XI Novembre 1348 La kermesse

Les Krenken marchaient sur le village.

Cette annonce laissa Dietrich proprement estomaqué. Il dut se cramponner aux rênes d’Eugen pour ne pas tomber. Ils voulaient s’emparer du village. Vu leur tempérament colérique, c’était la seule explication. Mais pourquoi agir ainsi après être restés cachés plusieurs mois durant ? Il leva les yeux vers le junker, dont le visage livide avait la couleur de la neige. Ce garçon savait.

— Le Herr a dépêché des hommes d’élite pour les arrêter, j’espère.

Eugen déglutit.

— Ils ont reçu des ordres. Ils tiendront.

Dieu envoya à Dietrich une vision des événements à venir. Il les vit se dérouler avec une terrifiante clarté, comme s’ils étaient déjà chose faite – déjà factum est. Un bataillon d’étranges créatures décime les villageois à coups de pots-de-fer et de pâte à tonnerre. Les hommes s’effondrent, criblés de projectiles ou réduits en charpie. Les Krenken fondent sur eux depuis les airs.

Les gens d’armes poussent des cris de terreur. Mais ce sont des hommes qui rendent coup pour coup. Les Krenken disposent certes d’un armement magique, mais ils sont vulnérables au fil de l’épée. Et une fois que ces hommes terrorisés en prennent conscience, ils se précipitent sur eux, animés d’une fureur meurtrière que la peur ne fait qu’exacerber ; et les voilà qui frappent d’estoc et de taille les créatures qu’il a baptisées Jean, Gschert et Kratzer.

Quelque tournure que prît le combat, les pertes seraient trop lourdes pour que l’issue en demeure indécise. Il n’y aurait pas de quartier. Il n’y aurait pas de survivants, ni chez les hommes, ni chez les Krenken.

Mais si ces derniers n’étaient que des bêtes douées de la parole, quelle importance ? L’homme tue sans broncher le fauve qui l’attaque, et cela met un terme à sa terreur.

Et cependant…

Jean avait bravé les flèches des sentinelles et les oubliettes de Gschert pour arracher Dietrich au Burg Falkenstein. Quelles que fussent ses froides motivations de Krenk, il méritait mieux qu’un coup d’épée en guise de récompense. On ne tue pas un chien qui vous a sauvé la vie, même s’il aboie trop fort ?

Soudain, Dietrich vit le monde avec les yeux d’un Krenk – d’un être perdu loin de chez lui, parmi des étrangers capables de comploter la mort de leurs seigneurs et dont les actes bestiaux lui demeuraient incompréhensibles. Aux yeux de Jean, la bête douée de la parole, c’était Dietrich.

Il s’empara de la rêne que tenait Eugen.

Vite ! Allez voir Manfred. Dites-lui : « Ce sont vos vassaux. » Il comprendra. Je le retrouve sur le pont du bief. Allez !

Les villageois parlaient tous à la fois. Certains avaient compris que les lépreux arrivaient, et Volkmar affirma qu’ils allaient transmettre leur maladie à tout le village. Oliver se déclara prêt à les repousser, à lui tout seul si nécessaire. Theresia rétorqua qu’il convenait de les accueillir et de les soigner. Hildegarde Müller, la seule parmi eux à savoir ce qui arrivait de la route du Bärental, restait figée, une main plaquée sur la bouche.

Dietrich se rua dans l’église, où il attrapa un crucifix et un goupillon, puis appela Jean grâce au harnais crânien.

— Faites demi-tour pendant qu’il est encore temps, supplia-t-il tout en se drapant dans une étole. Que voulez-vous ?

— Échapper à ce froid mortel, répondit le Krenk. Les… foyers de notre navire ne brûleront pas tant que nous n’aurons pas réparé les… les ligaments du feu.

Les Krenken auraient mieux fait de passer l’été à se construire des cottages douillets plutôt que de collecter des fleurs et des papillons. Mais il était vain de songer aux réprimandes.

— Max et ses hommes sont prêts à vous repousser.

— Ils fuiront devant nous. Gschert a cette phrase dans sa tête. Nos armes et notre forme les feront fuir, et nous nous emparerons de vos foyers pour nous protéger du froid.

Dietrich songea aux monstres et aux gargouilles qui ornaient les murs de Sainte-Catherine.

— Peut-être leur ferez-vous peur, mais ils ne reculeront pas. Vous allez tous périr.

— Alors, nous cesserons de nourrir le froid.

Dietrich dévalait déjà la colline de l’église, une cape sur les épaules.

— Peut-être y a-t-il une autre solution. Dites à Gschert de brandir un drapeau blanc au-dessus de vos têtes, et présentez tous vos mains nues à Max quand il arrivera devant vous. Je vous retrouve sur le pont de bois.


Et c’est ainsi qu’une quarantaine de Krenken tremblants de froid – emmitouflés dans les guenilles qu’ils avaient pu rassembler et escortés par Max et ses hommes d’armes éberlués – s’approchèrent du seigneur du Hochwald. Herr Gschert, vêtu de ses plus beaux atours, des chausses et une écharpe rouges, et une tunique jaune bien trop légère, s’avança et, conformément aux instructions de Dietrich, mit un genou à terre et tendit devant lui ses mains agitées de frissons. Après un temps d’hésitation, Manfred les enveloppa dans la sienne et annonça à tous ceux qui avaient eu le courage de s’approcher :

— Cet… homme… est désormais notre vassal, et nous lui confions le fief de Grosswald, charge à lui de produire pour notre compte du charbon et de la poudre pour nos pots-de-fer, et d’enseigner à nos gens les arts de sa terre lointaine. En retour, nous lui accordons, à lui et à son peuple, le gîte et le couvert, la mise et la chaleur, et la protection de notre bras droit.

Ce disant, il tira son épée du fourreau et la brandit telle une croix, le pommeau tourné vers le ciel.

— Nous le jurons devant Dieu et devant la familia de Hof Hochwald.

Puis Dietrich bénit l’assemblée et l’aspergea avec son goupillon au manche d’or. Les villageois qu’il toucha firent le signe de croix, sans cesser de fixer les monstres avec des yeux écarquillés. Quelques Krenken remarquèrent leur geste et l’imitèrent – ce qui leur valut des murmures approbateurs. Dietrich remercia Dieu de leur avoir inspiré ce réflexe mimétique.

Il tendit son crucifix à Johann von Sterne.

— Conduisez-nous lentement vers l’église, lui dit-il, en adoptant un pas mesuré.

La procession traversa alors le village en direction de la colline de l’église. Dietrich suivait la croix, Manfred et Gschert le suivaient.

— Que le Seigneur nous assiste, lui murmura le Herr.

Le cœur humain est rassuré par le cérémonial. Le discours de Manfred, l’humilité de Gschert, la bénédiction de Dietrich, la marche de la procession – tout cela apaisa l’angoisse qui nouait les cœurs, si bien que la plupart des villageois se contentèrent de rester bouche bée devant les nouveaux venus. Il s’en trouva bien quelques-uns pour empoigner la garde de leur épée ou le manche de leur couteau, ou bien pour tomber à genoux dans la neige, mais aucun d’eux n’osa contester la décision de leur seigneur et de leur pasteur. Quelques-uns poussèrent des cris perçants, d’autres firent mine de s’enfuir dans la neige. On claqua des portes. On tira des verrous.

La plupart auraient fui si cela avait été possible, se dit Dietrich, qui pria pour une neige persistante. Il faut bloquer les routes, fermer les sentiers, contenir ce monstrueux avènement dans le Hochwald !

Lorsque les Krenken découvrirent la « cathédrale de bois », ils se mirent à grésiller, à agiter les bras et à capturer les gravures au moyen de leurs appareils fotografik. La procession s’immobilisa devant les portes.

— Ils ont peur d’entrer ! cria un villageois.

— Démons ! enchaîna un autre.

Manfred se retourna, une main sur l’épée.

— Faites-les entrer, vite ! ordonna-t-il à Dietrich.

Tandis que le pasteur poussait les Krenken vers le vestibule, il dit à Jean :

— Quand ils verront une lampe rouge, ils doivent s’agenouiller devant elle. Est-ce qu’ils l’ont bien compris ? Expliquez-le-leur.

Le stratagème se révéla efficace. Les villageois se calmèrent en voyant que les créatures entraient dans l’édifice et rendaient hommage à la présence divine. Dietrich s’autorisa à se détendre d’un rien.

Jean se tenait près de lui, la croix à la main.

— Je leur ai expliqué, dit-il dans le mikrofoneh. Lorsque votre seigneur-du-ciel reviendra, peut-être serons-nous sauvés. Savez-vous quand viendra son retour ?

— J’en ignore le jour comme l’heure.

— Puisse-t-il revenir bientôt, dit Jean. Puisse-t-il revenir bientôt.

Surpris par sa ferveur, Dietrich ne put qu’acquiescer.


Lorsque villageois et Krenken se furent entassés dans l’église, Dietrich monta en chaire et relata tout ce qui s’était produit depuis le jour de la Saint-Sixte. Il décrivit les malheurs des étrangers dans les termes les plus poignants et demanda aux enfants krenken de se présenter devant la congrégation accompagnés de leurs mères. Hildegarde Müller et Max Schweitzer témoignèrent des blessures et des décès qui avaient affligé ces êtres et décrivirent la façon dont ils plaçaient leurs défunts dans des cryptes aménagées à bord de leur navire.

— Quand je les ai aspergés d’eau bénite sur le pont, conclut Dietrich, ils n’ont manifesté aucune gêne. Par conséquent, ils ne peuvent être des démons.

Les Hochwalders s’agitèrent et échangèrent des regards incertains. Puis Gregor demanda :

— Est-ce que ce sont des Turcs ?

Dietrich faillit éclater de rire.

— Non, Gregor. Ils viennent d’une contrée bien plus lointaine.

Joachim s’avança au premier rang.

— Non ! s’écria-t-il, veillant à ce que tous l’entendent. Ce sont bel et bien des démons. Un simple regard suffit pour le constater. Leur venue est pour nous une grande épreuve… et de la façon dont nous la surmonterons dépend peut-être le salut de notre âme !

Dietrich empoigna le rebord du lutrin et Manfred, qui occupait la place réservée d’ordinaire au célébrant, gronda :

— J’ai fait de ce seigneur krenk mon vassal. Souhaitez-vous contester cet acte ?

Mais, si Joachim entendit ces mots, il n’en laissa rien paraître ; se tournant vers la familia rassemblée, il reprit :

— Souvenez-vous de Job et de la façon dont le Seigneur éprouva sa foi, en envoyant des démons le tourmenter ! Souvenez-vous que Dieu Lui-même S’est fait chair pour S’infliger toutes les souffrances de l’homme – jusques et y compris la mort ! Pourquoi n’affligerait-Il pas des démons, Lui qui a affligé Job et même Son fils ? Oserons-nous restreindre Dieu au nécessaire et affirmer qu’il ne peut accomplir telle ou telle œuvre ? Non ! Dieu a voulu que ces démons souffrent les afflictions de la chair. (Il baissa d’un ton.) Mais pourquoi ? pourquoi ? demanda-t-il, comme s’il réfléchissait à haute voix, de sorte que l’assemblée fit silence pour mieux l’entendre. Il ne fait rien qui n’ait un but, même si Son but nous demeure caché. Il S’est fait chair pour nous sauver du péché. Il a fait de ces démons des êtres de chair pour les sauver du péché. Si les anges peuvent choir, alors les démons peuvent s’élever. Et c’est nous qui serons l’instrument de leur salut ! Voyez comme ils ont souffert de par la volonté de Dieu… Et prenez-les en pitié !

Dietrich, qui retenait son souffle, laissa échapper un soupir de stupéfaction. Manfred lâcha la garde de son épée.

— Montrez à ces êtres ce qu’est un vrai chrétien, poursuivit Joachim. Accueillez-les dans vos foyers, car ils ont froid. Donnez-leur du pain, car ils ont faim. Réconfortez-les, car ils sont loin de chez eux. Ainsi inspirés par notre exemple, ils se repentiront et seront sauvés. Rappelez-vous la question des justes : Seigneur, quand nous est-il arrivé de Te voir affamé ? De Te recueillir nu ? Quand ? Quand Tu étais notre prochain[10]. Et qui est notre prochain ? Quiconque croise notre route ! (Il pointa du doigt la masse des Krenken rassemblés dans la nef.) Prisonniers de la chair, ils ne peuvent plus user de pouvoirs démoniaques. Le Christ est tout-puissant. La bonté du Christ est toute-puissante. Elle triomphe de tout ce qui est bas, méchant et maléfique, elle triomphe d’un Mal aussi ancien que Lucifer. Nous allons maintenant faire en sorte qu’elle triomphe même de l’enfer !

La congrégation hoqueta comme un seul homme, et Dietrich lui-même sentit un frisson le parcourir. Joachim poursuivit son prêche, mais le pasteur cessa de l’écouter. Il observa les Hochwalders désormais captivés, écouta Jean et quelques autres répéter à leurs congénères les traductions des têtes parlantes. Dietrich s’interrogeait encore sur la logique et l’orthodoxie du moine, mais l’efficacité de son discours ne faisait aucun doute.

Lorsque Joachim cessa de parler – mais peut-être ne faisait-il que marquer une pause –, Manfred se leva et annonça, pour le bénéfice de ceux qui n’avaient pas assisté au serment du pont, que le chef des Krenken était désormais baron de Grosswald et qu’il serait l’hôte du Hof, ainsi que ses ministériels ; les autres étrangers seraient hébergés au village, conformément à une répartition effectuée par le conseil seigneurial.

Cette proclamation causa un certain malaise, jusqu’à ce que Klaus s’avance d’un pas et, les poings sur les hanches, invite le maire des pèlerins à loger sous son toit. Voilà qui surprit fort Dietrich, mais, comme son épouse avait soigné les étrangers blessés, sans doute ne souhaitait-il pas être en reste. Plusieurs villageois l’imitèrent, d’autres marmonnèrent leur refus.

Manfred pria les Krenken de maîtriser leur tempérament colérique.

— Je sais que votre code d’honneur s’accompagne de châtiments corporels appliqués sans délai. Très bien. Autres terres, autres mœurs. Mais vous ne devez pas traiter mes gens de cette manière. C’est à moi seul qu’il appartient d’administrer la justice, et enfreindre cette règle serait une atteinte à mon honneur. Si l’un de vous viole les lois et les coutumes de cette seigneurie, il devra en répondre devant ma cour le printemps prochain. Sinon, le baron de Grosswald administrera la basse justice au sein de votre communauté, conformément à vos us. Par ailleurs, je souhaiterais que vous nous fournissiez des harnais crâniens pour nos hérauts, afin que ceux-ci soient en mesure de nous traduire vos propos lorsque nous aurons besoin de conférer ensemble.

Dans le silence qui suivit cette annonce, Joachim entonna un chant, d’une voix douce qui prit de plus en plus de force, levant le menton et projetant ses mots vers les poutres et les chevrons, comme transporté par un feu intérieur. Dietrich reconnut l’hymne qu’il avait choisi, Christus factus est pro nobis, et, au couplet suivant, joignit sa voix à la sienne, en duplum, le faisant hésiter un instant. Puis Dietrich se cala sur le registre de la vox organalis, Joachim assurant toujours la vox principalis, et leur polyphonie se déploya avec majesté, Dietrich tenant parfois une seule note pendant que Joachim en chantait douze. Le pasteur s’aperçut que les Krenken avaient cessé de grésiller pour devenir aussi immobiles que les statues dans leurs niches. Nombre d’entre eux brandissaient leur mikrofoneh pour capter la mélodie.

Puis leurs deux voix se mirent à l’unisson en atteignant le fa par quoi s’achevait le cinquième mode, et le silence régna un moment dans l’église, jusqu’à ce que Gregor lance un « Amen ! » retentissant qui fut repris par l’assistance. Dietrich bénit ses ouailles et leur dit :

— Que Dieu assiste notre entreprise et soutienne notre résolution. Nous l’en implorons par Jésus-Christ, Notre-Seigneur, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen.

Il ajouta une prière muette afin que cette concorde miraculeuse, fruit du sermon inattendu de Joachim, ne se dissipe pas sous l’effet de la réflexion.


Plus tard, lorsqu’il amena Jean et Kratzer au presbytère, il vit que Joachim avait allumé du feu dans la grande salle et l’attisait avec un tisonnier de fer. Poussant des exclamations que la tête parlante était incapable de traduire, les deux Krenken se ruèrent près des flammes. Joachim recula d’un pas et les fixa sans lâcher son tisonnier.

— Je suppose que ce sont nos hôtes, dit-il.

— Celui qui est vêtu de cette étrange fourrure s’appelle Kratzer, parce que, le jour où je l’ai rencontré, il a frotté ses bras l’un contre l’autre afin de produire un raclement.

— Et vous avez donné à leur seigneur le nom de Gschert, enchaîna Joachim avec un petit sourire. Sait-il que ce mot signifie « malotru » ? Qui est l’autre ? J’ai déjà vu des vêtements comme les siens, sous le plafond de l’église lors de la feriœ messis.

— Vous l’avez aperçu… et vous n’avez rien dit ?

Joachim haussa les épaules.

— J’avais jeûné. Ce pouvait être une vision.

— Son nom est Johann von Sterne. C’est un serviteur qui s’occupe de la tête parlante.

— Un serviteur, mais vous lui donnez du « von ». Jamais je ne vous aurais cru capable d’humour, Dietrich. Pourquoi porte-t-il des culottes courtes et un pourpoint alors que l’autre est emmitouflé dans ses fourrures ?

— Leur contrée est plus chaude que la nôtre. Ils gardent bras et jambes nus parce que leur langage emploie des sons produits lorsqu’ils se frottent les membres. Comme leur navire voguait vers des terres également chaudes, ni les pèlerins ni les membres d’équipage n’avaient emporté de vêtements chauds. Seuls Kratzer et les siens l’avaient fait, comptant par la suite explorer des terres inconnues.

Joachim frotta le tisonnier contre la cheminée afin d’en ôter les cendres.

— Il partagera ses fourrures avec son prochain, alors, dit-il en remettant le tisonnier en place.

— Jamais il n’en aurait l’idée, répondit Jean le Krenk, qui ajouta au bout d’un temps : Ni moi non plus.


Dietrich et Joachim allèrent préparer des lits pour leurs hôtes, qui logeraient dans l’annexe abritant la cuisine, où la grande cheminée leur fournirait toute la chaleur nécessaire. Comme ils foulaient la neige pour passer d’un bâtiment à l’autre, Joachim déclara :

— Vous avez fort bien chanté tout à l’heure. L’organum purum est difficile à maîtriser.

— J’ai étudié la méthode d’Arezzo à Paris.

Pour ce faire, il avait dû mémoriser l’hymne Ut queant laxis, dont la première syllabe de chaque vers correspondait aux notes de l’hexacorde : ut, ré, mi, fa, sol, la.

— Vous chantez comme un moine, reprit Joachim. Je me suis demandé si vous n’étiez pas tonsuré.

Dietrich se frotta le crâne.

— Hélas, l’absence de mes cheveux doit tout à la nature.

Joachim s’esclaffa, puis posa une main sur le bras de Dietrich.

— N’ayez pas peur. Nous réussirons. Nous sauverons ces démons au nom du Christ.

— Ce ne sont pas des démons. Vous finirez par le comprendre, comme je l’ai fait.

— Non, ils sont imprégnés de mal. Le philosophe refuse de partager ses fourrures avec son serviteur. Un philosophe a toujours des raisons logiques pour éviter de faire le bien – des raisons que lui dicte son amour des biens matériels. Un homme possédant peu est prêt à partager ; mais un homme possédant beaucoup s’accroche à ses biens jusqu’à la mort. Cet appareil… (Joachim effleura le cordon du harnais crânien que portait Dietrich.) Expliquez-moi son fonctionnement.

Dietrich ne put que lui répéter ce qu’on lui avait dit, à savoir qu’une onde insensible coulait dans l’air, pour être « captée » par des accessoires qu’il avait baptisés antennes. Mais Joachim éclata de rire.

— Combien de fois vous ai-je entendu dire qu’il ne faut pas imaginer de nouvelles entités pour expliquer une chose lorsque des entités connues y suffisent. Mais vous acceptez l’existence de cette onde insensible dans l’air. Il est bien plus simple de supposer que cet appareil est de nature démoniaque.

— En ce cas, il ne m’a causé aucun mal.

— Les arts diaboliques ne peuvent blesser un bon chrétien, ce qui plaide en votre faveur. Je craignais pour vous, Dietrich. Votre foi est froide comme la neige et ne procure aucune chaleur. La vraie foi est un feu qui donne la vie…

— Si vous entendez par là que je devrais me mettre à hurler et à gémir…

— Non. Vous parlez – et bien que vos mots soient toujours justes, ce ne sont pas toujours les mots justes. Il n’y a nulle joie en vous, rien qu’un chagrin longtemps occulté.

Dietrich, fort déconfit, se contenta de dire :

— Nous sommes arrivés à la grange à dîme. Allez chercher de la paille pour les lits.

Joachim hésita.

— Je pensais que vous alliez dans les bois pour forniquer avec Hildegarde. Je pensais que cette léproserie n’était qu’une ruse. En croyant cela, je vous ai méjugé – et je vous en demande pardon.

— C’était une hypothèse raisonnable.

— Qu’est-ce que la raison vient faire ici ? Ce n’est pas la raison qui pousse un homme dans le lit d’une souillon. (Il se fendit d’un rictus et fronça ses sourcils broussailleux.) Cette femme est une catin, une tentatrice. Si vous n’êtes pas allé dans les bois pour la retrouver, il ne fait aucun doute qu’elle y est allée pour vous retrouver.

— Gardez-vous de la méjuger à son tour.

— Je ne suis pas un philosophe et je ne mâche pas mes mots. Si nous devons affronter un ennemi, autant le nommer sans broncher. Les hommes comme vous représentent un défi pour les femmes comme elle.

— Les hommes comme moi… ?

— Les célibataires. Les grappes les plus tentantes sont celles qui sont hors de notre portée. Nous ne les en désirons que davantage. Dietrich, vous ne m’avez toujours pas accordé votre pardon.

— Mais je vais le faire. En appliquant le précepte du Notre Père. Je vous pardonne votre offense comme vous lui pardonnez la sienne.

La surprise se peignit sur les traits du moine.

— Quelle offense ai-je à lui pardonner ?

— Celle d’avoir de tels appas que vous en rêvez la nuit.

Joachim blêmit et serra les mâchoires. Puis il s’abîma dans la contemplation de la neige.

— Oui, j’y pense souvent, et je pense à mes mains posées sur cette chair. Je ne suis qu’un misérable pécheur.

— Comme nous tous. Et c’est pourquoi nous méritons l’amour plutôt que la condamnation. Lequel d’entre nous est digne de jeter la première pierre ? Abstenons-nous à tout le moins de blâmer notre prochain de nos propres faiblesses.


En entrant dans la cuisine, Dietrich découvrit Theresia blottie dans un coin, entre le mur et la cheminée.

— Mon père ! s’écria-t-elle. Faites-les partir !

— Qu’est-ce qui vous trouble ?

Il s’approcha d’elle, mais elle refusa de sortir de son alcôve.

— Non, non, non ! Ce sont des êtres maléfiques ! Ils sont venus nous attraper, mon père, ils veulent nous emporter dans les profondeurs de l’enfer. Comment avez-vous pu les laisser entrer ? Oh ! les flammes ! Ma mère ! Mon père, faites-les partir !

Loin de percevoir Dietrich, ses yeux étaient rivés à une tout autre vision.

Cela faisait des années qu’il ne l’avait pas vue ainsi affligée.

— Theresia, ces Krenken ne sont autres que les pèlerins de la forêt.

Elle s’accrocha à la manche de sa soutane.

— Ne voyez-vous donc pas leur hideur ? Ont-ils jeté un charme sur vos yeux ?

— Ce ne sont que de pauvres créatures de chair et de sang, comme nous.

Le moine apparut sur le seuil, un boisseau de paille en équilibre sur son épaule. Il le laissa choir et se précipita vers l’alcôve pour s’agenouiller devant Theresia.

— Les Krenken la terrifient, lui dit Dietrich.

Joachim tendit les mains vers elle.

— Allons, je vais vous accompagner à votre cottage. Il n’y a là-bas rien qui puisse vous effrayer.

— Elle ne devrait pas avoir peur d’eux, dit Dietrich.

Joachim se tourna vivement vers lui.

— Au nom du Christ, Dietrich ! Commencez par réconforter votre prochain avant de vous lancer dans la dialectique ! Aidez-moi à la sortir de ce recoin.

— Vous êtes un joli garçon, frère Joachim, lui dit Theresia. Lui aussi était joli garçon. Il est venu avec les démons porteurs de feu, mais il s’est mis à pleurer et il m’a emportée pour me sauver.

Elle avait fait deux pas vers la porte, soutenue par Dietrich et Joachim, lorsqu’elle poussa un cri perçant. Jean et Kratzer venaient d’apparaître sur le seuil.

— Je souhaite observer cette femme, déclara Kratzer via la tête parlante. Pourquoi certains de vos gens réagissent-ils ainsi à notre présence ?

— Elle n’est ni un scarabée, ni une feuille morte, pour être étudiée et classée en fonction de son genre et de son espèce, lança Dietrich. La peur a éveillé en elle de vieux souvenirs.

Joachim passa un bras autour des épaules de la jeune guérisseuse, s’interposant entre elle et les Krenken, et l’escorta jusqu’à la porte.

— Faites-les partir ! le supplia-t-elle.

Jean fit cliqueter ses lèvres cornues et dit :

— Votre vœu sera exaucé.

Il ne pria pas Dietrich de traduire sa remarque à la jeune fille, et le prêtre ne put s’empêcher de se demander s’il ne s’agissait pas d’une simple exclamation, qui n’était pas destinée à être entendue.


Ce soir-là, Dietrich se rendit dans la forêt de Kleinwald pour couper des branches de pin, avec lesquelles il confectionna une couronne de l’Avent pour le dimanche suivant. Lorsqu’il alla ensuite jeter un coup d’œil dans la cuisine, il vit que Joachim avait recouvert de son édredon le corps frissonnant de Johann von Sterne.

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