V Août 1348 Fête de saint Joachim

Seppl Bauer livra la dîme du village le jour de l’Assomption : deux douzaines d’oies, grandes ou petites, blanches, marron foncé ou mouchetées, l’œil curieux et sans cesse à cacarder, avançant du pas pressé et arrogant caractéristique de ce palmipède. Ulrike, que son long cou et son menton fuyant faisaient un peu ressembler à une oie, courut devant les bêtes pour leur ouvrir la porte de la cour, où elles s’engouffrèrent encouragées par Otto, le chien préposé à leur surveillance.

— Vingt-cinq oiseaux, annonça Seppl tandis qu’Ulrike refermait le portail. Franz Ambach en a ajouté un pour vous rendre grâce d’avoir payé la rançon de sa vache au Herr.

— Remerciez-le de ma part, dit Dietrich avec gravité, et remerciez aussi les autres de leur générosité.

Le montant de la dîme était fixé par la coutume et elle seule, mais Dietrich l’accueillait toujours comme il l’aurait fait d’un don. Bien qu’il pratiquât assidûment le jardinage et possédât une vache laitière qu’il avait confiée aux bons soins de Theresia, les devoirs de sa charge l’empêchaient de produire sa propre nourriture ; si bien que les villageois le nourrissaient avec une partie des fruits de leur labeur. Le reste de son bénéfice provenait de l’archidiacre Willi, à Fribourg, et de Herr Manfred, dont il dépendait en grande partie. Il pécha un pfennig dans sa bourse et le posa dans la main de Seppl. Cela aussi était fixé par la coutume, raison pour laquelle les jeunes hommes du village se disputaient le privilège de lui livrer sa dîme.

— Je vais le mettre de côté pour ma deuxième longueur d’arpent, annonça le garçon en rangeant la pièce dans sa bourse, plutôt que de racheter mon temps de travail comme le font certains que je ne nommerai pas.

— Vous êtes très frugal, commenta Dietrich.

Ulrike s’était rapprochée d’eux pour prendre la main du jeune homme, observée par un Otto pantelant, dans les yeux duquel perçait une pointe de jalousie.

— Alors, Ulrike, reprit le prêtre, vous êtes prête pour le mariage ?

La jeune fille fit une petite révérence.

— Oui, mon père.

Elle aurait douze ans le mois prochain, ce qui ferait d’elle une adulte, et cette union entre les Bauer et les Ackermann se préparait de longue date.

Suite à une série d’accords dépassant l’entendement d’un paysan dénué d’ambition, Volkmar Bauer avait mis sur pied un échange impliquant trois autres villages, plusieurs longueurs d’arpent, quelques têtes de bétail et un sac de pfennigs de cuivre, cela afin d’assurer à son fils la propriété de la maison dite « Unterbach ». Du fait de ces transactions, les Bauer comme les Ackermann avaient pu élaborer un parcellaire commun bien plus satisfaisant. La charrue n’aura pas à se retourner aussi souvent, ainsi que l’avait expliqué Félix Ackermann avec une satisfaction empreinte de gravité.

En regardant s’éloigner le jeune couple, Dietrich espéra que leur union serait aussi heureuse pour eux qu’elle était avantageuse pour leurs familles respectives. Si les ménestrels chantaient les vertus de l’amour courtois, et si les paysans s’efforçaient d’imiter les us de la noblesse, il n’en demeurait pas moins que l’homme tendait à concilier affection et profit. Jamais l’amour n’avait empêché un roi de bien marier ses fils et ses filles. À en croire Manfred, la fille du roi d’Angleterre se reposait à Bordeaux en attendant d’aller épouser le fils du roi de Castille, une alliance dont l’unique but était de nuire à la France. De même, jamais l’amour n’avait arrêté un paysan, si pauvre et si étriqué que fut son royaume.

Au moins Seppl et Ulrike avaient-ils déjà appris à se connaître, contrairement au prince Pierre et à la princesse Jeanne. Leurs parents y avaient veillé, cultivant l’affection de leurs enfants avec la même patience qu’ils mettaient à tailler leur vigne dans l’espoir de récolter un grand cru.

Dietrich entra dans sa cour, causant un grand remue-ménage parmi les oies, et alla quérir dans la remise une billette et un couteau. Il échangea un salut avec Theresia, qui s’occupait des haricots de son jardin et, après avoir assommé une oie avec la billette, l’emporta dans la remise et la suspendit par les pattes à un crochet prévu à cet usage. Puis il lui trancha la gorge, veillant à ne pas lui rompre l’échine afin d’éviter que ses muscles ne se contractent, ce qui lui aurait donné du mal pour la plumer.

— J’implore ton pardon, ma sœur l’oie, dit-il à sa carcasse. Tu n’as bénéficié que brièvement de mon hospitalité, mais je connais certains pèlerins que ta viande va rassasier.

Puis il la laissa se vider de son sang.


Le lendemain, l’oie étant plumée, dressée et fourrée dans une gibecière en cuir, Dietrich se rendit au château de Hochwald, où Max Schweitzer l’attendait auprès de deux genets sellés et prêts à se mettre en route.

— Assez douce pour combler un prêtre, dit le sergent en lui présentant l’une des deux montures. C’est une jument aussi grasse qu’un moine – et elle ne pense qu’à manger, ce qui accentue encore la ressemblance. Un bon coup de talon la fera repartir. (Il joignit les mains en étrier pour aider le prêtre à monter en selle.) Vous connaissez bien le chemin maintenant ?

— Vous ne m’accompagnez pas ?

— Non. Le Herr souhaite que je me consacre à d’autres tâches. Dites-moi que vous connaissez le chemin.

— Je connais le chemin. Je commence par suivre le sentier menant à la charbonnière, et ensuite je me repère à vos encoches.

Schweitzer semblait dubitatif.

— Quand vous… quand vous les verrez, essayez d’acheter l’un de ces tubes qu’ils gardent dans leurs bourses. Ceux qu’ils ont pointés sur nous la dernière fois.

— Je me souviens. Vous pensez que ce sont des armes ?

Ja. Certains démons n’arrêtent pas de toucher leur bourse en notre présence. Tout comme un homme méfiant toucherait le fourreau de son épée.

— Ou comme je toucherais mon crucifix.

— Je pense qu’il s’agit d’une sorte de fronde. Ou d’un pot-de-fer miniature.

— Se peut-il qu’il en existe d’aussi petits ? Une telle fronde ne lancerait que de bien dérisoires cailloux.

— C’est ce que disait Goliath. Proposez-leur d’échanger l’une de ces armes contre ma dague suisse.

Il se défit de son attirail – arme blanche, fourreau et ceinturon – et le tendit à Dietrich, qui s’en empara.

— Vous tenez tant que ça à posséder l’une de leurs frondes ? Eh bien, il me reste à trouver le moyen de le leur expliquer.

— Les démons parlent sûrement le latin !

Dietrich n’avait pas envie de discuter.

— Ils n’ont ni langue, ni lèvres pour ce faire. Mais je ferai mon possible. Pour qui est le second cheval, Max ?

Avant que le soldat ait pu répondre, Dietrich entendit la voix de Herr Manfred qui s’approchait et, l’instant d’après, le seigneur franchissait la porte du mur d’enceinte, Hilde Müller à son bras. Il lui souriait et recouvrait de sa main celle avec laquelle elle lui agrippait le bras gauche. Pendant que Dietrich patientait, un serviteur plaça un tabouret près du second cheval et aida Hilde à monter en selle.

— Un instant, Dietrich, s’il vous plaît, dit Herr Manfred.

Il prit les rênes de la jument et lui caressa le museau tout en lui murmurant des paroles apaisantes. Une fois que le serviteur se fut éloigné, il reprit à voix basse :

— Si j’ai bien compris, il y a des démons dans les bois.

Dietrich décocha à Max un regard furibond, mais le soldat se contenta de hausser les épaules.

— Ce ne sont pas des démons, répondit-il, mais des pèlerins en détresse, des créatures étranges et étrangères.

— Des pèlerins hors du commun, à en croire mon sergent. Je ne veux pas de démons dans mes bois, Dietrich. (Il leva une main.) Pas plus que « des créatures étranges et étrangères ». Je vous prie de les exorciser – ou de les renvoyer d’où elles viennent – à vous de trouver la solution la plus pratique.

— Nous sommes en accord sur ce point, sire.

Manfred cessa de caresser la jument.

— Je serais navré d’apprendre le contraire. Venez me voir ce soir, quand vous serez rentré.

Il lâcha les rênes du genet, et Dietrich le guida en direction de la route.

— Allez, en avant. Tu trouveras de quoi grignoter en chemin.

Les chevaux longèrent les champs où les moissonneurs continuaient de s’activer. Les vilains en avaient fini avec les terres seigneuriales et s’occupaient à présent de leurs parcelles privatives. Les serfs, quant à eux, s’activaient à battre les grains dans la grange de la basse-cour. Les manants travaillaient en commun, passant d’un sillon à l’autre suivant un schéma des plus complexes élaboré par le maire, le prévôt et les contremaîtres.

Une bagarre venait d’éclater à Zur Holzbrücke, la maison de Gertrude Metzger. Dietrich s’attarda un instant pour observer les événements, constatant bien vite que les contremaîtres avaient la situation en main.

— Que se passe-t-il ? demanda Hilde en arrivant à son niveau.

— Un homme a tenté de voler du grain en le glissant dans sa blouse et le neveu de Trude l’a vu et l’a dénoncé.

Reniflement de Hilde.

— Trude devrait se remarier et confier sa terre à un homme.

Dietrich, qui ne voyait aucun rapport entre la viduité de Trude et cette tentative de larcin, ne fit aucun commentaire. Ils se remirent en route vers la forêt. Peu après, le prêtre déclara :

— Permettez-moi de vous conseiller la prudence.

— À quel propos ?

— À propos du Herr. C’est un homme qui a certains appétits. Mieux vaudrait ne point les exciter. Cela fait deux ans que son épouse est morte.

La femme du meunier resta muette un moment. Puis elle releva vivement la tête et lança :

— Que savez-vous des appétits d’un homme ?

— N’en suis-je pas un moi-même ?

Hilde lui jeta un regard en coin.

— Voilà une bonne question. Si vous consentiez à voir la feuille à l’envers avec moi, vous pourriez me le prouver. Mais rappelez-vous que l’amende est doublée si la femme est mariée.

Dietrich sentit sa nuque s’empourprer et il fixa la commère sans rien dire tandis que leurs montures poursuivaient leur route d’une démarche placide. Frau Müller montait comme une paysanne, accrochée à sa selle, secouée à chaque pas. Dietrich détourna les yeux de crainte que ses pensées ne s’orientent dans une direction peu souhaitable. Il avait goûté ce mets-là et jugeait sa saveur bien surfaite. Grâce à Dieu, les femmes ne le séduisaient guère.

Hilde attendit qu’ils soient entrés dans la forêt pour reprendre la parole.

— Je suis allée lui demander à boire et à manger pour ces horribles choses dans les bois. C’est tout. Il m’a donné les sacs que vous voyez là, attachés à ma selle. S’il estimait que cette faveur avait un prix, il ne l’a pas précisé.

— Ah ! je pensais…

— Je sais ce que vous pensiez. Essayez de vous en abstenir.

Et, cela dit, elle talonna sa monture qui partit en trottinant, les jambes de sa cavalière tressautant sur ses flancs.


Arrivé dans la charbonnière, Dietrich tira les rênes de sa jument et dit une brève prière pour les âmes d’Anton et de Josef. Puis l’animal se mit à renâcler et, en levant les yeux, il découvrit deux des créatures qui l’observaient depuis la lisière de la forêt. Il resta figé un instant. Pourrait-il jamais s’habituer à leur apparence ? Une image, si grotesque soit-elle, demeure supportable quand elle est gravée dans la pierre ; quand elle se fait chair, c’est une autre histoire.

Hilde ne se retourna point.

— Ils sont là, n’est-ce pas ? Je le vois à la façon dont vous sursautez.

Dietrich acquiesça sans rien dire, et elle poussa un soupir.

— Leur odeur me soulève le cœur, déclara-t-elle. Leur contact me donne la chair de poule.

L’une des sentinelles leva le bras, imitation passable d’un geste humain, puis bondit dans les bois, marquant une pause en attendant que Dietrich et Hilde la suivent.

Comme la jument du prêtre se montrait rétive, il dut la talonner à plusieurs reprises pour la faire avancer. La sentinelle se déplaçait par bonds successifs, faisant halte de temps à autre pour répéter son geste d’invite. Dietrich vit qu’elle avait la tête enserrée dans une sorte de harnais, dont le mors n’était cependant pas fixé à sa gueule. De temps en temps, elle craquetait ou semblait tendre l’oreille.

Comme ils approchaient de la clairière où les créatures avaient édifié leur étrange grange, la jument de Dietrich se rebella. Faisant appel à un savoir qu’il pensait enfoui en lui, le prêtre réussit à la maîtriser, ôtant son large chapeau pour lui en faire des œillères.

— Restez derrière ! lança-t-il à Hilde, qui le suivait à une certaine distance. Les chevaux ont trop peur de ces êtres.

Hilde tira sur ses rênes.

— Ils sont bien plus sensés que nous.

Dietrich et elle mirent pied à terre hors de vue des étrangers. Après avoir attaché les bêtes, ils portèrent les sacs de victuailles jusqu’au camp, où les attendaient plusieurs créatures. L’une d’elles s’en empara et, au moyen d’un instrument malaisé à définir, préleva plusieurs fragments de nourriture. Elle les plaça dans de petites fioles en verre. Sous les yeux de Dietrich, elle renifla l’une de ces fioles puis en examina le contenu à la lumière du jour, et il comprit soudain qu’il devait s’agir d’un alchimiste. Peut-être que ces pèlerins n’avaient jamais vu ni pommes, ni navets, ni filets d’oie et n’osaient pas y goûter.

La sentinelle lui effleura le bras – on eût dit qu’une brindille sèche le touchait. Il s’efforça de fixer dans sa mémoire le caractère unique de cette créature, mais rien chez elle n’offrait de prise à son esprit. Il y avait bien sa taille – impressionnante. Sa couleur – gris sombre. La ligne jaune visible dans l’échancrure de sa chemise – une cicatrice ? Mais les signes particuliers qu’elle présentait pâlissaient devant l’étrangeté foncière de ses yeux jaunes à facettes, de ses lèvres cornues, de ses membres trop longs.

Il suivit la sentinelle jusqu’à la grange. Le mur de celle-ci était fait d’une matière subtile et poisseuse, qui ne ressemblait à rien de connu, tenant à la fois de la terre et de l’eau. Une fois à l’intérieur, il constata qu’il se trouvait dans une insula comme en bâtissaient les Romains, car l’édifice était divisé en plusieurs logis, encore plus minuscules que des huttes de jardinier. Ces étranges créatures devaient être bien pauvres pour se contenter de demeures si étroites.

Après l’avoir conduit dans un appartement abritant trois de ses congénères, la sentinelle s’éclipsa, laissant Dietrich étrangement démuni. Il examina ses hôtes.

Le premier était assis en face de lui, derrière une table sur laquelle étaient posés de curieux objets, de toutes les formes et de toutes les couleurs. Dans un cadre rectangulaire était enchâssée une peinture représentant un pré fleuri avec des arbres dans le lointain. Ce n’était pas un bas-relief, et pourtant l’image avait de la profondeur ! De toute évidence, l’artiste avait maîtrisé une technique permettant de restituer les distances sur une surface plane. Ach ! le regretté Simone Martini, mort quelques années plus tôt, aurait tout donné pour découvrir un tel secret ! Dietrich regarda le tableau de plus près.

Quelque chose clochait dans cette végétation, tant du côté des formes que de celui des couleurs. Ces fleurs n’étaient pas tout à fait des fleurs, ces arbres pas tout à fait des arbres, et il y avait trop de bleu dans ce vert. Chaque fleur comptait six pétales d’une intense nuance d’or, disposés en trois paires symétriques. L’herbe était jaune comme la paille. S’agissait-il du lieu d’où ces êtres étaient issus ? Comme il devait être lointain pour qu’il y pousse de telles plantes !

Quant aux règles de composition ayant présidé à ce tableau, et à son symbolisme sous-jacent, ils lui échappaient également. Une peinture trouve son sens dans la représentation de tel saint ou de tel animal, ou dans les proportions de ses sujets, ou encore dans leurs gestes ou leur tenue, mais pas une créature vivante n’était visible, ce qui était peut-être le plus étrange dans cette œuvre. On eût dit que cette peinture n’était que la reproduction d’un paysage ! Mais pourquoi se limiter à un tel réalisme alors que l’œil nu se représente sans peine la réalité ?

La deuxième créature était assise derrière une table plus petite, placée dans un coin du logis à droite. Elle était également coiffée d’un harnais et se tenait à demi tournée vers le mur. Dietrich décida que ce harnais était une marque de servitude. Pareil à un serf concentré sur sa tâche, la créature ne lui prêtait aucune attention et ses doigts dansaient sur une autre peinture – une grille de carrés colorés et frappés de divers sceaux. Elle appuya sur l’un d’eux et… l’image s’altéra.

Poussant un hoquet, Dietrich recula d’un pas, et la troisième créature, qui se tenait appuyée contre le mur, les bras entrecroisés comme des vrilles, ouvrit toute grande sa bouche et frotta l’une contre l’autre ses lèvres supérieure et inférieure, produisant des sons évoquant un bébé qui apprend à parler :

Wa-bwa-bwa-bwa.

S’agissait-il d’un salut ? Cette troisième créature était très grande, plus grande que lui, peut-être, et vêtue d’habits plus colorés que les autres : un gilet sans boutons comme en portent les Maures, d’amples chausses arrivant à mi-mollets, une ceinture portant quantité d’objets, une écharpe jaune vif. Les atours d’un homme de haut rang. Recouvrant son aplomb, Dietrich se fendit d’une révérence.

Wabwabwabwa, fit-il, s’efforçant de respecter l’intonation du salut.

En guise de réponse, la créature le frappa.

Dietrich frictionna sa joue endolorie.

— On ne frappe pas un prêtre du Christ, avertit-il. Je vous appellerai Herr Gschert – sire Malotru.

Ce recours à la brutalité confirmait sa première impression : il avait bien affaire à un noble.

La première créature, qui semblait vêtue comme un serf mais possédait l’autorité d’un chef, tapa la table de son avant-bras. Gschert et elle se lancèrent dans un grand concours de stridulations et de gesticulations. Dietrich vit que ces êtres émettaient des sons en frottant l’une contre l’autre les excroissances placées à la commissure de leurs lèvres. Sans doute tenaient-ils de véritables discours, mais, même en se concentrant, il n’entendait que des bruits d’insectes.

Quel que fût son sujet, la discussion se fit de plus en plus animée. La créature assise leva ses deux bras pour les frotter l’un contre l’autre. Ils étaient parcourus de crêtes calleuses qui produisaient un son évoquant un tissu qu’on déchire. Herr Gschert sembla sur le point de frapper son interlocuteur, qui se leva comme pour mieux riposter. Le serviteur observait la scène depuis sa place, comme le font les serfs lorsque leurs maîtres se querellent.

Mais le Herr se maîtrisa et fit un geste qui n’avait rien de brutal, dont Dietrich déduisit qu’il se soumettait aux arguments qu’avançait l’autre créature. Cette dernière pencha la tête en arrière et ouvrit les bras, et Herr Gschert émit un cliquetis sec, après quoi l’autre se rassit.

Dietrich ne pouvait interpréter l’incident de façon concluante. Il y avait eu une dispute, c’était entendu. La première créature avait défié son seigneur – et l’avait emporté sur lui. Quel était donc son rang ? Qu’elle ait pu ainsi lui tenir tête signifiait qu’elle n’était pas un simple manant. Pouvait-il s’agir d’un prêtre ? D’un puissant vassal ? Ou du serviteur d’un autre seigneur, que Gschert souhaitait ménager ? Dietrich décida de la baptiser Kratzer, c’est-à-dire Grattoir, référence à son geste des bras.

Gschert s’adossa de nouveau au mur et Kratzer se rassit. Puis il fit face à Dietrich et se mit à craqueter. Soudain, Dietrich perçut deux mots au sein du vacarme :

— Dieu vous bénisse.

Il sursauta et se retourna pour voir si quelqu’un venait d’entrer.

— Dieu vous bénisse, répéta la voix.

Aucun doute n’était possible : elle émanait d’une petite boîte posée sur la table ! Sous le tissu tendu qui la recouvrait, Dietrich distingua une sorte de tambour. Ces créatures avaient-elles emprisonné là un Heinzelmännchen ? Il tenta de regarder derrière le rideau – jamais il n’avait encore vu de lutin –, mais la voix lui dit :

— Assieds-toi.

Cet ordre était si inattendu que Dietrich ne vit qu’une seule façon d’y réagir : l’obéissance. Une sorte de chaise était posée près de lui et il y prit place – tant bien que mal. Le siège, extrêmement inconfortable, n’était pas conçu pour un postérieur humain.

— Dieu vous bénisse, répéta la voix une troisième fois.

Cette fois-ci, Dietrich répondit :

— Dieu vous bénisse. Comment allez-vous, ami Heinzelmännchen ?

— Bien. Que signifie ce mot : Heinzelmännchen ?

La voix issue de la boîte était atone et on aurait cru entendre le goutte-à-goutte d’une clepsydre. Le lutin se moquait-il de lui ? Le petit peuple est farceur par nature et, si certains de ses représentants ne sont que des plaisantins, d’autres, tels les Gnurr, se montrent parfois cruels.

— Un Heinzelmännchen est un être de votre espèce, dit Dietrich, se demandant où ce dialogue allait le mener.

— Connaissez-vous d’autres êtres comme moi ?

— Vous êtes le premier que je rencontre.

— Alors, comment savez-vous que je suis un Heinzelmännchen ?

Astucieux ! Dietrich comprit qu’il avait entamé un duel d’esprits. Ces créatures avaient-elles capturé un lutin avec qui elles souhaitaient parler par son entremise ?

— Qui donc rentrerait dans cette petite boîte sinon un tout petit homme ? raisonna-t-il.

Cette fois, la réponse se fit attendre et Herr Gschert émit une nouvelle série de wa-wa, à laquelle Kratzer, qui ne quittait pas Dietrich des yeux, réagit par un geste dédaigneux. Puis il frotta ses lèvres l’une contre l’autre et la boîte dit :

— Il n’y a pas de petit homme dans la boîte. C’est la boîte qui parle.

Dietrich éclata de rire.

— Comment est-ce possible, puisque tu n’as pas de langue ?

— Que signifie « langue » ?

Amusé, Dietrich tira la sienne.

Kratzer tendit un bras longiligne pour toucher le cadre, et l’image qui s’y trouvait disparut, aussitôt remplacée par un portrait de Dietrich lui-même, représenté en train de tirer la langue. Bizarrement, celle-ci était luminescente. Dietrich se demanda s’il n’avait pas conclu un peu vite que ces créatures n’avaient rien de démoniaque.

— Est-ce la langue ? demanda le Heinzelmännchen.

— Oui, c’est la langue.

— Merci.


— C’est lorsque j’ai entendu ses remerciements que je me suis demandé s’il ne s’agissait pas d’une machine, confia Dietrich à Manfred plus tard dans la soirée.

— Une machine… (Manfred réfléchit un moment.) Comme l’arbre à cames de Müller, vous voulez dire ?

Tous deux étaient assis devant une crédence, près de la cheminée de la grande salle. Les serviteurs avaient emporté les reliefs du dîner, les nourrices avaient couché les enfants, le maître des lieux avait payé le jongleur, qui avait pris congé, et Gunther avait escorté les autres invités jusqu’à la porte. La pièce était maintenant close et vide de domestiques, seul restait Max posté devant la porte. Manfred attrapa la carafe de vin et en remplit deux maigeleins. Il les tendit à Dietrich, qui choisit celui de gauche.

— Merci, mein Herr.

Manfred se fendit d’un bref sourire.

— Dois-je vous soupçonner d’être constitué de cames et de roues ?

— Je vous en prie, cette ironie était volontaire.

Ils se levèrent pour se rapprocher du feu. Les braises rougeoyantes grésillaient et, de temps à autre, il en naissait une flamme.

Dietrich caressa la paroi rugueuse de son verre tandis qu’il réfléchissait.

— Il n’y avait aucune cadence dans cette voix, déclara-t-il. Ou plutôt : sa cadence était mécanique, sans le moindre effet de rhétorique. On n’y percevait ni dédain, ni amusement, ni emphase, ni… hésitation. Lorsqu’elle m’a remercié, c’était avec autant de chaleur qu’une navette allant et venant sur un métier à tisser.

— Je vois, fit Manfred.

Dietrich brandit l’index.

— Et justement, voilà une autre preuve dans ce sens. Vous et moi savons qu’en disant « je vois », vous ne traduisez pas une simple impression visuelle. Comme l’a dit Buridan, il y a davantage de sens dans une expression que dans les mots qui la composent. Mais le Heinzelmännchen ne comprenait pas le sens figuré. Après qu’il eut découvert que la « langue » était une partie du corps, il a été fort déconcerté lorsque j’ai parlé de « la langue allemande ». Il ne comprenait pas la notion de métonymie.

— C’est du grec pour moi, admit Manfred.

— Ce que je veux dire, sire, c’est que je les soupçonne de… d’ignorer tout de la poésie.

— De la poésie ? (Manfred plissa le front, agita son verre et but une gorgée de vin.) Imaginez un peu…

L’espace d’un instant, Dietrich crut à un sarcasme dans sa bouche, se retrouvant fort surpris lorsque le seigneur poursuivit, comme pour lui-même :

— Pas de Roi Rother ? Pas de Roman d’Énéas ?

Il leva sa coupe et déclama :

Roland a mis l’olifant à sa bouche,

Il le serre bien, il sonne de tout son souffle.

Hauts sont les monts et le son porte loin ;

On entendit l’écho à trente lieues et plus.

— Par Dieu, je ne puis entendre ces vers sans frissonner. (Il se tourna vers Dietrich.) Vous me jurez que ce Heinzelmännchen est une machine et non un farfadet ?

— Bacon décrit une tête parlante semblable, mein Herr, bien qu’il ignore comment la fabriquer. Il y a treize ans, les Milanais ont installé sur leur grand-place une horloge mécanique qui sonne à chaque heure sans l’intervention de la main humaine. Si un appareil mécanique peut donner l’heure, pourquoi un autre, plus subtil, ne pourrait-il pas converser ?

— Un de ces jours, votre logique vous attirera des ennuis, avertit Manfred. Mais, à vous entendre, cette boîte connaissait déjà quelques mots et quelques phrases. Comment les a-t-elle appris ?

— Ils ont disposé dans le village des appareils pour nous écouter. Ils m’en ont montré un. Il n’était pas plus gros que mon pouce et ressemblait à un insecte, raison pour laquelle je les ai appelés des « cafards ». À partir de ce qu’il avait entendu, le Heinzelmännchen a déduit le sens de certaines expressions – « Comment allez-vous ? » est un salut, le porc est un animal, et cœtera. Mais son savoir se limitait à ce qu’avaient rapporté ses cafards, et encore ne comprenait-il pas tout. Ainsi, bien qu’il ait su que, parmi les porcs, on trouvait des porcelets et des verrats, il ignorait ce qui les distinguait, pas plus qu’il ne faisait de différence entre une cochette et une vieille truie – ce qui m’amène à déduire que ces gens-là ne sont pas des porchers.

Grognement de Manfred.

— Vous continuez à leur donner du Heinzelmännchen.

— C’est un nom qui en vaut bien un autre, dit Dietrich en haussant les épaules. Mais j’ai forgé un terme grec pour désigner à la fois les lutins et les cafards.

— Cela ne m’étonne point de vous.

— Je les appelle des automata, car ils agissent de leur propre chef.

— Comme la roue du moulin, donc.

— En effet, sauf que j’ignore quel fluide peut leur donner leur impetus.

Manfred fouilla la salle du regard.

— Est-il possible qu’un « cafard » nous écoute en ce moment ?

Dietrich haussa les épaules une nouvelle fois.

— Ils les ont mis en place la veille de la Saint-Laurent, c’est-à-dire un jour avant votre retour. Ce sont des êtres subtils, mais je doute qu’ils aient pu s’introduire dans le Hof et dans le Burg. Même si les sentinelles avaient relâché leur vigilance, elles n’auraient pas manqué de repérer une sauterelle géante.

Manfred étouffa un rire et gratifia Dietrich d’une tape sur l’épaule.

— Une sauterelle géante ! Ah ! Oui, elle ne serait pas passée inaperçue.


De retour au presbytère, Dietrich fouilla ses quartiers avec soin et finit par dénicher un cafard à peine plus gros que la dernière phalange de son auriculaire, caché sur un bras de la croix de Lorenz. Une cachette des plus astucieuses : depuis cet endroit, l’automaton avait vue sur la totalité de pièce et demeurait invisible du fait de sa couleur foncée.

Dietrich le laissa là où il était. Si les étrangers souhaitaient apprendre la langue allemande, plus tôt ils y parviendraient, plus tôt il serait en mesure de leur expliquer qu’ils devaient partir.

— Je vais chercher une chandelle horaire neuve, annonça-t-il pour le bénéfice de l’instrument.

Une fois qu’il eut joint le geste à la parole, il tendit la chandelle en question afin de la présenter au cafard.

— Ceci s’appelle une chandelle horaire. Elle est faite de cire d’abeille. (Il en préleva un fragment pour mieux le montrer.) Chacune des sections marquées par une ligne correspond à un douzième de la journée, de l’aube au crépuscule. La chandelle en brûlant permet de mesurer le passage du temps.

D’abord un peu emprunté, il adopta bientôt la diction d’un maître délivrant un cours. Son auditoire n’était cependant pas une classe d’écoliers, mais bien l’une des têtes parlantes de Bacon, et il se demanda dans quelle mesure il était compris de cet appareil, si tant est que cette notion eût un sens dans le cas présent.

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