La Salle de Réception Bleue, ainsi nommée à cause de son plafond peint en bleu parsemé de nuages blancs, et ses dalles de même couleur, était la plus petite pièce de réception du palais. Moins de dix pas au carré. Les fenêtres voûtées occupant tout le mur du fond, donnant sur une cour et toujours munies de vitraux contre la fraîcheur du printemps, laissaient passer suffisamment de lumière malgré la pluie qui tombait dru. En dépit des deux grandes cheminées aux manteaux de marbre sculpté, une corniche de lions en plâtre et des tapisseries du Lion Blanc de chaque côté de la porte, une délégation de marchands se serait sentie insultée d’être reçue dans la Salle Bleue. Une délégation de banquiers en aurait été livide. C’est sans doute pourquoi Maîtresse Harfor y avait installé les mercenaires qui ne sauraient pas qu’ils étaient insultés. Elle-même était présente, « supervisant » les deux jeunes servantes en livrée. Elles étaient chargées de remplir les coupes à l’aide des pichets d’argent posés sur un plateau. Maîtresse Harfor pressait sur son cœur le dossier en cuir contenant les rapports, comme prévoyant que les mercenaires seraient rapidement congédiés. Halwin Norry, les touffes de cheveux blancs derrière ses oreilles comme toujours semblables à des plumes, se tenait debout dans un coin, lui aussi serrant son dossier en cuir sur son étroite poitrine.
Avertis par les deux Gardes-Femmes qui avaient inspecté la salle avant son arrivée, ils étaient tous debout quand elle entra avec deux autres gardes sur les talons. Déni Colford, en charge des Gardes-Femmes, qui avait remplacé Devore et les autres, avait simplement ignoré son ordre qu’elles restent toutes dehors. Ignoré ! Elles étaient impressionnantes, à se pavaner fièrement comme elles le faisaient, mais elle ne put s’empêcher de grincer des dents.
Careane et Sareitha, très cérémonieuses dans leur châle frangé, inclinèrent légèrement la tête en signe de respect. Mellar ôtant son chapeau à plumes s’inclina avec panache, une main sur le baudrier bordé de dentelle traversant son plastron rutilant. Les six nœuds dorés accrochés au plastron, trois sur chaque épaule, la contrariaient, mais elle avait fermé les yeux jusqu’à présent. Son visage en lame de couteau lui offrit un sourire beaucoup trop chaleureux, quelque froide qu’elle fût à son égard, il pensait avoir toujours ses chances auprès d’elle, car elle n’avait pas démenti la rumeur selon laquelle il était le père de ses bébés. Les raisons d’Elayne pour ne pas démentir cette odieuse supposition avaient changé – elle n’avait plus besoin de protéger les bébés de Rand –, alors elle laissait passer. Avec le temps, cet homme tresserait lui-même la corde pour se pendre. Et s’il y manquait, elle le ferait pour lui.
Les mercenaires d’âge mûr étaient juste derrière lui, mais moins cérémonieux dans leurs démonstrations de politesse. Evard Cordwyn, grand Andoran au visage carré, avait un gros rubis sur l’oreille gauche, et Aldred Gomaisen, petit et mince, le haut du crâne rasé, avait des rayures horizontales rouges, vertes et bleues couvrant la moitié de sa poitrine, beaucoup plus semblait-il qu’il n’y était autorisé dans son Cairhien natal. Hafeen Bakuvun, grisonnant, portait un gros anneau d’or sur l’oreille gauche et une bague ornée d’une gemme à chaque doigt. Le Domani était corpulent, mais sa façon de bouger annonçait qu’il était musclé sous son embonpoint.
— N’avez-vous pas des devoirs à remplir, capitaine Mellar ? demanda-t-elle avec froideur, s’asseyant dans l’un des rares fauteuils de la salle.
Il n’y en avait que cinq, aux bras et aux dossiers à peine sculptés de lianes et de feuilles, et sans le moindre soupçon de dorures. Largement espacés devant les fenêtres, les fauteuils mettaient la lumière derrière quiconque s’y asseyait. Par un jour ensoleillé, ceux à qui elle accordait une audience clignaient des yeux, aveuglés. Malheureusement, elle n’avait pas cet avantage aujourd’hui. Les deux Gardes-Femmes se postèrent derrière elle, de chaque côté, chacune la main sur la poignée de son épée, surveillant les mercenaires d’un air farouche, ce qui fit sourire Bakuvun et poussa Gomaisen à se frictionner le menton pour dissimuler un sourire rusé. Les femmes ne firent pas mine d’être offensées ; elles connaissaient la raison de leur uniforme. Elayne savait que ces mines amusées disparaîtraient rapidement si elles avaient à tirer leur épée.
— Mon premier devoir est de vous protéger, Ma Dame.
Remuant son épée dans son fourreau, Mellar lorgna les mercenaires sur la défensive. Gomaisen eut l’air amèrement amusé, et Bakuvun rit tout haut. Les trois hommes avaient des fourreaux vides ; aucun mercenaire n’était autorisé à entrer au palais, avec ne fût-ce qu’une dague.
— Je sais que vous avez d’autres devoirs, dit-elle d’un ton égal, parce que je vous les ai assignés moi-même, capitaine. Comme celui d’entraîner les hommes que j’ai ramenés de la campagne. Vous ne passez pas autant de temps avec eux que je le voudrais. Vous avez toute une compagnie à instruire, capitaine.
Une compagnie de vieillards et de gamins, certainement suffisante pour occuper toutes ses heures. Il en passait assez peu avec ses gardes du corps bien qu’il les commandât. C’était aussi bien, d’ailleurs. Il aimait les mondanités.
— Je suggère que vous alliez les retrouver. Maintenant.
La rage déforma l’étroit visage de Mellar – il en tremblait ! –, mais il se maîtrisa instantanément. La colère disparut si vite qu’elle aurait pu l’avoir imaginée. Mais elle savait ce qu’elle avait vu.
— À vos ordres, Ma Dame, dit-il, suave, avec un sourire mielleux. Mon honneur est de vous bien servir.
S’inclinant de nouveau avec panache, il se dirigea vers la porte, presque en se pavanant. Rien ne pouvait changer durablement le comportement de Doilin Mellar.
Bakuvun se remit à rire, rejetant la tête en arrière.
— Ma parole, l’homme porte tant de dentelles que je m’attends toujours à ce qu’il propose de nous apprendre à danser. Maintenant, c’est lui qui danse.
Le Cairhienin s’esclaffa d’un rire mauvais.
Mellar se raidit et son pas hésita. Puis il accéléra tant qu’il se cogna dans Birgitte à la porte. Il continua, sans s’arrêter pour s’excuser, et elle le suivit des yeux, fronçant les sourcils, avant de refermer la porte derrière elle et de venir se placer près du fauteuil d’Elayne, une main posée sur le dossier. Son épaisse natte n’était pas aussi bien faite que d’ordinaire, mais son uniforme de Capitaine-Générale lui allait bien. Plus grande que Gomaisen avec ses bottes à talons, Birgitte avait une présence impérieuse quand elle voulait. Les mercenaires s’inclinèrent, avec respect. Quelque scepticisme qu’ils aient pu avoir au début, ceux qui l’avaient vue se servir de son arc ou s’exposer à l’ennemi n’en montraient plus trace.
— Vous parlez comme quelqu’un qui connaît le capitaine Mellar, capitaine Bakuvun, dit Elayne, avec juste une nuance interrogatrice, tout en conservant un ton désinvolte.
Birgitte tentait de lui transmettre de l’assurance par le lien, mais la méfiance et l’inquiétude ne cessaient d’interférer. Et l’inévitable fatigue. Elayne serra les dents pour réprimer un bâillement. Birgitte devait vraiment se reposer.
— Je l’ai vu une ou deux fois, Ma Dame, répondit-il, prudent. Trois fois, tout au plus.
Il pencha la tête, avec un regard en coin.
— Savez-vous qu’il a exercé le même métier que moi par le passé ?
— Il n’a pas cherché à le cacher, capitaine, dit-elle, comme fatiguée du sujet.
Eût-il laissé échapper une idée intéressante, elle aurait envisagé de le questionner en privé, mais étant donné la situation, prendre le risque que Mellar apprenne qu’elle posait des questions à son sujet n’en valait pas la peine. Il pourrait alors s’enfuir, avant qu’elle ait appris ce qu’elle désirait savoir.
— Avons-nous vraiment besoin des Aes Sedai, Ma Dame ? demanda Bakuvun. Des autres Aes Sedai, ajouta-t-il, avec un coup d’œil à son anneau du Grand Serpent.
Il leva sa coupe en argent, et l’une des deux servantes s’empressa de la remplir. Elles étaient jolies, peut-être pas des plus parfaites, mais Reene n’avait pas grand choix ; la plupart des servantes étaient soit jeunes soit vieilles, et pas aussi dégourdies qu’elles l’étaient autrefois.
— Tout ce qu’elles ont fait depuis qu’elles sont là, c’est tenter de nous inspirer la crainte de la puissance et de l’influence de la Tour Blanche. Je respecte les Aes Sedai autant que personne, vraiment, mais pardonnez-moi, ça devient agaçant quand elles se mettent en tête de vous intimider.
— Un sage éprouve toujours de la crainte pour la Tour Blanche, dit calmement Sareitha, ajustant son châle frangé de brun.
Son visage noir et carré n’avait pas encore acquis son air d’éternelle jeunesse, et elle reconnaissait qu’il lui tardait de l’acquérir.
— Seuls les imbéciles n’éprouvent pas de crainte à l’égard de la Tour Blanche, déclara Careane dans la foulée.
Corpulente et aussi large d’épaules que la plupart des hommes, la Verte n’avait pas besoin de gesticuler. Son visage cuivré proclamait son identité, aussi haut que l’anneau passé à son index droit.
— Ce que j’entends dire, dit sombrement Gomaisen, c’est que Tar Valon est assiégé. Il paraît que la Tour est divisée, avec deux Amyrlins. On dit aussi que la Tour elle-même est tenue par l’Ajah Noire.
C’était courageux de mentionner cette rumeur devant des Aes Sedai. Puis il ajouta après une pause d’hésitation :
— Devant qui devons-nous éprouver de la crainte ?
— Ne croyez pas tout ce que vous entendez, capitaine Gomaisen, dit Sareitha d’une voix sereine et implacable. La vérité a plus de nuances qu’on ne le croit, et la distance déforme souvent la vérité en quelque chose de tout différent des faits. Il est dangereux de répéter des mensonges sur des sœurs qui seraient Amies du Ténébreux.
— Ce que vous devez croire, ajouta Careane tout aussi calmement, c’est que la Tour Blanche est la Tour Blanche, maintenant et à jamais. Et vous êtes devant trois Aes Sedai. Vous devriez surveiller votre langage, capitaine.
Gomaisen s’essuya la bouche du revers de la main, une lueur de défi dans ses yeux noirs.
— Je ne fais que répéter ce qu’on entend dans les rues, marmonna-t-il.
— Sommes-nous ici pour parler de la Tour Blanche ? dit Cordwyn en fronçant les sourcils.
Il vida sa coupe avant de continuer, comme si cette conversation le mettait mal à l’aise. Quelle quantité de vin avait-il bue ? Il semblait chanceler légèrement, et son élocution était embarrassée.
— La Tour est à des centaines de lieues d’ici, et ce qui s’y passe ne nous regarde pas.
— Vous avez raison, mon ami, dit Bakuvun. Ce qui nous préoccupe, ce sont les épées. Les épées et le sang. D’où, Ma Dame, la question sordide de… l’or, dit-il, agitant ses doigts couverts de bagues. Jour après jour, nous perdons des hommes, sans issue en vue. Et il y a peu de remplaçants compétents dans la cité.
— Aucun, marmonna Cordwyn, lorgnant la jeune servante qui remplissait sa coupe.
Elle rougit sous son regard et termina vivement sa tâche, renversant du vin sur les dalles, ce qui fit froncer les sourcils à Maîtresse Harfor.
— Ceux qui auraient pu convenir s’enrôlent tous dans la Garde de la Reine.
C’était vrai ; les engagements semblaient augmenter à vue d’œil. Les Gardes de la Reine constitueraient une force formidable. Malheureusement, la grande majorité d’entre eux étaient à des mois de savoir manier une épée sans se blesser.
— Comme vous dites, mon ami, murmura Bakuvun. Comme vous dites.
Il sourit à Elayne. Peut-être voulait-il paraître amical ou raisonnable, mais elle eut l’impression qu’il essayait de lui vendre chat en poche.
— Même quand nous en aurons terminé ici, nous aurons du mal à renouveler nos effectifs. Les candidats adéquats ne se trouvent pas sous une feuille de chou, Ma Dame, ça non ! Si nous sommes moins nombreux, nous toucherons moins d’or à notre prochain engagement. Il serait juste d’en recevoir compensation.
Elayne sentit la colère monter en elle. Ils pensaient qu’elle avait désespérément besoin d’eux ! Pire, ils avaient raison. Ces hommes en représentaient plus de mille à eux trois. Même avec ceux que Guybon lui avait amenés, ce serait une grosse perte. Surtout si les autres en concluaient que sa cause était perdue. Les mercenaires détestent être du côté du perdant. Ils s’enfuiraient comme des rats pour éviter la défaite. La colère monta, et elle la domina. De justesse. Mais elle ne put s’empêcher de demander avec mépris :
— Pensiez-vous que vous ne subiriez pas de pertes ? Pensiez-vous monter la garde et empocher l’or sans combattre ?
— Vous avez signé pour tant d’or par jour, dit Birgitte.
Elle ne précisa pas la somme, car chaque compagnie avait négocié son propre contrat. Que les compagnies de mercenaires se jalousent les unes les autres, c’était bien la dernière chose qu’il leur fallait. Déjà, la moitié des bagarres où intervenaient les Gardes opposaient des hommes de compagnies différentes.
— Une somme fixe. Pour l’exprimer crûment, plus vous perdez d’hommes, plus vous avez de bénéfice.
— Ah, Capitaine-Générale, dit Bakuvun, vous oubliez la pension pour les veuves et les orphelins !
Gomaisen émit un bruit étranglé et Cordwyn regarda Bakuvun, incrédule, puis tenta de dissimuler sa réaction en vidant sa coupe.
Elayne tremblait, crispant les mains sur les bras de son fauteuil. Elle ne céderait pas à la colère. Non !
— Je m’en tiendrai à vos contrats, déclara-t-elle avec froideur. Vous toucherez ce qui est prévu dans vos contrats, y compris la prime de victoire habituelle quand j’aurai gagné le trône, mais pas un penny de plus. Si vous refusez, j’en conclurai que vous passez à Arymilla, auquel cas je vous ferai arrêter avec vos compagnies et expulser sans épées ni chevaux.
La servante qui remplissait de nouveau la coupe de Cordwyn, couina et recula pour éviter sa main baladeuse. La colère qu’Elayne réprimait à grand-peine explosa.
— Et si l’un de vous ose jamais peloter une de mes servantes, lui et sa compagnie seront mis dehors ! Suis-je assez claire ?
— Très claire, Ma Dame, répondit Bakuvun, les lèvres pincées. Très claire. Et maintenant, comme notre… discussion… semble terminée, pouvons-nous nous retirer ?
— Réfléchissez bien, dit soudain Sareitha. La Tour Blanche choisira-t-elle de voir une Aes Sedai sur le Trône du Lion, ou une imbécile comme Arymilla Marne ?
— Comptez les Aes Sedai de ce palais, ajouta Careane. Comptez les Aes Sedai présentes dans Caemlyn. Il n’y en a aucune dans les camps d’Arymilla. Faites vos comptes, et concluez où va la faveur de la Tour Blanche.
— Comptez, dit Sareitha, et n’oubliez pas que le déplaisir de la Tour peut être fatal.
Il était très difficile à croire que l’une d’elles pût appartenir à l’Ajah Noire et pourtant, il devait en être ainsi. À moins que ce fût Merilille. Mais Elayne aimait Careane et Sareitha. Pas autant que Merilille, mais elle les aimait quand même. Quelle que soit la façon de considérer la situation, une femme qu’elle aimait était une Amie du Ténébreux et encourait déjà la peine de mort.
Quand les mercenaires furent partis, écourtant les politesses, et que Maîtresse Harfor eut renvoyé les servantes, Elayne se renversa dans son fauteuil et soupira.
— J’ai bien mal manœuvré, non ?
— Les mercenaires exigent qu’on tienne les rênes d’une main ferme, répondit Birgitte. Mais le lien transmit le doute et l’inquiétude.
— Si je peux me permettre, Ma Dame, dit Norry de sa voix sèche, je ne vois pas ce que vous pouviez faire d’autre. La douceur n’aurait fait que les enhardir à demander davantage.
Il était resté si immobile qu’Elayne avait presque oublié sa présence. Clignant des yeux, il avait l’air d’un échassier se demandant où était passée l’eau. Contrastant avec la tenue impeccable de Maîtresse Harfor, son tabar et ses doigts étaient maculés de taches d’encre. Elle regarda son dossier d’un air écœuré.
— Voulez-vous nous laisser, je vous prie, Careane et Sareitha ? dit-elle.
Elles hésitèrent un instant, mais elles ne purent que s’exécuter, glissant jusqu’à la porte comme des cygnes.
— Et vous deux aussi, dit-elle aux Gardes-Femmes par-dessus son épaule.
Elles ne bougeaient pas d’un poil !
— Dehors ! dit sèchement Birgitte, avec un geste brusque qui fit osciller sa natte. Maintenant !
Elles sursautèrent et se dirigèrent immédiatement vers la porte.
Elayne fronça les sourcils sur les battants qui se refermaient.
— Que je sois réduite en cendres, mais je ne veux pas entendre de mauvaises nouvelles aujourd’hui. Je ne veux pas entendre dans quelles proportions les provisions achetées à Illian et à Tear sont arrivées gâtées. Je ne veux pas entendre parler d’incendies criminels, de farine noire de charançons, d’égouts déversant des rats plus vite qu’on peut les tuer ou des nuages de mouches si épais qu’on prendrait Caemlyn pour une écurie malpropre ! Je veux entendre de bonnes nouvelles, pour changer.
Qu’elle soit réduite en cendres, sa voix montrait son irritation ! À dire vrai, elle était irritée. Et comme cela la contrariait ! Elle s’efforçait de conquérir un trône, et elle se comportait comme une gamine !
Maître Norry et Maîtresse Harfor se regardèrent, ce qui ne fit qu’empirer les choses. Il caressa son dossier avec un soupir de regret. Il se régalait à débiter ses chiffres, même quand ils étaient désastreux. Au moins, ils ne protestaient plus quand ils devaient faire leur rapport ensemble. Jaloux de leurs prérogatives, chacun veillait à ce que l’autre ne s’écarte pas du droit chemin, et était prompt à signaler où une frontière imaginaire avait été franchie. Ils parvenaient quand même à gouverner le palais et la cité avec efficacité.
— Sommes-nous entre nous, Ma Dame ?
Elayne prit une profonde inspiration et exécuta des exercices de novice qui semblèrent n’avoir aucun effet apaisant, puis tenta d’embrasser la Source. Surprise, elle établit facilement le contact avec la saidar, qui l’emplit de douceur et de joie. C’était toujours ainsi. La colère ou le chagrin, ou simplement le fait d’être enceinte, pouvaient interférer avec le Pouvoir, mais une fois qu’il l’emplissait, ses émotions cessaient. Prestement, elle tissa le Feu et l’Air, avec des traces d’Eau. Quand elle eut fini, elle ne relâcha pas la Source. La sensation d’être envahie par le Pouvoir était merveilleuse.
— Nous sommes entre nous, dit-elle.
La saidar toucha son écran et s’évanouit. Quelqu’un avait tenté d’écouter, et ce n’était pas la première fois. Avec tant de femmes capables de canaliser présentes au palais, il n’était pas surprenant que l’une ou l’autre cherche à fouiner, mais elle aurait bien voulu savoir comment retrouver leurs traces. Cela étant, elle n’osait rien dire d’importance sans s’être entourée d’un écran.
— Alors, j’ai une modeste bonne nouvelle, dit Maîtresse Harfor, déplaçant son dossier sans l’ouvrir. De Jon Skellit.
Le barbier avait assidûment apporté ses rapports, préalablement approuvés par Reene, à Arymilla, et était toujours revenu avec ce qu’il avait pu apprendre des camps d’Arymilla hors les murs. Il était payé par Naean Arawn qui, soutenant Arymilla, partageait certainement les rapports de Skellit avec elle. Malheureusement, ses informations ne leur avaient guère servi.
— Il dit qu’Arymilla et les Hauts Sièges qui la soutiennent ont l’intention de faire partie du premier groupe à entrer à cheval dans Caemlyn. Elle s’en vante sans arrêt, semble-t-il.
Elayne soupira. Arymilla et les autres restaient groupés, allant de camp en camp sans logique apparente, et pendant un temps, ils avaient fait de gros efforts pour tenter de connaître leur destination. Alors il serait simple d’envoyer des soldats par un portail pour les capturer et décapiter d’un seul coup son opposition. Des hommes mourraient dans le meilleur des cas, certains Hauts Sièges pourraient s’échapper, mais si Arymilla elle-même était prisonnière, tout serait fini. Elenia et Naean avaient publiquement renoncé à revendiquer le trône. Ces deux-là pouvaient continuer à soutenir Arymilla si elles restaient libres – elles s’étaient étroitement liées à elle –, mais avec Arymilla en son pouvoir, Elayne n’aurait plus qu’à gagner le soutien de quatre grandes Maisons supplémentaires. Comme si c’était facile. Jusque-là, ses efforts en ce sens avaient été futiles. Mais peut-être que la journée apporterait une bonne nouvelle. Car celle de Reene ne servait à rien. Si Arymilla et les autres entraient à cheval dans Caemlyn, ça signifiait que la cité était sur le point de tomber. Pire. Si Arymilla se vantait, elle devait croire que cela se produirait bientôt. Elle était stupide dans bien des domaines, mais la sous-estimer aurait été une erreur.
— C’est ça, votre bonne nouvelle ? dit Birgitte, qui en vit aussi les implications. Il faudrait savoir quand cela se produira.
Reene ouvrit les mains.
— Un jour, Arymilla a donné une couronne d’or à Skellit de sa propre main, Ma Dame. Il me l’a remise pour preuve qu’il s’est amendé.
Elle pinça les lèvres un instant ; Skellit avait échappé à la pendaison, mais on ne lui ferait plus jamais confiance.
— C’est l’unique fois où il s’est trouvé à dix pas d’elle. Il doit se contenter de ce qu’il peut apprendre en bavardant avec les soldats. Il a peur, avoua-t-elle après une hésitation. Les hommes de ces camps sont certains qu’ils prendront la cité un jour.
— A-t-il assez peur pour retourner sa veste une troisième fois ? demanda doucement Elayne.
— Non, Ma Dame. Si Naean ou Arymilla apprennent ce qu’il a fait, c’est un homme mort et il le sait. Mais il craint qu’elles le sachent si la cité tombe. Je crois qu’il pourrait fuir bientôt.
Sombre, Elayne hocha la tête. Les mercenaires n’étaient pas les seuls rats à quitter le navire.
— Et vous, Maître Norry, avez-vous de bonnes nouvelles ?
Le premier clerc était resté debout, tripotant son dossier en cuir repoussé et feignant de ne pas écouter Reene.
— Je crois pouvoir faire mieux que Maîtresse Harfor, Ma Dame.
Il y avait peut-être une nuance de triomphe dans son sourire. Dernièrement, il était rare qu’il ait de meilleures informations qu’elle.
— J’ai avec moi un homme dont je crois qu’il peut filer Mellar sans se faire prendre. Puis-je le faire entrer ?
Alors ça, c’était une excellente nouvelle ! Cinq hommes étaient morts en tentant de le prendre en filature, quand il sortait le soir de la cité, et la « coïncidence » semblait peu probable. La première fois, on avait cru que le suiveur avait été victime d’un voleur, et elle n’y avait plus pensé, sauf qu’elle avait fait verser une pension à sa veuve. Les Gardes parvenaient à contrôler la criminalité dans une certaine mesure – sauf les incendies – mais les bandits agissaient de nuit. Les quatre autres étaient morts de la même façon, tués d’un unique coup de couteau, leur bourse vidée. Même si les rues étaient dangereuses la nuit, les coïncidences semblaient peu crédibles. Quand elle acquiesça de la tête, le petit vieillard se hâta vers les portes, en ouvrit une et passa la tête à l’extérieur. Elle n’entendit pas ce qu’il dit – l’écran fonctionnait dans les deux sens –, mais quelques minutes plus tard, un Garde corpulent entra, poussant devant lui un homme aux mains et aux pieds enchaînés. Tout chez le prisonnier semblait… ordinaire. Il n’était ni gros ni maigre, ni grand ni petit. Il avait les cheveux châtains, sans nuance particulière, et les yeux bruns. Son visage était si commun qu’elle doutait pouvoir le décrire. Aucun signe particulier. Ses vêtements étaient tout aussi peu remarquables, simples braies et tunique ni du meilleur drap ni du pire, ceinture de cuir à boucle métallique qui devait avoir dix mille jumelles à Caemlyn. Bref, l’homme idéal pour passer inaperçu. Birgitte fit signe au Garde d’arrêter le prisonnier bien avant les fauteuils, puis lui dit d’attendre dehors.
— C’est un homme sûr, dit Norry, regardant le Garde sortir. Afrim Hansard. Il a servi fidèlement votre mère, et sait garder le silence.
— Des chaînes ? dit Elayne.
— C’est Samwil Hark, Ma Dame, dit Norry, lorgnant l’homme avec la même curiosité qu’il aurait pu manifester pour un animal exotique. C’est un remarquable coupe-bourse. Les Gardes l’ont arrêté uniquement parce qu’un autre ruffian l’a… euh… balancé, comme ils disent, espérant alléger sa propre sentence.
C’était tentant pour n’importe quel voleur. À la troisième condamnation, non seulement la flagellation était plus longue, mais la marque du voleur imprimée sur le front au fer rouge était plus difficile à dissimuler que celle sur le pouce de la deuxième offense.
— Quiconque est parvenu à ne pas se faire prendre aussi longtemps que Maître Hark devrait être capable d’exécuter la mission que j’ai prévue pour lui.
— Je suis innocent, Ma Dame, je vous jure !
Hark se frictionna le front, faisant cliqueter ses chaînes, et arbora un sourire engageant. Il parla très vite.
— C’est que des menteries et des coïncidences, je vous jure ; je suis un bon sujet de la Reine, c’est sûr. J’ai porté les couleurs de votre mère dans les émeutes, Ma Dame. Mais je n’y ai pas pris part, vous comprenez. Je suis clerc quand je trouve du travail, mais je n’en ai pas pour le moment. Je portais ses couleurs sur mon chapeau, à la vue de tous. C’est vrai.
Le scepticisme de Birgitte saturait le lien.
— Le logis de Maître Hark contenait des coffres remplis de bourses proprement coupées, Ma Dame. Littéralement des milliers. Je suppose qu’il regrette d’avoir gardé ces… euh… trophées. La plupart des coupe-bourse ont le bon sens de se débarrasser des bourses aussi vite que possible.
— J’en pique une quand j’en vois une, Ma Dame. Hark ouvrit les mains autant que ses chaînes le lui permettaient, et haussa les épaules, image même de l’innocence incomprise.
— C’était peut-être idiot, mais j’ai jamais vu de mal à ça. C’était juste un amusement inoffensif, Ma Dame.
Maîtresse Harfor renifla bruyamment, le visage désapprobateur. Hark parvint à paraître encore plus ulcéré.
— On a aussi retrouvé des pièces d’une valeur de plus de cent vingt couronnes d’or, cachées sous les lames du parquet, dans des fissures, dans la charpente, partout. Son excuse, dit Norry, élevant la voix comme Hark ouvrait la bouche, c’est qu’il ne fait pas confiance aux banquiers. Il prétend qu’il s’agit de l’héritage d’une vieille tante de Quatre Rois. Mais je doute que les magistrats de Quatre Rois aient enregistré ce legs. Le magistrat en charge de cette affaire a semblé surpris d’apprendre que les legs sont enregistrés.
Le sourire de Hark disparut à ce rappel des faits.
— Il dit qu’il a travaillé pour un marchand du nom de Wilbin Saems, jusqu’à la mort de Saems survenue il y a quatre mois, mais la fille de Maître Saems a repris l’affaire, et ni elle ni aucun des autres clercs n’ont le moindre souvenir d’un Samwil Hark.
— Ils me détestent, Ma Dame, c’est vrai, dit Hark d’un ton boudeur.
Ses mains se crispèrent sur ses chaînes.
— Je rassemblais des preuves montrant qu’ils volaient mon maître – imaginez, sa propre fille ! –, sauf qu’il est mort avant que j’aie pu les lui donner. On m’a jeté à la rue sans références et sans un penny. Ils ont brûlé mes preuves, m’ont donné une raclée et m’ont jeté dehors.
Elayne se tapota pensivement le menton.
— Clerc, dites-vous ? La plupart des clercs parlent mieux que vous, Maître Hark, mais je vais vous donner une chance de prouver vos dires. Voulez-vous demander une écritoire, Maître Norry ?
Norry eut un mince sourire. Comment pouvait-il faire un sourire qui semblait sec ?
— Inutile, Ma Dame. Le magistrat chargé de l’affaire a déjà eu la même idée.
Pour la première fois de sa vie, elle le vit prendre une feuille dans son dossier. Les trompettes auraient dû sonner, pensa-t-elle. Le sourire de Hark disparut totalement comme il suivait des yeux la feuille qui passait des mains de Norry dans celles d’Elayne.
Un simple coup d’œil suffit. Quelques lignes irrégulières couvraient moins de la moitié de la feuille, les lettres serrées et maladroites. Pas plus d’une demi-douzaine de mots étaient lisibles.
— Ce n’est guère l’écriture d’un clerc, murmura-t-elle.
Rendant la feuille à Norry, elle s’efforça de garder son sérieux. Elle avait vu sa mère rendre un jugement : Morgase savait se donner l’air implacable.
— Je crains, Maître Hark, que vous ne deviez moisir en cellule jusqu’à ce qu’on puisse interroger le magistrat, après quoi, vous serez pendu.
Les lèvres de Hark tremblèrent, et il porta la main à sa gorge comme s’il sentait déjà le nœud coulant.
— À moins, bien sûr, que vous n’acceptiez de prendre un homme en filature pour mon compte. Un homme dangereux qui n’aime pas être suivi. Si vous pouvez me dire où il va, la nuit, vous serez exilé à Baerlon au lieu d’être pendu. Où vous seriez avisé de trouver un autre métier. Le gouverneur sera informé de votre cas.
Soudain Hark retrouva le sourire.
— Bien sûr, Ma Dame. Je suis innocent, mais je comprends que les apparences sont contre moi. Je suivrai tous les hommes que vous voudrez. J’étais l’homme de votre mère, et je suis aussi le vôtre. Un homme loyal, voilà ce que je suis, Ma Dame.
Birgitte renifla avec dérision.
— Birgitte, arrangez-vous pour que Maître Hark voie Mellar sans être vu.
Même si l’homme passait inaperçu, il était inutile de prendre des risques.
— Puis libérez-le.
Hark semblait prêt à danser malgré ses chaînes.
— Mais d’abord… Vous voyez cela, Maître Hark ? dit-elle levant la main droite pour qu’il puisse voir l’anneau du Grand Serpent. Vous savez peut-être que je suis une Aes Sedai.
Avec le Pouvoir en elle, il était simple de tisser l’Esprit.
— C’est vrai.
Le tissage qu’elle déposa sur la ceinture de Hark, sa boucle, ses bottes, sa tunique et ses braies, s’apparentait au lien du Lige, en beaucoup moins complexe. Il disparaîtrait des vêtements et des bottes en quelques semaines, quelques mois tout au plus, mais il resterait dans le métal indéfiniment.
— J’ai posé un tissage sur vous, Maître Hark. On peut maintenant vous retrouver où que vous soyez.
À la vérité, elle seule pourrait le retrouver, mais il n’y avait aucune raison de le lui dire.
— Juste pour être sûre que vous êtes loyal.
Le sourire de Hark semblait figé sur ses lèvres. La sueur perlait à son front. Quand Birgitte alla à la porte et appela Hansard, lui donnant pour instructions d’emmener l’homme et de le mettre à l’abri des regards indiscrets, Hark chancela et serait tombé si le gros Garde ne l’avait pas soutenu.
— Je crains d’avoir donné à Mellar une sixième victime, marmonna Elayne. Il semble à peine capable de suivre son ombre sans trébucher.
Ce n’était pas tant la mort de Hark qu’elle regrettait. L’homme aurait été pendu, sans aucun doute.
— Je veux l’individu qui a introduit ce maudit Mellar dans mon palais. Je le veux tellement que j’en ai mal aux dents !
Le palais grouillait d’espions – Reene en avait découvert une bonne douzaine en plus de Skellit, et elle croyait qu’il n’y en avait plus –, mais le fait que Mellar ait été infiltré pour espionner ou pour faciliter l’enlèvement d’Elayne, le rendait pire que les autres. Il avait arrangé la mort de ces hommes, ou il les avait tués lui-même, pour gagner sa place. Que ces hommes aient pensé qu’ils devaient la tuer ne faisait aucune différence. Un meurtre était un meurtre.
— Faites-moi confiance, Ma Dame, dit Norry, posant un doigt le long de son nez. Les coupe-bourse sont… euh… furtifs par nature, mais ils exercent rarement longtemps. Tôt ou tard, ils coupent la bourse de quelqu’un qui court plus vite qu’eux, quelqu’un qui n’a pas prévenu les Gardes.
Il eut un geste vif, comme pour poignarder.
— Hark a exercé au moins vingt ans. Un certain nombre des bourses de sa… euh… collection étaient brodées de prières d’action de grâce pour la fin de la Guerre des Aiels. Elles sont passées de mode depuis longtemps, si j’ai bonne mémoire.
Birgitte s’assit sur le bras du fauteuil le plus proche et croisa les bras.
— Je pourrais arrêter Mellar, dit-elle doucement, et le soumettre à la question. Alors, vous n’auriez plus besoin de Hark.
— Mauvaise plaisanterie, Ma Dame, si je peux me permettre, déclara Maîtresse Harfor avec raideur.
— Ce serait… euh… contraire à la loi, Ma Dame, dit Maître Norry en même temps.
Birgitte se leva d’un bond, l’indignation inondant le lien.
— Sang et maudites cendres ! Nous savons que l’homme est plus pourri que du poisson avarié.
— Non, soupira Elayne, s’efforçant de ne pas s’indigner elle-même. Nous avons des soupçons, mais pas de preuves. Ces cinq hommes ont pu être victimes de détrousseurs. La loi est assez claire quant aux individus à mettre à la question, et des soupçons ne suffisent pas. Il faut des preuves solides. Ma mère disait souvent : « La Reine doit obéir à la loi qu’elle a faite, ou il n’y a plus de loi. » Je ne contreviendrai jamais à la loi.
Le lien transmit quelque chose d’entêté. Elle regarda Birgitte avec insistance.
— Et vous non plus. Comprenez-vous, Birgitte Trahelion ? Et vous non plus !
À sa surprise, l’entêtement ne dura que quelques instants avant de s’évanouir, remplacé par la consternation.
— Ce n’était qu’une suggestion, marmonna Birgitte.
Elayne se demanda comment elle avait obtenu ce résultat, et comment le reproduire – parfois, Birgitte semblait douter de laquelle des deux commandait –, quand Déni Colford se glissa dans la pièce et s’éclaircit la gorge pour attirer l’attention. Un long gourdin clouté de cuivre faisait pendant à l’épée passée à sa ceinture, et paraissait déplacé. Déni faisait des progrès en escrime, mais elle préférait encore le gourdin dont elle se servait pour rétablir l’ordre dans les tavernes à cochers.
— Une servante est venue annoncer que Dame Dyelin est arrivée, Ma Dame, et sera à votre service dès qu’elle se sera rafraîchie.
— Dites à Dame Dyelin de venir me retrouver dans la Salle des Cartes.
Elayne reprit espoir. Enfin, peut-être allait-elle apprendre une bonne nouvelle !