Pèlerin, marchand, prêtre, juif – le Herr von Falkenstein ne se souciait point d’eux. Seul l’intéressait le coffre que convoyait la caravane. Mais il lui était possible d’obtenir une rançon de ses prisonniers, ce qui représenterait un bénéfice supplémentaire, aussi les interrogea-t-il l’un après l’autre. Lorsque vint le tour de Dietrich, les gardes le conduisirent devant le trône et le jetèrent sans ménagement à ses pieds.
Philip von Falkenstein avait le teint bistre et des cheveux bouclés qui lui retombaient sur les épaules. Il était vêtu d’une dalmatique vert foncé sanglée à la taille, qui lui descendait jusqu’aux chevilles, et d’un surcot de brocart orné de ses armoiries. Il portait sa barbe fort court et affichait un air pincé que Dietrich interpréta comme un signe de vacuité intérieure.
— Que proposes-tu en échange de ta liberté ? demanda Philip. Quel est le plus précieux de tes biens en ce monde ?
— Eh bien, ma pauvreté, mein Herr. Et si vous m’en privez, je tâcherai de survivre.
Les gardes alignés contre le mur dansèrent d’un pied sur l’autre. La pierre du château était froide et humide, et sentait le salpêtre. Falkenstein lui décocha un regard acéré et, peu à peu, un croissant rouge apparut dans sa barbe. On entendit alors des petits rires dans la salle.
— Qui est ton maître et quelle rançon serait-il disposé à verser pour te revoir ? demanda Philip.
— Mon maître est Jésus-Christ, et il a déjà versé son sang pour me racheter.
Cette fois-ci, Falkenstein ne sourit pas.
— J’accorde une seule astuce à chaque prisonnier. La seconde peut lui être fatale. Maintenant, réponds. Qui sers-tu ?
Les gardes se tendirent lorsque Dietrich plongea une main dans sa bourse, mais on lui avait confisqué son couteau en même temps que sa bobine de cuivre. Il ne lui restait que le harnais des Krenken, que ses geôliers avaient pris pour un objet sacramentel. Il en pressa le sceau, comme il l’avait fait à maintes reprises depuis sa capture.
— Mein Herr von Falkenstein, dit-il en détachant ses mots, je suis Dietrich, pasteur d’Oberhochwald, le fief du Herr Manfred von Hochwald.
— Sera-t-il prêt à payer pour te retrouver ? Apprécie-t-il les prêtres astucieux qui rient à ses dépens ?
Il se tourna vers son clerc pour lui murmurer ses instructions.
— Le duc sera fort marri par ce vol, suggéra Dietrich.
— Quel vol ? demanda Philip en redressant vivement la tête.
— Nul besoin d’être subtil pour conclure que le contenu de ce coffre était précieux aux yeux d’Albert. De l’argent, je suppose.
Sur un signe de tête de Philip, l’un des gardes s’avança vers Dietrich et le gifla.
— Fribourg m’appartient de droit, dit le Herr. Elle n’est ni à Urach, ni aux Habsbourg. Je ne fais que prélever mon dû.
Cela dit, il renvoya Dietrich dans sa cellule.
Le jour de la Saint-Florent, le ciel avait pris une teinte sinistre et un vent mauvais s’insinuait par la meurtrière de la cellule. Dietrich aperçut au loin un rapace volant paresseusement. De noirs nuages se massaient au sud-ouest. L’air avait une saveur âcre et métallique. Un vol de cigognes filait vers le sud.
Falkenstein était un homme âpre au gain, un défaut qui s’accompagnait souvent de stupidité, mais il n’en était pas moins rusé. On s’inquiéterait à Vienne de la disparition de cet argent, et le duc Habsbourg, dont les possessions s’étendaient de la Suisse aux marches de l’Est, ne resterait pas sans réagir. Falkenstein espérait sans doute que ses soupçons se porteraient sur le juif. Aucun de ceux qui pourraient innocenter celui-ci ne quitterait jamais son château.
Dietrich passa la tête au-dehors pour scruter les murs du donjon et le précipice encaissé qui béait en contrebas. Falkenstein n’avait aucune raison de craindre une évasion.
Le rapace s’était rapproché et Dietrich vit qu’il était dépourvu d’ailes. Avant qu’il ait eu le temps d’assimiler ce fait, l’apparition fondit vers lui et il reconnut un Krenk affublé d’un étrange harnais. Flottant tout près du mur, la créature appliqua autour de la meurtrière une sorte de pâte, où elle planta un petit cylindre brillant. Dietrich entendit un cri sur les remparts, suivi d’un bruit de bottes précipité. Il attrapa le harnais crânien dans sa bourse et s’en coiffa.
— … vous de la fenêtre. Écartez-vous de la fenêtre. Vite.
Dietrich se précipita vers un recoin de la cellule, et c’est alors que le tonnerre retentit et qu’un violent souffle d’air le projeta sur la porte. Une pluie de pierraille tomba sur lui ; il sentit des cailloux lui cingler les joues. Des cloches sonnaient dans ses oreilles et ses membres étaient tout engourdis. Il vit au sein d’un nuage de poussière que la meurtrière s’était élargie aux dimensions d’un portail. Une portion du parapet qui surplombait sa cellule s’effondra sous ses yeux et un garde chut en hurlant, battant des bras en vain comme il frôlait le démon.
— Vite, répéta la voix dans le harnais. Je dois vous porter. Ne me lâchez pas.
Le Krenk entra dans sa cellule et, d’un geste vif, lui passa autour de la taille une sorte de ceinture qu’il boucla à son harnais.
— Voyons si le poids excède les garanties de l’artisan, dit-il.
Fonçant vers la brèche qu’il venait d’ouvrir dans le mur, il bondit vers le ciel. Dietrich eut le temps d’entrevoir des visages terrifiés sur les remparts, puis le vent s’empara de lui et son sauveteur fila au sein d’une nuée de flèches.
Lorsque Dietrich baissa les yeux, il partagea la terreur qu’avait ressentie le premier des Falkenstein emporté au-dessus de la Méditerranée par un lion volant. Fermes, pâtures et châteaux ressemblaient à des jouets d’enfant. Les bosquets devenaient des touffes d’herbe, les forêts de vulgaires tapis. Soudain pris de vertige, il crut que le sol se trouvait au-dessus de sa tête. Il vomit tout son soûl et sombra dans les ténèbres.
Il se réveilla dans le chaume, tout près de Grosswald. Non loin de là, un jeune verrat, un anneau passé dans le museau, fouissait sous un chablis en train de pourrir. Dietrich se redressa vivement, et l’animal s’enfuit en couinant. Jean se tenait accroupi à la lisière de la forêt, les genoux au-dessus de la tête et les bras passés autour des jambes.
— Vous êtes venu me délivrer, lui dit Dietrich.
— Vous aviez le fil de cuivre.
Dietrich secoua la tête.
— Maintenant, c’est Falkenstein qui l’a.
Jean fit mine de jeter quelque chose.
— Je pourrais demander au chaudronnier d’en filer une nouvelle bobine avec ce qui reste du lingot, mais il en exigera un autre, puisque celui-ci représentait son paiement.
Les mandibules de Jean crépitèrent. Puis il dit :
— Ce lingot est tout ce que nous avons. Il a fallu des efforts considérables pour exploiter la veine. (Il se leva et pointa du doigt.) Vous pouvez rentrer à pied, dit-il par l’entremise du Heinzelmännchen. En volant, je cours le risque d’être vu.
— Vous avez été vu par tous les gardes du Burg.
— Ils sont morts. Ceux qui ne sont pas tombés avec le parapet ont succombé à mon… pot-de-fer.
L’arme fabuleuse dont parlait Max, enfin révélée au grand jour. Dietrich ne demanda pas à la voir.
— Et les autres captifs ?
— Ils ne sont rien.
— Personne n’est rien. Chacun de nous est précieux aux yeux du Seigneur.
Jean désigna ses globes oculaires.
— Mais pas aux nôtres. Vous seul nous étiez utile.
— Même sans le cuivre ?
— Vous aviez le harnais. Nous vous avons trouvé grâce à lui. Dietrich… (Il arracha un bout d’écorce à un hêtre et l’effrita entre ses doigts.) Va-t-il faire encore plus froid ?
— Plus froid… ? La neige ne va pas tarder.
— Qu’est-ce que la neige ?
— Quand on la chauffe, cela devient de l’eau.
— Ach. (Jean réfléchit à la question.) Combien y aura-t-il de cette neige ?
— Jusqu’ici, sans doute, répondit Dietrich en portant une main à sa taille. Mais elle fondra le printemps venu.
Jean le fixa un long moment, pareil à une statue ; puis, sans ajouter un seul mot, il bondit et disparut dans la forêt.
Dès son arrivée, Dietrich se mit en quête de Manfred et le trouva à la fauconnerie, occupé à examiner les oiseaux en compagnie de son fauconnier. Il se tourna vers lui, une crécerelle encapuchonnée sur son poing.
— Ah ! Dietrich. Everard m’a dit que vous vous étiez attardé à Fribourg. Je ne m’attendais pas à vous revoir si tôt.
— Mein Herr, j’ai été capturé par Falkenstein.
Le seigneur de Hochwald haussa les sourcils.
— Dans ce cas, je n’aurais pas dû m’attendre à vous revoir.
— J’ai été… secouru.
Dietrich jeta un regard en direction du fauconnier.
— Ce sera tout, Hermann, dit Manfred, comprenant aussitôt. (Une fois le serviteur parti, il reprit :) Secouru par eux, je présume. Comment s’y sont-ils pris ?
— L’un d’eux a volé jusqu’à ma fenêtre à l’aide d’un harnais et a appliqué une pâte sur son pourtour. Puis il y a eu un coup de tonnerre et le mur s’est écroulé, après quoi mon sauveteur m’a emporté jusqu’ici, toujours en volant.
— Ah ! fit Manfred.
Il agita sa main libre. La crécerelle poussa un cri et déploya ses ailes.
— De la pâte à tonnerre et un harnais de vol ? dit Manfred.
— Rien de surnaturel, lui assura Dietrich. Du temps de la Franconie, un moine anglais nommé Eilmer a sauté du sommet d’une tour, avec des ailes fixées à ses mains et à ses pieds. Il a volé sur la brise sur une longueur d’arpent.
Manfred fit la moue.
— Je n’ai pas vu d’hommes-oiseaux anglais à Calais.
— Du fait des mouvements de l’air, mais aussi de la terreur que lui inspirait l’altitude, Eilmer a fini par tomber et s’est cassé les deux jambes, ce qui l’a condamné à boiter pour le restant de ses jours. Il attribuait son échec à l’absence de rectrices.
Manfred éclata de rire.
— Il avait besoin d’une plume dans le cul ? Ah-ah !
— Mein Herr, les autres prisonniers attendent encore leur libération.
Il lui décrivit le sort de la caravane du juif et du coffre d’argent.
Manfred se frotta le menton.
— Le duc a consenti un prêt aux habitants de Fribourg afin qu’ils se libèrent des engagements pris envers Urach durant la guerre des barons. Ce trésor constituait sans doute une partie de son remboursement. Un jour, je vous le dis, les Habsbourg posséderont tout le Brisgau.
— Les autres prisonniers…
Manfred balaya sa supplique d’un revers de main.
— Philip les libérera – une fois qu’il les aura dépouillés.
— Seul leur silence lui garantira l’impunité. Le duc Albert peut toujours supposer que c’est le juif qui a dérobé l’argent des Habsbourg.
— Comme vous vous êtes évadé, il ne gagnera rien à les éliminer. Et jamais une si modeste somme n’aurait tenté un de Medina. Albert le sait parfaitement.
— Mein Herr, je m’étais rendu à Fribourg pour faire confectionner du fil de cuivre destiné aux Krenken… Falkenstein s’en est emparé.
Manfred leva son poing ganté et examina la crécerelle, lui lissant les plumes du bout de l’index.
— Cet oiseau est splendide, dit-il. Remarquez les pointes de ses ailes, l’élégance de sa queue, son délicieux plumage noisette. Que voulez-vous que je fasse, Dietrich ? Que j’attaque Falkenstein pour récupérer du fil de cuivre ?
— Si les Krenken nous assistent avec leur pâte à tonnerre, leurs harnais de vol et leurs pots-de-fer.
— Je vais dire à Thierry et à Max que j’ai trouvé un nouveau stratège pour me conseiller. Pourquoi les Krenken se soucieraient-ils de Falkenstein ?
— Ils ont besoin de ce cuivre pour réparer leur navire.
Manfred grogna, se renfrogna et caressa la tête de la crécerelle avant de la reposer sur son perchoir.
— Alors, il vaut mieux qu’il soit perdu, déclara-t-il en refermant sa cage. Les Krenken peuvent nous enseigner des arts fort utiles. Je préférerais qu’ils restent encore parmi nous.
Lorsque Dietrich appela Jean avec le mikrofoneh, ce fut Kratzer qui répondit.
— Celui que vous nommez « Jean » a été mis aux oubliettes par Gschert, lui dit le philosophe. Herr Gschert ne lui avait pas ordonné d’attaquer le Burg dans la vallée.
— Mais il l’a fait pour récupérer le cuivre dont vous avez besoin !
— Cela ne compte pas. Ce qui importe, importe. Le vif-argent tombe.
Les alchimistes associaient le vif-argent à la planète Mercure, elle aussi fort vive, et Dietrich crut que Kratzer venait de lui dire que celle-ci était tombée du ciel. Mais il n’eut pas le temps de lui demander des éclaircissements, car le philosophe krenk mit un terme à leur conversation.
Assis dans son presbytère, Dietrich manipula le harnais désormais muet puis le jeta sur la table. Cela faisait trois mois que les Krenken vivaient dans la forêt et les histoires les plus folles circulaient déjà à Fribourg. Et le cuivre dont ils avaient besoin pour partir était perdu.
Au cours des deux semaines suivantes, les Krenken empêchèrent Max et Hilde d’accéder à leur campement. À en croire Hilde, ils abattaient des arbres et allumaient des feux de joie. Dietrich se demanda s’ils n’étaient pas en train de célébrer une fête semblable à celle de la Saint-Jean, mais dont les étrangers étaient exclus.
— Absolument pas, lui affirma Max. Ils mijotent quelque chose. J’ai l’impression qu’ils ont peur.
— Mais de quoi ?
— Je l’ignore. Mais mon instinct de soldat ne se trompe jamais.
La fête de sainte Catherine d’Alexandrie approchait, le ciel s’alourdissait de nuages, et il soufflait une brise aussi froide que molle. Les villageois, qui venaient de célébrer la Kirchweih commémorant la fondation de leur église, sortirent de celle-ci en courant, impatients de participer aux jeux qui suivaient la cérémonie, et se figèrent en découvrant du blanc à perte de vue. Durant la vigile, la neige était tombée sur la contrée.
Après un instant de contemplation étonnée, les enfants poussèrent des cris de joie, et on vit les jeunes comme les adultes se lancer des boules de neige et édifier des fortins. À l’autre bout de la vallée, des hommes d’armes sortirent du château. Dietrich crut tout d’abord qu’ils avaient l’intention de se joindre à la fête, mais ils obliquèrent pour s’engager à vive allure sur la route du Bärental.
Dietrich reçut une boule de neige en plein torse. Un large sourire aux lèvres, Joachim lui en lança une autre, qui rata sa cible.
— C’est ainsi que vos sermons touchent certaines gens, s’écria le franciscain, et quelques-uns des villageois retranchés avec lui s’esclaffèrent.
Mais Lorenz ne l’entendait pas de cette oreille, et il écrasa un gros bloc de neige sur la tête de Joachim. Gregor, qui avait pris la tête des assaillants, interpréta ce geste comme le signal d’une nouvelle attaque, et la mêlée devint générale autour de l’église.
Eugen vint interrompre leurs réjouissances, monté sur un palefroi dont les sabots projetaient des gerbes de neige en frappant le sol, laissant derrière lui un sillage de silence. Il fit halte devant Dietrich. Seuls Theresia et les enfants continuèrent de s’amuser, indifférents à son apparition.
— Pasteur, dit le jeune homme en s’efforçant de maîtriser sa voix de fausset, les villageois doivent gagner le château.
— Pourquoi ? s’écria Oliver Becker. Nous ne sommes pas des serfs à qui on donne des ordres !
Il fit mine de lancer une boule de neige sur le junker, mais Joachim, qui se trouvait près de lui, le retint en lui posant une main sur le bras.
Dietrich se tourna vers Eugen.
— Sommes-nous attaqués ?
Il voyait déjà Philip von Falkenstein fonçant dans la neige à la tête de ses hommes, bien décidé à capturer le pasteur évadé. Nous aurions dû bâtir des fortins de neige plus robustes…
— Les… les lépreux… (La voix d’Eugen finit par le trahir.) Ils sont sortis de la forêt. Ils marchent sur le village !