Perrin posa la selle de Steppeur un peu à l’écart de la rangée des arbres et observa la vaste prairie où des fleurs sauvages rouges et bleues commençaient à poindre à travers l’herbe brune qui avait été aplatie par la neige. Les arbres, en majorité des lauréoles, conservaient leur feuillage tout l’hiver. L’étalon isabelle tapa du pied avec une impatience que partageait Perrin, quoiqu’il n’en laissât rien paraître. Le soleil était presque au-dessus de sa tête ; il attendait là depuis près d’une heure. Une brise régulière soufflait de l’ouest, à travers la prairie. Parfait.
De temps en temps, sa main gantée caressait une branche presque droite, qui avait été taillée à la hache dans un chêne, plus épaisse que son bras et deux fois plus longue, posée devant lui en travers de sa selle. Sur la moitié de sa longueur, il en avait arraché l’écorce pour la rendre plate et lisse. La prairie, entourée d’immenses chênes et de lauréoles, de pins gigantesques et de feuillus plus petits, avait moins de six cents pas de large, tout en étant un peu plus longue. La branche devait être assez large. Il avait prévu toutes les possibilités qu’il avait pu imaginer. La branche en satisfaisait plus d’une.
— Dame Première, vous devriez rentrer au camp, répéta pour la énième fois Gallenne, frictionnant avec irritation son couvre-œil rouge.
Son casque à plumet écarlate était pendu au pommeau de sa selle, laissant découverts ses cheveux gris qui lui arrivaient aux épaules. On l’avait entendu dire, à portée d’oreille de Berelain, que ces cheveux gris étaient un présent de sa souveraine. Comme son destrier noir tentait de mordiller Steppeur, il serra vivement la bride au hongre à large poitrail, sans détourner son attention de Berelain. D’ailleurs, il lui avait conseillé de ne pas venir.
— Grady peut vous raccompagner et revenir après, pendant que les autres et moi, nous attendrons un peu plus loin pour voir si les Seanchans apparaissent.
— Je resterai, capitaine. Je resterai.
Le ton de Berelain était ferme et calme, mais sous son odeur habituelle de patience pointait une nuance d’inquiétude. Elle n’était pas aussi tranquille qu’elle voulait le paraître. Elle portait un léger parfum floral. Parfois, Perrin se surprenait à essayer de déterminer les fleurs qui le composaient, mais aujourd’hui, il était trop concentré pour s’en préoccuper.
La contrariété pointait dans l’odeur d’Annoura, bien que son visage d’Aes Sedai à l’éternelle jeunesse, entouré de fines tresses, restât aussi lisse que jamais. Mais il faut dire que la Sœur Grise au nez en bec d’aigle émettait une odeur de contrariété depuis le désaccord survenu entre elle et Berelain. C’était sa faute, avec ses visites à Masema dans le dos de sa maîtresse. Elle aussi avait conseillé à Berelain de rester en arrière. Annoura approcha sa jument brune de la Première de Mayene, qui éloigna sa jument blanche de la même distance, sans même lui accorder un regard. La contrariété s’accrut.
La robe de soie rouge de Berelain, ornée de volutes brodées au fil d’or, découvrait sa poitrine davantage que ces derniers temps, mais un large collier d’opales et de gouttes de feu ménageait un peu la pudeur. Une large ceinture assortie, supportant une dague sertie de pierreries, ceignait sa taille. L’étroite couronne de Mayene posée sur ses cheveux noirs, avec un faucon d’or en vol au-dessus de son front, paraissait ordinaire à côté du collier et de la ceinture. Elle était très belle, plus encore lui semblait-il depuis qu’elle avait cessé de l’aguicher, quoique sans comparaison avec Faile naturellement.
Annoura était en robe d’équitation grise sans ornements, mais la plupart des assistants portaient leurs plus beaux atours. Pour Perrin, c’était une tunique de soie vert foncé aux manches et aux épaules couvertes de broderies d’argent. Il n’était pas porté sur l’habit – Faile avait dû le harceler pour qu’il achète les quelques beaux vêtements qu’il possédait –, mais aujourd’hui, il avait besoin d’impressionner. Et si la large ceinture de cuir bouclée sur la tunique en gâchait un peu l’effet, tant pis.
— Elle doit venir, marmonna Arganda.
Petit et trapu, le Premier Capitaine d’Alliandre avait conservé sur sa tête son casque d’argent aux trois courtes plumes blanches, et attendait, remuant son épée dans son fourreau, comme sur le point de charger. Son plastron plaqué argent serait visible à des miles.
— Elle le doit !
— Le Prophète dit qu’elle ne viendra pas, intervint Aram, sans douceur, talonnant son gris jusqu’à Steppeur.
La tête de loup en cuivre formant le pommeau de son épée pointait au-dessus de l’épaule de sa tunique à rayures vertes. Autrefois, il paraissait trop beau pour un homme. Maintenant, son visage était plus sinistre de jour en jour. Il y avait quelque chose de hagard en lui, dans ses yeux creux et sa bouche pincée.
— Le Prophète dit qu’elle ne viendra pas, ou que c’est un piège. Il dit qu’il ne fait pas confiance aux Seanchans.
Perrin garda le silence, mais sentit en lui un pic d’irritation, autant envers lui-même qu’envers l’ancien Rétameur. Balwer l’avait informé qu’Aram s’était mis à fréquenter Masema, mais il ne lui avait pas paru nécessaire de lui dire de ne pas révéler à Masema tout ce que faisait Perrin. On ne peut pas remettre le poussin dans sa coquille, mais il ferait attention à l’avenir. Un ouvrier doit connaître ses outils et ne pas s’en servir pour détruire. Il en est de même pour les gens. Quant à Masema, il avait peur qu’ils rencontrent quelqu’un au courant de ses rapports avec les Seanchans.
Ils étaient nombreux, mais la plupart resteraient ici, au milieu des arbres. Cinquante Gardes Ailés de Berelain, aux casques cerclés de rouge, aux plastrons rouges, des rubans écarlates flottant au bout de leurs minces lances aux pointes d’acier, étaient montés derrière le faucon d’or sur champ d’azur de Mayene, ondulant au vent. Près d’eux, cinquante cavaliers ghealdanins en plastrons polis et casques coniques vert foncé attendaient derrière les trois étoiles d’argent sur fond rouge. Les rubans de leurs lances étaient verts. Ils avaient belle allure. Pourtant, ils semblaient moins dangereux que Jur Grady, avec son visage buriné de paysan, même s’il paraissait terne auprès d’eux, dans sa simple tunique noire avec l’épée d’argent épinglée à son haut col. Il se tenait debout près de son hongre bai avec l’aisance d’un homme au repos avant le labeur du jour.
Par contraste, Leof Torfinn et Tod al’Caar, les deux seuls hommes des Deux Rivières présents, trépignaient sur leurs selles tant ils étaient excités. Ils auraient été moins fiers s’ils avaient su qu’ils avaient été choisis en grande partie parce que c’était à eux qu’allaient le mieux les tuniques en fine laine verte. Leof portait la bannière à Tête de Loup de Perrin, et Tod celle à Aigle Rouge de Manetheren, toutes deux claquant au vent au bout de leurs hampes un peu plus longues qu’une lance. Ils en étaient presque venus aux mains pour choisir laquelle chacun porterait. Perrin espérait que ce n’était pas parce que ni l’un ni l’autre ne voulaient porter la Tête de Loup. Leof semblait assez satisfait. Tod était extatique. Bien sûr, il ne savait pas pourquoi Perrin avait apporté cette bannière. Des couleurs tourbillonnèrent dans la tête de Perrin, et un bref instant, il eut l’impression de voir Mat parler avec une petite femme noire. Il chassa cette image. Ici, seules la situation présente et Faile comptaient.
— Ils viendront, répondit sèchement Arganda à Aram, tout en le foudroyant à travers les barreaux de sa visière.
— Et s’ils ne viennent pas ? demanda Gallenne, fronçant férocement son œil unique.
Son plastron rouge brillait autant que celui, argenté d’Arganda.
— Et si c’était un piège ?
Arganda gronda. Il était à bout de nerfs.
La brise charria une odeur de chevaux quelques instants avant que Perrin entende les premiers trilles de la mésange bleue, trop distants pour que les autres les perçoivent. Ils provenaient des arbres entourant la prairie. Des groupes d’hommes, peut-être hostiles, entraient sous les arbres. D’autres trilles retentirent, plus proches.
— Ils sont là, dit-il.
Étonnés, Arganda et Gallenne le regardèrent.
Il s’efforçait le plus souvent de dissimuler la finesse de son ouïe et de son odorat, mais ces deux-là semblaient prêts à en venir aux mains. Les trilles se rapprochèrent, et tout le monde put les entendre. Les regards des deux hommes se firent bizarres.
— Je ne peux pas mettre en danger la Première s’il y a un risque de piège, dit Gallenne, coiffant son casque.
Ils savaient tous ce que signifiait ce signal.
— Le choix m’appartient, capitaine, dit Berelain avant que Gallenne n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche.
— Mais votre sécurité est sous ma responsabilité, Dame Première.
Berelain s’assombrit et prit une profonde inspiration. Perrin la devança :
— Je vous ai dit comment nous allions déjouer ce piège, si piège il y a. Vous savez à quel point les Seanchans sont méfiants. Eux aussi s’en inquiètent sans doute.
Gallenne se racla bruyamment la gorge. La patience de Berelain s’émoussa, puis elle reprit son calme.
— Vous devriez l’écouter, capitaine, dit-elle en souriant à Perrin. Il sait ce qu’il fait.
Un groupe de cavaliers apparut à l’autre bout de la prairie. Ils tirèrent sur leurs rênes. Tallanvor, facile à repérer, en tunique sombre et juché sur un gris pommelé, était le seul à ne pas porter l’armure aux rayures rouges, jaunes, et bleues. Les deux autres sans armure étaient des femmes, l’une en bleu avec du rouge sur le corsage et la jupe, l’autre en gris. Le soleil se reflétait sur quelque chose qui les reliait. Bon. Une sul’dam et sa damane. Il n’en avait pas été question au cours des négociations faites par l’intermédiaire de Tallanvor, mais Perrin l’avait prévu.
— C’est l’heure, dit-il, rassemblant les rênes de Steppeur. Avant qu’elle ne décide que nous ne venons pas.
Annoura s’approcha suffisamment pour poser un instant la main sur le bras de Berelain avant que celle-ci n’ait éloigné sa jument.
— Vous devriez me laisser vous accompagner, Berelain. Vous aurez besoin de mes conseils. Ce genre de négociation, c’est ma spécialité.
— Je suppose qu’à l’heure qu’il est, les Seanchans savent reconnaître un visage d’Aes Sedai, n’est-ce pas Annoura ? Je ne pense pas qu’ils négocieraient avec vous. De plus, ajouta-t-elle d’un ton trop doux, vous devez rester ici pour assister Maître Grady.
Des taches roses apparurent brièvement sur les joues de l’Aes Sedai, et sa large bouche se pinça. Il avait fallu l’intervention des Sagettes pour qu’elle consente à accepter les ordres de Grady, bien que Perrin ne tînt pas à savoir comment elles y étaient parvenues, et auxquels elle tentait de se soustraire depuis qu’ils avaient quitté le camp.
— Vous restez là, vous aussi, dit Perrin, quand Aram fit mine de s’avancer. Vous vous êtes montré impétueux ces derniers temps, et je ne veux pas risquer que tout soit gâché par des paroles inconsidérées. Je ne veux pas mettre Faile en danger.
C’était vrai. Inutile de dire qu’il ne voulait pas qu’Aram rapporte à Masema ce qui se dirait.
— Vous comprenez ?
Des relents de déception emplirent l’odeur d’Aram qui, à contrecœur, acquiesça de la tête et posa les mains sur le pommeau de sa selle. Il adorait Masema, mais il aurait donné cent fois sa vie plutôt que de risquer celle de Faile. Perrin sortit du couvert des arbres, flanqué d’Arganda d’un côté, de Berelain et Gallenne de l’autre. Les bannières suivaient, avec dix Mayeners et dix Ghealdanins en colonne par deux. Comme ils avançaient au pas, les Seanchans s’ébranlèrent, également en colonne, Tallanvor chevauchant près des chefs, l’un sur un rouan l’autre sur un bai. Les sabots ne faisant aucun bruit sur l’épais tapis d’herbe morte, la forêt était devenue totalement silencieuse, même pour les oreilles de Perrin.
Tandis que les Mayeners et les Ghealdanins se déployaient en ligne, et que la plupart des Seanchans les imitaient, Perrin et Berelain s’avancèrent vers Tallanvor et deux Seanchans en armure, dont l’un portait un casque brillant avec trois fines plumes, qui ressemblait à une tête d’insecte, et l’autre avec deux plumes seulement. La sul’dam et la damane les accompagnaient. Ils se firent face à dix pas les uns des autres, au milieu de la prairie silencieuse, entourés de fleurs sauvages.
Tandis que Tallanvor se plaçait sur le côté entre les deux groupes, les Seanchans armurés ôtaient leur casque de leurs mains gantées assorties à leur uniforme. L’homme au casque à deux plumes avait des cheveux blonds et un visage carré couturé de cicatrices. Malgré la dureté de son apparence, il émettait une odeur d’amusement. Mais c’était l’autre qui intéressait Perrin. Montée sur un bai parfaitement dressé, la femme grande et large d’épaules, quoique d’allure svelte, n’était plus de la première jeunesse. Ses cheveux noirs et bouclés grisonnaient aux tempes. La peau foncée, elle n’arborait que deux cicatrices, dont l’une barrait sa joue gauche. L’autre, sur son front, avait emporté une partie de son sourcil droit. Pour Perrin, c’était le signe qu’elle devait être prudente. Son odeur révélait une totale assurance.
Son regard dériva sur les bannières flottant au vent. Il s’arrêta un instant sur celle de Manetheren, puis sur le Faucon d’Or, mais revint vite sur lui. Impassible, elle remarqua ses yeux jaunes, et son odeur laissa percer une note dure et acérée. Quand elle vit son lourd marteau de forgeron passé dans la boucle de son ceinturon, l’étrange odeur s’accusa.
— Je vous présente Perrin t’Bashere Aybara, Seigneur des Deux Rivières, Suzerain de la Reine Alliandre du Ghealdan, annonça Tallanvor, en désignant Perrin.
Il prétendait que les Seanchans étaient très à cheval sur le protocole, mais Perrin n’avait aucun moyen de savoir si Tallanvor se conformait à une coutume seanchane ou à un cérémonial de l’Andor. Tallanvor pouvait aussi l’avoir inventée.
— Je vous présente Berelain sur Paendrag Paeron, Première de Mayene, Bénie de la Lumière, Défenseur des Vagues, Haut Siège de la Maison Paeron.
S’inclinant devant eux, il déplaça ses rênes et leva sa main vers les Seanchans.
— Je vous présente la Générale de Bannière Tylee Khirgan, de l’Armée Toujours Victorieuse, au service de l’impératrice du Seanchan. Je vous présente le capitaine Bakayar Mishima de l’Armée Toujours Victorieuse, au service de l’impératrice du Seanchan.
Nouveau salut, puis Tallanvor fit pivoter sa monture et alla se placer près des étendards. Son visage était aussi sombre que celui d’Aram, mais son odeur annonçait l’espoir.
— Je me félicite qu’il ne vous ait pas présenté comme le Roi des Loups, Seigneur, marmonna la Générale de Bannière de sa voix traînante.
Perrin devait se concentrer pour comprendre ce qu’elle disait.
— Sinon, j’aurais pensé que la Tarmon Gai’don était sur nous. Vous connaissez les Prophéties du Dragon ? « Quand le Roi des Loups portera le marteau, la fin du monde surviendra. Quand le renard épousera le corbeau, les trompettes du combat sonneront. » Je n’ai jamais compris moi-même la seconde partie. Et vous, Ma Dame ? Sur Paendrag, cela signifie-t-il que vous êtes une descendante de Paendrag ?
— Ma famille descend d’Artur Paendrag Tanreall, répondit Berelain, la tête haute.
Le vent tourna, apportant une bouffée de fierté au milieu de la patience et du parfum. Ils étaient convenus que seul Perrin parlerait – elle était là pour impressionner par sa beauté les Seanchans, en tant que souveraine, ou du moins pour renforcer la position de Perrin –, mais elle devait répondre à une question directe.
Tylee acquiesça, comme si c’était la réponse qu’elle attendait.
— Cela fait de vous une lointaine cousine de la Famille Impériale, Ma Dame. Aucun doute que l’impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais, vous honore. Du moment que vous ne revendiquez pas l’Empire d’Aile de Faucon.
— Je me contente de revendiquer Mayene que je défendrai jusqu’à mon dernier souffle, dit Berelain avec fierté.
— Je ne suis pas là pour parler des Prophéties, d’Aile de Faucon ou de votre Impératrice, reprit Perrin avec irritation.
Pour la deuxième fois en quelques instants, les couleurs tentèrent de fusionner, pour se disperser aussitôt. Le temps pressait. Le Roi des Loups ? Cela aurait fait rire Sauteur, autant qu’un loup le pouvait. Cependant, il frissonna. Il n’avait pas réalisé qu’on parlait de lui dans les Prophéties. Son marteau annonçait la Dernière Bataille ? Mais rien ne comptait à part Faile. Elle seule. Et quoi qu’il fallût faire pour la libérer.
— Notre accord stipulait que chaque partie ne devait pas comporter plus de trente hommes. Or, dans les bois, vos hommes nous entourent des deux côtés. Beaucoup d’hommes.
— Vous aussi, dit Mishima, avec son sourire déformé par une cicatrice blanche au coin de sa bouche. Sinon, vous ne le sauriez pas.
Sa voix était encore plus traînante que celle de la Générale de Bannière.
Perrin garda les yeux sur elle.
— Il y a des risques. Je ne veux pas d’accident. Je veux arracher ma femme aux Shaidos.
— Et comment proposez-vous d’éviter les accidents ? dit Mishima, agitant machinalement ses rênes.
Au ton, il ne considérait pas la question comme urgente. Tylee semblait satisfaite de le laisser parler pendant qu’elle observait les réactions de Perrin.
— Sommes-nous censés vous faire confiance si nous renvoyons nos hommes en premier, ou inversement ? « Sur les hauteurs, les chemins sont pavés de dagues. » Il n’y a guère de place pour la confiance. Nous pourrions tous les deux demander à nos hommes de se retirer en même temps, je suppose, mais l’un des camps pourrait tricher.
Perrin secoua la tête.
— Vous serez obligée de me faire confiance, Générale de Bannière. Je n’ai aucune raison de vous attaquer. Je n’ai aucun moyen d’être sûr de vous non plus. Vous pourriez penser que capturer la Première de Mayene vaut bien une petite trahison.
Berelain rit doucement. C’était le moment de se servir de la branche. Non pour forcer les Seanchans à sortir des bois les premiers, mais pour les convaincre qu’ils avaient besoin de ce qu’il pouvait leur offrir. Il posa la branche verticalement sur sa selle.
— Vos hommes sont probablement de bons soldats. Les miens ne sont pas des soldats, bien qu’ils aient combattu les Trollocs et les Shaidos.
S’emparant de la branche, il la leva au-dessus de sa tête, la partie sans écorce dirigée vers le haut face aux deux camps.
— Mais ils ont l’habitude de chasser les lions, les léopards et les chats sauvages qui descendent des montagnes pour attaquer nos troupeaux, les sangliers et les ours qui chassent dans les bois.
Soudain, la branche fut quasiment arrachée de ses mains gantées de fer au moment où deux flèches s’y enfoncèrent. Il abaissa la branche pour montrer les deux hampes et les pointes qui l’avaient traversée de part en part. Trois cents pas, c’était une longue distance pour cette cible. Il avait choisi ses deux meilleurs archers, Jondyn Barran et Jori Congar, pour tirer.
— S’il fallait en arriver là, vos hommes ne verraient pas qui les tue, et leur armure ne leur servirait à rien contre les grands arcs des Deux Rivières.
De toute sa force, il éleva la branche.
— Mon œil ! grommela Mishima, portant une main à son épée tout en s’efforçant de contenir son rouan et de surveiller Perrin et sa branche.
Son casque tomba à terre.
La Générale de Bannière, immobile, observait Perrin. Puis elle suivit des yeux la branche qui s’immobilisa entre eux, à cent pieds de hauteur. Brusquement, une boule de feu enveloppa la branche. Perrin sentit sur son visage une brûlante chaleur. Berelain se protégea le visage de la main. Tylee se contenta d’observer pensivement.
Le feu ne dura que quelques instants, mais suffisamment pour ne laisser que quelques cendres voletant dans la brise. Des cendres et deux étincelles tombèrent dans l’herbe sèche. De petites flammes crépitèrent aussitôt, puis se répandirent. Même les destriers s’ébrouèrent de peur.
Perrin marmonna un juron – il aurait dû penser aux pointes de flèches – et s’apprêta à descendre de cheval pour aller piétiner les flammes. Il n’eut pas le temps de balancer une jambe par-dessus sa selle que les flammes disparurent, ne laissant que quelques volutes de fumée.
— Très bien, Norie, murmura la sul’dam, tapotant la tête de sa damane. Norie est une merveilleuse damane.
À cet éloge, la femme en gris eut un sourire timide. Malgré ses paroles, la sul’dam avait l’air inquiète.
— Ainsi, dit Tylee, vous avez une marath… Elle s’interrompit, la mine pensive. Vous avez une Aes Sedai avec vous. Plusieurs, peut-être ? Peu importe. Je ne peux pas dire que les Aes Sedai que j’ai vues m’aient beaucoup impressionnée.
— Pas une marath’damane, générale, dit doucement la sul’dam.
Parfaitement immobile, Tylee étudiait Perrin intensément.
— Asha’man, ajouta-t-elle, et ce n’était pas une question. Vous commencez à m’intéresser, Seigneur.
— Alors, peut-être que ceci vous convaincra, dit Perrin. Tod, enroulez votre bannière autour de la hampe et apportez-la ici.
Comme il n’entendit rien derrière lui, il regarda par-dessus son épaule. Tod le fixait, l’air accablé.
— Tod.
Tod se reprit, puis enroula l’Aigle Rouge autour de la hampe. Il avait toujours l’air affligé quand il tendit l’étendard à Perrin. Il resta les mains tendues, comme espérant qu’on le lui rende.
Talonnant Steppeur en direction des Seanchans, Perrin brandit la bannière devant lui, parallèlement au sol.
— Les Deux Rivières étaient le cœur de Manetheren, Générale de Bannière. Le dernier roi de Manetheren mourut au cours d’une bataille au Champ d’Edmond, le village où je suis né et où j’ai grandi. Manetheren est dans notre sang. Mais les Shaidos ont capturé ma femme. Pour la libérer, je renonce à Manetheren et je prêterai tous les serments que vous voudrez. Ce pourrait être une épine dans votre pied, Seanchans. Mais vous pourriez l’arracher sans verser une goutte de sang.
Derrière lui, quelqu’un gémissait misérablement. Il se dit que c’était Tod.
Soudain, la brise se transforma en tempête. Elle hurlait dans la direction opposée, les fouettant de sable. Le vent était si fort qu’il dut se retenir à sa selle pour ne pas tomber. D’où venait le sable ? La forêt était tapissée de plusieurs épaisseurs de feuilles mortes. La tempête apportait une forte odeur de soufre qui lui brûlait le nez. Les chevaux agitaient la tête en hennissant. La tempête ne dura que quelques secondes, puis, aussi soudainement qu’elle s’était levée, cessa. La brise se remit à souffler dans l’autre direction. Les chevaux frissonnaient et s’ébrouaient en roulant des yeux fous. Perrin flatta l’encolure de Steppeur en murmurant des paroles apaisantes, sans beaucoup d’effet.
La Générale de Bannière fit un geste étrange et marmonna :
— Évitez l’Ombre. Par la Lumière, d’où cela venait-il ? J’ai entendu parler d’histoires étranges. À moins que ce ne soit vos efforts pour nous convaincre, Seigneur ?
— Non, dit Perrin avec sincérité.
Neald avait un don pour contrôler le temps, mais pas Grady.
— Qu’importe d’où cela venait ?
Tylee le regarda pensivement, puis hocha la tête.
— Qu’importe ? répéta-t-elle dubitative. Nous connaissons des histoires sur Manetheren. La moitié de l’Amadicia résonne de rumeurs vous concernant, vous et cette bannière, pour ressusciter le Manetheren et « sauver » l’Amadicia de nos entreprises. Mishima, sonnez la retraite.
Sans hésitation, l’homme aux cheveux jaunes leva une petite corne droite pendue à son cou par un cordon rouge. Il joua quatre notes stridentes, qu’il répéta deux fois avant de laisser retomber le cor.
— Mon rôle est terminé, dit Tylee.
Perrin rejeta la tête en arrière et cria aussi fort qu’il le put :
— Dannil ! Quand le dernier Seanchan arrivera au bout de la prairie, rassemblez tout le monde et rejoignez Grady !
La Générale de Bannière enfonça son auriculaire dans son oreille et l’agita malgré ses gantelets.
— Vous avez une voix forte, dit-elle, ironique.
Puis elle tendit la main pour prendre la hampe de l’étendard, qu’elle posa soigneusement sur sa selle devant elle. Elle ne le regarda pas, mais elle le caressa, peut-être inconsciemment.
— Maintenant, que proposez-vous en faveur de mon plan, Seigneur ?
Mishima accrocha une cheville au pommeau de sa selle et se pencha pour ramasser son casque. Le vent l’avait fait rouler à mi-chemin des soldats seanchans. Un bref chant d’alouette sortit des bois, puis un autre et encore un autre. Les Seanchans se retiraient. Avaient-ils senti le vent, eux aussi ? Peu importait.
— Beaucoup moins d’hommes que vous n’en avez, reconnut Perrin, peu de soldats entraînés, mais j’ai des Asha’man, des Aes Sedai et des Sagettes qui peuvent canaliser et vous en aurez besoin.
Elle ouvrit la bouche et il leva la main.
— Je veux votre parole que vous ne tenterez pas de les mettre à la laisse.
Il jeta un regard entendu à la sul’dam et à la damane. La sul’dam ne quittait pas Tylee des yeux, attendant ses ordres, tout en caressant machinalement la tête de sa damane comme on caresse un chat pour le calmer. Et Norie paraissait presque ronronner ! Par la Lumière !
— Donnez votre parole qu’ils n’auront rien à craindre de vous, eux et tous ceux du camp portant une robe blanche. La plupart ne sont pas des Shaidos de toute façon, et les Aiels sont mes amis.
Tylee secoua la tête.
— Vous avez d’étranges amis, Seigneur. En tout cas, nous avons trouvé des gens du Cairhien et de l’Amadicia avec des bandes de Shaidos, et nous les avons laissés partir, bien que les Cairhienins semblent trop désorientés pour savoir quoi faire d’eux-mêmes. Les seuls en blanc que nous avons gardés sont les Aiels. Ces gai’shains font de merveilleux da’covales, contrairement aux autres. Quand même, j’accepte de laisser la liberté à vos amis. Et à vos Aes Sedai et Asha’man. Mettre fin à ce rassemblement est très important. Dites-moi où ils sont, et je pourrai commencer à vous intégrer dans mes plans.
Perrin se frictionna le nez avec son index. Il semblait improbable que beaucoup de ces gai’shains fussent des Shaidos, mais il n’allait pas le lui dire. Qu’ils conservent leurs chances d’être libérés à la fin de leur année de service.
— Voilà mon plan, j’en ai peur. Sevanna sera une noix difficile à casser, mais j’ai calculé comment faire. Pour commencer, elle a peut-être cent mille Shaidos avec elle, et elle en rassemble d’autres. Tous ne sont pas des algai’d’siswai, mais tous les adultes manieront la lance si besoin est.
— Sevanna, dit Tylee avec un sourire de satisfaction. Nous avons entendu ce nom. J’aimerais beaucoup présenter Sevanna des Shaidos Jumais au Capitaine-Général.
Son sourire s’évanouit.
— Cent mille, c’est beaucoup plus que je ne croyais, mais nous avons déjà combattu ces Aiels en Amadicia. N’est-ce pas, Mishima ?
Revenant en arrière pour les rejoindre, Mishima éclata d’un rire dur et sans joie.
— Certainement, Générale de Bannière. Ce sont des combattants redoutables, disciplinés et astucieux, mais à notre portée. On encercle l’une de leurs bandes, de leurs tribus, avec trois ou quatre damanes, et on les martèle jusqu’à ce qu’ils se rendent. Sale affaire. Ils ont leurs familles avec eux. Ils se rendront plus vite encore.
— Je crois comprendre que vous avez environ une douzaine de damanes, dit Perrin, mais est-ce suffisant pour affronter trois ou quatre cents Sagettes capables de canaliser ?
La Générale de Bannière fronça les sourcils.
— Vous l’avez déjà mentionné. Toutes les bandes que nous avons prises avaient des Sagettes, mais aucune ne pouvait canaliser.
— C’est parce que toutes celles des Shaidos sont avec Sevanna, répondit Perrin. Au moins trois cents, peut-être plus. Toutes les Sagettes qui m’accompagnent en sont certaines.
Tylee et Mishima se regardèrent, et la Générale de Bannière soupira. Mishima semblait morose.
— Eh bien, dit-elle, ordres ou pas, cela exclut de conclure cette affaire discrètement. La Fille des Neuf Lunes devra être dérangée même si je dois m’en excuser auprès de l’impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais. Ce qui est probable.
La Fille des Neuf Lunes ? Sans doute une Seanchane de haut rang. Mais comment pouvait-on la déranger à ce sujet ?
Mishima grimaça, accentuant ses cicatrices.
— J’ai lu qu’il y avait quatre cents damanes de chaque côté à Semalaren, et c’était un massacre. La moitié de l’armée impériale a été décimée, et plus des trois quarts des rebelles.
— Néanmoins, Mishima, nous devons le faire. Ou, d’autres s’en chargeront. Vous ne serez peut-être pas obligé de vous excuser, mais moi, oui.
Par la Lumière, qu’y avait-il de si grave à s’excuser ? Elle sentait… la résignation.
— Malheureusement, il faudra des semaines, sinon des mois, pour rassembler suffisamment de soldats et de damanes pour percer cet abcès. Je vous remercie de m’offrir votre aide, Seigneur. Je ne l’oublierai pas.
Tylee tendit la bannière.
— Vous pouvez la reprendre puisque je ne peux pas tenir ma part du marché, mais je vous donne un conseil. L’Armée Toujours Victorieuse a peut-être d’autres tâches qui l’attendent pour le moment, mais nous ne laisserons personne tirer avantage de la situation pour se proclamer roi. Nous voulons récupérer ce pays, non le diviser en parcelles.
— Et nous avons l’intention de conserver nos terres, dit Berelain d’un ton farouche, laissant sa jument couvrir d’un bond l’espace les séparant des Seanchans.
Comme la jument était impatiente de galoper pour fuir ce vent, Berelain eut du mal à la maîtriser. Même son odeur était farouche. Plus question de patience maintenant. Elle avait l’odeur d’une louve qui défend son mâle blessé.
— J’ai entendu dire que votre Armée Toujours Victorieuse est bien mal nommée : le Dragon Réincarné vous a battus à plate couture dans le Sud. Ne pensez-vous jamais que Perrin Aybara peut en faire autant ?
Par la Lumière ! Et lui qui s’inquiétait de l’impétuosité d’Aram !
— Je ne veux vaincre que les Shaidos, dit fermement Perrin, luttant contre l’image qui tentait de se former dans sa tête.
Il croisa les mains sur le pommeau de sa selle. Steppeur semblait se calmer. L’étalon était encore agité de frissons par moments, mais il avait cessé de rouler des yeux.
— Il y a un moyen de réussir tout en restant discrets, de sorte que vous n’ayez pas à vous excuser.
Si c’était tellement important pour elle, il était prêt à s’en servir.
— La Fille des Neuf Lunes n’a pas à être dérangée. Je vous ai affirmé que j’avais tout prévu. Tallanvor m’a dit que vous déteniez des herbes qui, administrées en infusion à des femmes capables de canaliser, leur font trembler les genoux.
Au bout d’un moment, Tylee reposa la bannière sur sa selle et l’étudia avec attention.
— Aux femmes et aux hommes, dit-elle enfin de sa voix traînante. J’ai entendu dire que plusieurs hommes se sont fait prendre de cette façon. Mais comment imaginez-vous les faire absorber à quatre cents femmes alors qu’elles sont entourées de cent mille Aiels ?
— En en administrant à tous sans qu’ils le sachent. Il m’en faudra autant que vous pourrez en trouver. Par chariots entiers, sans doute. Comme il n’y a aucun moyen de faire chauffer l’eau, l’infusion sera légère.
Tylee rit doucement.
— C’est un plan audacieux, Seigneur. Je suppose qu’ils en ont de pleines charretées là où l’on prépare ce thé, mais c’est loin d’ici, en Amadicia, presque au Tarabon. La seule façon d’en obtenir plus de quelques livres serait de dire à un supérieur pourquoi j’en ai besoin. Et alors, adieu la discrétion.
Perrin lui rétorqua :
— Les Asha’man connaissent une technique qu’on appelle Voyager, qui permet de couvrir des centaines de miles en un seul pas.
De la main gauche il lui présenta une feuille de papier tachée de graisse.
Tylee lut, haussant les sourcils. Perrin connaissait par cœur le texte assez bref. LE PORTEUR DE CE DOCUMENT EST SOUS MA PROTECTION PERSONNELLE. AU NOM DE L’IMPÉRATRICE, PUISSE-T-ELLE VIVRE À JAMAIS, DONNEZ-LUI TOUTE L’AIDE QU’IL RÉCLAME AU SERVICE DE L’EMPIRE, ET N’EN PARLEZ À PERSONNE QU’À MOI. Il ne savait absolument pas qui était cette Suroth Sabelle Meldarath, mais il en déduisit qu’elle devait être importante. Peut-être était-elle la Fille des Quatre Lunes.
Passant le papier à Mishima, la Générale de Bannière fixa son regard sur Perrin. Elle avait retrouvé cette odeur dure et acérée, plus forte que jamais.
— Aes Sedai, Asha’man, Aiels, vos yeux, ce marteau, et maintenant, ça ! Qui êtes-vous ?
Mishima siffla entre ses dents.
— Suroth elle-même, murmura-t-il.
— Je suis un homme qui veut retrouver sa femme, dit Perrin, et je traiterais avec le Ténébreux s’il le fallait pour la retrouver.
Il évita de regarder la sul’dam et la damane. Il n’était pas loin de conclure un marché avec le Ténébreux.
— Marché conclu ?
Tylee considéra la main qu’il lui tendait, puis la prit. Elle avait une poigne ferme. Un marché avec le Ténébreux. Mais il ferait n’importe quoi pour libérer Faile.