inspiré de continuer vers l’ouest. Le serviteur a eu vite fait de le distancer, lui qui traînait sa mule avec lui, mais il a découvert peu après son chargement éparpillé dans le défilé, comme s’il l’avait à nouveau renversé et avait renoncé à le ramasser à présent que son maître n’était plus là pour le lui ordonner. Comme Imre jugeait le linge trop joli pour finir de cette manière, il l’a récupéré pour en charger sa monture.

— Sans doute avait-il veillé à ce que ses nœuds ne soient point trop solides, lâcha Klaus.

Il parcourut l’assemblée du regard en se frottant les mains, mais le ton de sa voix trahissait son trouble.

— Un peu plus loin encore, poursuivit Manfred sans se démonter, il a découvert le corps de l’épouse du marchand, qui gisait sur le sol comme si elle était tombée de cheval. Son visage était bleui par la souffrance et elle s’était souillée de bile noire. Apparemment, elle s’était cassé le cou durant sa chute.

Cette fois-ci, Klaus ne fit aucun commentaire. Everard était livide. Le jeune Eugen se mordait les lèvres. Le baron de Grosswald ne bougeait point. Dietrich se signa et adressa une prière pour le salut de la malheureuse.

— Et son époux ne s’est pas arrêté pour l’assister ? demanda-t-il.

— Ni lui ni le serviteur. Pris de pitié, Imre l’a recouverte d’un drap prélevé dans son propre linge, sans toutefois oser en faire davantage. Mais… (Manfred se tassa sur son siège) je ne vous ai pas tout dit. Le colporteur m’a avoué qu’il fuyait déjà vers l’ouest lorsqu’il est passé ici. La peste a atteint Vienne le mois dernier et Munich ce mois-ci, mais il n’en a rien dit de peur que nous ne le chassions.

On entendit quelques exclamations. Everard voua l’homme aux gémonies. Klaus rappela d’une voix criarde que Munich se trouvait à plusieurs lieues d’ici et que la maladie pouvait partir pour la Saxe plutôt que pour la Souabe. Eugen se demanda si la peste ne les avait pas déjà cernés. Dietrich s’interrogea sur le sort des juifs, qui étaient partis pour Vienne avec l’escorte du duc.

Le baron de Grosswald, jusqu’ici silencieux, prit la parole.

— La maladie naît d’innombrables créatures, trop petites pour la pensée et se déplaçant par bien des moyens – le contact, l’haleine, la merde ou la pisse, la salive et même le vent. Peu importe le tracé des routes.

— C’est ridicule ! s’écria Eugen.

— Non, fit Dietrich, qui connaissait déjà cette thèse pour l’avoir entendue de la bouche de Jean et de celle du médecin krenk. Varron avançait déjà une explication semblable dans son De re rustica…

— Tout cela est très intéressant, pasteur, coupa Klaus d’une voix suraiguë, mais cette peste ne ressemble pas aux autres afflictions et ne se répand peut-être pas comme celles des monstres. (Se tournant vers Gschert :) Pouvez-vous nous assurer que ce que vous dites sur ces petites-vies s’applique aussi à nous ? Je vous ai souvent entendu insister sur les différences qui nous séparent.

Gschert eut un geste du bras.

— « Ce qui peut être, peut être ; mais ce qui est, doit être. » J’ai d’autres soucis que votre mal odeur*. Soit vous allez vivre, soit vous allez mourir, que vous le vouliez ou non, tout dépendra de ces petites-vies. Quant à nous, nous ne pouvons que mourir.

La voix monocorde de la tête parlante rendait cette déclaration encore plus glaçante. Dietrich aurait voulu dire au monstre que son raisonnement était boiteux et qu’il convenait de le renverser. Ce qui doit être, est ; mais ce qui est peut être altéré par la grâce de Dieu.

Manfred empoigna sa dague pour en frapper la table du pommeau. Dietrich remarqua que ses phalanges étaient blanches.

— Votre médecin ne peut-il nous concocter un remède ? demanda le Herr. Si la peste est naturelle, alors son traitement l’est aussi, et nous n’avons pas de thériaque dans notre village.

Mais Gschert secoua la tête à la mode humaine.

— Non. Notre corps – et le vôtre aussi, je suppose – abrite naturellement quantité de petites-vies avec lesquelles nous vivons en équilibre. Un élixir « anti-vie » doit bien choisir sa cible afin de ne frapper que l’intrus. Votre corps nous est si étranger que nous ne saurions distinguer l’ami de l’ennemi parmi vos petites-vies, même si notre médecin avait le savoir requis. Pour concocter un élixir capable de traquer et de détruire un tel intrus, il faut un talent des plus subtils. Si cet intrus affecte un corps dont nous ignorons tout, ce savoir dépasse le talent de notre médecin.

Le silence se fit et Manfred demeura immobile durant un long moment. Puis il prit appui sur la table des deux mains et se leva. Tous se tournèrent vers lui, à l’exception de Gschert.

— Voici ce que nous allons faire, annonça le Herr. Tout le monde sait que le simple contact d’un malade est mortel. Nous devons donc nous couper du monde et interrompre toute relation avec l’extérieur. L’accès du village sera interdit aux étrangers. Toute personne arrivant de Fribourg ou d’ailleurs devra le contourner en passant à travers champs. Toute tentative d’intrusion sera repoussée – par la force si nécessaire.

Dietrich inspira à fond et feignit d’examiner ses mains. Puis il leva les yeux vers Manfred.

— Nous sommes tenus à la charité envers les malades.

Un soupir diffus parcourut l’assemblée. Certains baissèrent les yeux de honte ; d’autres lancèrent au prêtre un regard mauvais.

Manfred tambourina sur la table.

— Cela n’a rien à voir avec la charité, déclara-t-il, puisque nous ne pouvons rien faire pour les aider. Rien ! Tout ce que nous pouvons faire, c’est introduire la peste parmi nous.

Tous manifestèrent leur assentiment, Dietrich et Eugen exceptés.

— Le bruit court que nous hébergeons des démons, ajouta Manfred. Très bien. Que la rumeur se confirme. Que les Krenken volent où bon leur semble. Qu’ils se montrent à Sankt Blasien et à Sankt Peter, à Fribourg et à Oberreid. Si les gens ont trop peur de venir ici, peut-être pourrons-nous tenir cette… cette Mort à distance.


Ce soir-là, Dietrich prépara la procession prévue pour le lendemain afin d’obtenir l’intercession de la Vierge Marie et de sainte Catherine d’Alexandrie. Les pénitents seraient vêtus de haillons et marcheraient les pieds nus, le front couvert de cendres bénites. Zimmerman démonterait la croix placée au-dessus de l’autel et Klaus la porterait sur son dos.

— C’est un peu tard, le prêtre ! vitupéra Everard en apprenant la nouvelle. Vous êtes ici pour nous dire la volonté de Dieu ! Cela fait des années que vous auriez dû nous avertir de Sa colère !

— C’est la fin du monde, dit Joachim à voix basse, et non sans une certaine satisfaction. La fin du Moyen Âge. Mais le Nouvel Âge est arrivé ! Pierre s’en va, laissant la place à Jean. Qui sera digne de vivre dans les temps qui s’annoncent ?

Mais les proclamations eschatologiques du moine n’étaient sans doute pas plus sensées que les jérémiades d’Everard, les saillies de Klaus, la sévérité de Manfred.

Ses préparatifs achevés, Dietrich se retira dans sa chambre et s’agenouilla pour prier. Souviens-toi, ô Seigneur, de l’alliance que Tu as passée avec nous, et ordonne à Ton ange destructeur : Retiens ta main, que la terre ne devienne pas désolation, que toutes les âmes ne soient pas anéanties. Comme il levait les yeux, il vit le crucifix de fer façonné par Lorenz et repensa au forgeron. Un homme étrange et affable, en qui Dieu avait mêlé force et douceur ; un homme mort en tentant de sauver un inconnu d’un péril invisible. Quelle était l’intention de Dieu lorsqu’il avait voulu cela ? Et lorsqu’il avait incité un Krenk violent et colérique à prendre le nom de Lorenz – et avec lui toute la douceur dont était capable sa nature de Krenk ?

En quittant son prie-dieu, il aperçut Jean accroupi derrière lui, les genoux au-dessus de la tête. Il se coiffa du harnais crânien pour gronder son hôte.

— Vous devriez faire un peu de bruit en entrant, ami sauterelle, ou vous allez me faire mourir de frayeur.

Jean écarta d’un rien ses lèvres molles, lui adressant un pauvre sourire.

— Chez nous, le bruit est un signe de maladresse. Il est écrit dans les atomes de notre chair que nous n’en faisons jamais, et le plus silencieux est par nous le plus admiré, le plus séduisant à nos yeux. Lorsque nos ancêtres étaient des animaux, exempts de pensées comme de parole, nous étions la proie de terribles êtres ailés. Et du temps où nous étions païens, nous vénérions de terribles dieux volants. La mort nous libérait de la terreur – et constituait notre unique récompense.

— « Ne crains pas. » Notre-Seigneur n’a eu de cesse de répéter ces mots.

Jean fit claquer ses lèvres latérales.

— Avez-vous la phrase dans votre tête que cette procession mettra un terme à votre peste, qu’elle empêchera les petites-vies d’entrer à Hochwald ?

— Si vous dites vrai, non. Jamais une prière n’a arrêté un cheval lancé au galop. Mais ce n’est pas pour cela que nous prions. Dieu n’est pas un vulgaire jongleur auquel on jette des pièces de monnaie.

— Pourquoi faites-vous cela, alors ?

— Pour concentrer notre esprit sur la fin de toutes choses. Tous les hommes sont mortels, ainsi que tous les Krenken. Ce qui importe, c’est la façon dont nous abordons la mort, car nous aurons droit à une autre vie en fonction de nos mérites.

— Quand vous faites soumission, vous vous mettez à genoux devant votre Herr. Nous, nous nous mettons accroupis comme je le suis.

Dietrich assimila cette déclaration puis demanda :

— Quel était le but de votre prière ?

— Adresser des remerciements. Si je dois mourir, au moins aurai-je vécu. Si mes compagnons ont péri, au moins les ai-je connus. Si le monde est cruel, au moins ai-je goûté à la tendresse. J’ai dû pour ce faire aller à l’autre bout du ciel, mais, comme vous le dites, le monde est empli de miracles.

— Il n’y a donc plus d’espoir pour vous et les vôtres ?

— « Une seule chose écarte le risque de la mort, c’est la mort elle-même. » Mais entendez-moi, Dietrich, et je vais vous dire une phrase que mon peuple a apprise. Le corps peut se renforcer d’un exercice de l’esprit. Me comprenez-vous ? Un homme se résignera à la mort, et il la trouvera. Un autre voudra rester en vie, et cette volonté décidera de son destin. Et par conséquent, si ces prières et ces processions mobilisent votre energia, peut-être résisterez-vous un peu mieux aux petites-vies cherchant à s’introduire dans votre corps. Quant à moi, j’ai obtenu une réponse à ma prière.

— Laquelle ?

Mais Jean refusa de répondre. Il gagna d’un bond le chevet de Kratzer et fixa au mur une reproduction bariolée de la scène champêtre que Dietrich avait découverte sur l’étrange « ardoise visuelle » posée sur son bureau. Jean resta un long moment accroupi près du lit. Puis il dit :

— Pour chaque Krenk, la phrase est qu’il doit voir son nid de naissance une dernière fois. Ce que vous appelez son « Heimat ». Où qu’il aille à travers le monde-dans-le-monde, quelques merveilles qu’il découvre lors de ses voyages, il y a toujours ce lieu qui l’attend.

Jean déplia sa carcasse.

— Notre navire va appareiller, déclara-t-il. Dans une semaine, ou peut-être deux. Pas davantage.

Puis il s’en fut sans ajouter un mot.


Durant la semaine qui suivit la procession, une bien étrange humeur s’empara des habitants d’Oberhochwald. Ils ne cessaient de rire et de se réjouir, répétant sans se lasser que Munich et Fribourg étaient bien loin et que ce qui s’y passait ne les affectait en rien. Ils abandonnaient leur labeur pour folâtrer dans les prés. Volkmar Bauer offrit à Nickel Langermann une tourte à la viande, son épouse soigna le petit Peter qu’une mauvaise fièvre clouait au lit. Jakob Becker distribua une miche de pain à chaque villageois, puis alla se recueillir sur la tombe de son fils.

Theresia Gresch accompagna Gregor et ses fils à l’église le cinquième dimanche après la Pentecôte. Il y avait beaucoup de monde à la messe ce jour-là, et Gregor déclara que le village serait un lieu bien plus plaisant si ses habitants étaient effrayés plus souvent, éclatant de rire comme si sa saillie était aussi horrible qu’hilarante.

Dietrich se félicita de voir régner une telle concorde, mais, comme rien ne s’était produit au bout d’une semaine, le village revint peu à peu à la normale. Les vilains se remirent à mépriser les serfs et les jardiniers ; on cessa de s’amuser dans les champs. Dietrich se demanda si la procession avait raffermi les esprits, les rendant plus résistants au mauvais air ainsi que l’avait suggéré Jean ; mais Joachim lui rit au nez.

— Une pénitence si vite oubliée est-elle vraiment sincère ? dit-il en secouant la tête. Non, une véritable contrition aurait été plus longue, plus intense, plus profonde, car ce péché-là est en nous depuis fort longtemps.

— Mais la peste n’est pas un châtiment, insista Dietrich.

Joachim détourna les yeux.

Ne dites pas cela, murmura-t-il avec férocité dans l’espace confiné de l’église en bois – semblant arracher aux statues murmures et gémissements. Si ce n’est point un châtiment, alors c’est le fait du néant ; et cela serait bien trop terrible.


Kratzer mourut paisiblement cette nuit-là.

Joachim pleura, car le philosophe n’avait jamais accepté le Christ et avait donc péri hors du sein de l’Église. Jean se contenta de dire :

— Maintenant, il sait.

Désireux de consoler le serviteur de la tête parlante, Dietrich dit que Dieu avait le pouvoir de sauver qui bon Lui semblait et que les païens vertueux se retrouvaient dans les limbes, un séjour de félicité.

— Est-ce que j’éprouve ce que vous appelez « chagrin » ? s’interrogea le Krenk. Nous ne pleurons pas comme vous le faites ; alors peut-être ne ressentons-nous pas les mêmes choses. Mais il y a une phrase dans ma tête disant que plus jamais je ne verrai Kratzer, plus jamais il ne me donnera ses instructions, plus jamais il ne me frappera pour me punir. Cela fait longtemps que je ne lui ai pas rendu hommage – pour employer l’un de vos termes –, et depuis lors je le regarde d’un autre œil. Non point comme un serviteur regarde son maître, mais comme un serviteur en regarde un autre, car ne servons-nous pas le même Seigneur ? La phrase dans ma tête dit que cela lui était plaisant, d’une certaine manière, car aujourd’hui encore, je ne peux supporter de l’avoir déçu.

Il se tourna vers la fenêtre, s’abîmant dans la contemplation du village et de la forêt de Grosswald au loin.

— Il n’a pas voulu boire et j’ai bu. La force qu’il s’est refusée m’a permis de réparer le navire. Lequel de nous deux avait raison ?

— Je ne sais pas, mon ami, dit Dietrich.

— Gschert a bu et n’a rien fait.

Au bout d’un temps, le médecin arriva en compagnie de deux autres Krenken, et ils emportèrent la dépouille mortelle de Kratzer dans leur vaisseau pour la préparer afin qu’elle nourrisse leurs congénères.


Les Krenken quittèrent le Hochwald le vendredi suivant, jour de la commémoraison des Sept Frères martyrs. Manfred organisa une cérémonie d’adieu dans la grande salle du château, à laquelle il invita leurs chefs et ceux qui les avaient hébergés. Il offrit à Bergère un collier de perles et au baron de Grosswald une couronne d’argent digne de son rang. Pour la première fois, Dietrich perçut une réaction chez le chef krenk. Il plaça la couronne sur son crâne avec un soin extrême, tandis que Bergère souriait à la mode krenk, et tous deux sursautèrent lorsque chevaliers et hommes d’armes lancèrent des vivats.

Manfred convoqua ensuite Dietrich, Hilde et Max.

— Je n’ai pas eu le cœur de m’opposer à leur volonté, confia-t-il. Ils ont enfin réparé le gouvernail de leur navire et n’ont plus aucune raison de s’attarder ici. (Un temps.) S’ils le faisaient, tous suivraient le pauvre Kratzer dans la tombe. Comme vous avez été les premiers à les accueillir, je vous envoie auprès d’eux pour bénir leur navire. Maintenant qu’ils savent quels vents il convient de suivre, j’espère qu’ils arriveront à bon port. Le baron de Grosswald m’a promis de revenir avec des médecins et des apothicaires de renom afin de nous aider à lutter contre la peste.

— Mein Herr, dit Dietrich, leur gouvernail… (Ne trouvant pas la force de poursuivre, il se contenta de dire :) Je leur souhaite moi aussi un bon vent et une mer clémente.

Ils enfourchèrent les chevaux du Herr et longèrent des champs dorés pour gagner la clairière où se trouvait le navire. Dietrich leur suggéra de laisser leurs montures dans la charbonnière et de poursuivre à pied, de crainte que la proximité des Krenken ne les pousse à la panique. Il vit que Max portait à son ceinturon un étui où était niché un petit pot-de-fer.

— Vous en avez enfin dégoté un, je vois.

Le sergent sourit et dégaina l’engin.

— Max-le-Sauteur m’en a fait cadeau avant de partir.

— Que ferez-vous une fois à court de balles ?

Max haussa les épaules.

— Je saurai m’en passer. Ils nous ont appris à confectionner de la poudre noire sans danger, et cela me suffit. Pour fabriquer des balles adéquates, il faudrait que nous maîtrisions des arts qui nous sont encore inconnus. Les cailloux de nos frondes sont trop mal dégrossis. Mais c’est un engin d’une fabrication fort ingénieuse, et je le conserverai pour sa seule beauté, ainsi que comme souvenir de cette année étrange entre toutes.

— Hier soir, Joachim a supplié Bergère et les autres de rester.

Max inclina la tête sur le côté.

— Il les hait donc à ce point ? Ce serait pour eux une mort certaine.

— Il pense que notre grand œuvre était d’amener ces créatures au Christ et que c’est cela seul qui nous a préservés de la peste. Si les Krenken s’en vont sans avoir été baptisés, affirme-t-il, la peste se déchaînera sur nous.

Max éclata de rire.

— Il persiste à les traiter de démons ? J’ai trop souvent aidé à porter leurs cadavres pour croire une telle chose.

Hilde les rejoignit au pied de la crête. Elle tendit à Dietrich le paquet contenant ses habits sacerdotaux. C’était Max qui portait le goupillon et le seau d’eau bénite.

— Je serai ravie quand ils seront partis et que tout rentrera dans l’ordre, déclara la bonne femme.

Dietrich prit ses compagnons par la main.

— Vos invités vous ont-ils dit quoi que ce soit à propos de ce voyage ? Bergère ? Augustus ? Un autre ?

— Pourquoi ? demanda Max. Que se passe-t-il ?

Dietrich les libéra.

— J’ignore s’il s’agit d’un terrible péché ou d’un prodigieux acte d’espoir. Venez.

Cela dit, il les conduisit sur la crête, puis au fond du vallon où les Krenken, figés dans diverses attitudes, se préparaient à embarquer. Leur nombre s’était fortement réduit et la plupart d’entre eux étaient fort affaiblis, présentant des tavelures en abondance. Quelques-uns devaient être soutenus par leurs camarades, voire transportés sur une civière. Tous faisaient silence.

Le baron de Grosswald avait disposé sur une table des machines ingénieuses qui traduiraient les paroles de Dietrich.

— Faites vite, de crainte que notre résolution ne vacille, dit-il sur un canal privé.

Dietrich hocha la tête en signe d’assentiment et enfila les habits pourpres appropriés à la messe des pèlerins et des voyageurs. Il ne comptait pas célébrer celle-ci, bien entendu, mais les prières qui lui étaient associées convenaient à merveille aux circonstances.

Il se signa.

In nómine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti…

Quelques Krenken l’imitèrent. Le vent se mit à fouetter les arbres, les faisant ployer et tordant leurs branches.

Rédime me, Dómine, supplia-t-il au nom de ses hôtes. Pardonne-moi, ô Seigneur, et prends pitié de moi : car mon pied s’est posé sur le droit chemin. Juge-nous, ô Seigneur, car nous avons voyagé dans l’innocence. Même si nous marchions dans un ravin d’ombre et de mort, nous ne craignons rien car Tu es avec nous.

« Dirige nos pas conformément à Ta parole ; et ne laisse nulle iniquité dominer nos actes. Dieu nous a confiés aux soins de Ses anges, qui veillent sur nous et nous gardent sur Son chemin. Entre leurs mains ils nous porteront, de crainte que nous ne nous blessions aux pierres de la route.

« Perfectionne, ô Seigneur, nos allées et venues, afin que nos pas ne s’écartent pas du droit chemin. Tends vers moi Ton oreille pour entendre mes mots. Accorde-moi Ta prodigieuse pitié.

Ouvrant les bras en grand, il s’écria :

— Accorde Ta grâce à ces pèlerins afin qu’elle guide leurs pas, et qu’elle les suive et les accompagne sur leur route, afin que par la protection de Ta miséricorde, nous nous réjouissions de les savoir en bonne voie et en sécurité.

Dietrich fit le tour du navire pour l’asperger d’eau bénite, assisté par Max qui portait toujours le seau, puis fit le signe de croix au-dessus des Krenken rassemblés et leur dit :

— Que Dieu vous accompagne.

Toujours silencieux, les pèlerins embarquèrent à bord de leur navire. Au passage, certains d’entre eux le saluèrent d’une courbette ou d’une génuflexion, mais il estima que c’était par pure courtoisie.

— Adieu, mes Krenken, leur disait-il. Que Dieu soit avec vous.

L’un d’eux lui répondit sur le canal privé :

— Je transmettrai chez moi votre message de charitas.

Dietrich lui adressa une bénédiction spéciale, sans parvenir cependant à l’identifier.

— Que cherchez-vous ? lui demanda Max.

— Un visage.

Mais, étrangement, et bien qu’il eût appris au fil de ses rencontres à distinguer les individus les uns des autres, les Krenken lui semblaient se fondre dans une masse indistincte à présent qu’ils marchaient en rangs. On eût dit qu’au moment de quitter ce monde, ils se réduisaient de nouveau à des entités anonymes.

Peut-être que Jean et les autres étaient déjà à bord, là où les appelait leur devoir.

Quelques Krenken hésitèrent devant l’échelle de coupée, et certains firent mine de se retourner. Les acolytes de Grosswald les firent avancer à grand renfort de coups et de bousculades. Parmi eux se trouvait Friedrich, qui s’était rangé aux côtés de Jean et de Gottfried lorsque ceux-ci avaient défié Grosswald. Il se pétrifia en voyant les yeux de Dietrich s’arrêter sur lui, puis dépassa les autres pèlerins pour embarquer plus vite.

Bientôt, il ne resta plus que Bergère et Grosswald. Le capitaine semblait sur le point de prendre la parole, mais il se contenta de sourire à la mode krenk.

— Peut-être que la magie fonctionne, dit-il finalement.

Bergère fut la dernière à monter. Elle fit halte à mi-hauteur de l’échelle et contempla la clairière.

— Étrange monde, étranges gens, dit-elle. Aimables mais assassins. Il est de pires grèves où s’échouer, mais il n’en est pas de plus cruelles.

Elle fit mine de s’en aller, mais Dietrich lui tendit les trois harnais crâniens.

— Nous n’en aurons plus besoin, dit-il, bien que Bergère ne fut plus désormais en mesure de le comprendre.

Mais elle se contenta d’effleurer les mikrofoneh du bout du doigt et rendit les appareils à Dietrich, y ajoutant celui dont elle était coiffée. Parvenue près de l’écoutille, elle émit un ultime craquètement que personne ne pouvait plus traduire, puis elle entra, l’écoutille se referma et l’échelle disparut dans sa niche.


Dietrich, curieux de voir de quelle façon le navire allait appareiller, avait l’intention d’assister à son départ jusqu’au bout. À en croire Jean, il allait se déplacer sur un coussin de magnétisme dans une direction « à l’intérieur de toutes les directions ». Dietrich, qui avait lu à Paris l’Epistola de magnete de Pierre de Maricourt, se rappelait que les aimants avaient deux pôles qui se repoussaient l’un l’autre, de sorte que les propos de Jean étaient admissibles par la philosophie naturelle. Mais que voulait-il dire en affirmant que ces « directions intérieures » s’éloignaient quel que soit l’endroit où l’on se trouvait ? Maricourt – que Bacon appelait « Maître Pierre » – écrivait aussi qu’un enquêteur « faisant preuve de diligence dans l’usage de ses mains […] aura tôt fait de corriger une erreur que sa seule connaissance des mathématiques et de la philosophie naturelle ne lui aurait jamais permis de déceler ». Par conséquent, Dietrich était bien décidé à voir s’éloigner le navire krenk et, en plaçant les trois observateurs dont il disposait en trois points distincts, à vérifier qu’il s’éloignerait dans toutes les directions à la fois.

Mais après qu’il eut expliqué son experientia à Max et à Hilde et que ceux-ci se furent dirigés vers leurs positions respectives, plusieurs Krenken leur sautèrent dessus et, les enserrant dans leurs longs bras rugueux, les emportèrent de l’autre côté de la crête.


Les Krenken les plaquèrent au sol pour les immobiliser. Max criait et se débattait, tentant en vain de dégainer son pot-de-fer. Hilde hurlait. Dietrich sentait son cœur lui marteler les côtes, comme un oiseau en cage. Le Krenk qui l’emprisonnait faisait craqueter ses lèvres latérales, mais il ne pouvait le comprendre sans l’aide du harnais crânien. Hilde passa des hurlements aux sanglots étouffés.

— Jean ? fit Dietrich, car le Krenk qui le maîtrisait portait des chausses de cuir et une blouse en toile grossière trop grande pour lui.

Il venait d’écarter les mandibules, soit pour lui répondre, soit pour lui trancher la gorge, lorsqu’un vent violent agita le feuillage des bouleaux et des épicéas. On entendit craquer des branches, on vit des oiseaux s’enfuir à tire-d’aile. On vit des cerfs détaler dans les fourrés. Une étrange tension s’empara de Dietrich, qui retint son souffle et attendit. Il aurait cru revivre le matin de l’arrivée des Krenken, hormis que le phénomène était moins intense.

Un flot de terreur et d’angoisse le parcourut, tel le courant du bief déferlant sur la roue du moulin. Le vent se mit à ululer, la foudre à frapper ainsi que des carreaux d’arbalète, fracassant les arbres et embrasant leurs branches. Le tonnerre résonna sur le Katharinaberg, produisant des échos qui semblaient s’amonceler avant de disparaître.

La brève tempête s’acheva. Les arbres frémirent un instant, puis se redressèrent. Les Krenken qui avaient immobilisé Dietrich et ses compagnons se relevèrent et restèrent un moment pétrifiés tandis que leurs antennes se pointaient dans toutes les directions. Dietrich huma l’air et y détecta une odeur métallique et vaguement écœurante. Les Krenken tournèrent lentement la tête et Dietrich comprit qu’ils s’examinaient les uns les autres. Jean émit un cliquetis et Gottfried émergea de sa cachette sous les arbres, porteur de coffres et d’équipements divers, et monta au sommet de la crête.

Une fois parvenu à destination, il émit un flot de craquètements, et ses congénères lâchèrent Dietrich, Max et Hilde pour le rejoindre d’un bond, suivis par quatre autres Krenken qui attendaient sous les arbres ; dès qu’ils furent réunis, ils échangèrent une série de cliquetis et de caresses à la mode krenk.

Dietrich et Max se relevèrent, imités par Hilde quelques instants plus tard. Tous trois rejoignirent les huit Krenken.

La clairière en contrebas était vide.

Il ne restait du grand navire que de nombreuses souches d’arbre, des chablis épars et une grande quantité de détritus abandonnés ou oubliés dans la précipitation du départ. Un par un, les Krenken descendirent d’un bond, s’immobilisant ensuite dans un silence absolu.

L’un d’eux se pencha pour ramasser un objet, qu’il semblait manipuler avec indifférence, mais Dietrich, qui l’observait avec attention, vit qu’il le soumettait en fait à un examen approfondi, car il l’inclina dans un sens, puis dans un autre, comme le faisaient les Krenken cherchant à tirer le maximum de leurs étranges organes visuels.

— Cet objet, dit Hilde. (Max et Dietrich se tournèrent vers elle.) Je l’ai souvent vu dans les mains de leurs enfants. C’est une sorte de jouet.

Dans la clairière, les Krenken se mettaient en position accroupie, les genoux au-dessus de la tête.

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