6 Un bâton et une jument rasoir

Mat n’avait jamais vraiment cru que Luca quitterait Jurador au bout d’un seul jour – la ville du sel entourée de murailles était prospère, et Luca aimait les espèces sonnantes et trébuchantes –, aussi ne fut-il pas exactement désappointé quand il lui dit que « Le Grand Spectacle Itinérant et la Magnifique Production de Merveilles Étonnantes » de Luca resteraient là encore au moins deux jours. Pas exactement, pourtant il avait compté sur sa chance, ou que sa nature de ta’veren agirait. Mais il pensait que sa nature de ta’veren ne lui avait jamais apporté que des ennuis.

— La queue à l’entrée est déjà aussi longue qu’hier à l’heure de pointe, dit Luca, avec un grand geste.

Ils étaient dans la roulotte peinturlurée de Luca, de bon matin après la mort de Renna, et il avait pris place dans son fauteuil doré devant l’étroite mais véritable table, avec des tabourets poussés dessous pour les visiteurs. La plupart des autres roulottes avaient des plateaux escamotables pendus au plafond avec des cordes, et les gens s’asseyaient sur les lits pour manger. Luca n’avait pas encore revêtu l’une de ses flamboyantes tuniques, mais il compensait par ses gestes. Latelle, sa femme, préparait le porridge du petit déjeuner sur un petit poêle en brique installé dans un coin de la roulotte sans fenêtre. L’air empestait les épices. La femme au visage dur en mettait tellement dans ses préparations que c’en devenait immangeable au goût de Mat, alors que Luca engouffrait tout ce qu’elle posait devant lui comme de la haute gastronomie. Il devait avoir le palais blindé.

— J’attends deux fois plus de spectateurs aujourd’hui, peut-être trois fois plus, et demain aussi. Les gens ne peuvent pas tout voir en une seule fois, et ici, ils ont les moyens de revenir. Le bouche à oreille, Cauthon. Il nous amène autant de visiteurs que les fleurs nocturnes d’Aludra. À la façon dont tournent les choses, j’ai presque l’impression d’être un ta’veren. Un vaste public, qui augmentera encore. Une marque de protection de la Haute Dame.

Luca s’interrompit brusquement, l’air légèrement embarrassé, comme s’il venait juste de se rappeler que Mat était exclu de cette protection.

— Ça ne vous plairait peut-être pas si vous étiez un vrai ta’veren, marmonna Mat. Luca le regarda bizarrement.

Il passa un doigt derrière le foulard de soie noir cachant sa cicatrice et le desserra. Il avait passé la nuit à rêver de cadavres flottant dans le courant, et s’était réveillé avec les dés qui roulaient dans sa tête. Maintenant, ils semblaient rebondir dans son crâne plus fort que jamais.

— Je peux vous rembourser toutes les recettes que vous pourriez faire entre ici et Lugard, quel que soit le nombre des spectateurs. En plus de ce que je vous ai promis pour nous amener jusqu’à Lugard.

S’ils ne s’arrêtaient pas tout le temps pour les représentations, ils pourraient diminuer la durée du voyage au moins des trois quarts. Plus s’il pouvait convaincre Luca de voyager toute la journée, plutôt qu’une demi-journée, comme maintenant. L’idée sembla intéresser Luca, qui opina pensivement, puis il secoua tristement la tête, ouvrant les mains.

— Et qu’est-ce qu’on en pensera d’un spectacle itinérant qui ne s’arrête jamais ? Ça paraîtra louche. J’ai la protection de la Haute Dame, et elle parlerait sûrement en notre faveur, mais vous ne voulez pas attirer sur nous les Seanchans. Non, c’est mieux pour vous comme ça.

Il ne pensait pas à la sécurité de Mat Cauthon, il imaginait juste que les représentations pouvaient lui rapporter plus que Mat ne pouvait payer. Cela, et être le centre de l’attention autant que les autres artistes, c’était pour lui aussi important que l’or. Certains artistes évoquaient ce qu’ils feraient quand ils prendraient leur retraite. Pas Luca. Il avait l’intention de continuer jusqu’à ce qu’il tombe raide mort en plein spectacle. Et il s’arrangerait pour que ce soit devant le plus vaste public possible.

— C’est prêt, Valan, dit tendrement Latelle, soulevant la marmite du poêle et la posant sur le dessous-de-plat.

Deux couverts étaient déjà dressés, avec assiettes en faïence blanche et cuillères en argent. Luca n’utilisait que des couverts en argent, quand les autres se contentaient d’étain, de fer, de corne ou de bois. Le regard sévère et la bouche dure, la dresseuse d’ours paraissait bizarre en long tablier blanc sur sa robe bleue étoilée. Sans doute que ses ours auraient bien voulu grimper aux arbres quand elle les regardait. Mais curieusement, elle se démenait pour le confort de son mari.

— Déjeunerez-vous avec nous, Maître Cauthon ?

Ce n’était pas une invitation ; en fait, c’était tout le contraire, et elle ne fit pas mine de se tourner vers le buffet où était rangée la vaisselle.

Mat lui fit une révérence, qui l’assombrit encore un peu plus. Il ne s’était jamais montré discourtois avec une femme, mais elle refusait de se laisser séduire.

— Je vous remercie de cette charmante invitation, Maîtresse Luca, mais non.

Elle grogna. Et voilà pour la courtoisie. Il coiffa son chapeau à bords plats et sortit, les dés s’entrechoquant dans sa tête.

La grande roulotte, scintillant de bleu et de rouge et couverte d’étoiles et de comètes dorées, sans parler des lunes en argent, se dressait au milieu du camp, aussi loin que possible des cages puantes des animaux et des piquets des chevaux. Elle était entourée de roulottes plus petites, la plupart sans fenêtre et peintes d’une seule couleur, et par des tentes bleues, rouges, ou vertes, et parfois à rayures. Le soleil était largement au-dessus de l’horizon dans un ciel parsemé de nuages blancs qui dérivaient lentement. Les enfants couraient après leurs cerceaux et leurs ballons, tandis que les artistes s’échauffaient pour la représentation du matin, s’étirant et se contorsionnant, des paillettes scintillantes sur leurs tuniques ou leurs robes. Quatre contorsionnistes, en collants transparents et blouses assez minces pour ne rien laisser à l’imagination, le firent grimacer. Deux se tenaient sur la tête sur des couvertures étalées près de leur tente, tandis que les autres avaient fait avec leur corps des nœuds apparemment impossibles à dénouer. Elles devaient avoir une colonne vertébrale à ressort ! Petra, l’hercule, était debout, torse nu, près de la tente qu’il partageait avec sa femme, s’échauffant en soulevant d’une seule main des haltères que Mat n’était pas sûr de pouvoir soulever des deux. Il avait des bras plus gros que les cuisses de Mat, et il ne transpirait même pas. Les petits chiens de Clarine, en rang au bas des marches de la roulotte, remuaient la queue et attendaient leur dresseuse avec impatience. Contrairement aux ours de Latelle, Mat pensait que les animaux de Clarine travaillaient pour la faire sourire.

Quand les dés s’entrechoquaient dans sa tête, il était toujours tenté de s’asseoir tranquillement quelque part, dans un endroit au calme, pour attendre que ça cesse. Bien qu’il appréciât de regarder les femmes acrobates, dont certaines étaient aussi peu vêtues que les contorsionnistes, il se mit en route pour Jurador, à un demi-mile, observant avec attention tous ceux qui passaient sur la route en terre battue. Il espérait faire un achat.

Les gens arrivaient et se postaient au bout de la longue queue, derrière une corde tendue le long de la paroi de toile. Parmi eux, il y avait quelques femmes en robes brodées, et des fermiers avec leur charrette.

Des silhouettes évoluaient au milieu de la petite forêt de moulins à vent, pompant les puits de sel dans les basses collines derrière la ville et autour des longs bassins d’évaporation. Un convoi de chariots bâchés – vingt derrière un attelage de six chevaux – franchit en cahotant les portes de la ville. Une marchande avec une cape d’un vert éclatant était assise à côté du cocher dans le premier chariot. Un vol de corbeaux croassa au-dessus de leurs têtes, le faisant frissonner, mais personne ne disparut sous ses yeux. Tous projetaient à l’infini de longues ombres au sol. Aujourd’hui, aucune ombre funeste n’arpentait la route, mais il était convaincu qu’il en avait vu la veille.

Des morts en mouvement, cela ne présageait sûrement rien de bon. C’était sans doute en rapport avec la Tarmon Gai’don et avec Rand. Des couleurs tourbillonnèrent dans sa tête, et pendant un instant, il vit mentalement Rand et Min, debout près d’un grand lit, en train de s’embrasser. Il chancela et faillit trébucher. Ils étaient complètement nus ! Dorénavant, il faudrait qu’il soit prudent quand il penserait à Rand… Les couleurs tourbillonnèrent et se dissipèrent, et de nouveau, il trébucha. Il y avait pire à voir que des gens qui s’embrassent. Il devait être très prudent. Par la Lumière !

Aux portes cloutées de fer, les deux gardes au visage dur, en plastron blanc et casque conique à crête en crin de cheval, qui montaient la garde, appuyés sur leur hallebarde, le lorgnèrent avec suspicion. Ils pensaient sans doute que c’était un ivrogne. Un salut rassurant de la tête ne les fit pas changer d’expression.

Un alcool fort lui aurait fait du bien. Cependant, les gardes le laissèrent passer.

Malgré l’heure matinale, les rues de Jurador pavées de pierres étaient bruyantes. Les colporteurs présentaient leurs plateaux ou se tenaient debout derrière leurs brouettes vantant leur pacotille à tue-tête, les boutiquiers derrière les tables dressées devant leur magasin claironnaient la beauté de leurs articles, et les tonneliers cerclaient les barils pour le transport du sel. Le fracas des métiers à tisser couvrait celui des marteaux des forgerons, sans parler de la musique qui s’échappait des auberges et des tavernes. Jurador était une ville animée où les maisons, les boutiques et les auberges voisinaient avec les tavernes et les écuries. La plupart des fenêtres au rez-de-chaussée étaient pourvues de grilles en fer forgé. De même que celles des étages supérieurs des maisons riches, dont la plupart appartenaient sans aucun doute à des marchands de sel. La musique des auberges l’attira. Des parties de dés y étaient probablement en cours. Il sentait presque les dés tournoyer sur les tables. Il y avait trop longtemps que les dés cliquetaient dans sa tête, mais ce matin, il n’était pas venu pour jouer.

Comme il n’avait pas encore déjeuné, il s’approcha d’une vieille toute ridée, son plateau retenu par une sangle passée autour de son cou, et qui criait : « Friands tout chauds, confectionnés avec la meilleure viande de tout l’Altara ! » Il la crut et lui tendit les piécettes qu’elle demanda. Le friand encore chaud était délicieux. Il continua à marcher dans les rues encombrées.

Il prit soin de ne bousculer personne dans la foule. En général, les Altarans étaient susceptibles. Ici, on pouvait évaluer la condition d’une personne d’après les broderies qu’elle arborait sur ses habits. Plus elles étaient abondantes, plus grande était la richesse, avant même qu’on soit assez près pour distinguer la soie de la laine. Les femmes les plus riches couvraient leur visage olivâtre de voiles transparents retenus par des peignes ouvragés piqués dans leurs tresses. Chez les marchands de sel et chez les colporteurs, les hommes et les femmes portaient tous à la ceinture un long couteau incurvé dont ils caressaient parfois le manche, comme cherchant la bagarre. Il s’efforçait d’éviter les rixes, quoique sa chance ne l’aidât pas toujours dans ce domaine. Le fait d’être ta’veren intervenait sans doute, semblait-il. Les dés ne le prévenaient jamais d’une bagarre – d’une bataille, oui –, il avançait donc avec précaution.

Il repéra un tonneau rempli de gourdins et de cannes devant une boutique exposant des épées et des dagues, sous l’œil vigilant d’un gaillard corpulent au nez cassé, avec une matraque pendue à la ceinture, à côté de sa dague. Il annonça d’une voix rude que toutes les lames exposées étaient de fabrication andorane. Or, celui qui ne fabriquait pas ses propres lames prétendait toujours qu’elles venaient de l’Andor des Marches, ou encore de Tear, qui produisait de l’acier de bonne qualité.

Surpris et ravi, il avisa, planté droit dans le baril, un fin bâton en bois d’if noir, qui le dépassait de plus d’un pied. Le sortant du baril, il palpa le bois au grain très fin. C’était bien de l’if noir, une essence qui redoublait la puissance des arcs. Celui-ci semblait parfait. Par quel miracle de l’if noir se trouvait-il en Altara ? Il était certain qu’il ne poussait qu’aux Deux Rivières.

La propriétaire de la boutique, une femme élégante avec sa robe brodée d’oiseaux aux couleurs éclatantes, sortit et commença à vanter les vertus de ses lames. Il lui demanda :

— Combien pour ce bâton, Maîtresse ?

Elle cilla, surprise qu’un homme vêtu de soie et de dentelle voulût un bâton – elle savait parfaitement que l’objet, bien que mince, était un gourdin – et annonça un prix qu’il paya sans marchander. Elle cilla une nouvelle fois et fronça les sourcils, se disant qu’elle aurait pu en demander plus. Il aurait payé davantage pour fabriquer un arc des Deux Rivières. Le gourdin sur l’épaule, il s’éloigna, avalant le reste de son friand et s’essuyant les mains sur sa tunique. Mais il n’était pas venu là pour s’acheter un friand ou un gourdin, pas plus que pour jouer. C’étaient les écuries qui l’intéressaient.

Les écuries de louage avaient en général quelques chevaux à vendre à un bon prix. On pouvait même en acheter un qui n’était pas à vendre. C’était du moins ce qui se passait quand les Seanchans ne les avaient pas tous raflés. Heureusement, les Seanchans n’étaient pas en permanence à Jurador. Il alla d’écurie en écurie, examinant les bais et les rouans bleu et pie, isabelle et alezan, noir, blanc, gris et pommelé, rien que des juments et des hongres. Un étalon ne lui aurait servi à rien. Aucun des animaux ne correspondait à l’idée qu’il avait en tête. Jusqu’au moment où il entra dans une étroite écurie coincée entre une grande auberge en pierre à l’enseigne des Douze Puits de Sel et la boutique d’un fabricant de tapis.

Il aurait pensé que le fracas des métiers à tisser perturberait les chevaux, mais ils étaient calmes, apparemment habitués au bruit. Les boxes s’étendaient plus loin qu’il ne s’y attendait. L’air, parsemé de poussière venant du grenier au-dessus de sa tête, sentait le foin, l’avoine et le crottin frais. Trois hommes armés de pelles nettoyaient les boxes. Le propriétaire aimait que l’endroit soit propre, ce qui signifiait qu’il y avait moins de risques de maladies.

La jument noir et blanc se tenait hors de son box, attachée par une longe, solide sur ses jambes et les oreilles dressées, pendant que son lad y étalait de la paille fraîche. D’environ quinze mains de haut, elle était équipée d’une vaste sangle, signe qu’elle était endurante, et ses jambes étaient parfaitement proportionnées, avec des canons courts et des boulets bien articulés. Ses épaules comme sa croupe étaient parfaites. La jument rasoir avait des lignes aussi bonnes, voir meilleures que celles de Pips, et venait de l’Arad Doman. De plus, elle était d’une race dont il avait déjà entendu parler, mais qu’il n’avait jamais pensé voir. Aucune autre race n’aurait cette couleur caractéristique. Sur sa robe, des lignes droites noires et blanches qu’on aurait dites tracées au rasoir expliquait son nom. Sa présence ici était aussi mystérieuse que celle de l’if noir. Il avait entendu dire qu’aucun Domani n’aurait jamais vendu un cheval rasoir à un étranger. Il laissa son regard passer, sans s’y attarder, sur les autres animaux. Les dés avaient-ils ralenti dans sa tête ? Non, c’était son imagination. Il était certain qu’ils tournoyaient aussi fort que dans la roulotte de Luca.

Un homme sec et nerveux, au crâne chauve cerné d’une couronne de cheveux gris, s’avança, inclinant la tête sur ses mains jointes.

— Toke Fearnim, Seigneur, se présenta-t-il, lançant un regard soupçonneux sur le bâton que Mat avait à l’épaule.

Des hommes vêtus de soie avec des chevalières en or portaient rarement des gourdins.

— En quoi puis-je vous servir ? Mon Seigneur désire-t-il louer un cheval ? Ou en acheter un ?

Des fleurs multicolores étaient brodées sur le gilet qu’il portait sur une chemise sans doute autrefois blanche. Mat évita de regarder les fleurs. L’homme avait un de ces longs couteaux incurvés à la ceinture, et deux longues cicatrices sur son visage parcheminé. D’anciennes cicatrices. Ses récentes bagarres ne lui avaient pas laissé de traces visibles.

— Acheter, Maître Fearnim, si vous en avez à vendre. Si je peux en trouver un d’à peu près correct, dit-il, soulevant son bâton en souriant.

Son père lui avait toujours dit que le marchandage se passait mieux si on savait faire sourire l’adversaire.

— J’en ai trois à vendre, Seigneur, dont aucun de boiteux, dit l’homme, s’inclinant une fois de plus, sans le moindre sourire. Dont l’une hors de son box, dit-il en la montrant. Cinq ans et de toute beauté. C’est une affaire à dix couronnes. En or, ajouta-t-il.

Mat laissa sa mâchoire s’affaisser.

— Pour une jument pie ? Je sais que les Seanchans ont fait monter les prix, mais là, c’est ridicule !

— Oh, il y a pie et pie, Seigneur. Elle est de race rasoir. C’est ce que montent les nobles domanis.

Sang et cendres ! Vous parlez d’une affaire !

— C’est ce que vous dites, marmonna Mat, abaissant l’extrémité de son bâton jusqu’au sol pour s’appuyer dessus.

Sa hanche ne le faisait plus souffrir, sauf lorsqu’il marchait longtemps. Il commençait à la sentir. Que ce soit une affaire ou non, il fallait jouer le jeu jusqu’au bout. Il existait des règles propres au commerce des chevaux qu’il fallait respecter au risque de se faire vider sa bourse.

— Personnellement, je n’ai jamais entendu parler d’un cheval de race rasoir. Qu’est-ce que vous avez d’autre ? En hongres et en juments ?

— Je n’ai que des hongres à part la rasoir, Seigneur, répondit Fearnim, soulignant le mot « rasoir ».

Se tournant vers le fond de l’écurie, il cria :

— Adela, amène le grand bai qui est à vendre.

Une grande jeune femme au visage boutonneux et en simple gilet vert foncé s’avança vivement. Fearnim lui fit parader le bai, puis un gris pommelé, au bout de leur longe, sous la lumière près de la porte. Il fallait lui accorder ça. Leur morphologie n’était pas mauvaise, mais le bai était trop grand, au moins dix-sept mains, et le gris qui avait les oreilles à moitié rabattues en arrière essaya par deux fois de mordre la main d’Adela. Comme elle était habile avec les animaux, elle esquiva facilement les morsures de l’irascible gris. Refuser ces deux-là aurait été facile même s’il n’avait pas déjà jeté son dévolu sur la jument rasoir.

Un maigre matou rayé, ressemblant à un tigre miniature, apparut et s’assit aux pieds de Fearnim pour lécher une profonde estafilade qu’il avait à l’épaule.

— Les rats sont pires que jamais, marmonna le propriétaire de l’écurie, fronçant les sourcils sur le chat. Ils se défendent davantage. Je vais devoir trouver un autre chat, peut-être deux.

Puis il revint à l’affaire en cours.

— Mon Seigneur voudrait-il examiner ma merveille puisque les autres ne lui conviennent pas ?

— Je suppose que je pourrais jeter un coup d’œil à la jument pie, maître Fearnim, dit Mat, d’un ton dubitatif. Mais pas pour dix couronnes.

— En or, dit Fearnim. Hurd, parade la rasoir pour le seigneur.

De nouveau, il mit l’accent sur la race. La négociation s’annonçait difficile ; à moins que, pour changer, sa nature de ta’veren ne vînt à son secours. Mais sa chance ne l’aidait jamais pour quelque chose d’aussi honnête qu’un bon marchandage.

Hurd, le palefrenier qui rafraîchissait la paille dans le box de la jument rasoir, était trapu avec peut-être trois cheveux blancs sur son crâne chauve, et complètement édenté. C’était criant quand il souriait, ce qu’il faisait en faisant tourner l’animal en rond au bout de sa longe. À l’évidence, il aimait l’animal, et il avait raison.

Elle marchait bien, mais Mat l’inspecta quand même avec attention. L’état de sa denture était la preuve que Fearnim n’avait pas menti sur son âge. Elle pointa les oreilles vers lui quand il lui caressa le nez tout en lui examinant les yeux qu’elle avait clairs et brillants. Il lui tâta les jambes, sans sentir aucune enflure ou inflammation. Il n’y avait pas sur elle la moindre lésion, irritation, ou mycose. Il pouvait facilement passer le poing entre sa cage thoracique et son coude – elle aurait une longue foulée – et il eut du mal à passer sa main à plat entre sa dernière côte et la pointe de sa hanche. Elle serait robuste, avec peu de chances de se froisser un muscle au galop.

— Je vois que mon Seigneur s’y connaît en chevaux.

— C’est vrai, Maître Fearnim. Mais dix couronnes, c’est trop cher, surtout pour une jument pie. Certains pensent qu’elles portent la poisse, vous comprenez. Non que je le croie, sinon je ne vous ferais pas d’offre.

— La poisse ? Jamais entendu parler. Qu’est-ce que vous proposez ?

— Je pourrais avoir des pur-sang tairens pour dix couronnes d’or. Pas les meilleurs, c’est vrai, mais tairens quand même. Je vous offre dix couronnes. En argent.

Fearnin rejeta la tête en arrière et rit à se décrocher la mâchoire. Quand il s’arrêta, ils se mirent à marchander sérieusement. Mat lui donna cinq couronnes d’or, plus quatre marks en or et trois couronnes en argent, tous estampillés à Ebou Dar.

Il y avait des pièces de nombreux pays dans le coffre poussé sous son lit, mais avec des pièces étrangères, il fallait trouver une banque ou un bureau de change pour pouvoir les peser, puis faire la conversion en monnaie locale. En plus d’attirer l’attention, il risquait de payer davantage, peut-être même l’équivalent des dix couronnes en or. Les trébuchets des changeurs semblaient tous fonctionner ainsi. Il ne s’attendait pas à ce que Fearnim baisse autant son prix, mais à son expression – il souriait enfin –, il vit que celui-ci ne pensait pas en tirer autant. C’était la meilleure façon de terminer un marchandage, avec les deux parties pensant avoir fait une affaire. L’un dans l’autre, la journée avait bien commencé, malgré la présence des dés. Il aurait dû savoir que ça ne durerait pas.

Quand il revint au camp à midi, monté à cru sur la rasoir à cause de sa hanche et les dés cliquetant dans sa tête, la queue était plus longue qu’à son départ, attendant de passer sous la grande banderole bleue tendue entre deux poteaux et arborant le nom du cirque en grandes lettres. À mesure que les gens jetaient leurs pièces dans un pichet transparent tenu par un palefrenier en grossière tunique de laine qui le vidait de temps en temps dans un coffre, sous l’œil vigilant d’un autre palefrenier encore plus costaud, des visiteurs s’étaient joints à la queue, qui ne semblait jamais raccourcir. Elle s’étendait au-delà de la corde et s’étirait au-delà du virage. Miraculeusement, personne ne tirait ou poussait. Dans la queue, il y avait beaucoup de fermiers, reconnaissables à leurs grossiers vêtements de laine et à leurs mains incrustées de terre, accompagnés de leurs épouses et de leurs enfants qui eux s’étaient lavé le visage. Malheureusement, c’était l’affluence qu’espérait Luca. Il n’y avait plus aucune chance de le convaincre de partir le lendemain. Les dés avertissaient Mat Cauthon que quelque chose allait se passer, mais quoi ? Parfois les dés s’arrêtaient sans qu’il ne se passe rien.

Juste après l’entrée, Aludra prenait livraison de deux charretées de barils de diverses tailles. Et d’autres choses encore.

— Je vais vous montrer où garer les chariots, dit-elle au cocher, un homme mince et prognathe.

Les tresses emperlées d’Aludra, qui lui tombaient jusqu’à la taille, oscillèrent quand ses yeux suivirent Mat un instant, mais elle les ramena vivement sur le cocher.

— Les chevaux, vous les mettrez au piquet avec les autres.

Qu’est-ce qu’elle avait bien pu acheter en telle quantité ? Probablement du matériel pour ses feux d’artifice. Tous les soirs, juste après la tombée de la nuit pour être sûre que les gens ne seraient pas encore couchés, elle lançait ses fleurs nocturnes. Il avait réfléchi à la raison pour laquelle elle voulait trouver un fondeur de cloches, mais la seule qui lui semblait avoir un sens n’en avait aucun pour lui.

Il cacha la jument dans les lignes de piquets, au milieu des autres chevaux.

Il laissa son bâton dans la roulotte qu’il partageait avec Egeanin et Domon, puis se dirigea vers la roulotte pourpre passé de Tuon. Elle était installée non loin de celle de Luca, mais Mat regrettait qu’elle ne soit pas restée à proximité des chariots de l’intendance. Seuls Luca et sa femme savaient que Tuon était une Haute Dame et non une servante qui avait été sur le point de révéler les amours de Mat et Egeanin au prétendu mari de cette dernière. Beaucoup d’artistes s’étonnaient et désapprouvaient que Mat passe plus de temps avec Tuon qu’avec Egeanin. Pour eux, s’enfuir avec l’épouse d’un seigneur cruel, c’était romanesque. Fricoter avec la servante de la dame leur semblait sordide. Le fait d’attribuer à la roulotte de Tuon cette place de choix, parmi des gens qui travaillaient avec Luca depuis des années et étaient des artistes de grande renommée, allait faire jaser encore davantage.

En vérité, il hésita à aller voir Tuon à cause des dés qui continuaient à rebondir dans sa tête. Ils s’étaient arrêtés trop souvent en sa présence, et il ne savait toujours pas pourquoi. Pas avec certitude. La première fois, c’était peut-être dû à sa seule présence. Y repenser lui fit dresser les cheveux sur la tête. Avec les femmes, on est toujours obligé de prendre des risques. Avec Tuon, on en prenait dix par jour. Parfois, il se demandait pourquoi sa chance ne marchait pas davantage auprès des femmes. Elles étaient assurément aussi imprévisibles que d’honnêtes dés.

Comme aucun des Bras Rouges n’était de garde devant la roulotte – ils étaient au-dessus de ça maintenant –, il monta les quelques marches à l’arrière de la roulotte, frappa une fois, puis tira la porte et entra. Après tout, c’est lui qui payait le loyer et il était peu probable qu’elles se prélassent toutes nues à cette heure de la journée. D’ailleurs, il y avait un verrou si elles ne voulaient pas qu’on entre.

Malgré l’absence de maîtresse Anan, la roulotte était quand même bondée. L’étroite table avait été descendue du plafond, avec des assiettes en porcelaine blanche dépareillées remplies de pain, d’olives et de fromage, plus un grand pichet à vin en argent de Luca, un pichet pansu à rayures rouges et des tasses décorées de fleurs peintes. Tuon, qui n’avait pas eu la tête rasée depuis un mois, trônait sur l’unique tabouret au bout de la table, Selucia assise près d’elle sur un lit, Noal et Olver assis sur l’autre lit, les coudes sur la table. Aujourd’hui, Selucia portait la robe bleu foncé d’Ebou Dar qui mettait si bien en valeur sa poitrine, avec une écharpe à fleurs autour du cou. Tuon arborait une robe rouge qui semblait faite de plis minuscules. Par la Lumière, il n’avait acheté la soie que la veille ! Comment avait-elle convaincu la costumière de la lui confectionner si vite ? Il était à peu près certain que ça prenait généralement plus d’un jour. Avec de généreuses promesses d’or, soupçonna-t-il. Quand on offre de la soie à une femme, il faut s’attendre à payer pour qu’elle s’en serve. Il avait entendu ce dicton dans son enfance, quand il ne pensait pas avoir un jour les moyens d’acheter de la soie, mais c’était la vérité vraie de la Lumière !

— …seules les femmes sont aperçues parfois en dehors de leurs villages, disait Noal. Le vieillard noueux se tut quand Mat entra, refermant la porte derrière lui.

Les manchettes de dentelle de Noal avaient connu des jours meilleurs, comme sa tunique bien coupée en fin lainage gris. Olver, dans la belle tunique bleue que Mat lui avait fait faire, arborait un large sourire d’Ogier. Par la Lumière, c’était un brave garçon qui ne serait jamais beau avec ses oreilles décollées et sa grande bouche. Ses manières avec les femmes laissaient beaucoup à désirer s’il voulait avoir ses chances. Mat avait essayé de passer plus de temps avec lui, pour l’éloigner de l’influence de ses « oncles », Vanin, Harnan, et les autres Bras Rouges. L’enfant en paraissait content. Mais pas autant que quand il jouait aux Serpents et Renards, ou aux pierres, avec Tuon, ou quand il contemplait la poitrine de Selucia. C’était très bien que les Bras Rouges apprennent à Olver à tirer à l’arc, à manier l’épée et le reste. Mais pour ce qui était des regards et des sourires libidineux…

— Les manières, Joujou, dit Tuon, d’une voix lente comme du miel glissant sur une soucoupe.

Du miel solide. Quand il était là, sauf s’ils jouaient aux pierres, l’expression de Tuon était comparable à celle d’un juge prononçant un arrêt de mort.

— Vous frappez, puis vous attendez qu’on vous donne la permission d’entrer. Vous avez de la graisse sur votre tunique. Je veux que vous soyez toujours propre.

Le sourire d’Olver s’évanouit en l’entendant adresser cette semonce à Mat. Noal passa ses doigts noueux dans ses longs cheveux et soupira, puis il se mit à examiner l’assiette verte posée devant lui, comme s’attendant à découvrir une émeraude au milieu des olives.

Mat aimait regarder Tuon, la petite femme noire destinée à être son épouse. Qui l’était déjà à moitié d’ailleurs. Par la Lumière, tout ce qu’elle avait à faire, c’était de prononcer trois phrases, et l’affaire était dans le sac ! Qu’il soit réduit en cendres, qu’elle était belle ! Au début, il l’avait prise pour une enfant, mais c’était à cause de sa taille et de son voile qui lui cachait le visage. Dévoilé, on voyait bien que ce visage en forme de cœur était celui d’une femme. Ses grands yeux noirs étaient comme des lacs où un homme aurait pu passer sa vie à nager. Ses rares sourires qu’il appréciait beaucoup étaient mystérieux ou malicieux. Il aimait aussi la faire rire. Du moins, quand elle ne riait pas de lui. Elle était un peu trop mince à son goût, mais s’il avait jamais l’occasion de se trouver seul avec elle, sans Selucia, et qu’il la prenne par la taille, il était certain qu’il la trouverait parfaite. Et il pourrait peut-être la convaincre de lui donner quelques baisers de ces lèvres pulpeuses. Par la Lumière, il en rêvait parfois ! Peu importait qu’elle le tarabuste comme s’ils étaient déjà mariés. Qu’il soit réduit en cendres s’il comprenait l’importance de cette petite tache de graisse. Lopin et Nerim, les deux serviteurs qu’il avait sur le dos, étaient capables de se battre pour savoir qui détacherait la tunique, tant ils étaient désœuvrés. Il ne dit rien. Les femmes n’aiment rien mieux que vous obliger à vous défendre, et s’il commençait, elle avait gagné.

— J’essaierai de m’en souvenir, Précieuse, dit-il avec son plus beau sourire, se glissant près de Selucia et posant son chapeau. Bien que la couverture fît un bourrelet entre eux et qu’ils soient séparés d’un bon pied, on aurait dit qu’il se pressait contre sa hanche. Malgré ses yeux bleus, le regard furieux qu’elle lui lança était assez brûlant pour roussir sa tunique.

— J’espère qu’il y a plus d’eau que de vin dans la coupe que je vois devant Olver.

— C’est du lait de chèvre, dit l’enfant avec indignation.

Ah ! Bon, peut-être qu’Olver était encore un peu trop jeune même pour de l’eau rougie.

Tuon se redressa, toujours plus petite que Selucia qui n’était pas grande elle-même.

— Comment m’avez-vous appelée ? dit-elle, d’un ton aussi sec que le permettait sa voix traînante.

— Précieuse. Vous m’avez donné un petit nom, alors j’ai pensé que je devais aussi vous en donner un. Précieuse.

Il eut l’impression que les yeux de Selucia allaient jaillir hors de sa tête.

— Je vois, dit Tuon avec une moue pensive.

Elle agita les doigts de sa main droite, comme machinalement, et Selucia se leva immédiatement pour s’approcher du buffet. Elle prit quand même le temps de le foudroyer du regard.

— Très bien, conclut Tuon au bout d’un moment. Il sera intéressant de voir qui gagne ce jeu-là. Joujou.

Le sourire de Mat disparut. Quel jeu ? Il s’efforçait juste de rétablir un peu l’équilibre. Mais elle y voyait un jeu, ce qui signifiait qu’il pouvait perdre, vu qu’il n’avait aucune idée de la nature du jeu. Pourquoi les femmes rendaient-elles tout si… compliqué ?

Selucia reprit sa place sur le lit et glissa devant lui une assiette de porcelaine blanche ébréchée contenant un demi-pain, six petits tas d’olives différentes, et trois sortes de fromages. Cette invitation lui remonta le moral. Il ne s’y attendait pas. Une fois qu’une femme vous avait nourri, elle avait du mal à vous empêcher de remettre les pieds sous la table.

— La vérité, dit Noal, reprenant le fil de son histoire, c’est que dans ces villages des Ayyads, on peut voir des femmes de tous les âges, mais aucun homme au-dessus de vingt ans, quand il y en a.

Les yeux d’Olver se dilatèrent un peu plus. L’enfant buvait littéralement les récits de Noal sur les contrées qu’il avait visitées, sur les pays situés au-delà du Désert des Aiels.

— Vous êtes apparenté à Jain Charin, Noal ?

Mat grignota une olive et cracha discrètement le noyau dans sa main. Le fruit était presque pourri. Le suivant également. Comme il avait faim, il mangea toutes les olives, et le fromage, ignorant Tuon qui le foudroyait.

Le visage de Noal devint immobile comme une pierre. Mat rompit un bout de pain et le mangea avant que Noal réponde.

— Un cousin, dit-il enfin à contrecœur. C’était mon cousin.

— Vous êtes un parent de Jain Farstrider ? demanda Olver, tout excité.

Les Voyages de Jain Farstrider était son livre préféré, qu’il aurait lu dans son lit bien après l’heure du coucher si Juilin et Thera l’avaient laissé faire. Il disait qu’il visiterait tous les pays qu’avait vus Farstrider quand il serait grand.

— Qui est cet homme aux deux noms ? demanda Tuon. On ne parle ainsi que des grands hommes, et vous parlez comme si chacun était censé le connaître.

— C’était un imbécile, répondit Noal d’un ton grave avant que Mat puisse ouvrir la bouche. Olver ouvrit la sienne et la laissa béante tandis que le vieillard poursuivait :

— Il a bourlingué dans le monde entier, et il a laissé son épouse aimante mourir de fièvre, sans qu’il soit là pour lui tenir la main quand elle a rendu son dernier soupir. Il s’est laissé transformer en outil par…

Brusquement, Noal pâlit. Son regard fixe semblant traverser Mat, il se frictionna le front comme cherchant dans ses souvenirs.

— Jain Farstrider était un grand homme, dit Olver avec véhémence, serrant les poings, prêt à se battre pour défendre son héros. Il a combattu les Trollocs et les Myrddraals, et il a eu plus d’aventures que personne d’autre au monde, même Mat ! Il a capturé Cowin Gemallan après que Gemallan a trahi Malkier au profit de l’Ombre !

Noal revint à lui en sursautant et tapota l’épaule d’Olver.

— Oui, petit. Il faut lui reconnaître ça. Mais quelle aventure justifie de laisser sa femme mourir seule ?

Olver ne sut que répondre à ça, et son visage s’allongea. Si Noal avait dégoûté l’enfant de son livre préféré, Mat allait lui dire deux mots.

Se levant, Tuon se pencha par-dessus la table pour poser une main sur le bras de Noal. Son air sévère avait disparu, faisant place à une tendre expression. Une large ceinture en cuir jaune foncé ceignait sa taille, soulignant sa minceur. Encore de l’argent dépensé ! Peu importe, il n’avait aucun mal à trouver de l’argent, et si elle ne le dépensait pas, il le gaspillerait pour une autre femme.

— Vous avez bon cœur, Maître Charin.

Elle appelait chacun par son nom de famille, sauf Mat Cauthon !

— Vraiment, Ma Dame ? dit Noal, comme s’il attendait une réponse. Parfois, je pense…

La porte s’ouvrit brusquement et Juilin passa la tête dans l’ouverture. La coiffe conique rouge du Tairen était fièrement posée sur son crâne, mais son visage sombre était inquiet.

— Des soldats seanchans s’installent de l’autre côté de la route. Je vais voir Thera. Elle prendrait peur si quelqu’un d’autre lui disait.

Et aussi vite qu’il était arrivé, il disparut, laissant la porte osciller derrière lui.

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