2 La colée du Ténébreux

Comme à son habitude, Beonin s’éveilla au point du jour. Pourtant, aucune lueur ne pénétrait dans la tente dont les rabats étaient fermés. Au cours des ans, elle avait pris quelques bonnes habitudes. Bien que la fraîcheur de la nuit perdurât sous la tente, elle n’alluma pas le brasero. Elle n’avait pas l’intention de s’y attarder longtemps. Canalisant brièvement, elle alluma une lampe, puis chauffa l’eau du pichet en faïence blanche. Ensuite, elle se lava le visage devant la table de toilette branlante et son vieux miroir. Ici, presque tout le mobilier était branlant, de la minuscule table à son petit lit de camp, excepté une chaise à dossier bas qui devait provenir d’une pauvre cuisine de ferme. Mais elle s’en contentait. Les jugements qu’elle avait été appelée à rendre n’avaient pas lieu dans des palais. Le hameau le plus humble méritait la justice. Souvent, elle avait couché dans des granges et même dans des taudis.

Elle enfila posément sa plus belle robe d’équitation en soie grise très simple, quoique de belle facture, et des bottes souples, puis brossa ses cheveux blond foncé avec une brosse en ivoire ayant appartenu à sa mère.

Son reflet dans la glace était un peu déformé. Pour une raison inconnue, elle s’en irrita.

Quelqu’un gratta aux rabats puis un homme à l’accent murandien s’exclama joyeusement :

— Petit déjeuner, Aes Sedai, si vous en voulez.

Elle abaissa la brosse et s’ouvrit à la Source.

Comme elle n’avait pas sa propre servante, les repas étaient apportés chaque fois par une personne différente. Pourtant, elle se rappela le gros homme grisonnant et toujours souriant qui entra sur son ordre, portant un plateau couvert d’un linge blanc.

— Posez-le sur la table, je vous prie, Ehvin, dit-elle relâchant la saidar. Celui-ci la gratifia d’un large sourire et d’une profonde inclinaison.

Trop de sœurs oubliaient la courtoisie envers leurs inférieurs.

Regardant le plateau sans enthousiasme, elle reprit son brossage, rituel qu’elle trouvait apaisant. Mais ce matin-là, plutôt que de chercher du réconfort dans le geste, elle s’obligea à terminer sa série de cent coups de brosse avant de la reposer sur la table de toilette, près du peigne et du miroir à main assortis. Autrefois, elle aurait pu enseigner la patience à des montagnes, mais depuis Salidar, ça lui semblait de plus en plus difficile. Et presque impossible depuis le Murandy. Alors elle s’imposa le calme, comme elle s’était obligée à aller à la Tour Blanche contre la volonté expresse de sa mère, à y accepter la discipline en même temps que son enseignement. Adolescente, elle avait été une forte tête, désirant toujours plus. La Tour lui avait appris qu’on pouvait obtenir beaucoup quand on se contrôlait. Elle était fière de cette faculté.

Quoi qu’il en soit, avaler son petit déjeuner composé de pain et de compote de prunes se révéla aussi difficile que terminer le rituel du brossage. Les prunes réduites en bouillie et le pain piqueté de points noirs n’avaient rien d’appétissant. Elle s’efforça de se convaincre que ce qui craquait sous la dent, n’était que des grains de seigle ou d’orge. Ce n’était pas la première fois qu’elle mangeait du pain contenant des charançons, mais ça n’avait rien d’agréable. Le thé avait un arrière-goût bizarre, lui aussi.

Quand elle reposa enfin le linge sur le plateau sculpté, elle faillit soupirer. Jusqu’à quand resterait-il au camp quelque chose de mangeable ? La situation était-elle la même à Tar Valon ? Sans doute. Le Ténébreux touchait le monde, pensée aussi désolante qu’un champ plein de pierres déchiquetées. Mais la victoire viendrait. Elle refusait de considérer toute autre possibilité. Le jeune al’Thor avait la responsabilité de beaucoup de choses, mais il parviendrait à les assumer d’une façon ou d’une autre. Les actes du Dragon Réincarné n’étaient pas de son ressort ; elle pouvait seulement observer les événements de loin.

Ces rêvasseries amères ne servaient à rien. Il était temps de s’activer. Elle se leva précipitamment, ce qui fit basculer sa chaise en arrière. Elle la laissa là, sur le tapis de sol en toile.

Passant la tête à l’extérieur, elle vit Tervail assis sur un tabouret dans l’allée, sa cape noire rejetée en arrière, appuyé sur son épée plantée entre ses bottes. Le soleil commençait à monter sur l’horizon, en une boule d’or éclatante, tandis que des nuages noirs encerclant le Mont du Dragon annonçaient de la neige pour bientôt. Ou peut-être de la pluie. Le soleil paraissait presque chaud après la nuit précédente.

Tervail lui fit un petit signe de la tête pour lui montrer qu’il l’avait vue, sans pour autant l’interrompre dans son tour d’horizon. Pour le moment, il n’y avait que des ouvriers qui portaient des paniers sur leur dos, des hommes et des femmes vêtus pauvrement conduisant des charrettes chargées de fagots, de sacs de charbon de bois et de barils d’eau, qui cahotaient dans les ornières. Cette surveillance aurait pu paraître née de l’ennui à qui n’aurait pas partagé avec lui le lien de Lige. Son Tervail était aiguisé comme une pointe de flèche. Il n’étudiait que les hommes, et son regard s’attardait sur ceux qu’il ne connaissait pas personnellement. Avec deux sœurs et un Lige tués par un homme qui pouvait canaliser, tout le monde se méfiait des inconnus. Tous ceux qui savaient, en tout cas. On n’avait pas crié la nouvelle sur tous les toits.

Comment il pensait reconnaître le meurtrier, cela la dépassait, à moins qu’il ne porte une bannière. Elle ne voulait pas le rabaisser parce qu’il faisait son devoir.

Il était mince comme un fil, avec un nez fort et une grosse cicatrice le long de la mâchoire, qu’il avait récoltée à son service. Il n’était guère plus qu’un adolescent quand elle l’avait trouvé, vif comme un chat et déjà l’un des meilleurs escrimeurs de son Tarabon natal. Il lui avait sauvé la vie au moins vingt fois. À part les brigands et les voleurs de grand chemin trop ignorants pour reconnaître une Aes Sedai, rendre la justice pouvait s’avérer dangereux quand chaque partie désirait désespérément que le jugement soit en sa faveur. Il avait souvent repéré le danger avant elle.

— Sellez Pinson d’Hiver et amenez votre cheval, lui dit-elle. Nous partons.

Tervail haussa légèrement un sourcil et regarda dans sa direction. Ensuite, il attacha son fourreau à la droite de son ceinturon, partit d’un pas vif sur l’allée en direction des piquets. Il ne posait jamais de questions inutiles. Peut-être était-elle plus agitée intérieurement qu’elle ne le croyait.

Rentrant dans la tente, elle enveloppa soigneusement le miroir à main dans une écharpe de soie à motifs tairens noirs et blancs, et le mit dans l’une des deux grandes poches intérieures de sa cape grise, avec la brosse et le peigne. Elle rangea dans l’autre son châle soigneusement plié et une petite boîte en ébène sculptée. La boîte contenait quelques bijoux, certains venant de sa mère, et les autres de sa grand-mère maternelle. Elle-même portait rarement des bijoux, à part son anneau du Grand Serpent, pourtant, elle emportait toujours la boîte et la brosse, le peigne et le miroir quand elle partait en voyage, souvenirs de ces femmes qu’elle chérissait et honorait. Sa grand-mère, avocate réputée de Tanchico, lui avait inculqué sa passion pour les complexités de la loi, tandis que sa mère lui avait démontré qu’il est toujours possible de devenir meilleure. Les avocates faisaient rarement fortune, quoique Collaris ait vécu plus qu’à son aise, pourtant, malgré sa désapprobation, sa fille Aeldrine avait adopté la profession de marchande et amassé une jolie fortune en vendant des teintures. Oui, il était toujours possible de s’améliorer, si on saisissait le moment favorable, comme elle l’avait fait quand Elaida a’Roihan avait déposé Siuan Sanche. Les choses n’avaient pas tourné comme elle l’avait prévu. Cela arrivait rarement, raison pour laquelle il était sage de prévoir des plans de rechange.

Elle se demanda si elle attendrait le retour de Tervail à l’intérieur – il ne pouvait pas aller chercher deux chevaux en seulement quelques minutes –, mais maintenant que le moment était venu, ses dernières réserves de patience semblaient s’être envolées. Jetant sa cape sur ses épaules, elle souffla sur la lampe d’un air déterminé. Pourtant, une fois dehors, elle se força à rester immobile pour éviter d’attirer les regards, ou qu’une sœur pense qu’elle avait peur parce qu’elle était seule. En fait, elle était effrayée. Elle remonta sa capuche, exprimant ainsi son désir de solitude, et resserra sa cape autour d’elle.

Un chat gris famélique aux oreilles cassées vint se frotter contre ses chevilles. Les chats sauvages étaient nombreux dans le camp ; on les voyait partout où les Aes Sedai se rassemblaient, apprivoisés comme des animaux familiers. Comme elle ne lui grattait pas les oreilles, il s’éloigna au bout d’un moment, fier comme un roi.

Quelques instants auparavant, seuls des ouvriers et des cochers pauvrement vêtus s’activaient, mais maintenant, le camp s’animait. Des groupes de novices en blanc, les fameuses « familles », partaient en cours, qui avaient lieu dans des tentes assez grandes pour les contenir, ou même en plein air. Celles qui passèrent près d’elle interrompirent leur babil infantile pour la gratifier d’une parfaite révérence. Leur vue ne cessait pas de l’étonner. Ou de la mettre en colère. Bon nombre de ces « enfants » étaient d’âge mûr – celles qui avaient des cheveux gris n’étaient pas rares, et certaines étaient grands-mères ! –, pourtant elles se pliaient aux antiques routines aussi bien que les adolescentes qu’elle avait vues arriver nombreuses à la Tour. Combien la Tour en avait-elle perdu en se concentrant sur celles nées avec l’étincelle et celles sur le point de se mettre à canaliser toutes seules, en laissant les autres trouver le chemin de Tar Valon comme elles pouvaient ? Combien de perdues parce que la Tour avait décidé qu’aucune fille au-dessus de dix-huit ans ne pourrait supporter la discipline ? Elle n’avait jamais recherché le changement – la loi et la coutume régissaient la vie d’une Aes Sedai, fondement de la stabilité – et certains changements, comme ces familles de novices, semblaient trop radicaux pour continuer.

Des sœurs avançaient à pas glissés, généralement par deux ou trois, suivies de leurs Liges. Le flot des novices s’écartait devant elles en ondes de révérences, troublées par les regards des sœurs qui feignaient de ne pas les voir. Très peu d’Aes Sedai n’étaient pas entourées de l’aura de la saidar. Beonin faillit faire claquer sa langue d’irritation. Les novices savaient qu’Anaiya et Kairen étaient mortes – il n’avait pas été question de dissimuler les bûchers funéraires –, mais leur dire comment ça s’était passé les aurait effrayées. Pourtant, même les nouvelles, inscrites au livre des novices au Murandy, portaient le blanc depuis suffisamment de temps pour savoir que le fait que des sœurs marchent entourées de l’aura de la saidar, n’avait rien d’habituel. Ça finirait par les effrayer inutilement. Il était peu probable que l’assassin frappe en public, entouré de douzaines de sœurs.

Cinq sœurs à cheval, qui se dirigeaient lentement vers l’est, sans l’aura de la saidar, attirèrent son regard. Chacune était suivie d’une petite escorte, généralement une secrétaire, une servante, un valet au cas où il y aurait de lourds fardeaux à porter, et de quelques Liges. Toutes avaient leur capuchon relevé, mais elle n’eut aucun mal à les reconnaître : Varilin, de sa propre Ajah, la Grise, avait la taille d’un homme, tandis que Takima, la Brune, était toute petite. Elle distingua la cape flamboyante de Saroiya couverte de broderies blanches – elle devait la nettoyer avec le Pouvoir pour qu’elle soit aussi propre – et les deux Liges sur les talons de Faiselle enveloppée dans sa cape vert vif. Elle en déduisit que la dernière habillée en gris foncé, était Magla, la Jaune. Que trouveraient-elles en arrivant à Darein ? Sûrement pas les négociatrices de la Tour, pas maintenant. Peut-être continuaient-elles machinalement, comme si de rien n’était. Mais avec les Aes Sedai, cela durait rarement longtemps.

— Elles ne semblent même pas chevaucher ensemble, n’est-ce pas, Beonin ? On dirait plutôt que c’est le hasard qui les mène dans la même direction.

Tant pis pour la capuche censée afficher son besoin de solitude ! Heureusement, elle savait réprimer ses soupirs ou toute autre manifestation susceptibles de révéler plus qu’elle ne voulait. Les deux sœurs qui s’étaient arrêtées à côté d’elle étaient de la même taille, avec des cheveux noirs et des yeux marron, mais là s’arrêtait la ressemblance. Le visage étroit d’Ashmanaille, avec son nez pointu, trahissait rarement une quelconque émotion. Sa robe de soie à taillades argentées aurait pu sortir des mains d’une dame d’atours quelques instants plus tôt, et des volutes d’argent brodées décoraient les bords de sa cape doublée de fourrure. La robe de drap noir de Phaedrine était froissée sans parler des taches, et sa cape noire aurait eu besoin d’être raccommodée. De plus, elle fronçait les sourcils beaucoup trop souvent, comme en ce moment même. Sans cela, elle aurait pu être jolie. Curieuse paire d’amies que la Brune, souvent négligée, et la Grise qui accordait autant d’attention à sa toilette qu’à tout le reste.

Beonin regarda les sœurs qui s’éloignaient. Elles semblaient aller dans la même direction par hasard.

— Peut-être qu’elles réfléchissent aux conséquences de la nuit dernière, n’est-ce pas, Ashmanaille ? demanda-t-elle, en se tournant vers les deux importunes.

— Au moins, l’Amyrlin est vivante, répondit l’autre Grise. D’après ce que j’ai entendu dire, elle le restera et… en bonne santé. Elle et Leane.

Pas même la Guérison de Siuan et Leane par Nynaeve ne pouvait convaincre les sœurs de parler librement de la neutralisation.

— Vivante et captive, c’est quand même mieux que décapitée, je suppose. Mais guère mieux.

Quand Morvrin l’avait réveillée pour lui annoncer la nouvelle, elle avait eu du mal à partager l’excitation de la Brune. Elle souriait. Mais Beonin n’avait jamais envisagé de modifier ses plans. Il fallait affronter la réalité. Egwene était prisonnière, et c’était un fait indiscutable.

— Vous n’êtes pas d’accord, Phaedrine ?

— Si, bien sûr, répliqua sèchement la Brune, absorbée par ses pensées.

Mais c’était tout Phaedrine, d’en oublier la politesse ! Et ce n’était pas fini.

— Mais ce n’est pas pour ça que nous vous cherchions. Ashmanaille dit que vous connaissez bien le profil des meurtriers.

Une soudaine rafale de vent s’engouffra sous leurs capes. Beonin et Ashmanaille resserrèrent la leur, alors que Phaedrine laissait la sienne s’envoler, les yeux braqués sur Beonin.

— Vous pensiez sans doute à nos assassins, Beonin, rattrapa Ashmanaille en douceur. Accepteriez-vous de partager vos réflexions avec nous ? Phaedrine et moi, nous avons rapproché nos têtes mais sans résultat. J’ai davantage l’expérience des affaires civiles. Je sais que vous avez enquêté sur beaucoup de morts suspectes.

Naturellement qu’elle avait réfléchi aux meurtres ! Y avait-il une seule sœur dans le camp qui n’en avait pas fait de même ? Elle-même n’aurait pas pu s’en empêcher même si elle l’avait voulu. Il était beaucoup plus satisfaisant de trouver un meurtrier que de régler une querelle de voisinage. Le meurtre était le plus affreux des crimes, et les victimes des Aes Sedai. Toutes les sœurs ressentaient leur mort personnellement. Elle attendit qu’une dernière volée de femmes en blanc, dont deux grisonnantes, fassent leur révérence et passent. Le nombre des novices commençait enfin à diminuer. Les chats les suivaient. Les novices les caressaient davantage que les autres sœurs.

— L’homme qui poignarde par jalousie, dit-elle quand les novices se furent éloignées, la femme qui empoisonne par jalousie, c’est une chose. Ce qui s’est passé ici, c’en est une autre. Il s’agit de deux assassinats, certainement perpétrés par le même homme, à plus d’une semaine d’intervalle. Cela implique à la fois de la patience et de la préméditation. Le motif n’est pas clair, mais il semble peu probable qu’il ait choisi ses victimes au hasard. Sachant de lui uniquement le fait qu’il peut canaliser, vous devez commencer par chercher ce qui relie les victimes entre elles. Anaiya et Kairen étaient toutes les deux de l’Ajah Bleue. Je me pose donc la question : quel est le lien entre l’Ajah Bleue et un homme capable de canaliser ? La réponse me revient : Moiraine Damodred et Rand al’Thor. Kairen avait aussi des contacts avec lui, non ?

Phaedrine s’assombrit encore.

— Vous ne pouvez pas suggérer que c’est lui le tueur.

Vraiment, elle commençait à dépasser les bornes.

— Non, dit Beonin avec froideur. Je dis que vous devez examiner le lien qui conduit aux Asha’man. Ces hommes qui peuvent canaliser et qui savent comment Voyager. Ils ont des raisons de craindre les Aes Sedai, peut-être certaines plus que d’autres. Ça n’est pas une preuve, reconnut-elle à regret, mais c’est une présomption, non ?

— Pourquoi un Asha’man viendrait-il ici à deux reprises, et chaque fois pour tuer une seule sœur ? C’est comme si le tueur avait deux cibles bien précises.

Ashmanaille branla du chef.

— Comment pouvait-il savoir quand Anaiya et Kairen seraient seules ? Vous ne pensez quand même pas qu’il rôde ici déguisé en ouvrier ! D’après ce que j’entends, ces Asha’man sont bien trop arrogants pour ça. Pour moi, il est plus vraisemblable que nous avons ici un vrai ouvrier capable de canaliser et qui a une dent contre certaines sœurs.

Beonin eut un reniflement dédaigneux. Elle sentait Tervail approcher. Il avait sans doute couru pour être de retour si vite.

— Et pourquoi aurait-il attendu jusqu’à maintenant ? Les derniers ouvriers ont été engagés au Murandy il y a plus d’un mois.

Ashmanaille ouvrit la bouche, interrompue par Phaedrine, vive comme un moineau picorant une miette.

— Peut-être n’a-t-il su comment procéder que récemment. Un mâle irrégulier, pour ainsi dire. Par hasard, j’ai entendu parler des ouvriers. Certains admirent les Asha’man et d’autres les craignent, à peu près en nombre égal. Ils affirmaient qu’ils voudraient avoir le courage d’aller eux-mêmes à la Tour Noire.

Le sourcil gauche de l’autre Grise s’arqua. Bien qu’elles soient amies, elle devait être mécontente que Phaedrine lui enlève ainsi les mots de la bouche. Mais elle se contenta de dire :

— Un Asha’man saurait le retrouver, j’en suis sûre.

Beonin sentit la présence de Tervail qui attendait à quelques pas derrière elle. Le lien transmit un calme et une patience inébranlables, aussi forts que les montagnes. Elle aurait voulu pouvoir y puiser, comme elle puisait dans sa force physique.

— Il est très peu probable que ça arrive, je suis certaine que vous en conviendrez, dit-elle d’un ton pincé.

Romanda et les autres étaient peut-être en faveur de cette « alliance » absurde avec la Tour Noire, mais à partir de là elles s’étaient chamaillées comme des chiffonnières pour savoir comment la mettre en application, comment rédiger l’accord, comment le présenter, chaque détail discuté. Ce projet était condamné, louée soit la Lumière !

— Je dois partir maintenant, dit-elle, se retournant pour prendre les rênes de Pinson d’Hiver des mains de Tervail.

Le hongre alezan de Tervail était élégant, puissant et rapide, bref, un vrai destrier bien dressé. Sa jument brune était trapue et peu rapide, mais elle avait toujours préféré l’endurance à la vitesse. Pinson d’Hiver était capable de continuer sa route, quand d’autres chevaux plus puissants avaient abandonné. Mettant un pied à l’étrier, elle s’immobilisa, une main sur le pommeau et l’autre sur le troussequin.

— Deux sœurs sont mortes, Ashmanaille. Trouvez des sœurs qui les connaissaient et recherchez ce qu’elles avaient en commun. Pour localiser le meurtrier, vous devez observer les liens.

— Je doute fort qu’ils conduisent à un Asha’man, Beonin.

— L’important, c’est qu’on trouve le tueur, répondit-elle, se hissant sur sa selle et faisant pivoter sa monture avant que l’autre ne puisse poursuivre.

Son départ lui sembla abrupt et discourtois, mais elle n’avait plus d’idées, et le temps pressait maintenant. Le soleil, au-dessus de l’horizon, continuait à s’élever dans le ciel. Le temps pressait vraiment.

Le trajet jusqu’à l’aire de Voyage était court, mais près d’une douzaine d’Aes Sedai faisaient la queue devant la paroi en toile. Une moitié d’entre elles étaient accompagnées de Liges, dont plusieurs portaient leur cape aux couleurs changeantes. Toutes étaient entourées de l’aura du Pouvoir. Tervail ne manifesta aucune surprise quand il prit connaissance de leur destination. Le lien du Lige continua à communiquer un calme souverain. Il avait confiance en elle. Un éclair argenté apparut entre les parois, et, le temps de compter lentement jusqu’à trente, deux Vertes qui ne pouvaient pas ouvrir un portail seules, franchirent celui-ci, suivies de quatre Liges tenant les chevaux par la bride. La coutume de la discrétion s’était déjà attachée au Voyage. À moins qu’on ne vous autorise à voir le tissage, tenter d’apercevoir la destination de quiconque revenait à poser des questions sur les motifs du Voyage. Beonin attendit patiemment sur Pinson d’Hiver, avec Tervail qui la dominait du haut de son Marteau. Ici, les sœurs respectèrent la consigne induite par son capuchon relevé. Ou peut-être qu’elles avaient des raisons de se taire. Quoi qu’il en soit, elle n’eut pas à parler. À ce moment-là, cela aurait été insupportable.

La queue devant elle diminua rapidement, et bientôt, elle et Tervail démontèrent. Il écarta le lourd rabat de toile pour qu’elle passe la première. Suspendue entre de hautes perches, la toile entourait un espace de près de vingt pas au carré. Le sol, recouvert de neige gelée, avait l’aspect d’une surface inégale, où des empreintes de pieds et de sabots se chevauchaient, et était marqué en son milieu d’une ligne droite comme tracée au rasoir, que toutes suivaient. La neige luisait faiblement, annonçant peut-être un nouveau dégel. Ici, le printemps était plus tardif qu’au Tarabon.

Dès que Tervail laissa retomber le rabat, elle embrassa la saidar et tissa l’Esprit de façon presque caressante. Ce tissage la fascinait, comme quelque chose qu’on croyait perdu à jamais. Il représentait la plus grande découverte d’Egwene al’Vere. Chaque fois qu’elle faisait ce tissage, elle ressentait une impression d’émerveillement, si familière aux novices et aux Acceptées, mais qu’elle n’avait plus éprouvée depuis qu’elle avait été élevée au châle. Quelque chose de nouveau et merveilleux. La ligne verticale argentée apparut devant elle, juste au-dessus de la marque sur le sol, et s’élargit peu à peu, révélant un paysage qui semblait en rotation. Puis elle se retrouva devant une ouverture carrée en suspension, de plus de deux pas sur deux, par laquelle elle vit des chênes recouverts de neige aux lourdes branches déployées. Une légère brise souffla à travers le trou, faisant onduler sa cape. Elle s’était souvent promenée dans ce bois avec plaisir, ou y avait lu pendant des heures, assise sur un banc, mais jamais sous la neige.

Tervail ne reconnut pas l’endroit et franchit le portail comme une flèche, brandissant son épée et tenant Marteau par la bride. Elle suivit un peu plus lentement, et laissa le tissage se dissiper, presque à regret. C’était vraiment merveilleux.

Elle rejoignit Tervail qui contemplait au loin, au-dessus des arbres, l’épaisse flèche dressée vers le ciel. La Tour Blanche. Son visage était immobile. Le lien lui transmit l’immobilité.

— Je crois que vos projets sont dangereux, Beonin, dit-il, sa lame toujours dégainée, bien qu’abaissée.

Elle posa une main sur son bras gauche. Cela devrait suffire à le rassurer.

— Pas plus dangereux que…

Sa voix mourut quand elle vit une femme à quelque trente pas, marchant lentement vers elle au milieu des grands arbres. C’était une Aes Sedai dans une robe démodée, dont les cheveux blancs et raides jusqu’à la taille était retenus par un filet d’argent constellé de perles. Impossible ! Ce visage énergique aux yeux noirs en amandes et au nez en bec d’aigle était celui de Turanine Merdagon. Or celle-ci était morte quand elle n’était encore qu’une Acceptée. Tout à coup, la silhouette s’évanouit.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Tervail en se tournant vers elle, l’épée levée et les yeux braqués dans la direction où elle regardait. Qu’est-ce qui vous a fait peur ?

— Le Ténébreux, il touche le monde, dit-elle doucement.

C’était impossible ! Pourtant, elle n’était pas sujette à des hallucinations. Elle l’avait bien vue. Ses frissons n’étaient pas dus à la neige qui lui arrivait aux chevilles. Elle fit une prière silencieuse. Puisse la Lumière m’illuminer tous les jours de ma vie, et puissé-je trouver refuge dans la main du Créateur dans l’espoir de salut et de renaissance.

Quand elle lui parla de la sœur morte depuis plus de quarante ans, il ne chercha pas à la convaincre qu’elle hallucinait, mais murmura une prière entre ses dents. Elle ne sentait aucune peur en lui. La mort ne pouvait pas effrayer un homme qui considérait chaque jour comme le dernier. Il ne fut pas aussi optimiste quand elle lui révéla ses intentions. Elle se regarda dans le miroir et tissa avec beaucoup de soin. Elle n’était pas aussi experte en Illusion qu’elle l’aurait voulu. Son reflet changea quand le tissage se posa sur elle. Elle n’y voyait plus un visage d’Aes Sedai, celui de Beonin Marinye, mais celui d’une femme qui lui ressemblait vaguement, quoique avec des cheveux beaucoup plus clairs.

— Pourquoi voulez-vous voir Elaida ? demanda-t-il, soupçonneux.

Soudain, le lien transmit une certaine nervosité.

— Vous voulez l’approcher puis abandonner l’illusion, c’est ça ? Elle vous attaquera et… Non, Beonin, laissez-moi y aller. Il y a trop de Liges à la Tour pour qu’elle les connaisse tous, et elle ne s’attendra jamais à ce qu’un Lige l’attaque. Je peux lui plonger une dague dans le cœur avant qu’elle réalise ce qui se passe.

Il en fit la démonstration, une courte lame apparaissant dans sa main à la rapidité de l’éclair.

— Je dois le faire moi-même, Tervail.

Inversant l’illusion, elle prépara plusieurs autres tissages pour le cas où la situation dégénérerait trop, les inversant aussi, puis en commença un autre, très complexe qu’elle posa sur elle. Il cacherait sa capacité à canaliser. Elle s’était toujours demandé pourquoi certains tissages, comme l’illusion, pouvaient être utilisés sur soi-même, alors qu’il était impossible de faire appel à d’autres, comme la Guérison. Quand elle était Acceptée, elle avait posé la question à Turanine qui avait répondu de sa voix grave : « Autant demander pourquoi l’eau est mouillée et le sable sec, mon enfant. Appliquez votre esprit à ce qui est possible et non à ce qui ne l’est pas. »

Bon conseil, mais elle n’avait jamais pu en accepter la seconde partie. Les morts marchaient. Que la Lumière m’illumine tous les jours de… Elle noua le dernier tissage, ôta son anneau du Grand Serpent et le mit dans son escarcelle.

Maintenant, elle pouvait s’approcher de n’importe quelle Aes Sedai sans qu’on la reconnaisse pour telle.

— Vous vous êtes toujours fié à moi pour savoir ce qu’il fallait faire, poursuivit-elle. Avez-vous changé ?

Son visage resta aussi impassible que celui d’une sœur, mais le lien lui transmit le choc qu’il ressentit.

— Bien sûr que non, Beonin.

— Alors, prenez Pinson d’Hiver et allez en ville. Louez une chambre dans une auberge jusqu’à ce que je vous rejoigne.

Il ouvrit la bouche, mais elle le fit taire d’un geste péremptoire.

— Allez, Tervail !

Elle le regarda disparaître à travers les arbres, avec les deux chevaux qu’il tenait par la bride. Puis elle se tourna face à la Tour. Les morts marchaient. Mais la seule chose qui comptait, c’était d’atteindre Elaida.

Des rafales faisaient trembler les fenêtres. Dans la cheminée de marbre, le feu avait réchauffé l’atmosphère au point que de la buée se condensait sur les vitres et coulait comme de la pluie. Assise derrière la table dorée, les mains croisées à plat, Elaida do Avriny a’Roihan, Gardienne des Sceaux, Flamme de Tar Valon, Siège d’Amyrlin, restait impassible en écoutant l’homme debout devant elle, qui tempêtait, voûtant les épaules et brandissant le poing.

— …resté ligoté et bâillonné la plus grande partie du voyage, confiné jour et nuit dans une cabine qu’on ferait mieux d’appeler un placard ! Pour cela, j’exige que le capitaine de ce vaisseau soit châtié, Elaida. De plus, j’exige aussi des excuses, de vous et de la Tour Blanche. Que la Fortune me poignarde, mais le Siège d’Amyrlin n’a plus le droit d’enlever les rois ! La Tour Blanche n’a pas ce droit ! J’exige…

Puis il recommençait, prenant à peine le temps de respirer. Elle avait du mal à se concentrer sur lui. Elle laissait ses yeux dériver sur les tapisseries éclatantes des murs, sur les roses rouges des plinthes dans les coins. C’était lassant de paraître calme en endurant cette tirade. Elle avait envie de se lever pour le gifler. Cet homme avait une audace ! Parler ainsi au Siège d’Amyrlin ! Elle le laisserait s’épuiser tout seul.

Mattin Stepaneos den Balgar était un homme musclé qui avait sans doute été beau dans sa jeunesse. Cependant, les ans ne l’avaient pas épargné. Sa barbe blanche était bien taillée, mais ses cheveux se faisaient rares. Son nez avait été cassé plusieurs fois, et son froncement de sourcils accentuait les rides sur son visage en colère. Sa tunique de soie verte, brodée sur les manches des Abeilles d’Or d’Illian, avait été bien brossée et nettoyée, comme si une sœur capable de canaliser s’en était chargée. C’était la seule qu’il possédait pour le voyage, et toutes les taches n’étaient pas parties. Comme le bateau à bord duquel il avait voyagé n’était pas rapide, il était arrivé tard la veille. La Lumière seule savait ce qu’aurait fait Alviarin s’il était arrivé plus tôt. Cette femme méritait d’être décapitée pour le pétrin dans lequel elle avait mis la Tour, et dont Elaida devait maintenant la sortir, et surtout pour avoir osé faire du chantage sur le Siège d’Amyrlin.

Mattin Stepaneos se tut brusquement, reculant d’un demi-pas sur le tapis fleuri tarabonais. Elaida effaça son froncement de sourcils. Penser à Alviarin lui donnait toujours un air rageur, si elle ne faisait pas attention.

— Votre appartement est assez confortable ? demanda-t-elle. Les domestiques vous conviennent-ils ?

Il cligna des yeux à ce brusque changement de conversation.

— L’appartement est confortable et les domestiques convenables, dit-il d’un ton radouci, se rappelant peut-être son froncement de sourcils. Pourtant, je…

— Vous devriez être reconnaissant envers la Tour, Mattin Stepaneos, et envers moi. Rand al’Thor a pris l’Illian quelques jours après votre départ de la cité. Il s’est emparé aussi de la Couronne de Laurier, qu’il appelle la Couronne d’Épées. Croyez-vous qu’il aurait hésité à vous couper la tête pour l’obtenir ? Je savais que vous ne partiriez pas volontairement. Je vous ai sauvé la vie.

Maintenant, il pouvait croire que tout avait été fait dans son propre intérêt.

L’idiot eut la témérité de se croiser les bras en ricanant.

— Je ne suis pas encore un vieux chien édenté, Mère. J’ai affronté la mort bien des fois pour défendre l’Illian. Croyez-vous que je craigne la mort au point d’accepter d’être votre « invité » pour le restant de mes jours ?

C’était quand même la première fois qu’il lui donnait son titre légitime depuis qu’il était entré.

La grande pendule ouvragée et dorée carillonna. Des petits personnages en or, en argent et en émail se mirent à tourner sur trois niveaux. Au niveau supérieur, au-dessus du cadran, un roi et une reine étaient agenouillés devant le Siège d’Amyrlin. Contrairement à la large étole posée sur les épaules d’Elaida, cette Amyrlin avait une étole à sept rayures. Elle n’avait pas encore eu le temps de faire venir un émailleur. Il y avait tant de choses à faire beaucoup plus importantes.

Ajustant son étole sur la soie rouge vif de sa robe, elle se renversa dans son fauteuil, de sorte que la Flamme de Tar Valon, entourée de pierres de lune sur le haut dossier, brillât juste au-dessus de sa tête. Elle entendait que cet homme s’imprègne de tous les symboles de ce qu’elle était et de ce qu’elle représentait. Si elle avait eu sous la main son sceptre surmonté de la Flamme, elle le lui aurait mis sous son nez crochu.

— Un mort ne peut rien réclamer, mon fils. D’ici, avec mon aide, il est possible que vous puissiez réclamer votre couronne et votre nation.

Mattin Stepaneos entrouvrit la bouche et prit une profonde inspiration, comme s’il humait l’odeur de son foyer qu’il croyait avoir perdu à jamais.

— Et comment feriez-vous cela, Mère ? Il paraît que la cité est tenue par ces… Asha’man, dit-il en bredouillant le nom maudit. Et par les Aiels qui suivent le Dragon Réincarné.

Quelqu’un lui avait parlé, lui en avait trop dit. Les nouvelles qu’on lui communiquait devaient rester confidentielles. Il semblait que son valet dût être remplacé. Mais l’espoir avait chassé la colère de sa voix, et c’était une bonne chose.

— Recouvrer votre couronne exigera du temps et de l’organisation, dit-elle, sachant que, pour le moment, elle n’avait aucune idée de la façon de procéder.

Mais elle avait bien l’intention d’en trouver une. Kidnapper le Roi d’Illian avait été un moyen de montrer son pouvoir, mais lui rendre son trône usurpé l’affirmerait davantage. Elle restaurerait la gloire de la Tour Blanche, comme aux jours où les trônes tremblaient quand l’Amyrlin fronçait les sourcils.

— Je suis sûre que vous êtes encore fatigué du voyage, dit-elle en se levant, comme s’il l’avait de lui-même entrepris. Elle espérait qu’il était assez intelligent pour le prétendre. Au cours des jours à venir, cela les servirait tous les deux beaucoup mieux que la vérité.

— Nous déjeunerons ensemble à midi en discutant de ce que nous pouvons faire. Cariandre, escortez Sa Majesté jusqu’à ses appartements, et faites venir un tailleur. Il aura besoin de vêtements. Ce sera un cadeau de ma part.

La rondelette Ghealdanine Rouge, immobile comme une souris près de la porte de l’antichambre, s’avança d’un pas glissé pour lui toucher le bras. Il hésita, répugnant à partir, mais Elaida continua comme s’il sortait déjà.

— Dites à Tarna de venir me voir, Cariandre. J’ai beaucoup de travail aujourd’hui, ajouta-t-elle à l’intention du roi.

Mattin Stepaneos se laissa enfin reconduire, et elle se rassit avant qu’il ait atteint la porte. Trois boîtes laquées étaient alignées sur sa table, dont l’une réservée à la correspondance. Elle y conservait les lettres et les rapports récents des Ajahs. Les Rouges lui faisaient part de tout ce que leur disaient leurs yeux-et-oreilles – en tout cas, elle le croyait –, tandis que les autres Ajahs ne lui transmettaient que des broutilles. Pourtant, ces derniers temps, elles lui avaient fourni des informations importantes révélant des contacts avec les rebelles qui allaient au-delà de ces négociations ridicules. Elle choisit plutôt d’ouvrir le gros dossier doré en cuir repoussé posé devant elle. Comme la Tour et Tar Valon produisaient de nombreux rapports, des clercs se chargeaient de les trier, avant de lui faire lire les plus importants. Ils formaient quand même une grosse pile.

— Vous m’avez demandée, Mère, dit Tarna avec froideur, refermant la porte derrière elle.

La sœur aux cheveux blonds était froide par nature, et le bleu de ses yeux était glacial. Cela ne dérangeait pas Elaida. Ce qui l’irritait, c’est que l’étole rouge de Gardienne au cou de Tarna était à peine plus qu’un large ruban. Sa robe gris clair avait assez de taillades rouges pour afficher sa fierté d’appartenance à son Ajah, alors pourquoi son étole était-elle si étroite ? Mais Elaida accordait une grande confiance à cette femme, ce qui, ces derniers temps, était très rare.

— Quelles nouvelles du port, Tarna ?

Inutile de préciser lequel. Seul le Port-du-Sud avait quelque espoir de rester fonctionnel sans grosses réparations.

— Seules les barges à faible tirant d’eau peuvent entrer, dit Tarna, comme si elle parlait de la pluie et du beau temps. Les autres s’amarrent à tour de rôle à la chaîne en cuendillar, pour pouvoir décharger sur des barges. Les capitaines se plaignent parce que ça prend plus de temps, mais pour le moment, ça peut aller.

Elaida pinça les lèvres et tambourina des doigts sur la table. Pour le moment. Elle ne pouvait pas commencer les travaux avant que les rebelles tombent. Jusque-là, celles-ci n’avaient rien tenté, louée soit la Lumière ! Elles auraient pu envoyer les soldats au combat mais elles voulaient éviter, tout comme elle, que les sœurs y participent. Si l’on rasait les tours du port, comme les réparations l’exigeaient, les rendant vulnérables, on pouvait s’attendre à des actes désespérés. Par la Lumière ! La guerre devait être évitée. Elle avait l’intention d’intégrer leur armée à la Garde de la Tour quand elles auraient admis leur défaite. Une partie d’elle-même imaginait déjà Gareth Bryne commandant pour son compte la Garde de la Tour. Il ferait un Haut Capitaine bien supérieur à Jimar Chubain. Le monde reconnaîtrait alors l’influence de la Tour ! Elle ne voulait pas que ses soldats ou ses Aes Sedai s’entretuent. Les rebelles lui appartenaient, autant que celles résidant à la Tour. Elle les obligerait à le reconnaître.

Prenant la première feuille sur la pile, elle la parcourut rapidement.

— Apparemment, malgré mes ordres, les rues ne sont toujours pas nettoyées. Pourquoi ?

Une lueur inquiète parut dans les yeux de Tarna. Pour la première fois, elle la sentit troublée.

— Les gens ont peur, Mère. Ils ne quittent leur demeure que par nécessité. Ils disent qu’ils ont vu des morts marcher dans les rues.

— Cela a été confirmé ? demanda calmement Elaida, son sang se glaçant subitement. Des sœurs en ont-elles vu ?

— Aucune de l’Ajah Rouge, à ma connaissance.

Les autres lui parleraient car elle était Gardienne, mais ne lui feraient pas de confidences. Par la Lumière, comment cela pouvait-il être réparé ?

— Mais dans la cité, les gens sont formels.

Lentement, Elaida posa la feuille de côté. Elle avait envie de frissonner. Elle avait lu tout ce qu’elle pouvait trouver concernant la Dernière Bataille, même des études et des Prophéties anciennes qui n’avaient jamais été traduites de l’Ancienne Langue et étaient restées ensevelies sous la poussière dans les coins les plus sombres de la bibliothèque. Le jeune al’Thor avait été un signe annonciateur, mais maintenant, il semblait que la Tarmon Gai’don surviendrait plus tôt qu’on le pensait. Plusieurs de ces antiques Prophéties, datant des premiers jours de la Tour, affirmaient que l’apparition des morts serait le premier signe qui indiquait que le Ténébreux se préparait.

— Dites aux Gardes de traîner hors de chez eux tous les hommes valides, par la force s’il le faut, dit-elle calmement. Je veux que les rues soient propres, et je veux qu’on commence aujourd’hui. Aujourd’hui !

L’autre haussa les sourcils d’étonnement – elle avait perdu sa froideur habituelle ! – puis se contenta de répondre :

— À vos ordres, Mère.

Elaida donnait une image de sérénité, mais c’était en fait de la comédie. Elle ne s’était encore assuré aucune emprise sur le jeune al’Thor. Dire qu’elle l’avait eu un jour, là sous la main ! Si seulement elle avait su… Maudite soit Alviarin et triplement maudite sa proclamation jetant l’anathème sur quiconque l’approchait. Elle aurait bien révoqué cet édit, sauf que cela aurait constitué un aveu de faiblesse, et de toute façon, les dommages étaient faits et irréparables. Elle aurait bientôt Elayne en son pouvoir, et la Maison Royale d’Andor était la clé pour gagner la Tarmon Gai’don. Cela, elle l’avait prédit depuis longtemps. Et la nouvelle de la rébellion contre les Seanchans se répandant à travers tout le Tarabon avait été une lecture très plaisante.

À la lecture du second rapport, elle grimaça. Personne n’aime les égouts, et pourtant ils sont le tiers du sang vital d’une cité, les deux autres étant le commerce et l’eau potable. Sans les égouts, Tar Valon serait la proie d’une douzaine de maladies, sans parler de la puanteur, pire que celle des ordures qui pourrissaient déjà dans les rues. L’eau, qui arrivait de la pointe de l’île située vers l’amont, était distribuée dans tous les châteaux d’eau de la ville, puis vers les fontaines où tout le monde venait la puiser. Or les bouches d’égout situées à la pointe de l’île semblaient quasiment bouchées. Trempant sa plume dans l’encrier, elle écrivit : « Je veux qu’elles soient débouchées dès demain » en haut de la page, et signa.

Le rapport suivant lui fit hausser les sourcils.

— Des rats à la Tour ?

Ce n’était pas sérieux ! Ce rapport aurait dû être sur le dessus !

— Désignez quelqu’un pour inspecter tous les services, Tarna.

Combien de ces rats étaient des espions du Ténébreux ?

On frappa à la porte. Un instant plus tard, une Acceptée rondelette du nom d’Anemara déploya ses jupes rayées en une profonde révérence.

— Avec votre permission, Mère, Felaana Sedai et Negaine Sedai vous amènent une femme qui errait dans la Tour. Elles disent que cette femme veut présenter une pétition à l’Amyrlin.

— Dites-lui d’attendre et offrez-lui du thé, Anemara, répondit vivement Tarna. Notre Mère est occupée…

— Non, non, l’interrompit Elaida. Faites-la entrer, mon enfant. Faites-la entrer.

Il y avait bien trop longtemps que personne n’était venu lui présenter une pétition. Elle était d’humeur à lui accorder tout ce qu’elle demandait, si ce n’était pas trop ridicule. Cela rétablirait peut-être les rapports.

Une femme seule entra dans la pièce, refermant soigneusement la porte derrière elle. À sa robe d’équitation en soie et à sa belle cape, elle semblait appartenir à la noblesse. Ou peut-être était-elle une riche marchande, supposition confirmée par son attitude pleine d’assurance. Elaida était certaine de ne l’avoir jamais rencontrée, pourtant il y avait quelque chose de vaguement familier dans son visage encadré de cheveux encore plus clairs que ceux de Tarna.

Elaida se leva et contourna la table, les mains tendues et un sourire inhabituel aux lèvres. Elle s’efforçait d’avoir l’air accueillante.

— Il paraît que vous avez une pétition à me présenter, ma fille. Tarna, servez-lui du thé.

La théière en argent posée sur la table devait être encore chaude.

— La pétition n’est qu’un prétexte pour arriver jusqu’à vous, Mère, répondit la femme avec l’accent du Tarabon, tout en s’inclinant. Avant qu’elle ne se soit redressée, le visage de Beonin Marinye apparut.

Embrassant la saidar, Tarna tissa un écran autour de la femme, mais Elaida se contenta de planter ses poings sur ses hanches.

— Dire que je suis surprise que vous osiez me montrer votre visage serait un euphémisme, Beonin.

— Je suis parvenue à faire partie de ce que vous pourriez appeler le conseil gouvernemental de Salidar, dit la Grise calmement. Je me suis assurée qu’elles y siégeaient sans rien faire, et j’ai lancé la rumeur que beaucoup étaient vos disciples secrètes. Les sœurs se regardaient avec tant de suspicion qu’à mon avis, beaucoup seraient retournées à la Tour. D’autres Députées sont apparues en plus des Bleues. Presque aussitôt, elles avaient choisi leur propre Assemblée, et le conseil gouvernemental. J’ai quand même continué à faire ce que je pouvais. Je sais que vous m’avez ordonné de rester avec elles jusqu’à ce qu’elles soient prêtes à revenir. Cela peut se produire dans quelques jours. Si je peux me permettre cette remarque, Mère, ce fut une excellente décision que de ne pas faire passer Egwene en jugement. Pour commencer, elle a une sorte de génie pour découvrir de nouveaux tissages, encore mieux qu’Elayne Trakand ou Nynaeve al’Meara. Et ensuite, avant son élection, Romanda et Lelaine se chamaillaient pour devenir l’Amyrlin. Egwene vivante, elles recommenceront leurs intrigues, mais ni l’une ni l’autre ne réussira. Pour moi, je crois que les sœurs commenceront à me suivre très bientôt. Lelaine et Romanda se trouveront isolées avec le reste de leur prétendue Assemblée.

— Comment avez-vous su que la fille al’Vere ne serait pas jugée ? demanda Elaida. Comment saviez-vous seulement qu’elle était encore vivante ? Enlevez votre écran, Tarna.

Tarna s’exécuta, et Beonin hocha la tête, comme pour la remercier. Ses grands yeux gris bleu lui donnaient peut-être un air constamment étonné, mais c’était une femme qui savait se maîtriser. Pour cette raison, associée à son dévouement absolu à la loi et à son ambition considérable, Elaida avait su immédiatement que Beonin était celle qu’il fallait envoyer à la poursuite des sœurs. Et elle avait totalement échoué ! De surcroît, elle avait apparemment semé la discorde parmi elles. Sa récompense serait proportionnelle à son échec !

— Egwene a la faculté d’entrer dans le Tel’aran’rhiod en s’endormant, Mère. Moi-même, j’y suis allée et je l’y ai vue, mais je dois utiliser un ter’angreal. Je n’ai pas pu me procurer l’un de ceux des rebelles pour l’apporter avec moi. En tout cas, elle a parlé avec Siuan Sanche, dans ses rêves, dit-on, quoiqu’il soit plus vraisemblable que ce soit dans le Monde des Rêves. Elle a dit qu’elle était prisonnière, mais sans révéler où, et elle a interdit toute tentative de libération. Puis-je me servir du thé ?

Elaida était si stupéfaite qu’elle fut incapable de répondre. Elle désigna la table à Beonin, et la Grise refit la révérence avant d’aller tâter prudemment la théière du dos de la main. Ainsi, Egwene pouvait entrer à volonté dans le Tel’aran’rhiod ? Et il existait des ter’angreals qui permettaient la même chose ? Le Monde des Rêves était presque une légende. Et d’après les informations que les Ajahs daignaient partager avec elle, Egwene avait redécouvert entre autres le tissage qui permettait de Voyager.

— Si Egwene en est capable, Mère, alors elle est peut-être vraiment une Rêveuse, dit Tarna. L’avertissement qu’elle a donné à Silviana…

— C’est inutile, Tarna. Les Seanchans sont en Altara, et touchent à peine l’Illian.

Au moins, les Ajahs acceptaient de lui communiquer tout ce qu’elles savaient sur les Seanchans. Ou plutôt, elle l’espérait. Elle durcit sa voix.

— À moins qu’elles n’apprennent à Voyager, pensez-vous que je doive prendre des précautions supplémentaires ?

Elle ne le pouvait pas, bien sûr. Egwene avait interdit toute tentative de libération. Cela signifiait qu’elle se considérait toujours comme l’Amyrlin. Enfin, Silviana aurait tôt fait de lui enlever cette illusion si les sœurs qui lui donnaient ses cours échouaient.

— Est-ce qu’on peut lui administrer suffisamment de cette potion qui l’empêche d’aller dans le Tel’aran’rhiod ?

Tarna grimaça légèrement – personne n’aimait cet infâme breuvage, y compris les Brunes qui en avaient goûté –, puis secoua la tête.

— Nous pouvons la faire dormir toute la nuit, mais ça la rendrait malade toute la journée, et qui peut dire si cela n’affecterait pas ses capacités ?

— Puis-je vous servir du thé, Mère ? dit Beonin, une fine tasse de porcelaine blanche à la main. Tarna ? La nouvelle la plus importante que j’apporte…

— Pas de thé, dit durement Elaida. Me l’apportez-vous pour sauver votre peau après ce misérable échec ? Connaissez-vous le tissage pour Voyager, ou Planer, ou…

Il y en avait tellement.

La Grise la considéra par-dessus sa tasse, impassible.

— Oui, dit-elle enfin. Je ne sais pas fabriquer du cuendillar, mais je peux faire les nouveaux tissages de Guérison qui sont aussi efficaces que ceux de la plupart des sœurs, et je les connais tous !

Une certaine excitation s’entendit dans sa voix.

— Le plus merveilleux, c’est le Voyage !

Sans demander la permission, elle embrassa la Source et tissa l’Esprit. Une ligne argentée verticale apparut contre un mur, s’élargissant sur un paysage de chênes recouverts de neige. Un vent froid souffla dans la pièce et fit danser les flammes dans la cheminée.

— Cela s’appelle un portail. On ne peut l’utiliser que pour atteindre un lieu qu’on connaît bien. Pour aller dans un endroit qu’on ne connaît pas bien, on Plane.

Elle modifia le tissage. L’ouverture se rétrécit au niveau de la ligne argentée, puis s’élargit de nouveau. Les chênes étaient remplacés par l’obscurité et une barge grise en suspension dans l’ouverture.

— Relâchez le tissage, dit Elaida.

Elle avait l’impression que, si elle marchait vers cette barge, l’obscurité s’étendrait à l’infini dans toutes les directions, qu’elle pouvait y tomber pour l’éternité. Cela la mettait mal à l’aise. L’ouverture – le portail – disparut. Mais le souvenir demeura.

Se rasseyant, elle ouvrit la plus grande des boîtes laquées, décorée de roses rouges et de volutes dorées. Sur le plateau supérieur, elle prit une petite hirondelle en ivoire, jaunie par les ans, et en caressa les ailes du pouce.

— N’enseignez ces choses à personne sans ma permission.

— Mais… pourquoi, Mère ?

— Certaines Ajahs s’opposent à la Mère presque aussi violemment que les rebelles, dit Tarna.

Elaida lança un regard noir à sa Gardienne qui ne cilla pas.

— C’est moi qui déciderai qui est assez… fiable… pour cet enseignement, Beonin. Je veux que vous me promettiez… Non, je veux que vous prêtiez serment.

— En venant ici, j’ai vu des sœurs d’Ajahs différentes qui se foudroyaient les unes les autres. Que s’est-il passé à la Tour ?

— Jurez, Beonin.

Elle contempla le fond de sa tasse si longtemps qu’Elaida commença à penser qu’elle allait refuser. Mais l’ambition prit le dessus. Comme elle avait lié son destin à celui d’Elaida dans son propre intérêt, ça n’était pas le moment d’y renoncer.

— Sous la Lumière et par mon espoir de salut et de renaissance, je jure de ne pas enseigner les tissages que j’ai appris parmi les rebelles sans la permission du Siège d’Amyrlin.

Elle fit une pause et but une gorgée de thé.

— Certaines sœurs de la Tour sont peut-être moins fiables que vous ne le pensez. J’ai essayé d’arrêter tout, mais ce « conseil de gouvernement » a envoyé dix sœurs à la Tour et répandu l’histoire de l’Ajah Rouge et de Logain.

Elaida reconnut peu des noms qu’elle énuméra, avant qu’elle n’arrive au dernier. Elle se redressa brusquement.

— Dois-je les faire arrêter, Mère ? demanda Tarna, toujours froide comme la glace.

— Non. Faites-les surveiller. Et surveillez celles qu’elles fréquentent.

Ainsi, il existait des liens entre les Ajahs de la Tour et les rebelles. Jusqu’où la corruption avait-elle pénétré ? Il fallait l’anéantir !

— Ce sera peut-être difficile, Mère.

Elaida frappa bruyamment sur la table.

— Je n’ai pas demandé si ce serait difficile. J’ai dit de le faire ! Et dites à Meidani que je l’invite à dîner ce soir.

Cette femme avait été très persévérante dans ses efforts pour renouer leur amitié. Maintenant, elle savait pourquoi.

— Allez, immédiatement !

Une ombre passa sur le visage de Tarna tandis qu’elle s’inclinait.

— Ne vous inquiétez pas, dit Elaida. Beonin est libre de vous enseigner tous les tissages qu’elle connaît.

Elle avait confiance en Tarna, après tout. Ce qui rendit son expression plus avenante, sinon plus chaleureuse.

Comme la porte se refermait derrière la Gardienne, Elaida poussa le dossier en cuir sur le côté et posa les coudes sur la table, les yeux braqués sur Beonin.

— Maintenant, montrez-moi tout.

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