Quittant Maîtresse Harfor et Maître Norry, Elayne se dirigea avec empressement vers la Salle des Cartes. Déni et deux Gardes-Femmes la précédaient, tournant constamment la tête pour déjouer des menaces éventuelles, et quatre autres suivaient derrière. Elle doutait que Dyelin s’éternise à ses ablutions, quelles que soient les nouvelles. La Lumière fasse qu’elles soient bonnes ! Birgitte, mains derrière le dos et fronçant les sourcils, marchait, absorbée dans le silence, mais elle inspectait minutieusement chaque carrefour. Le lien transmettait toujours de l’inquiétude et de la fatigue. Un bâillement lui ouvrit toutes grandes les mâchoires, avant qu’elle ait eu le temps de le réprimer.
La réticence à provoquer des rumeurs n’était pas sa seule raison d’adopter une allure majestueuse. Maintenant, les domestiques n’étaient plus les seuls à arpenter les couloirs. La politesse avait exigé qu’elle offre l’hospitalité aux nobles arrivés dans la cité avec des hommes d’armes – qui ne l’étaient pas toujours – ; certains étaient des guerriers bien entraînés arborant toujours leur épée, et d’autres conduisaient leur charrue avant d’être appelés à suivre leur seigneur.
Bon nombre avaient accepté, surtout ceux qui n’avaient pas de résidence à Caemlyn, ou, soupçonnait-elle, ceux qui manquaient d’argent. Fermiers et artisans pouvaient penser que tous les nobles étaient riches, et beaucoup l’étaient en effet ne fût-ce que par comparaison, mais les dépenses exigées par leur situation et leurs charges en obligeaient beaucoup à compter leurs pièces aussi soigneusement qu’une paysanne. Elle n’avait aucune idée de ce qu’elle allait faire pour les nouveaux arrivants. Les nobles dormaient déjà à trois ou quatre par lit, quand les lits étaient assez larges ; les plus petits pouvaient coucher deux personnes. Beaucoup de Femmes de la Famille en étaient réduites à coucher sur des paillasses au quartier des domestiques, ce que le printemps rendait possible, louée soit la Lumière. Il semblait que tous ses nobles invités fussent dans les couloirs, et quand ils lui faisaient leurs courbettes, elle était obligée de s’arrêter pour échanger quelques mots avec eux. Sergase Gilbearn, petite et mince en robe d’équitation verte, ses cheveux noirs striés de quelques fils blancs, qui avait amené avec elle les vingt hommes d’armes à son service, et le vieux Kelwin Janevor, filiforme dans sa tunique de drap bleu, qui en avait amené dix, bénéficièrent d’autant de civilités que le grand Barel Layden et la solide Anthelle Sharplyn, qui étaient Hauts Sièges, bien que de Maisons mineures. Tous étaient venus la soutenir avec leurs hommes et aucun n’avait tourné bride en apprenant la situation. Mais beaucoup semblaient mal à l’aise aujourd’hui. Aucun n’en parlait mais l’inquiétude était écrite sur leurs visages. Arilinde Branstrom, généralement exubérante, n’était pas la seule à se mordre les lèvres. Et Laerid Traehand, trapu, taciturne et habituellement flegmatique comme une pierre, n’était pas le seul à plisser le front.
— Croyez-vous qu’ils sont au courant de la confiance qu’arbore Arymilla ? demanda-t-elle entre deux révérences. Non ; ça ne suffirait pas à bouleverser Arilinde ou Laerid.
Arymilla dans les murs avec trente mille hommes n’aurait pas suffi à bouleverser ces deux-là.
— Non, ça ne suffirait pas, acquiesça Birgitte.
Elle regarda autour d’elle, pour voir s’il y avait des oreilles indiscrètes dans les parages.
— Ils s’inquiètent peut-être de la même chose que moi. Vous ne vous êtes pas perdue à notre retour ; ou plutôt, vous avez eu de l’aide.
Elayne s’arrêta pour échanger rapidement quelques mots avec un couple grisonnant qu’on aurait pu prendre pour des paysans prospères. Le manoir de Brannin et Elvaine Martan ressemblait beaucoup à une grande ferme, très vaste et abritant plusieurs générations. Le tiers de leurs hommes d’armes était composé de leurs fils, petit-fils, neveux et petits-neveux. Seuls les trop jeunes et les trop vieux étaient restés là-bas pour superviser les semailles. Elle espéra que le couple souriant ne se sentirait pas lésé, parce qu’elle s’était à peine arrêtée.
— Que voulez vous dire ?
— Le palais est… changé.
Pendant un instant, il y eut de la confusion dans le lien. Birgitte grimaça.
— Ça paraît fou, je sais, mais c’est comme s’il avait été reconstruit sur un plan légèrement différent.
Devant elles, une Garde-Femme trébucha, puis reprit son équilibre.
— J’ai une bonne mémoire…
Birgitte hésita. Le lien s’emplit d’un fouillis d’émotions vite réprimées. La plupart des souvenirs de ses vies antérieures s’étaient évanouis comme neige au soleil. Rien ne subsistait à part la fondation de la Tour Blanche. Et les quatre vies qu’elle avait vécues, entre la fondation et la fin des Guerres trolloques, commençaient à se fragmenter. Peu de choses l’effrayaient, pourtant elle semblait craindre d’oublier le reste, surtout ses souvenirs de Gaidal Gain.
— Je n’oublie jamais un chemin que j’ai déjà emprunté, poursuivit-elle, et certains couloirs ne sont pas comme ils étaient avant. Certains corridors ont été… déplacés. D’autres ont disparu et il y en a de nouveaux. Je n’ai trouvé personne qui en parle, mais je crois que les vieux se taisent car ils craignent avoir perdu la tête, et que les jeunes ont peur de perdre leur place.
— C’est…
Elayne se tut. C’était possible. Birgitte ne souffrait pas d’hallucinations. La répugnance de Naris à quitter ses appartements prenait soudain un sens, et peut-être aussi la perplexité récente de Reene. Elle regrettait que sa grossesse ne lui ait pas complètement brouillé l’esprit. Mais comment ?
— …Pas les Réprouvés, dit-elle avec fermeté. S’ils pouvaient faire ça, ils l’auraient fait depuis longtemps, et pire que… Bonne journée, Seigneur Aubrem.
Mince, buriné, et chauve, à part une mince frange de cheveux blancs, Aubrem Pensenor était assez vieux pour faire sauter ses petits-enfants sur ses genoux, mais il avait le dos droit et les yeux clairs. Il avait été parmi les premiers à arriver à Caemlyn, avec près d’une centaine d’hommes, et le premier à annoncer que c’était Arymilla qui marchait vers la cité, soutenue par Naean et Elenia. Il se lança dans ses souvenirs de la Succession, quand il s’était battu pour sa mère, jusqu’au moment où Birgitte murmura que Dame Dyelin devait les attendre.
— Oh, dans ce cas, je ne veux pas vous retenir davantage, Ma Dame, dit le vieil homme avec sincérité. Présentez mes hommages à Dame Dyelin. Elle a été tellement occupée que je n’ai pas échangé deux mots avec elle depuis mon arrivée à Caemlyn. Mes hommages les plus sincères.
La Maison Pensenor était alliée à la Maison Tarasin de Dyelin depuis la nuit des temps.
— Pas les Réprouvés, répéta Birgitte quand Aubrem se fut éloigné. Mais la cause de ce changement n’est que la première question. Est-ce que ça se reproduira ? Dans ce cas, les changements seront-ils toujours mineurs ? Pourriez-vous vous réveiller dans une chambre sans portes ni fenêtres ? Que se passerait-il si vous dormiez dans une chambre qui disparaîtrait ? Ces changements affectent-ils d’autres édifices que le palais ? Nous devons nous assurer que les rues conduisent toujours aux mêmes endroits. Imaginez qu’au prochain changement une partie des murailles ne soit plus là ?
— Vous entretenez vraiment des idées noires, dit sombrement Elayne.
Même avec le Pouvoir en elle, ces possibilités suffisaient à lui nouer l’estomac.
Birgitte tripota les quatre nœuds d’or sur l’épaule de sa tunique rouge à col blanc.
— Elles sont venues avec eux.
Curieusement, l’inquiétude transmise par le lien était moindre maintenant qu’elle avait partagé ses craintes. Elayne espéra qu’elle ne pensait pas qu’elle avait les réponses, elle. Non, c’était impossible. Birgitte la connaissait trop bien pour ça.
— Est-ce que ça vous effraye, Déni ? demanda-t-elle. J’avoue que ça me fait peur.
— Pas plus qu’il ne faut, Ma Dame, répondit Déni, sans cesser d’inspecter le couloir devant elle.
Alors que les autres marchaient la main sur la poignée de leur épée, elle la posait sur son gourdin. Sa voix était aussi placide que son visage.
— Un jour, un gros cocher nommé Eldrin Hackly a failli me casser le cou. Il était ivre mort, ce soir-là. Je n’étais pas dans une bonne position, et mon gourdin semblait rebondir sur son crâne sans aucun effet. Cela m’a effrayée davantage parce que j’étais sûre que j’allais mourir. Dans le cas présent, nous sommes face à une hypothèse. Chaque fois qu’on se réveille, on peut mourir dans la journée.
Il y avait des façons plus pessimistes de considérer la vie, se dit Elayne. Quand même, elle frissonna. Contrairement aux autres, elle était en sécurité, au moins jusqu’à son accouchement. Les deux Gardes postés aux larges portes sculptées du lion de la Salle des Cartes étaient des hommes d’expérience, l’un petit et presque squelettique, l’autre assez large pour paraître trapu bien qu’il fût de taille moyenne. Rien ne les distinguait des autres Gardes, mais seuls les bons escrimeurs et les hommes de confiance étaient choisis pour ce genre de missions. Le petit salua Déni de la tête, puis se redressa avec raideur après un regard désapprobateur de Birgitte. Déni lui sourit timidement, tandis que deux Gardes-Femmes se livraient à leur inévitable inspection de routine. Birgitte ouvrit la bouche, mais Elayne lui posa la main sur le bras. Birgitte la regarda, branlant du chef, son épaisse natte dorée oscillant lentement.
— Ce n’est pas bon quand ils sont en service, Elayne. Ils doivent se concentrer sur leur mission.
Elle n’éleva pas la voix, mais les joues rondes de Déni s’empourprèrent. Elle cessa de sourire et se remit à inspecter le couloir. C’était peut-être mieux ainsi, mais quand même dommage. Tout le monde devait avoir de petits plaisirs dans la vie.
La Salle des Cartes était la deuxième plus grande salle de bal du palais, avec quatre cheminées en marbre veiné de rouge où brûlaient de petits feux sous les manteaux sculptés, un dôme doré soutenu par des colonnes régulièrement espacées à deux toises des murs de marbre dépourvus de leurs tapisseries, et suffisamment de torchères à miroirs pour éclairer la salle aussi bien que si elle avait eu des fenêtres. La plus grande partie du sol représentait une carte de Caemlyn en mosaïque, datant de plus de mille ans après que la Cité Neuve avait été terminée, avant l’expansion du Bas Caemlyn. Elle avait été refaite plusieurs fois depuis, quand les carrés de faïence pâlissaient ou s’usaient, de sorte que la représentation de toutes les rues était exacte – du moins, elle l’était jusqu’à aujourd’hui ; la Lumière fasse qu’elles le soient toujours ! –, et bien que de nombreux édifices aient été remplacés au cours des ans, certaines ruelles étaient inchangées sur l’immense carte.
Pourtant, il n’y aurait pas de bal dans la Salle des Cartes prochainement. Les longues tables entre les colonnes étaient recouvertes de cartes, dont certaines débordaient sur les côtés, et le long des murs, des étagères étaient remplies de rapports, pas assez sensibles pour être mis sous clé ou confiés à la mémoire avant d’être brûlés. La grande table de Birgitte, chargée de corbeilles pleines de papiers, se dressait à l’autre bout de la salle. En sa qualité de Capitaine-Générale, elle disposait de son propre bureau. Dès qu’elle avait découvert la Salle des Cartes, elle avait décidé que la carte au sol était trop précise pour ne pas l’utiliser.
Un petit disque en bois peint en rouge marquait l’endroit de la muraille où le dernier assaut avait été repoussé. Birgitte le ramassa en passant et le jeta dans un panier rond posé sur sa table. Elayne branla du chef.
— Dame Birgitte, j’ai le rapport que vous avez demandé sur le fourrage disponible, dit une femme grisonnante en lui tendant une page couverte d’une écriture soignée.
Le Lion Blanc était brodé en petit sur le corsage de sa robe brune. Cinq autres clercs continuèrent à écrire, les plumes crissant sur le papier. C’étaient tous des hommes de confiance de Maître Norry, et Maîtresse Harfor avait personnellement sélectionné la demi-douzaine de messagers en livrée rouge et blanc, alertes jeunes gens – des gamins, en fait – debout contre les murs derrière les petites tables des clercs. Un beau jeune homme commença à s’incliner avant de se ressaisir en rougissant. Birgitte avait réglé en quelques mots la question des politesses envers elle et les autres nobles. Le travail passait avant tout, et tout noble à qui ça ne plaisait pas pouvait sortir de la Salle des Cartes.
— Merci, Maîtresse Anford. Je le lirai plus tard. Si vous voulez bien attendre dehors, vous et les autres ?
Maîtresse Anford réunit rapidement les messagers et les clercs, leur donnant juste le temps de boucher leur encrier et de sécher leurs écrits. Personne ne manifesta la moindre surprise. Ils étaient habitués à ce besoin d’intimité. Certains avaient rebaptisé l’endroit la Salle des Secrets, quoique rien de bien secret n’y fût conservé. Les secrets étaient sous clé dans les appartements d’Elayne.
Tandis que clercs et messagers sortaient à la queue leu leu, Elayne s’approcha d’une longue table où se trouvait une carte montrant Caemlyn et ses environs sur au moins cinquante miles dans toutes les directions. Même la Tour Noire y était indiquée, à moins de deux lieues au sud de la cité. Une verrue en Andor, dont on n’arrivait pas à se débarrasser. De temps en temps, elle y envoyait des Gardes en inspection, mais l’endroit était si vaste que les Asha’man pouvaient faire n’importe quoi sans qu’elle le sache. Des épingles aux têtes émaillées marquaient l’emplacement des huit camps d’Arymilla. Un faucon en or, pas plus gros que son petit doigt, indiquait où se trouvaient les Goshiens. Avaient-ils déjà levé le camp ? Elle glissa le faucon dans son escarcelle. Aviendha ressemblait beaucoup à un faucon. De l’autre côté de la table, Birgitte haussa un sourcil interrogateur.
— Ils sont partis ou sur le point de partir, lui dit Elayne.
Il y aurait des visites. Aviendha n’était pas partie pour toujours.
— Envoyés quelque part par Rand. Où ? Je ne sais pas. Qu’il soit réduit en cendres !
— Aussi, je me demandais pourquoi Aviendha n’était pas là.
Elayne mit un doigt sur un cheval de bronze de moins d’une main de haut, posé quelques lieues à l’ouest de la cité.
— Il faudrait que quelqu’un jette un coup d’œil sur le camp de Davram Bashere. Tâchez de savoir si les Saldaeans s’en vont aussi ; et la Légion du Dragon.
Peu importait qu’ils partent, d’ailleurs. Ils n’avaient pas interféré, louée soit la Lumière, et la peur était passée depuis longtemps qu’ils puissent freiner Arymilla. Mais elle n’aimait pas qu’il se passe des choses en Andor sans qu’elle le sache.
— Envoyez aussi des Gardes à la Tour Noire dès demain. Dites-leur de compter tous les Asha’man qu’ils verront.
— Ainsi, il prépare une grande bataille. Une autre grande bataille. Contre les Seanchans, je suppose.
Croisant les bras, Birgitte fronça les sourcils sur la carte.
— Je me demande où et quand. Mais nous avons assez à faire pour nous occuper.
La carte exposait les raisons pour lesquelles Arymilla était si pressée. Pour commencer, au nord-est de Caemlyn, presque en dehors de la carte, il y avait la statuette en bronze d’un ours en train de dormir, roulé en boule, les pattes sur le museau. Près de deux cent mille hommes, presque tous les hommes entraînés de l’Andor. Quatre souverains des Marches, accompagnés de peut-être une douzaine d’Aes Sedai qu’ils s’efforçaient de tenir cachées, et qui cherchaient Rand pour des raisons inconnues. Ceux des Marches n’avaient aucune raison de se tourner contre Rand – bien qu’il ne les eût pas liés à lui par serment comme il l’avait fait pour d’autres –, mais pour les Aes Sedai, c’était autre chose, avec leur allégeance incertaine. Les quatre souverains avaient en partie déchiffré ses motifs pour les amener en Andor, pourtant elle était parvenue à les tromper sur l’endroit où se trouvait Rand. Malheureusement, ces souverains avaient démenti tout ce qu’on racontait sur leur vitesse de déplacement, en se dirigeant très lentement vers le sud. Maintenant, ils ne bougeaient plus, tentant de trouver un moyen d’éviter d’approcher d’une cité assiégée. C’était compréhensible, et même louable. Des armées étrangères à proximité de soldats andorans, sur le sol andoran, auraient été dans une situation délicate. Il y avait toujours quelques têtes brûlées. En ces circonstances, des combats et peut-être une guerre auraient pu facilement éclater. Pourtant, contourner Caemlyn serait difficile. La pluie avait transformé en fondrières les étroites routes de campagne, compliquant le passage d’une armée aussi importante. Elayne aurait pu souhaiter qu’ils aient avancé de vingt ou trente miles de plus vers Caemlyn. Elle avait espéré que leur présence aurait un effet dissuasif. Peut-être était-ce encore possible.
Plus important encore, certainement pour Arymilla et peut-être pour elle-même, à quelques lieues sous la Tour Noire se trouvait un minuscule guerrier en argent, tenant son épée verticale devant son visage, et un hallebardier, à l’évidence de la même taille que le guerrier, l’un à l’est du carré noir, l’autre à l’ouest. Luan, Ellorien, Abelle, Aemlyn, Arathelle et Pelivar avaient près de soixante mille hommes à eux tous dans ces deux camps. Leurs domaines et ceux de leurs vassaux devaient avoir été dépouillés jusqu’à l’os. C’est dans ces deux camps qu’avait séjourné Dyelin ces trois derniers jours, s’efforçant de connaître leurs intentions.
Le Garde filiforme ouvrit l’une des portes et la retint pour une vieille servante chargée d’un lourd plateau d’argent supportant deux hauts pichets à vin et un cercle de gobelets en porcelaine bleue du Peuple de la Mer. Reene ne savait sans doute pas le nombre des assistants. De frêle apparence, la femme avançait lentement, soucieuse de ne pas incliner le lourd plateau. Elayne canalisa des flux d’Air pour prendre le plateau, puis les laissa se dissiper sans s’en servir. Avoir l’air de penser que cette femme était incapable de remplir son office aurait été insultant pour elle. Mais elle la remercia avec effusion. La vieille femme eut un grand sourire, et fit une profonde révérence une fois débarrassée de son fardeau. Dyelin arriva presque tout de suite après elle, image même de la vigueur, et la fit sortir avant de grimacer en avisant le contenu d’un des pichets – Elayne soupira, c’était sans doute du lait de chèvre – et se remplit un gobelet. À l’évidence, Dyelin avait limité sa toilette à se laver les mains et brosser ses cheveux d’or striés de gris, parce que sa robe d’équitation noire au haut col fermé par une grosse broche ronde ornée de la Chouette et du Chêne de Taravin, avait des taches de boue à moitié séchée sur sa jupe.
— Il y a quelque chose qui cloche sérieusement, dit-elle, faisant tourner le vin dans son gobelet sans en boire.
Elle fronça les sourcils, creusant ses fines pattes-d’oie.
— J’ai séjourné dans ce palais plus souvent que je n’en ai souvenir, et aujourd’hui, je me suis perdue deux fois.
— Nous sommes au courant, lui dit Elayne.
Ces derniers temps, elle tissait toujours une garde contre les écoutes, et ne fut pas surprise de la sentir touchée par la saidar. Au moins, la personne qui écoutait en aurait reçu un petit choc.
— Alors, ça peut se reproduire, dit Dyelin quand Elayne eut terminé.
Le ton était calme, mais elle s’humecta les lèvres et but une gorgée de vin, sa bouche s’étant soudain desséchée.
— Si vous ne connaissez pas la cause de ces changements ni les possibilités que ça se reproduise, qu’allons-nous faire ?
Elayne la regarda fixement. Une fois de plus, quelqu’un semblait penser qu’elle avait les réponses. Mais c’était cela qu’être reine. Elle était censée avoir toujours une réponse, ou en trouver une. C’est aussi ce que c’était qu’être Aes Sedai.
— Nous ne pouvons pas arrêter ça, alors il faudra vivre avec, Dyelin, et tenter d’empêcher les gens d’avoir trop peur. J’annoncerai ce qui se passe, dans la mesure où nous le savons, et je dirai aux autres sœurs d’en faire autant. Comme ça, les gens sauront que les Aes Sedai sont au courant, et cela devrait les rassurer, dans une certaine mesure.
Cela lui sembla bien peu, mais curieusement, Dyelin acquiesça sans hésitation.
— Moi-même, je n’ai rien d’autre à proposer. La plupart des gens pensent que vous autres, Aes Sedai, pouvez faire face à toutes les situations. En la circonstance, cela suffira.
Et quand ils réaliseraient que les Aes Sedai ne pouvaient pas faire face à tout, qu’elle ne le pouvait pas ? Bon, elle traverserait le fleuve quand elle arriverait sur la rive.
— Les nouvelles sont bonnes ou mauvaises ?
Avant que Dyelin n’ait eu le temps de répondre, la porte se rouvrit.
— Il paraît que Dame Dyelin est revenue. Vous auriez dû nous envoyer chercher, Elayne. Vous n’êtes pas encore reine, et il me déplaît que vous ayez des secrets pour moi. Où est Aviendha ?
Catalyn Haevin, jeune femme ingouvernable – une gamine en fait, encore à de longs mois de sa majorité, quoique son tuteur lui permît d’agir à sa guise – était fière jusqu’au bout des ongles, et relevait orgueilleusement son menton grassouillet. Bien sûr, la grosse broche émaillée de l’Ours Bleu de Haevin fermant le haut col de sa robe d’équitation bleue l’y obligeait peut-être. Elle avait commencé à manifester du respect à Dyelin, et peut-être une certaine méfiance, peu après avoir commencé à partager un lit avec elle et Sergase. Mais avec Elayne, elle insistait sur toutes ses prérogatives de Haut Siège.
— Nous l’avons tous entendu dire, dit Conail Northan.
Grand et mince, avec des yeux rieurs et un nez en bec d’aigle, il était tout juste majeur, n’ayant dépassé son seizième jour du nom que de quelques mois. Il se pavanait et caressait la poignée de son épée bien trop amoureusement, mais il ne semblait pas dangereux. Seulement juvénile, un trait malheureux chez un Haut Siège.
— Et nous sommes tous impatients de savoir quand Luan et les autres se joindront à nous. Ces deux-là étaient prêts à courir tout le long du chemin, dit-il, ébouriffant les cheveux des deux jeunes garçons qui l’accompagnaient, Périval Mantear et Branlet Gilyard.
Ce dernier le gratifia d’un regard noir et se passa les doigts dans les cheveux pour les remettre en place. Perival rougit. Assez petit mais déjà joli, à douze ans, c’était le plus jeune du groupe. Branlet n’avait qu’un an de plus.
Elayne soupira, mais elle ne pouvait pas leur demander de sortir. La plupart n’étaient encore que des enfants – peut-être tous, considérant le comportement de Conail –, mais ils étaient pourtant les Hauts Sièges de leurs Maisons et, avec Dyelin, ses alliés les plus importants. Elle aurait bien voulu savoir comment ils avaient appris le but du voyage de Dyelin. Cela devait rester un secret jusqu’à ce qu’elle connaisse les nouvelles qu’elle rapportait. Nouvelle tâche pour Reene. Les cancans incontrôlés, les mauvais ragots pouvaient être aussi dangereux que les espions.
— Où est Aviendha ? demanda Catalyn.
Curieusement, elle était passionnée par Aviendha.
Fascinée, aurait peut-être été plus juste. Elle voulait même à toute force qu’Aviendha lui enseigne à manier la lance !
— Alors, Ma Dame, dit Conail, s’approchant nonchalamment de la table pour se remplir un gobelet de vin, quand viendront-ils nous rejoindre ?
— La mauvaise nouvelle, c’est qu’ils ne viendront pas, dit Dyelin avec calme. La bonne nouvelle, c’est qu’ils ont rejeté une invitation à se joindre à Arymilla.
Elle s’éclaircit bruyamment la gorge quand Branlet tendit la main vers le pichet de vin. Il rougit et prit l’autre pichet, comme si ç’avait toujours été son intention. Haut Siège de la Maison Gilyard, mais encore un enfant malgré l’épée suspendue à sa ceinture. Perival aussi avait une épée, qui traînait sur les dalles et semblait trop longue pour lui. Il s’était déjà servi du lait de chèvre. Catalyn eut un sourire dédaigneux pour les deux garçons, qui disparut quand elle vit que Dyelin la regardait.
— Bien léger pour être qualifié de bonne nouvelle, dit Birgitte. Que je sois réduite en cendres si ce n’est pas dérisoire. Vous ramenez un écureuil à demi mort de faim et vous dites que c’est un quartier de bœuf.
— Caustique comme toujours, remarqua Dyelin, ironique.
Les deux femmes se foudroyèrent, Birgitte serrant les poings, Dyelin tripotant sa dague.
— Pas de dispute, dit Elayne d’un ton tranchant.
La colère dans le lien l’aida. Par moments, elle craignait que ces deux-là n’en viennent aux coups.
— Aujourd’hui, je ne supporterai pas vos chamailleries.
— Où est Aviendha ?
— Partie, Catalyn. Qu’avez-vous appris d’autre, Dyelin ?
— Partie où ?
— Partie au loin, dit Elayne avec calme.
Elle avait une furieuse envie de gifler l’adolescente.
— Dyelin ?
Dyelin but une gorgée de vin pour dissimuler qu’elle ne défiait plus Birgitte du regard. Venant se placer près d’Elayne, elle prit le guerrier en argent sur la carte, le retourna dans sa main et le reposa.
— Aemlyn, Arathelle et Pelivar ont essayé de me convaincre de revendiquer le trône, mais avec moins d’insistance que la dernière fois. Je crois les avoir presque convaincus que je ne serai pas candidate.
— Presque ? demanda Birgitte avec dérision.
Dyelin l’ignora ostensiblement. Elayne fronça les sourcils sur Birgitte qui s’éloigna, le temps de se servir un gobelet de vin. Elle espérait pouvoir continuer à contrôler Birgitte.
— Ma Dame, dit Perival en s’inclinant, tendant à Elayne l’un des deux gobelets qu’il tenait.
Elle lui sourit avant de le débarrasser. Par la Lumière, quel horrible breuvage !
— Luan et Abelle sont restés… neutres, poursuivit Dyelin, fronçant les sourcils sur le hallebardier. Ils finiront peut-être par se joindre à vous.
Elle n’avait pas l’air de trop y croire.
— J’ai rappelé à Luan qu’il m’a aidée à arrêter Naean et Elenia au début, mais cela n’a pas eu un meilleur résultat qu’avec Pelivar.
— Ainsi, ils attendent peut-être qu’Arymilla ait gagné, dit sombrement Birgitte. Si vous survivez, ils se déclareront pour vous et contre elle. Dans le cas contraire, l’une d’elles présentera sa candidature. C’est Ellorien qui a les droits les plus sérieux après vous, non ?
Dyelin fronça les sourcils mais ne nia pas.
— Et Ellorien ? demanda Elayne.
Elle était sûre de déjà connaître la réponse. Sa mère avait fait flageller Ellorien. C’était sous l’influence de Rahvin, mais peu semblaient le croire. Et même, peu semblaient croire que Rahvin était Gaebril.
Dyelin grimaça.
— Cette femme a la tête dure comme une pierre ! Elle annoncerait une candidature en mon nom si elle pensait qu’il en résulterait quelque chose de bon. Heureusement qu’elle a assez de bon sens pour réaliser qu’il n’en est rien.
Elayne nota qu’elle ne fit pas mention d’une candidature d’Ellorien pour elle-même.
— En tout cas, j’ai laissé Keraille Surtovni et Julanya Fote pour les surveiller. Je doute qu’ils bougent, mais si c’était le cas, nous le saurions tout de suite.
Trois femmes de la Famille qui devaient se lier pour former un cercle afin de Voyager surveillaient ceux des Marches pour la même raison.
Aucune bonne nouvelle, donc, quelle que soit la présentation qu’en fît Dyelin. Elayne avait espéré que la menace de ceux des Marches pousserait certaines Maisons à la soutenir. Au moins, la raison pour laquelle je les ai laissés traverser l’Andor est toujours valable, pensa-t-elle sombrement. Même si elle échouait à conquérir le trône, elle aurait rendu ce service à l’Andor. À moins que celle qui monterait sur le trône ne gâche tout. Elle voyait bien Arymilla dans ce rôle. Mais Arymilla ne porterait pas la Couronne de Roses, un point c’est tout. D’une façon ou d’une autre, il fallait l’arrêter.
— Ainsi c’est six, six, et six, dit Catalyn, fronçant les sourcils et tripotant la longue chevalière de sa main gauche.
Elle paraissait songeuse, pour une fois. Son style habituel, c’était de dire ce qu’elle pensait sans considération pour quoi que ce soit.
— Même si Candraed se joint à nous, il nous en manque dix.
Se demandait-elle si elle avait lié Haevin à une cause désespérée ? Malheureusement, les nœuds qui la liaient à Elayne n’étaient pas si serrés qu’ils ne puissent être défaits.
— J’étais certain que Luan se joindrait à nous, marmonna Conail. Abelle et Pelivar aussi, ajouta-t-il, buvant une longue rasade de vin. Quand nous aurons battu Arymilla, ils viendront, retenez ce que je vous dis.
— Mais qu’est-ce qu’ils pensent ? demanda Branlet. Est-ce qu’ils veulent provoquer une guerre à trois partis ?
Sa voix passa de l’aigu au grave en pleine phrase. Il rougit. Il cacha son visage dans son gobelet et grimaça. Apparemment, il n’aimait pas non plus le lait de chèvre.
— C’est ceux des Marches, dit la voix enfantine de Perival. Il avait l’air sûr de lui. Ils ne s’engagent pas, parce que quel que soit le gagnant, il faudra toujours s’occuper de ceux des Marches.
Il prit l’ours sur la carte et le soupesa comme si son poids allait lui donner les réponses.
— Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi ils nous envahissent. Nous sommes si loin des Marches. Et pourquoi n’ont-ils pas continué leur avance et attaqué Caemlyn ? Ils auraient pu balayer Arymilla, et je doute que nous puissions les tenir en respect comme elle. Alors pourquoi sont-ils là ?
Conail lui serra l’épaule en souriant.
— Alors, ce sera une bataille à surveiller, quand nous affronterons ceux des Marches. L’Enclume de Mantear et les Aigles de Northan seront la fierté de l’Andor ce jour-là, non ?
Perival hocha la tête, mais il n’eut pas l’air heureux à cette perspective. Contrairement à Conail.
Elayne échangea un regard avec Dyelin et Birgitte, qui avaient toutes les deux l’air stupéfaites. Elayne était étonnée elle-même. Les deux autres savaient, bien sûr, mais le jeune Perival avait frôlé un secret qui devait le rester. D’autres pouvaient éventuellement penser que ceux des Marches étaient là pour pousser les Maisons à se joindre à elle, mais cela ne devait pas être confirmé.
— Luan et les autres ont envoyé une délégation à Arymilla, demandant une trêve jusqu’à ce que ceux des Marches soient repoussés. Si j’ai bonne mémoire, c’est alors qu’elle a commencé à multiplier ses attaques aux murailles. Elle leur a dit qu’elle y réfléchirait.
— À part tout le reste, dit Catalyn avec emportement, cela montre qu’Arymilla ne mérite pas le trône. Elle fait passer ses ambitions personnelles avant la sécurité de l’Andor. Luan et les autres sont des imbéciles de ne pas le comprendre.
— Des imbéciles, non, rectifia Dyelin. Simplement des gens qui croient voir clairement l’avenir.
Et si elle et Dyelin étaient celles qui ne voyaient pas clairement l’avenir ? se demanda Elayne. Pour sauver l’Andor, elle aurait accordé son soutien à Dyelin. Pas de gaieté de cœur, mais pour épargner le sang andoran. Dyelin aurait le soutien de dix Maisons, peut-être plus. Même Danine Candraed se serait finalement déclarée pour elle. Sauf que Dyelin n’avait pas envie d’être reine. Elle croyait qu’Elayne était celle qui devait porter la Couronne de Roses. Elayne aussi. Mais si elles se trompaient ? Ce n’était pas la première fois que cette question lui venait à l’esprit, mais maintenant, regardant la carte avec tous ces mauvais présages, elle s’imposa une fois de plus.
Le soir, après un dîner que seule la surprise de quelques fraises rendit mémorable, elle s’assit dans le grand salon de ses appartements pour lire. Le volume relié de cuir était une histoire de l’Andor, comme la plupart de ses lectures ces derniers temps. Il était indispensable d’en lire le plus possible pour acquérir une vision réelle de la vérité, en les recoupant les unes les autres. Pour commencer, un livre publié du vivant d’une reine ne mentionnait jamais ses erreurs. Ni celles de ses prédécesseurs immédiats s’ils appartenaient à sa Maison. Il fallait lire des livres écrits sous les Trakand pour apprendre les erreurs de Mantear, et des livres écrits au temps des Mantear pour connaître les fautes des Norwelyn. Les erreurs des autres pouvaient lui apprendre à ne pas faire les mêmes. Sa mère en avait fait sa première leçon.
Mais elle ne parvenait pas à se concentrer. Elle se surprenait souvent à fixer une page sans lire un seul mot, pensant à sa sœur, ou ouvrant la bouche pour parler à Aviendha avant de se rappeler qu’elle n’était plus là. Elle se sentait très seule, ce qui était ridicule. Sephanie était debout dans un coin au cas où elle aurait besoin de quelque chose. Huit Gardes-Femmes veillaient aux portes de ses appartements, dont l’une, Yurith Azéri, cultivée quoique muette sur son passé, avait de la conversation. Mais aucune n’était Aviendha.
Quand Vandene entra dans la pièce, suivie de Kirstian et de Zarya, elle se sentit soulagée. Les deux novices en blanc s’arrêtèrent près de la porte, l’air docile. Épargnée par la Baguette aux Serments, Kirstian, les mains croisées à la taille, semblait dans la force de l’âge. Zarya, avec ses yeux en amandes et son nez busqué, était beaucoup plus jeune. Elle tenait quelque chose enveloppé dans un linge blanc.
— Pardonnez-moi de vous interrompre, commença Vandene.
Le visage de la Verte aux cheveux blancs donnait une impression de vieillesse malgré ses traits d’Aes Sedai. Elle pouvait avoir vingt ou quarante ans, ou n’importe quel âge entre les deux ; cela paraissait changer constamment. C’était peut-être dû à ses yeux noirs, lumineux, profonds et douloureux qui avaient vu tant de choses. Elle semblait fatiguée, bien qu’elle se tienne très droite.
— Cela ne me regarde pas, dit-elle avec tact, mais y a-t-il une raison pour que vous embrassiez tant de Pouvoir ? J’ai pensé que vous deviez tisser quelque chose de très complexe quand je vous ai sentie depuis le couloir.
Sursautant, Elayne réalisa qu’elle embrassait presque autant de Pouvoir qu’elle pouvait en contenir sans danger. Comment était-ce possible ? Elle ne se souvenait pas en avoir attiré autant. Elle relâcha vivement la Source, pleine de regret à mesure que le Pouvoir s’écoulait d’elle et que le monde redevenait… ordinaire. À l’instant, son humeur changea.
— Vous n’interrompez rien, dit-elle avec irritation, posant son livre sur la table devant elle.
Elle n’avait pas lu trois pages.
— Alors, puis-je préserver notre intimité ?
Elayne hocha sèchement la tête – ça ne la regardait fichtre pas, la quantité de Pouvoir qu’elle embrassait ! Elle connaissait le protocole aussi bien qu’Elayne, voire mieux – et elle dit à Sephanie d’aller attendre dans l’antichambre pendant que Vandene tissait une garde contre les écoutes.
Vandene attendit que la porte se referme sur la servante avant de parler.
— Reanne Corly est morte, Elayne.
— Oh, non, par la Lumière !
L’irritation se dissipa dans ses sanglots. Elle tira vivement de sa manche un mouchoir bordé de dentelle pour essuyer les larmes qui inondèrent soudain son visage. Ses maudites humeurs au travail ! Mais certainement que Reanne méritait des larmes. Elle désirait tellement devenir une Verte.
— Comment ?
Qu’elle soit réduite en cendres, ce qu’elle aurait voulu arrêter de pleurnicher ! Vandene, elle, ne pleurait pas. Peut-être n’y avait-il plus de larmes en elle.
— Elle a été étouffée à l’aide du Pouvoir. Le tueur en a utilisé beaucoup plus que nécessaire. Des résidus de saidar perduraient dans la pièce où on l’a retrouvée. Pour la meurtrière, tout le monde devait savoir comment elle avait péri.
— Cela n’a pas de sens, Vandene…
— Peut-être que si, dit Zarya.
La Saldaeane posa son paquet sur la table et l’ouvrit, révélant une poupée en bois articulée. Elle était très ancienne, sa robe très simple élimée, la peinture du visage écaillée, borgne, la moitié de ses longs cheveux noirs disparue.
— Elle appartenait à Mirane Larinen, dit Zarya. Derys Nermala l’a trouvée derrière un buffet.
— Je ne vois pas ce que cela a à voir avec la mort de Reanne, dit Elayne, s’essuyant les yeux.
Mirane était une des fuyardes de la Famille.
— Seulement ceci, dit Vandene. Quand Mirane est allée à la Tour, elle a caché cette poupée dehors, car elle avait entendu dire que tout ce qu’elle possédait serait brûlé. Après avoir été renvoyée, elle l’avait récupérée et l’emportait partout avec elle. Mais elle avait une manie. Là où elle séjournait un certain temps, elle cachait de nouveau la poupée. Ne me demandez pas pourquoi. Mais elle ne serait pas partie en l’abandonnant.
Toujours se tamponnant les yeux, Elayne se renversa dans son fauteuil. Ses sanglots s’étaient assourdis en reniflements, mais ses larmes coulaient toujours.
— Ainsi, Mirane ne s’est pas enfuie. Elle a été assassinée et… détruite. Les autres aussi d’après vous ?
Vandene hocha la tête, et un instant, ses frêles épaules s’avachirent.
— J’en ai peur, dit-elle en se redressant. Je pense qu’il y a des indices parmi les objets abandonnés, des souvenirs très chers comme cette poupée, un bijou préféré… La meurtrière se croyait très astucieuse pour cacher ses crimes. Comme nous n’avons pas réussi à trouver ces indices, elle a décidé d’être plus explicite.
— Pour effrayer les Femmes de la Famille afin qu’elles s’enfuient, marmonna Elayne.
Cela ne la paralyserait pas, mais la remettrait à la merci des Pourvoyeuses-de-Vent qui devenaient chiches de leurs services.
— Combien d’entre elles sont au courant ?
— Toutes, à l’heure qu’il est, dit Vandene. Zarya a dit à Derys de se taire, mais cette femme aime s’écouter parler.
— Cela semble dirigé contre moi, pour aider Arymilla à acquérir le trône. Mais quel intérêt une Sœur Noire aurait-elle à ça ? Je ne peux pas croire que nous ayons deux meurtrières parmi nous. Au moins, cela règle la question de Merilille. Parlez avec Sumeko et Alise, Vandene. Elles peuvent faire en sorte que les autres ne paniquent pas.
Sumeko venait tout de suite après Reanne dans leur hiérarchie, et Alise, pourtant d’un rang très inférieur, avait beaucoup d’influence.
— À partir de maintenant, aucune d’entre elles ne doit jamais être seule. Jamais. Au moins à deux, et trois ou quatre seraient encore mieux. Et dites-leur de se méfier de Careane et de Sareitha.
— Je suis contre, dit vivement Vandene. Elles devraient être en sécurité en groupes, et la nouvelle en parviendrait à Careane et Sareitha. Mettre en garde contre des Aes Sedai ? La Famille se trahirait dans la minute.
Kirstian et Zarya hochèrent solennellement la tête.
Au bout d’un moment, Elayne accepta à contrecœur de garder le secret. La Famille devrait être en sécurité en groupes.
— Prévenez Chanelle à propos de Reanne et des autres. Je n’imagine pas que les Pourvoyeuses-de-Vent soient en danger – les perdre me nuirait autant que de perdre la Famille –, mais ne serait-ce pas merveilleux si elles décidaient de partir ?
Elle ne pensait pas qu’elles partiraient – Chanelle craignait de retourner chez le Peuple de la Mer, le marché n’étant pas rempli –, mais si elles partaient, ce serait une bonne nouvelle dans une journée qui en était misérablement dépourvue. Au moins, il semblait improbable que quelque chose pût assombrir le jour plus qu’il ne l’était. Elle frissonna à cette pensée. La Lumière fasse que rien ne l’assombrisse davantage.
Arymilla repoussa son assiette avec une grimace. On lui avait offert le choix des lits pour la nuit – Arlene, sa femme de chambre, était en train de choisir ; elle savait ce qu’aimait sa maîtresse –, et le moins qu’elle attendait, c’était un repas décent. Or le mouton était gras et commençait même à rancir. Elle en avait mangé trop souvent ces derniers temps. Cette fois, le cuisinier du camp serait fouetté pour l’exemple ! Et renvoyé, naturellement. On ne peut jamais se fier à un cuisinier après qu’il a été châtié.
Dans la tente, l’atmosphère était loin d’être joyeuse. Plusieurs nobles du camp avaient espéré une invitation à dîner avec elle, mais aucun n’était d’un rang assez élevé. Elle commençait à regretter de ne pas en avoir prié un ou deux, même pris parmi les gens de Naean ou Elenia. Ils auraient peut-être été divertissants. Ses plus proches alliés étaient à table avec elle, et on aurait dit que c’était un repas d’enterrement. Le vieux Nasin, ses cheveux blancs clairsemés en désordre, mangeait avec appétit, apparemment sans remarquer que la viande était immangeable, et lui tapotait paternellement la main. Elle lui rendait ses sourires en fille obéissante. Le crétin portait une de ses tuniques brodées de fleurs. On aurait dit une robe de chambre de femme ! Heureusement, ses sourires lubriques étaient tous adressés à Elenia, au bout de la table. La femme aux cheveux de miel flanchait et son visage de renard pâlissait chaque fois qu’elle le regardait. Elle contrôlait la Maison Sarand, comme si elle en était le Haut Siège, et non pas son mari. Pourtant, elle craignait qu’Arymilla ne laisse Nasin prendre des libertés avec elle. La menace était inutile, mais il valait mieux l’avoir sous la main. Les autres convives étaient sinistres. Ils avaient à peine touché leur assiette et occupaient les deux serveurs à remplir leurs coupes sans discontinuer. Elle n’aimait pas se fier à d’autres domestiques. Au moins, le vin n’avait pas tourné.
— Je maintiens toujours qu’on devrait augmenter la pression, grommela Lir d’une voix avinée.
Ivrogne notoire, sa tunique rouge usée par l’armure, le Haut Siège de Baryn était toujours impatient d’en découdre. La subtilité le dépassait.
— Mes yeux-et-oreilles m’informent que de plus en plus de soldats arrivent tous les jours dans la cité par ces portails.
Il branla du chef, grommelant entre ses dents. Il croyait aussi les rumeurs parlant de douzaines d’Aes Sedai au Palais Royal.
— Toutes ces petites escarmouches ne servent qu’à perdre des hommes.
— Je suis d’accord, dit Karind, tripotant une grosse broche en or émaillée du Renard Roux d’Anshar, piquée dans son corsage.
Elle n’était guère moins ivre que Lir. Son visage carré avait une certaine mollesse.
— Il faut aller droit au but, au lieu de perdre des hommes. Une fois que nous aurons passé les remparts, la supériorité du nombre paiera.
Arymilla pinça les lèvres. Ils auraient pu au moins lui manifester le respect dû à une femme qui serait bientôt Reine d’Andor, au lieu d’être toujours en désaccord avec elle. Malheureusement, Baryn et Anshar n’étaient pas liés à elle aussi étroitement que Sarand et Arawn. Contrairement à Jarid et Naean, Lir et Karind avaient annoncé leur soutien sans le coucher par écrit. Nasin non plus, mais lui, elle n’avait pas peur de le perdre. Elle le menait par le bout du nez.
Se forçant à sourire, elle parla d’un ton jovial.
— Nous perdons des mercenaires. À quoi servent les mercenaires sinon à mourir à la place de nos hommes ?
Elle leva sa coupe. Un serveur, portant sa livrée bleue bordée de blanc, la lui remplit avec tant d’empressement qu’il renversa une goutte de vin sur la main d’Arymilla. Elle fronça les sourcils. Il tira vivement un mouchoir de sa poche pour essuyer la goutte avant qu’elle n’ait eu le temps de retirer sa main. Son mouchoir à lui ? La Lumière seule savait où ce linge crasseux avait traîné. Il battit en retraite, la bouche déformée par la peur, s’inclinant et marmonnant des excuses. Après le repas, elle le renverrait.
— Nous aurons besoin de tous nos hommes d’armes quand nous marcherons contre ceux des Marches. N’êtes-vous pas d’accord, Naean ?
Naean sursauta, comme piquée par une épingle. Mince et pâle, en soie jaune brodée au fil d’argent des Trois Clés d’Arawn sur le corsage, elle avait un air hagard depuis quelques semaines, ses yeux bleus creux et fatigués. Ses grands airs arrogants avaient disparu.
— Bien sûr, Arymilla, dit-elle docilement, vidant sa coupe.
Parfait. Elle et Elenia étaient définitivement matées, mais Arymilla aimait vérifier de temps en temps qu’elles ne retrouvaient pas un peu d’indépendance.
— Si Luan et les autres ne vous soutiennent pas, à quoi servira-t-il de prendre Caemlyn ? demanda Sylvase.
Petite-fille et héritière de Nasin, elle parlait si rarement que sa question fut un choc pour tout le monde. Robuste et pas très jolie, elle avait généralement le regard languissant. Pour l’heure, ses yeux bleus étaient très perçants. Tout le monde la regarda. Elle n’en fut pas déconcertée le moins du monde. Elle tripota sa coupe, mais Arymilla estima que c’était seulement sa deuxième.
— Si nous devons combattre ceux des Marches, pourquoi ne pas accepter la trêve de Luan, de sorte que l’Andor puisse engager toutes ses forces sans être gêné par ses divisions ?
Arymilla sourit. Elle avait envie de gifler cette sotte. Mais Nasin en serait furieux. Il voulait qu’elle reste en qualité d’« invitée » pour qu’on ne le dépouille pas de sa dignité de Haut Siège – il semblait partiellement conscient qu’il perdait la tête et il avait l’intention de rester Haut Siège jusqu’à sa mort –, mais il l’aimait.
— Ellorien et certains autres peuvent encore me rejoindre, mon enfant, dit-elle, suave.
Pour qui se prenait-elle ?
— Aemlyn, Arathelle, Pelivar. Ils ont tous des griefs contre Trakand.
Sûrement qu’ils la rejoindraient quand Elayne et Dyelin seraient balayées. Ces deux-là ne survivraient pas à la chute de Caemlyn.
— Une fois que j’aurai la cité, ils seront à moi. Trois des soutiens d’Elayne sont des enfants, et Conail Northan n’est guère plus vieux. Je suis sûre de pouvoir les convaincre assez facilement de déclarer publiquement qu’ils me soutiennent.
Et si elle n’y parvenait pas, Maître Lounalt y réussirait certainement.
— Je serai reine le soir du jour où Caemlyn tombera en mon pouvoir. N’est-ce pas, père ?
Nasin éclata de rire, postillonnant des morceaux de ragoût à travers la table.
— Oui, oui, dit-il, tapotant la main d’Arymilla. Écoutez votre tante, Sylvase. Faites ce qu’elle vous dit. Elle sera bientôt Reine d’Andor.
Son sourire disparut et une nuance bizarre s’insinua dans sa voix, qui se fit presque… suppliante.
— Rappelez-vous que vous serez Haut Siège de Caeren après mon départ. Après mon départ. Vous serez Haut Siège.
— Comme vous voudrez, Grand-Père, murmura Sylvase, inclinant brièvement la tête.
Quand elle la releva, son regard était plus terne que jamais. Nasin grogna et se remit à engloutir.
— Le meilleur repas que j’ai fait depuis des jours. Je crois que je vais en prendre une autre assiette. Du vin ici, mon brave ! Ne voyez-vous pas que ma coupe est vide ?
Autour de la table, le silence s’éternisa jusqu’à devenir embarrassant. C’était à cause des manifestations de sénilité de Nasin.
— Je maintiens quand même… commença enfin Lir. Il s’interrompit quand un soldat trapu, avec les quatre Lunes d’Argent de Marne sur la poitrine, entra dans la tente.
S’inclinant avec respect, il contourna la table et se pencha pour murmurer à l’oreille d’Arymilla.
— Maître Hernvil demande à vous parler en particulier, Ma Dame.
Tous, à part Nasin et sa petite-fille, feignirent de se concentrer sur leur vin, sans tenter d’écouter. Nasin continua à manger. Sylvase observa Arymilla, impassible.
— Je reviens dans quelques instants, dit Arymilla en se levant. Amusez-vous en attendant mon retour, ajouta-t-elle, montrant le ragoût et le vin.
Dehors, elle ne prit pas la peine de retrousser ses jupes pour les protéger de la boue. Arlene devrait les nettoyer de toute façon, alors qu’importaient quelques taches de plus ? Quelques tentes étaient encore allumées, mais dans l’ensemble, le camp était plongé dans le noir sous la lune à moitié pleine. Hernvil, son secrétaire, attendait à quelque distance de là, en tunique très simple, tenant une lanterne qui projetait une flaque de lumière jaune autour de lui. C’était un petit homme mince, sans un poil de graisse. Il était discret, et elle s’assurait de sa loyauté avec les plus gros pots de vin jamais obtenus par un gratte-papier.
— Pardonnez-moi d’interrompre votre repas, Ma Dame, dit-il en s’inclinant, mais j’étais sûr que vous voudriez savoir la nouvelle immédiatement.
C’était toujours une surprise d’entendre une voix si grave chez un si petit homme.
— Ils ont accepté. Mais ils veulent d’abord toute la quantité d’or convenue.
Ses lèvres se pincèrent d’elles-mêmes. La totalité ! Elle avait espéré s’en tirer en n’en versant que la première moitié. Après tout, qui oserait la relancer quand elle serait reine ?
— Préparez une lettre pour Maîtresse Andscale. Je la signerai et scellerai dès mon réveil.
Le transfert de l’or prendrait des jours. Et combien de temps pour que les hommes d’armes soient prêts ? Elle n’avait jamais vraiment fait attention à ce genre de choses. Lir pouvait le lui dire, mais elle détestait montrer ses faiblesses.
— Dites-leur demain en huit.
Ce devrait être suffisant. Dans une semaine, Caemlyn serait à elle. Le trône serait à elle. Arymilla, par la grâce de la Lumière, Reine d’Andor, Défenderesse du Royaume, Protectrice du Peuple, Haut Siège de la Maison Marne. Souriante, elle retourna à la tente pour annoncer aux autres la merveilleuse nouvelle.