26 Comme si le monde était un brouillard

Joujou partit à vive allure à travers la forêt, Tuon juste derrière lui avec Selucia à proximité, de sorte qu’elle entendait ce qu’ils disaient, lui et Talmanes. Mais elle était préoccupée par ses propres pensées. Ainsi, il avait grandi avec le Dragon Réincarné ? Le Dragon Réincarné ! Et il avait nié le connaître ! C’était un de ses mensonges qu’elle n’avait pas repérés, et pourtant elle s’y connaissait dans ce domaine. À Seandar, on pouvait vous tuer ou vous conduire au marché aux esclaves pour ne pas avoir détecté un mensonge. Eût-elle connu cette tromperie, elle l’aurait giflé plutôt que de l’embrasser. Mais ce baiser lui avait fait un choc, dont elle n’était pas encore sûre de s’être remise. Selucia lui avait décrit ce que c’était que d’être embrassée par un homme, mais son récit lui semblait bien pâle comparé à la réalité. Non, elle devait les écouter.

— Vous avez confié le commandement à Estean ? explosa Joujou si fort qu’un vol de colombes grises surgit du sous-bois dans un bourdonnement lugubre. C’est un imbécile !

— Pas tant que ça, d’après Daerid, dit Talmanes.

Il n’avait pas l’air de s’exciter facilement. Il montait bien la garde, sa tête pivotant sans discontinuer. De temps en temps, il scrutait aussi le ciel à travers les branches. Il ne connaissait les rakens que par ouï-dire, mais il les guettait. Son débit était plus rapide et tranchant que celui de Joujou, et difficile à suivre. Ces gens-là parlaient tous si vite !

— Carlomin et Reimon ne sont pas des imbéciles. Mat – du moins, Reimon ne l’est que de temps en temps – mais ni l’un ni l’autre n’écoutera jamais un roturier, même s’il en sait bien plus que lui sur l’art de la guerre. Edorion aurait fait l’affaire, mais je voulais l’emmener avec moi.

Cette main rouge symbolique que portait Talmanes l’intriguait. À dire le moins. Il descendait d’une Maison ancienne et distinguée, non ? Mais c’était Joujou qui était important. Il se rappelait le visage d’Aile-de-Faucon. Cela semblait totalement impossible, pourtant son démenti avait été un mensonge aussi visible que les taches d’un léopard. La Main Rouge pouvait-elle être le sceau de Joujou ? Auquel cas, que dire de sa bague ? Elle s’était presque évanouie la première fois qu’elle l’avait vue.

— Cela va changer, Talmanes, gronda Joujou. Voilà trop longtemps que ça dure. Si Reimon et les autres commandent maintenant des bannières, cela fait d’eux des Généraux de Bannière. Et de vous un Lieutenant-Général. Daerid commande cinq bannières, et cela fait aussi de lui un Lieutenant-Général. Reimon et les autres obéiront à ses ordres, ou rentreront chez eux. Quand viendra la Tarmon Gai’don, je ne veux pas faire fendre mon foutu crâne parce qu’ils refuseront d’obéir à un homme qui ne possède pas de foutus domaines.

Talmanes tourna son cheval vers une étendue de bruyères, et tous le suivirent. Les lianes emmêlées semblaient avoir des épines longues et crochues.

— Ça ne leur plaira pas, Mat, mais ils ne rentreront pas chez eux non plus, vous le savez. Avez-vous idée de la façon de sortir de l’Altara ?

— J’y réfléchis, marmonna Joujou. J’y réfléchis. Ces arbalétriers… soupira-t-il. Ce n’était pas sage, Talmanes. D’abord, ils ont l’habitude de marcher. La moitié auront du mal à rester en selle si nous avançons rapidement, et il le faudra. Ils peuvent être utiles dans des bois comme ceux-ci, ou n’importe où à couvert, mais en terrain découvert, sans piques, ils seront abattus avant d’avoir tiré un deuxième carreau.

Au loin, un lion rugit. Cela suffit quand même à faire hennir et piaffer nerveusement les chevaux. Joujou se coucha sur l’encolure de son hongre et murmura à l’oreille de l’animal, qui se calma aussitôt. Ainsi ce n’était pas l’une de ses vantardises fantaisistes. Remarquable !

— J’ai choisi de bons cavaliers, Mat, dit Talmanes, quand son bai cessa de piétiner. Et ils ont tous la nouvelle manivelle, ajouta-t-il avec une nuance d’excitation.

Même les plus réservés tendent à s’échauffer sur les armes.

— Trois tours de manivelle, dit-il, mimant le geste, et la corde est tendue. Avec un peu d’entraînement, on peut tirer sept ou huit carreaux à la minute. Avec une lourde arbalète.

Selucia émit un petit son étranglé. Elle avait raison d’être stupéfaite. Si Talmanes disait vrai, et Tuon ne lui voyait aucune raison de mentir, alors il fallait obtenir une de ces merveilleuses manivelles par tous les moyens. Avec un modèle, les artisans pourraient en fabriquer d’autres. Les archers tiraient plus vite que les arbalétriers, mais il fallait plus de temps pour leur apprendre. Il y avait toujours plus d’arbalétriers que d’archers.

Sept ? s’exclama Joujou, incrédule. Ce serait plus qu’utile, mais je n’ai jamais entendu parler d’une chose pareille. Jamais, marmonna-t-il, comme si cela avait quelque sens spécial. Comment avez-vous fait ?

— Sept ou huit. Il y avait un mécanicien au Murandy qui voulait apporter à Caemlyn un plein chariot d’inventions à lui. Il y a là-bas une école pour les savants et les inventeurs. Il avait besoin d’argent pour le voyage, et il a accepté d’enseigner aux armuriers de la bande à faire ces manivelles. Faire pleuvoir les flèches sur l’ennemi à la moindre occasion. Mieux vaut tuer l’adversaire de loin que de près.

Selucia leva les mains pour que Tuon puisse les voir, agitant vivement ses doigts fuselés. Qu’est-ce que cette bande dont ils parlent ? Elle s’exprimait comme elle le devait, d’inférieure à supérieure, mais son impatience était presque palpable. Tuon n’avait guère de secrets pour elle, mais présentement, il semblait conseillé d’en garder certains. Elle ne croyait pas Selucia incapable de la ramener de force à Ebou Dar, pour rester fidèle à sa parole. Les devoirs d’une « ombre » étaient nombreux, incluant parfois le sacrifice suprême. Elle n’avait pas envie d’ordonner l’exécution de Selucia.

Elle répondit : À l’évidence, c’est l’armée personnelle de Joujou. Écoutez et nous en apprendrons peut-être plus.

Joujou à la tête d’une armée lui semblait bizarre. Il était charmant par moments, amusant et même spirituel, mais souvent bouffon et toujours vaurien. Il avait semblé tout à fait dans son élément en tant que mignon de Tylin. Pourtant, il y semblait tout autant avec les gens du cirque, avec la marath’damane et les deux damanes fugitives, et dans l’enfer. Quelle déception, cet enfer ! Pas même une bagarre. Mais les événements ultérieurs avaient compensé ce manque. Pourtant, être attaqué en pleine rue, ce n’est pas la même chose que des rixes dans un enfer. Qui avait été bien plus ennuyeux qu’elle ne s’y attendait après les rumeurs d’Ebou Dar. Dans cette bataille de rue, Joujou avait montré un côté inattendu de sa personnalité. Un homme formidable, quoiqu’avec une curieuse faiblesse. Pour une raison inconnue, elle trouvait cela étrangement attirant.

— Bon conseil, dit-il distraitement, tirant sur l’écharpe noire qu’il portait autour du cou.

Elle s’interrogeait sur la cicatrice qu’il prenait tant de soin à dissimuler. C’était incompréhensible. Pourquoi avait-il été pendu et comment avait-il survécu ? Elle ne pouvait pas le lui demander. Elle n’avait rien contre le fait de lui faire baisser un peu les yeux – en fait, ça l’amusait de le mettre mal à l’aise –, mais elle ne voulait pas le détruire. Du moins, pas pour le moment.

— Vous ne reconnaissez pas ça ? dit Talmanes. Ça vient de votre livre. Le roi Roedran en a deux exemplaires dans sa bibliothèque. Il l’a mémorisé. Cet homme pense que ça fera de lui un grand capitaine. Il était si content de notre marché qu’il en a fait imprimer et relier une copie pour moi.

Joujou lui lança un regard perplexe.

— Mon livre ?

— Celui dont vous nous avez parlé, Mat. Brouillard et acier, de Madoc Comadrin.

— Oh, celui-là, dit Mat haussant les épaules. Voilà bien longtemps que je l’ai lu.

Tuon grinça des dents. Elle agita les doigts. Quand vont-ils arrêter de parler de livres et revenir aux choses intéressantes ?

Peut-être que si nous écoutons, nous en apprendrons plus, répondit Selucia. Tuon la foudroya, mais elle arborait un air si innocent que celle-ci se radoucit. Elle rit – doucement, pour que Joujou ne réalise pas qu’elle le suivait de près – et Selucia l’imita. Doucement.

Pourtant, Joujou s’était tu, et Talmanes semblait se contenter de garder le silence. Alors Tuon se mit à chercher des présages, mais rien n’attira son œil. Des oiseaux au plumage éclatant jaillissaient entre les arbres. À un moment, ils repérèrent un troupeau d’une cinquantaine de bœufs aux longues cornes droites. Les animaux avaient entendu leur approche et s’étaient tournés vers eux, prêts à charger. Un taureau agita la tête et piaffa. Joujou et Talmanes le contournèrent prudemment à bonne distance. Elle regarda par-dessus son épaule. Les Bras Rouges – pourquoi les appelait-on ainsi ? Il faudrait qu’elle le demande à Joujou –, les Bras Rouges conduisaient les chevaux de bât, mais Gorderan avait levé son arbalète, et les autres avaient encoché une flèche dans leur arc. Donc, ces bêtes étaient dangereuses. Il existe peu de présages concernant le bétail, et elle fut soulagée quand ils laissèrent le troupeau derrière eux. Elle n’était pas arrivée si loin pour se faire tuer par une vache. Ou voir Joujou abattu par l’une d’elles.

Au bout d’un moment, Thom et Aludra vinrent chevaucher près d’elle. La femme la regarda, puis reporta son regard droit devant elle. Le visage de la Tarabonaise, encadré par des tresses brillamment emperlées, était toujours impassible quand elle les regardait elle ou Selucia. À l’évidence, elle était donc de ceux qui refusaient d’accepter le Retour. Elle observait Joujou, et elle avait l’air… satisfaite. Comme si quelque chose s’était confirmé pour elle. Pourquoi Joujou l’avait-il emmenée ? Sûrement pas pour ses Illuminations. Elles étaient jolies, mais sans comparaison avec celles exécutées par même une damane à peine formée.

Thom Merrilin était beaucoup plus intéressant. Manifestement, le vieil homme aux cheveux blancs avait de l’expérience en matière d’espionnage. Qui l’avait envoyé à Ebou Dar ? La Tour Blanche probablement. Il passait peu de temps autour des trois qui se disaient Aes Sedai, mais un espion bien entraîné ne se serait pas trahi de cette façon. Sa présence la troublait. Jusqu’à ce que la dernière Aes Sedai soit mise à la laisse, il fallait se méfier de la Tour Blanche. Malgré tout, elle avait de temps en temps la pensée troublante que Joujou faisait partie d’un complot de la Tour. C’était impossible, à moins que certaines Aes Sedai soient omniscientes. Pourtant, l’idée lui venait parfois.

— Étrange coïncidence, ne trouvez-vous pas, Maître Merrilin ? demanda-t-elle. Cette rencontre d’une partie de l’armée de Joujou dans une forêt altarane.

Il caressa du doigt ses longues moustaches, sans pouvoir dissimuler un petit sourire.

— Il est ta’veren, ma Dame, et on ne sait jamais à l’avance ce qui va se passer autour d’un ta’veren. C’est toujours… intéressant… de voyager avec l’un d’eux. Mat a tendance à trouver ce dont il a besoin au bon moment. Parfois même, avant de savoir qu’il en a besoin.

Elle le fixa, stupéfaite, mais il semblait sérieux.

— Il est lié au Dessin ?

C’est ainsi qu’on pouvait traduire le mot.

— Qu’est-ce que c’est censé signifier ?

Les yeux bleus du vieil homme s’écarquillèrent d’étonnement.

— Vous ne le savez pas ? On dit qu’Artur Aile-de-Faucon était le plus puissant ta’veren qu’on ait jamais vu, plus puissant même que Rand al’Thor. J’aurais cru que vous, entre toutes… Enfin, si vous ne savez pas, vous ne savez pas. Les ta’verens sont des gens autour desquels le Dessin se modèle, et créés par le Dessin lui-même pour maintenir l’intégrité du tissage, peut-être pour corriger les défauts qui s’y sont introduits. Une Aes Sedai pourrait vous expliquer ça mieux que moi.

Comme si elle allait avoir une conversation avec une marath’damane, ou pire, avec une damane fugitive !

— Merci, lui dit-elle poliment. J’en ai entendu assez, Ta’veren. Ridicule ! Ah, ces gens et leurs superstitions ! Un petit oiseau brun, sans doute un pinson, sortit d’un grand chêne et tourna trois fois à contresens au-dessus de la tête de Joujou avant de s’éloigner. Elle avait son présage. Rester proche de Joujou. Non qu’elle ait eu l’intention d’agir autrement. Elle avait donné sa parole de jouer le jeu comme il devait être joué, et elle n’avait jamais renié sa parole une seule fois dans sa vie.

À peine plus d’une heure après leur départ, un oiseau gazouilla devant eux, et Selucia montra du doigt la première sentinelle, un arbalétrier perché dans les grosses branches d’un grand chêne, la main en coupe sur la bouche. Ce n’était donc pas un oiseau. D’autres gazouillis annoncèrent leur venue, puis ils entrèrent bientôt dans un camp bien ordonné. Il n’y avait pas de tentes, mais les lances étaient rangées en faisceaux, les chevaux attachés à des lignes de piquets dispersées dans tout le camp, près des couvertures de leurs cavaliers, avec une selle et un bât devant chaque animal. Il ne leur faudrait pas longtemps pour lever le camp et se mettre en marche. Les feux étaient petits et n’émettaient que peu de fumée.

À leur arrivée, des hommes en plastron vert terne, avec une main rouge sur leur manche et une écharpe de la même couleur nouée au bras gauche, commencèrent à se lever. Elle vit des têtes grisonnantes et balafrées, et de jeunes visages, tous les yeux braqués sur Joujou, avec des expressions qu’elle ne pouvait qualifier que de ferventes. Un murmure s’éleva de plus en plus fort, bruissant à travers les arbres comme la brise.

— C’est le seigneur Mat.

— Le seigneur Mat est de retour.

— Le seigneur Mat nous a trouvés.

— Seigneur Mat.

Tuon et Selucia se regardèrent. L’affection qu’il y avait dans ces voix n’était pas feinte. C’était rare, et allait souvent avec un commandant peu regardant sur la discipline. D’autre part, elle pensait que l’armée de Joujou serait un ramassis de haillonneux, passant leur temps à boire et à jouer. Sauf que ces hommes n’étaient pas plus haillonneux que n’importe quel régiment ayant franchi une montagne et couvert plusieurs centaines de miles. Aucun n’avait la démarche titubante des ivrognes.

— La plupart du temps, nous campons pendant la journée et marchons de nuit pour éviter d’être vus par les Seanchans, dit Talmanes à Joujou. Le fait que nous n’ayons vu aucune de ces bêtes volantes ne signifie pas qu’il n’y en a pas dans les parages. La plupart des Seanchans semblent se trouver plus au nord ou plus au sud, mais apparemment ils ont un camp à moins de trente miles au nord de notre position, et il paraît qu’ils détiennent l’une de ces bêtes.

— Vous semblez assez bien informé, dit Joujou, observant les soldats qu’ils croisaient.

Il hocha brusquement la tête, comme s’il venait de prendre une décision. Il semblait sombre et… Pouvait-on dire « résigné » ?

— Je le suis, Mat. J’ai emmené la moitié des éclaireurs et j’ai aussi enrôlé quelques Altarans qui combattaient les Seanchans. Bon, la plupart sont des voleurs de chevaux, mais certains ont bien voulu renoncer à cette activité lucrative pour avoir une chance de vraiment les battre. Je crois savoir où se trouvent la plupart des camps des Seanchans depuis la Passe de Malvide jusqu’ici.

Soudain, un homme se mit à chanter d’une voix grave, d’autres l’imitèrent et bientôt tous reprirent en chœur.

Il y a du plaisir dans la bière et le vin

Et aussi dans les filles aux belles jambes

Mais mon plaisir à moi, toujours

C’est de danser avec le Bonhomme des Ombres

Maintenant, tous les hommes du camp chantaient, des milliers de voix.

On jette les dés, ils tombent comme ils peuvent

On baise les filles, qu’elles soient grandes ou petites

Puis on suit le Seigneur Mat quand il nous appelle

Pour danser avec le Bonhomme des Ombres.

Ils terminèrent par des cris, des éclats de rire, et de grandes bourrades dans le dos. Par la Lumière, qui était ce Bonhomme des Ombres ?

Serrant ses rênes, Mat leva la main tenant l’étrange lance. Le silence se fit parmi les soldats. Ainsi, il n’était pas laxiste sur la discipline. Il existe d’autres raisons pour lesquelles les hommes aiment leurs officiers, mais les plus communes semblaient ne pas s’appliquer à Joujou.

— Ne leur faisons pas savoir que nous sommes là, jusqu’à ce que nous le voulions, dit Joujou d’une voix forte.

Il ne déclamait pas, s’assurait simplement que sa voix portait. Et les hommes l’entendirent, répétant ses paroles par-dessus leur épaule pour qu’ils les transmettent à ceux qui étaient trop éloignés pour entendre.

— Nous sommes loin de chez nous, mais j’ai l’intention de vous ramener dans vos foyers. Alors, tenez-vous prêts à marcher, et à marcher vite. La bande de la Main Rouge peut se déplacer plus vite que n’importe qui, et nous allons le prouver.

Il y eut de nombreux hochements de tête.

— Vous avez des cartes ? demanda-t-il, se tournant vers Talmanes.

— Les meilleures, répondit celui-ci. La bande possède maintenant son propre cartographe. Maître Roidelle détenait déjà des cartes de tout le territoire entre l’Océan d’Aryth et l’Échine du Monde, et depuis que nous avons franchi les Damonas, lui et ses assistants ont établi de nouvelles cartes des régions que nous avons traversées. Ils en ont même une de l’Altara oriental avec ce que nous avons appris des Seanchans. Mais la plupart de ces camps sont temporaires. Les soldats vont vers ailleurs.

Selucia gigota sur sa selle, et Tuon agita les doigts, lui intimant la patience. Elle demeura impassible, mais intérieurement, elle était furieuse. Savoir où étaient les soldats donnait des indices sur leur destination. Il devait bien y avoir un moyen de brûler ces cartes. Cela serait aussi important que de mettre la main sur une de ces manivelles d’arbalète.

— Je veux parler à Maître Roidelle, dit Joujou.

Des soldats vinrent prendre les chevaux. Pendant quelques instants, régna la plus grande confusion. Un homme édenté prit les rênes d’Akein, et Tuon lui donna des instructions détaillées sur la façon de la soigner. Il assortit sa révérence d’un regard noir. Dans ces pays, les roturiers semblaient se croire les égaux de n’importe qui. Selucia donna le même genre d’instruction au jeune homme dégingandé qui se chargea de Bouton de Rose. Elle trouvait que c’était un nom approprié pour le cheval d’un dompteur. Le jeune homme fixa la poitrine de Selucia jusqu’à ce qu’elle le gifle. Fort. Il se contenta de sourire et s’éloigna avec l’animal, se frictionnant la joue.

Tuon s’installa sur un tabouret pliant, Selucia debout derrière elle, puis le gros Lopin leur présenta une tasse en étain remplie de thé noir, s’inclinant comme il se doit devant Selucia, puis devant elle. Pas assez profondément, mais l’intention y était. Son thé avait été sucré au miel à la perfection, légèrement, mais il l’avait servie assez souvent pour savoir comment elle l’aimait. Une activité fiévreuse régnait autour d’elles. Talmanes eut une brève conversation avec le grisonnant Nerim, apparemment son valet, qu’il était content de retrouver. Du moins, cet homme maigre généralement lugubre eut un bref sourire. Ce genre de choses aurait dû s’exprimer en privé. Leilwin et Domon permirent à Maître Charin de faire visiter le camp à Olver avec Juilin et Thera – Thom et Aludra se joignirent à eux pour se dégourdir les jambes – puis s’assirent non loin d’elles. Leilwin alla même jusqu’à regarder Tuon un long moment sans ciller. Selucia émit un son semblable à un grondement, mais Tuon ignora la provocation et fit signe à Maîtresse Anan d’apporter son tabouret près d’elle. Éventuellement, les traîtres et le voleur seraient punis, les biens rendus à leur propriétaire, et la marath’damane remise à la laisse.

Trois officiers apparurent, de jeunes nobles arborant la main rouge sur leur tunique de soie noire, qui tinrent conciliabule avec Joujou, avec force éclats de rire et bourrades qu’ils semblaient considérer comme des marques d’affection. Elle eut vite fait de les situer. Edorion était un homme mince et noir à l’air sérieux sauf quand il souriait, Reimon était un homme à large carrure qui riait tout le temps, et Carlomin un grand mince. Edorion était glabre, alors que Reimon et Carlomin avaient une barbe sombre taillée en pointe et luisante comme si elle était huilée. Tous firent force courbettes aux Aes Sedai. Ils s’inclinèrent même devant Bethamin et Seta. Tuon branla du chef.

— Je vous ai souvent dit que c’est un monde différent de celui dont vous avez l’habitude, murmura Maîtresse Anan, mais vous ne voulez pas me croire.

— Juste parce que quelque chose se passe d’une certaine façon, cela ne signifie pas qu’elle ne doit pas changer, même si elle s’est passée ainsi depuis très longtemps.

— On pourrait dire la même chose de votre peuple, ma Dame.

— On le pourrait.

Tuon n’insista pas quoiqu’elle appréciât ces conversations avec Setalle. Maîtresse Anan était contre le fait de mettre les marath’damanes à la laisse, comme on pouvait s’y attendre et même contre la possession de da’covales, mais c’étaient des discussions plutôt que des disputes, et Tuon marqua quelques points. Elle espérait la gagner à sa cause. Mais pas aujourd’hui. Elle devait rester concentrée sur Joujou.

Maître Roidelle apparut, joufflu et grisonnant, boudiné dans sa tunique noire, suivi de six jeunes hommes, chacun portant un long étui cylindrique en cuir.

— Je vous apporte toutes mes cartes de l’Altaran, mon Seigneur, dit-il d’une voix musicale en s’inclinant devant Talmanes.

Est-ce que, dans ces pays, tous faisaient la course à qui parlerait le plus vite ?

— Certaines couvrent tout le pays, d’autres pas plus de quelques centaines de miles carrés. Les meilleures sont les miennes, bien sûr, celles que j’ai tracées ces derniers temps.

— Le seigneur Mat va vous dire ce qu’il veut voir, dit Talmanes. Devons-nous vous laisser, Mat ?

Mais Joujou disait déjà au cartographe ce qu’il voulait : la carte où étaient localisés les camps des Seanchans. Très vite, elle fut déployée sur le sol, Joujou accroupi devant. Maître Roidelle envoya l’un de ses assistants lui chercher un tabouret. Il aurait fait sauter les boutons de sa tunique en s’accroupissant comme Joujou, et aurait sans doute basculé sur le côté. Tuon regardait avidement la carte. Comment mettre la main dessus ?

Échangeant des regards et riant, comme si être ignorés était la chose du monde la plus drôle, Talmanes et les trois autres se dirigèrent nonchalamment vers Tuon. Les Aes Sedai se regroupèrent autour de la carte, jusqu’à ce que Joujou leur dise d’arrêter de regarder par-dessus son épaule. Elles reculèrent un peu, Bethamin et Seta les suivant de près, et se mirent à parler entre elles, regardant parfois vers lui. S’il avait fait attention à leurs expressions, surtout à celle de Joline, il se serait peut-être inquiété, malgré l’incroyable ter’angreal qu’il portait, selon Maîtresse Anan.

— Nous sommes à peu près ici, dit-il, posant le doigt sur l’endroit.

Maître Roidelle en convint.

— Alors, voilà le camp où il y a un raken ? La bête volante ?

Un nouveau murmure d’assentiment.

— Très bien. Quel genre de camp est-ce ? Combien y a-t-il d’hommes ?

— D’après les rapports, c’est un camp de ravitaillement, mon Seigneur, destiné aux patrouilles.

Le jeune homme revint avec un tabouret pliant et le cartographe s’assit avec un soupir de soulagement.

— Avec une centaine de soldats, surtout des Altarans, et environ deux cents ouvriers, mais il paraît qu’il peut y en avoir jusqu’à cinq cents de plus par moments.

Un homme prudent que ce Maître Roidelle.

Talmanes fit à Tuon une de ces bizarres révérences, un pied en avant, et les trois autres l’imitèrent.

— Ma Dame, dit Talmanes, Vanin m’a informé de votre situation, et de la promesse que vous a faite le seigneur Mat. Je voulais simplement vous dire qu’il tient toujours sa parole.

— C’est vrai, ma Dame, murmura Edorion. Toujours.

Tuon lui fit signe de s’écarter sur le côté, pour continuer à observer Joujou. Il s’exécuta, avec un regard étonné à Joujou, puis à elle. Elle le regarda sévèrement. La dernière chose qu’elle voulait, c’est que ces trois hommes se mettent à imaginer des choses. Jusque-là, rien n’avait marché comme ça aurait dû. Il y avait encore une chance que tout tourne mal.

— Il est seigneur ou il ne l’est pas ? demanda-t-elle.

— Excusez-moi, dit Talmanes, pourriez-vous répéter ? Pardonnez-moi, je dois avoir de la terre dans les oreilles.

Elle se répéta avec application mais il lui fallut quand même une minute pour comprendre ce qu’elle avait dit.

— Que mon âme soit réduite en cendres, non ! s’esclaffa Reimon. Sauf pour nous, ajouta-t-il, caressant sa barbe.

— Il n’aime pas la plupart des nobles, dit Carlomin. Je considère comme un honneur de faire partie des rares qu’il supporte.

— Un honneur, oui, acquiesça Reimon.

Edorion se contenta de hocher la tête.

— Les soldats, Maître Roidelle. Montrez-moi où sont les soldats. Et plus que quelques centaines.

— Qu’est-ce qu’il fait ? demanda Tuon, fronçant les sourcils. Il ne peut pas espérer sortir en catimini de l’Altara avec autant d’hommes, même s’il sait où sont tous nos camps. Ils envoient toujours des patrouilles et des rakens.

De nouveau, ils prirent leur temps pour répondre. Peut-être devait-elle essayer de parler très vite ?

— Nous n’avons vu aucune patrouille en plus de trois cents miles, et pas un… raken, affirma Edorion.

Il l’observait. Trop tard pour interrompre ses pensées.

Reimon se remit à rire.

— Tel que je connais Mat, il nous prépare une bataille. La bande de la Main Rouge va se précipiter au combat. Si vous voulez mon avis, il y a trop longtemps qu’on ne s’est pas battus.

Selucia renifla avec dédain, tout comme Maîtresse Anan. Tuon fut d’accord avec elles.

— Une bataille ne vous fera pas sortir de l’Altara, dit-elle sèchement.

— Dans ce cas, rétorqua Talmanes, il nous prépare une guerre.

Les trois autres acquiescèrent de la tête, comme si c’était la chose la plus normale sous la Lumière. Reimon alla jusqu’à rire.

— Trois mille ? dit Joujou. Vous êtes sûr ? Vanin pourra les localiser s’ils ne sont pas allés trop loin.

Tuon le regarda, accroupi devant la carte, y déplaçant ses doigts. Soudain, elle le vit sous un jour nouveau. Bouffon ? Non. Elle l’imagina dans la peau d’un lion des plaines. Joujou était lâché sur les hautes plaines. Elle frissonna. Avec quel genre d’homme était-elle embarquée ? Après si longtemps, elle réalisa qu’elle n’en avait pas la moindre idée.

La nuit fraîche fit frissonner Perrin à chaque rafale malgré sa cape doublée de fourrure. Le gros croissant de lune entouré d’un halo annonçait qu’il pleuvrait avant longtemps. Les épais nuages dérivant sur la lune diminuaient sa faible clarté, mais elle était suffisante pour les yeux de Perrin. Il avait arrêté Steppeur juste à la limite des arbres, et il observait quatre moulins à vent en pierre dont les voiles claires luisaient ou s’ombraient au fur et à mesure de leur rotation. La machinerie des moulins grinçait bruyamment. Les Shaidos ne savaient même pas qu’ils devaient en graisser les rouages. L’aqueduc en pierre était comme une barre noire s’étirant à l’est sur de hautes arches près de fermes abandonnées et de champs bordés de murs. Malden s’étendait une crête plus loin à l’ouest. Il remua son lourd marteau dans la boucle de son ceinturon. Malden et Faile. Dans quelques heures, il ajouterait un cinquante-quatrième nœud au cordon de cuir qu’il avait dans sa poche.

Il projeta son esprit vers l’extérieur. Êtes-vous prêt, Aube Neigeuse ? pensa-t-il. Êtes-vous assez près maintenant ? Les loups évitaient les villes, et avec les groupes de chasseurs shaidos dans les forêts environnantes durant la journée, ils restaient plus loin de Malden qu’à l’habitude.

Patience, Jeune Taureau, lui répondit-on, avec une nuance d’irritation. Mais il faut dire qu’Aube Neigeuse était d’un naturel irascible, mâle balafré d’un âge considérable pour un loup, qui avait un jour tué seul un léopard. Parfois, ses vieilles blessures l’empêchaient de dormir longtemps d’une seule traite. Dans deux jours, as-tu dit. Nous serons là. Maintenant, laisse-moi dormir. Nous devons bien chasser demain, puisque nous ne pourrons plus après. C’étaient des images et des odeurs plutôt que des mots, mais l’esprit de Perrin convertissait les images en mots à mesure qu’il les voyait dans sa tête.

Patience. Oui. Il savait que la précipitation risquait de tout gâcher, mais c’était dur maintenant qu’il était si près.

Une forme sortit d’une porte sombre d’un moulin, et agita une lance aielle au-dessus de sa tête. Les grincements l’avaient convaincu que les moulins étaient déserts – ils l’étaient quand les Vierges les avaient visités plus tôt, et personne n’aurait supporté ce tintamarre bien longtemps –, mais il avait quand même envoyé Gaul et quelques Vierges pour s’en assurer.

— Allons-y, Mishima, dit-il, prenant ses rênes.

— Comment pouvez-vous voir quelque chose ? grommela le Seanchan.

Il évitait de regarder Perrin, dont les yeux d’or devaient luire dans le noir. Cela l’avait fait sursauter la première fois qu’il l’avait vu. Ce soir, à son odeur, il n’était pas amusé. Il était tendu. Mais il ordonna par-dessus son épaule :

— Faites avancer les charrettes. Vite. Et sans bruit, ou je vous coupe les oreilles !

Perrin talonna son étalon sans attendre les autres, ni les six charrettes. Les essieux généreusement graissés les rendaient silencieuses comme des chats. Elles paraissaient quand même bruyantes pour ses oreilles, les sabots des chevaux clapotant dans la boue, avec le bois qui jouait et grinçait, mais il doutait que n’importe qui d’autre entende cela à cinquante pas, et même plus près. En haut de la pente, il démonta et lâcha les rênes de Steppeur. En destrier bien dressé, l’étalon resterait là comme s’il était entravé tant que des rênes toucheraient le sol. Les ailes des moulins grincèrent, ralentissant comme le vent tournait. Elles étaient si longues que Perrin aurait pu en toucher une au passage en sautant. Il s’avança vers la dernière crête avant Malden. Ici, la végétation atteignait à peine la hauteur des broussailles. Rien ne bougeait dans l’obscurité. Juste une crête entre lui et Faile. Les Vierges étaient sorties rejoindre Gaul, encore toutes voilées.

— Il n’y avait personne, dit Gaul d’une voix forte.

Si près, le grincement des moulins aurait couvert sa voix s’il avait parlé normalement.

— La poussière n’a pas été dérangée depuis ma dernière visite, ajouta Sulin.

Perrin se gratta la tête. C’était aussi bien. S’ils avaient eu à tuer des Shaidos, ils auraient pu enlever les cadavres, mais on aurait remarqué leur absence, et cela aurait attiré l’attention sur l’aqueduc et les moulins. Quelqu’un aurait peut-être commencé à penser à l’eau.

— Aidez-moi à enlever les couvercles, Gaul.

Ce n’était pas nécessaire, ça ne ferait gagner que quelques minutes, mais il avait besoin de faire quelque chose. Gaul coinça simplement sa lance, qui alla rejoindre les autres sur son dos, dans le harnais retenant l’étui de son arc.

L’aqueduc courait sur le sol en haut de la crête, entre les quatre moulins et arrivait à l’épaule de Perrin. C’était moins haut pour Gaul qui monta dessus. Juste après les deux derniers moulins, des poignées de bronze de chaque côté permettaient de soulever de lourdes dalles en pierre de deux pieds sur cinq, et de les faire glisser sur une longueur de six pieds. Il ne savait pas à quoi servaient ces ouvertures. Il y en avait une semblable de l’autre côté. Peut-être pour réparer les valves faisant couler l’eau dans un seul sens, ou pour s’introduire à l’intérieur afin de réparer des fuites. Il voyait de petites ondulations sur l’eau qui remplissait plus de la moitié du conduit de pierre.

Mishima les rejoignit et démonta, regardant Sulin et les Vierges, hésitant. Il croyait sans doute que la nuit cachait son expression. Il sentait la méfiance. Il fut rapidement suivi des premiers soldats seanchans en tunique rouge, grimpant la pente boueuse, chacun avec deux sacs de jute sur le dos. Chacun pesait dix livres. Lorgnant les Vierges avec suspicion, une femme filiforme posa ses sacs et en éventra un de sa dague. Une poignée de petits grains noirs se répandirent sur le sol boueux.

— Faites ça au-dessus de l’ouverture, dit Perrin. Il faut que tous les grains tombent dans l’eau.

La femme regarda Mishima, qui déclara :

— Faites ce que vous dit le Seigneur Perrin, Arrata.

Perrin l’observa vider le sac dans l’aqueduc, mains levées au-dessus de sa tête. Il en avait jeté une pincée dans une tasse d’eau, répugnant même à perdre ça, et les grains avaient mis un certain temps à absorber l’eau et à couler. Assez longtemps pour qu’ils atteignent la grande citerne de la ville, espérait-il. Sinon, ils pourraient engorger l’aqueduc. L’eau de la citerne finirait par se transformer en infusion de racine fourchue. La Lumière fasse qu’elle soit assez forte. Avec un peu de chance, peut-être assez forte pour affecter les algai’d’siswais. Les Sagettes capables de canaliser étaient ses cibles, mais il prendrait tout l’avantage qu’il pourrait. La Lumière fasse que l’infusion ne devienne par très forte plus vite qu’il ne s’y attendait. Si ces Sagettes se mettaient à chanceler trop tôt, elles pouvaient découvrir la cause de leur état avant qu’il ne soit prêt. Mais tout ce qu’il pouvait faire, c’était de continuer comme s’il le savait exactement. Ça, et prier.

Le temps qu’ils versent le second sac dans le conduit, les autres avaient envahi la crête. Devant venait Seonid qui retroussait ses jupes divisées pour qu’elles ne traînent pas dans la boue. Reportant son attention sur elle, Mishima fit un petit geste pour conjurer le mauvais sort. C’était étrange qu’ils puissent croire que des choses comme ça les protégeaient. Les soldats alignés avec leurs sacs la fixèrent, les yeux dilatés pour la plupart, et passèrent d’un pied sur l’autre. Les Seanchans n’étaient pas très à l’aise en compagnie des Aes Sedai. Ses Liges, Furen et Teryl, la suivaient de près, chacun la main sur la poignée de son épée. Ils étaient aussi mal à l’aise que les Seanchans. L’un était sombre, avec des fils gris dans ses boucles noires, l’autre blond et jeune, avec des moustaches retroussées, pourtant ils se ressemblaient comme deux haricots, grands, minces et durs. Rovair Kirklin venait derrière, compact avec le crâne qui commençait à se dégarnir et l’air morose. Il n’aimait pas être séparé de Masuri. Les trois hommes avaient sur le dos de petits ballots contenant de la nourriture, et de grosses outres d’eau à l’épaule. Un soldat dégingandé posa son sac à côté de l’ouverture, tandis que la femme filiforme redescendait la pente pour en chercher deux autres. Les charrettes en étaient pleines à craquer.

— N’oubliez pas que le plus dangereux sera d’aller de la citerne à la forteresse, dit Perrin à Seonid. Vous devrez passer sur le chemin de ronde, et il peut y avoir des Shaidos en ville même à cette heure.

Galina n’avait pas semblé très sûre sur ce point. Au loin, le tonnerre gronda.

— Vous bénéficierez peut-être de la pluie qui vous cachera.

— Merci, dit-elle, glaciale.

Au clair de lune, son visage arborait un masque serein d’Aes Sedai, mais son odeur trahissait une violente indignation.

— Je ne l’aurais pas su si vous ne me l’aviez pas dit.

L’instant suivant, son expression s’adoucit, et elle posa une main sur son bras.

— Je sais que vous êtes inquiet pour elle. Nous ferons ce que nous pourrons.

Son ton n’était pas exactement chaleureux – il ne l’était jamais – mais moins froid qu’avant, et son odeur s’était radoucie, exprimant maintenant la sympathie.

Teryl la souleva et la posa sur l’aqueduc. Les Seanchans déversaient de la racine fourchue dans le conduit, pendant qu’un grand soldat avec presque autant de cicatrices que Mishima faillit lâcher son sac. Elle grimaça avant de passer les jambes par-dessus le rebord et d’entrer lentement dans l’eau en retenant sa respiration. Elle devait être froide. Baissant la tête, elle disparut en direction de Malden. Furen la suivit dans le conduit, puis Teryl, et enfin Rovair. Ils durent se baisser pour ne pas se cogner au plafond de l’aqueduc. Elyas serra l’épaule de Perrin avant de se hisser dessus.

— J’aurais dû couper ma barbe comme la vôtre pour ne pas la tremper là-dedans, dit-il, contemplant l’eau à ses pieds.

Cette barbe grisonnante, agitée par la brise, lui couvrait la poitrine. Ses cheveux retenus sur la nuque par un cordon de cuir lui tombaient jusqu’à la taille. Il avait un petit ballot de provisions et aussi une outre d’eau.

— Un bon bain froid empêche un homme de penser à ses problèmes.

— Je croyais que ça vous empêchait de penser aux femmes, rétorqua Perrin.

Il n’était guère d’humeur à plaisanter, mais il ne pouvait pas demander à tout le monde d’être aussi lugubre que lui.

— Qui d’autre nous pose des problèmes ? dit-il en riant.

Il disparut dans l’eau et Tallanvor le remplaça. Perrin le saisit par la manche.

— Attention, pas d’héroïsme.

Il avait hésité à le laisser participer à cette expédition.

— Pas d’héroïsme, mon Seigneur, acquiesça Tallanvor.

Pour la première fois depuis longtemps, il avait l’air enthousiaste. Son odeur vibrait d’impatience, avec aussi une nuance de prudence. Cette prudence était la seule raison de ne pas le renvoyer au camp.

— Je ne mettrai pas Maighdin en danger, ni Dame Faile. J’ai seulement envie de retrouver Maighdin.

Perrin hocha la tête et le laissa partir. Il le comprenait. Une partie de son être aurait voulu qu’il descende aussi dans l’aqueduc, pour revoir Faile plus rapidement. Mais chaque phase du sauvetage devait être exécutée correctement, et il avait d’autres tâches à accomplir. De plus, s’il avait été à Malden, il n’était pas certain qu’il n’aurait pas pu s’empêcher de la chercher. Il ne pouvait pas sentir sa propre odeur, bien sûr, mais il doutait qu’elle comportât la moindre nuance de prudence. Le vent tourna, et les ailes des moulins grincèrent bruyamment.

Le haut de la crête était très encombré. Vingt des admirateurs de Faile attendaient leur tour d’entrer dans l’aqueduc, tous ceux qui restaient, à part les deux qui espionnaient Masema. Les femmes portaient des braies et des tuniques d’hommes et avaient tous coupé leurs cheveux très court, excepté une queue dans le dos à l’imitation des Aiels, même si aucun Aiel n’aurait jamais porté une épée comme eux. La plupart des Tairens avaient rasé leur barbe parce que les Aiels n’en portaient pas. Derrière eux, cinquante hommes des Deux Rivières attendaient avec hallebarde et arc détendu à la main, leur corde d’arc soigneusement à l’abri sous leur tunique, et chacun avec trois carquois bourrés de flèches sur le dos, et un petit paquet de nourriture. Tous les hommes du camp s’étaient portés volontaires pour cette expédition, et Perrin avait dû les faire tirer au sort. Il avait pensé à doubler le nombre des participants. Admirateurs de Faile et hommes des Deux Rivières avaient chacun leur paquet de provision et une outre d’eau. Le flot ininterrompu des soldats seanchans continua, montant la pente avec des sacs pleins et la redescendant avec des sacs vides. Ils étaient disciplinés. Quand un homme glissait dans la boue et tombait, ce qui arrivait régulièrement, on ne les entendait pas jurer, ni même grommeler. Ils se relevaient simplement et repartaient.

Selande Darengil, en tunique sombre barrée de six bandes de couleurs sur la poitrine, s’arrêta pour tendre la main à Perrin. Elle ne lui arrivait qu’à la poitrine, mais Elyas affirmait qu’elle maniait bien l’épée. Perrin ne pensait plus qu’elle et les autres étaient des imbéciles – enfin, pas tout le temps – malgré leurs efforts pour copier les Aiels. Avec des différences, bien sûr. Sa queue de cheveux noirs était nouée sur la nuque avec un ruban noir. Il n’y avait aucune peur dans son odeur, seulement de la détermination.

— Merci de me permettre de participer à cette action, mon Seigneur, dit-elle avec son accent précis de Cairhienine. Nous ne vous abandonnerons pas. Ni Dame Faile.

— Je sais, répondit-il, lui serrant la main.

Pendant un temps, elle avait insisté sur le fait qu’elle servait Faile, et non lui. Il leur serra la main à tous avant qu’ils ne descendent dans l’aqueduc. Ils sentaient tous la détermination. Comme Ban al’Seen, qui commandait ceux des Deux Rivières.

— Quand Faile et les autres viendront, barricadez solidement les portes extérieures, Ban.

Perrin le lui avait déjà dit, mais il ne put s’empêcher de se répéter.

— Puis voyez si vous pouvez les faire sortir en remontant l’aqueduc.

Ce n’était pas la première fois que cette forteresse était envahie par les Shaidos, et si quelque chose tournait mal, il craignait que ça ne se reproduise. Il voulait bien renier son accord avec les Seanchans – les Shaidos allaient payer pour ce qu’ils avaient fait à Faile, et de plus, il ne pouvait pas les laisser continuer à ravager la région – mais il voulait mettre Faile à l’abri le plus tôt possible.

Ban posa sa hallebarde et son arc contre l’aqueduc, se hissa dessus et plongea une main à l’intérieur. Quand il redescendit, il essuya sa main mouillée sur sa tunique et frictionna son nez proéminent.

— Sous l’eau, il y a comme une couche de vase. On va avoir du mal à descendre cette pente sans glisser, seigneur Perrin, et encore plus à la remonter. Je crois que le mieux à faire serait de vous attendre dans la forteresse.

Perrin soupira. Il avait bien pensé à emporter des cordes, mais il en aurait fallu deux miles pour toute la longueur du conduit ; un poids considérable à porter, et si un seul Shaido en repérait le bout à Malden, ils fouilleraient la ville dans ses moindres recoins. Faible risque peut-être, mais la perte amère qui pouvait en résulter le faisait paraître énorme.

— Je serai là aussi vite que je pourrai. Promis, Ban.

Il leur serra la main à tous : au prognathe Tod al’Caar, et à Leof Torfinn, avec une rayure blanche dans ses cheveux, cicatrice d’une blessure reçue des Trollocs, au jeune Kenly Maerin, qui faisait une nouvelle tentative pour se faire pousser la barbe, et à Bill Adarra, qui était presque aussi large que Perrin quoiqu’une main plus petit. Bill était un cousin éloigné et son plus proche parent vivant. Il avait grandi avec beaucoup de ces hommes, même si certains avaient quelques années de plus ou de moins. Maintenant, il connaissait tous les hommes depuis la Chaussée de Deven jusqu’à la Colline au Guet aussi bien que ceux du Champ d’Emond. Faile n’était pas sa seule motivation d’atteindre la forteresse aussi vite que possible.

Had al’Lora, un homme mince avec une grosse moustache de Tarabonais, fut le dernier des Deux rivières. Quand il descendit dans l’aqueduc, Gaul apparut, visage voilé et quatre lances dans la main tenant le bouclier en peau de bœuf. Il mit la main sur l’aqueduc, sauta dessus et s’assit sur le couvercle.

— Vous descendez ? demanda Perrin, étonné.

— Les Vierges pourront se livrer à toutes les reconnaissances utiles, Perrin Aybara.

Le grand Aiel regarda en direction des Vierges par-dessus son épaule. Perrin pensa qu’il s’assombrissait, mais c’était difficile à dire à cause du voile qui lui cachait tout le visage sauf les yeux.

— Je les ai entendues parler quand elles croyaient que je n’écoutais pas. Contrairement à votre femme et aux autres, Chiad est régulièrement gai’shaine. Bain aussi, mais je ne me soucie pas d’elle. Quand nous l’aurons sauvée, Chiad aura le reste de son année et un jour à servir. Quand un homme a une femme comme gai’shaine, ou une femme un homme, il arrive qu’une couronne de mariage soit tressée dès que la robe blanche est enlevée. Ce n’est pas rare. Mais j’ai entendu les Vierges dire qu’elles atteindraient Chiad les premières pour la séparer de moi.

Derrière lui, Sulin agita les doigts, dans le langage muet des Vierges, et l’une des autres porta la main à sa bouche pour étouffer un éclat de rire. Ainsi, elles le provoquaient. Peut-être qu’elles n’étaient pas aussi opposées qu’elles le prétendaient à la cour qu’il faisait à Chiad. Ou peut-être quelque chose échappait-il à Perrin. L’humour aiel pouvait être dur.

Gaul se glissa dans l’aqueduc. Il dut se baisser pour tenir sous le plafond du conduit. Perrin fixa l’ouverture. Ce serait si facile de le suivre. La file des Seanchans continuait à serpenter sur la pente, montant et descendant.

— Mishima, je retourne à mon camp. Grady vous ramènera au vôtre quand vous en aurez terminé ici. Faites ce que vous pouvez pour effacer les traces avant de partir.

— Très bien, mon Seigneur. J’ai envoyé des hommes graisser les rouages des moulins. Au bruit, on dirait qu’ils vont se désintégrer. On pourra faire de même sur l’autre crête.

Prenant les rênes de Steppeur, Perrin leva les yeux sur les ailes qui tournaient lentement et régulièrement. Elles n’avaient pas été conçues pour tourner vite.

— Et si des Shaidos montent ici demain et se demandent d’où vient la graisse ?

Mishima le considéra un long moment, le visage à demi caché dans la pénombre. Pour une fois, il ne semblait pas rebuté par ses yeux jaunes. Son odeur… Il sentait comme s’il voyait quelque chose d’inattendu.

— La Générale de Bannière avait raison à votre sujet, mon Seigneur, dit-il lentement.

— Qu’est-ce qu’elle a dit ?

— Vous devrez le lui demander, mon Seigneur.

Perrin descendit la pente et rentra sous le couvert des arbres, pensant comme ce serait facile de tourner bride. À partir de maintenant, Gallenne pouvait se charger de tout. Tout était prévu. Sauf que le Mayener croyait que toute bataille trouve son apogée dans une charge héroïque. Et, de préférence, commence aussi par une charge. Jusqu’à quand s’en tiendrait-il au plan ? Arganda était plus raisonnable, mais il s’inquiétait tant pour la Reine Alliandre qu’il pouvait très bien ordonner une charge, lui aussi. La brise soufflait fort, et il resserra sa cape autour de lui.

Grady, les coudes sur les genoux, était assis dans une petite clairière, sur une pierre moussue, partiellement enfoncée dans le sol, à l’évidence un vestige de la construction de l’aqueduc. D’autres semblables étaient éparpillées tout autour. Le vent emportait son odeur que Perrin ne sentit pas. Il ne leva pas les yeux avant que Perrin ne tire sur ses rênes devant lui. Le portail qu’ils avaient utilisé pour venir là était toujours ouvert, montrant une autre clairière au milieu de grands arbres, non loin du campement actuel des Seanchans. Il aurait peut-être été plus pratique de l’ouvrir près du camp de Perrin, mais il voulait garder les Aes Sedai et les Sagettes aussi loin que possible des sul’dams et des damanes. Il ne craignait pas que les Seanchans renient la parole de Tylee, mais les Aes Sedai et les Sagettes étaient pratiquement du même avis concernant les damanes. Sans doute que les Sagettes et Annoura se retiendraient pour le moment. Sans doute. Quant à Masuri, il n’en était pas sûr. De bien des façons. Mieux valait les séparer de quelques lieues le plus longtemps possible.

— Ça va, Grady ?

Son visage parcheminé semblait avoir de nouvelles rides. C’était peut-être une illusion d’optique provoquée par les ombres des arbres au clair de lune, mais Perrin ne le pensait pas. Les charrettes étaient passées facilement, mais le portail n’était-il pas un peu plus étroit que le premier qu’il avait vu faire ?

— Juste un peu fatigué, seigneur, répondit Grady avec lassitude.

Il resta assis, les coudes sur les genoux.

— Tous ces Voyages que nous avons faits ces derniers temps… Hier, je n’aurais pas pu maintenir le portail ouvert assez longtemps pour que tous ces soldats passent. C’est pourquoi j’ai noué le tissage pour qu’il le reste.

Perrin hocha la tête. Les deux Asha’man étaient fatigués. Canaliser épuisait un homme autant que manier le marteau dans la forge toute la journée. Et même plus. L’homme au marteau pouvait travailler bien plus longtemps qu’un Asha’man. C’est pourquoi l’aqueduc était la porte d’entrée dans Malden, et non pas un portail, et pourquoi il n’y en aurait pas pour faire sortir Faile et les autres, malgré le désir qu’en avait Perrin. Les deux Asha’man n’avaient plus beaucoup de force, et le peu qu’il leur restait devait être utilisé au mieux. Par la Lumière, ce n’était pas une pensée réjouissante. Si Grady ou Neald étaient incapables d’ouvrir le dernier portail, beaucoup d’hommes allaient mourir. Une décision difficile.

— J’aurai besoin de vous et de Neald après-demain.

Autant dire qu’il avait besoin d’air. Sans les Asha’man, tout devenait impossible.

— Et vous serez très occupés.

Nouvel euphémisme.

— Autant qu’un manchot replâtrant un plafond, seigneur ?

— Vous y parviendrez ?

— Il le faudra bien, n’est-ce pas, mon Seigneur ?

Perrin hocha la tête.

— Renvoyez-moi à notre camp. Après que vous aurez renvoyé Mishima et ses gens dans le leur, vous et les Vierges pourrez dormir ici si vous voulez.

Cela les reposerait avant le surlendemain.

— Je ne sais pas pour les Vierges, mon Seigneur, mais moi, j’aimerais autant rentrer chez nous ce soir.

Il tourna la tête pour regarder le portail sans se lever. Il diminua en sens inverse de l’ouverture, la vue tournant en même temps qu’elle se réduisait, terminant par une fente verticale de lumière bleu argenté qui laissa une faible rémanence pourpre dans les yeux de Perrin en s’éteignant.

— Ces damanes, elles me donnent la chair de poule. Elles ne veulent pas être libres.

— Comment le savez-vous ?

— J’ai parlé à plusieurs quand les sul’dams n’étaient pas là. Dès que j’ai dit qu’on pouvait peut-être leur enlever ces laisses, elles ont appelé leurs sul’dams à cor et à cri. Les damanes pleuraient, et les sul’dams les réconfortaient et les caressaient en me poignardant des yeux. Ça m’a donné la chair de poule.

Steppeur piaffa d’impatience, et Perrin lui flatta l’encolure. Grady avait de la chance que les sul’dams l’aient laissé partir sans l’écorcher vif.

— Quoi qu’il arrive aux damanes, Grady, ce ne sera ni cette semaine ni la suivante. Et ça ne viendra pas de nous. Alors, ne pensez plus aux damanes. Nous avons du travail.

Et un marché avec le Ténébreux. Il écarta cette idée. D’ailleurs il lui était devenu difficile de penser que Tylee était du parti du Ténébreux.

— Vous comprenez ?

— Je comprends, mon Seigneur. Je dis juste que ça me donne la chair de poule.

Finalement, une autre fente bleu argenté apparut, s’élargissant en une ouverture donnant sur une clairière. Se couchant sur l’encolure de Steppeur, Perrin le franchit. Le portail s’éteignit derrière lui, et il chevaucha parmi les arbres jusqu’à ce qu’il arrive dans la vaste clairière où se trouvait son camp, et qui avait été autrefois le village de Brytan. Les sentinelles postées dans les arbres ne donnèrent pas l’alarme, puisqu’elles l’avaient reconnu.

Il ne désirait rien tant que ses couvertures. Enfin, Faile, bien sûr, mais en son absence, il désirait être seul dans le noir. Sans doute qu’il n’arriverait pas à dormir, mais il passerait la nuit comme il l’avait fait si souvent, à penser à elle. Pourtant, peu avant une palissade de pieux acérés entourant le camp, il tira sur ses rênes. Un raken était couché juste devant, son long cou allongé sur le sol, pour qu’une femme en tunique brune puisse gratter son museau parcheminé. Sa capuche était rabattue en arrière, révélant des cheveux coupés court et un visage étroit et dur. Elle regarda Perrin comme si elle le reconnaissait, mais elle continua à gratter. La selle sur le dos de la créature avait deux places. Un messager était venu, semblait-il. Il tourna sans se presser dans l’ouverture laissée entre les pieux pour le passage des chevaux.

Presque tout le monde était couché. Il sentit des mouvements près des lignes de piquets, au cœur du camp, sans doute des palefreniers ou des maréchaux-ferrants, mais les tentes rapiécées et les huttes étaient sombres. Rien ne bougeait dans les tentes surbaissées des Aiels, et seules quelques sentinelles arpentaient le quartier des Mayeners. Les Mayeners et les Ghealdanins ne faisaient guère confiance aux sentinelles des Deux Rivières postées dans les arbres. Pourtant, il y avait de la lumière dans sa grande tente à rayures rouges, et il vit des ombres se mouvoir à travers la toile. Quand il démonta, Athan Chandin vint prendre ses rênes et se frappa le front tout en faisant une sorte de révérence. Athan était un bon archer, sans quoi il n’aurait pas été là, mais il avait des manières serviles. Perrin entra, ôtant sa cape.

— Ah, vous voilà, dit Berelain avec entrain.

Elle devait s’être préparée à la hâte, parce que ses longs cheveux noirs étaient emmêlés, mais sa robe d’équitation grise à haut col était propre. Ses suivantes ne la laissaient jamais porter une robe qui ne fut pas repassée de frais. Elle tendit une coupe en argent à Breane pour qu’elle la remplisse, ce que la Cairhienine fit en grimaçant. La servante de Faile haïssait Berelain avec passion. Mais Berelain semblait ne pas s’en apercevoir.

— Pardonnez-moi de recevoir dans votre tente, mais la Générale de Bannière voulait vous voir, et j’ai pensé devoir lui tenir compagnie. Elle nous a parlé des Blancs Manteaux.

Balwer se tenait discrètement debout dans un coin – quand il voulait, le petit homme-oiseau pouvait se rendre aussi invisible qu’un lézard sur un arbre –, mais son odeur s’accentua à la mention des Blancs Manteaux.

Tylee, dans une tunique semblable à celle des pilotes, s’inclina avec raideur tout en gardant un œil sur Annoura. Elle semblait croire que les Aes Sedai pouvaient se transformer en chiens enragés en un clin d’œil. Perrin trouva que son odeur annonçait la détresse, même si ça ne se voyait pas sur son visage sombre.

— Mon Seigneur, j’ai deux nouvelles que j’ai pensé devoir vous communiquer immédiatement. Avez-vous commencé à mettre la racine fourchue dans l’eau de la ville ?

— Oui, répondit-il, inquiet, jetant sa cape sur un coffre cerclé de cuivre.

Tylee soupira.

— Je vous avais prévenue. Et je l’aurais fait deux jours plus tôt si Almizar, cette folle, n’avait pas traîné les pieds. Qu’est-il arrivé ?

— Pardonnez-moi, annonça Lini, mais on m’a tirée de mon lit et j’aimerais bien y retourner. Quelqu’un a-t-il encore besoin de moi ce soir ?

Pas de courbettes ni de « mon Seigneur » chez la frêle vieillarde à la tresse blanche en bataille. Contrairement à Berelain, elle avait enfilé sa robe brune à la hâte, chose inhabituelle chez elle. Son odeur crépitait de désapprobation. Elle était de ceux qui croyaient la ridicule rumeur selon laquelle Perrin avait couché avec Berelain le soir même de la capture de Faile. Elle s’arrangea pour ne pas le regarder tout en parcourant la tente.

— Je reprendrai bien un peu de vin, annonça Aram, tendant sa coupe.

Lugubre et hagard, en tunique rayée rouge, il tentait de se détendre dans un fauteuil pliant, mais l’épée attachée dans son dos lui interdisait de se renverser contre le dossier doré. Breane se dirigea vers lui.

— Il a assez bu, dit sèchement Lini. Breane se détourna.

Lini dirigeait d’une main ferme les servantes de Faile.

Aram jura et se leva d’un bond, jetant sa coupe sur le tapis.

— Je ferais mieux d’aller là où une vieille peau ne me critiquera pas chaque fois que je veux boire un verre.

Il lança à Perrin un regard boudeur avant de sortir dignement de la tente. En direction du camp de Masema, sans aucun doute. Il l’avait supplié pour faire partie de l’expédition de Malden, mais il était trop tête brûlée.

— Vous pouvez disposer, Lini, dit Berelain. Breane s’occupera très bien de nous.

Lini accueillit ces paroles d’un reniflement dédaigneux – mais délicat – avant de sortir avec raideur, et toujours sans regarder Perrin.

— Pardonnez-moi mon Seigneur, s’excusa Tylee de sa voix traînante, mais vous semblez diriger votre maison avec plus de… laxisme… que je n’en ai l’habitude.

— Nous sommes comme ça, Générale de Bannière, dit Perrin, ramassant la coupe d’Aram. Ici, personne n’est un esclave.

Si cela sonnait acerbe, tant pis ! Pourtant, il aimait bien Tylee dans une certaine mesure, mais ces Seanchans avaient des coutumes à faire vomir une chèvre. Il prit le pichet des mains de Breane – elle tenta de le retenir un instant, fronçant les sourcils comme pour lui refuser un verre – et se servit avant de le lui rendre. Elle le lui arracha.

— Bon, qu’est-ce qui s’est passé avec ces Blancs Manteaux ?

— Juste avant l’aube, et juste après le coucher du soleil, j’ai envoyé des rakens en reconnaissance. L’une des pilotes est rentrée ce soir plus tôt que prévu. Elle a vu sept mille Enfants de la Lumière à moins de cinquante miles de mon camp.

— En marche vers vous ? s’enquit-il, fronçant les sourcils sur son vin au lieu de le boire. Sept mille, ça paraît bien précis quand il s’agit de les compter dans le noir.

— Il semble que ces hommes soient des déserteurs, intervint Annoura. Du moins, c’est ce que pense la Générale de Bannière.

En soie noire, elle était aussi élégante que si elle avait passé une heure à s’habiller. Son nez busqué lui donnait l’air d’une corneille aux tresses emperlées, scrutant la Générale de Bannière comme une proie. Elle avait une coupe à la main, mais elle n’y avait pas touché.

— Selon la rumeur, Pedron Niall serait mort en combattant les Seanchans, mais Eamon Valda, qui a pris sa succession, a juré allégeance à l’impératrice des Seanchans.

Tylee murmura entre ses dents :

— Puisse-t-elle vivre à jamais. Perrin pensa que lui seul l’avait entendue. Balwer ouvrit aussi la bouche, mais il la referma sans rien dire. Les Blancs Manteaux étaient sa bête noire.

— Toutefois, il y a environ un mois, poursuivit la Grise, Galad Damodred a tué Valda et a entraîné sept mille Blancs Manteaux à quitter la cause des Seanchans. Dommage qu’il se soit embarqué avec les Blancs Manteaux, mais il en est peut-être sorti quelque chose de bon. En tout cas, il semblerait qu’il y ait l’ordre de les tuer tous dès qu’on les trouvera. Ai-je bien résumé la situation, Générale de Bannière ?

La main de Tylee frémit, comme pour faire l’un de ces signes contre le mauvais œil.

— C’est un bon résumé, dit-elle à l’adresse de Perrin.

La Seanchane trouvait difficile de parler à une Aes Sedai.

— Sauf l’idée qu’il en sort quelque chose de bon. Impossible de qualifier de positif le viol d’un serment et la désertion.

— J’en conclus qu’ils ne se dirigent pas vers vous, ou vous nous l’auriez dit, remarqua Perrin, avec une nuance interrogatrice, quoiqu’il n’y eût aucun doute dans son esprit.

— Au nord, déclara Tylee. Ils se dirigent vers le nord.

De nouveau, Balwer ouvrit la bouche et la referma en faisant claquer ses dents.

— Si vous avez un conseil, donnez-le, lui dit Perrin. Mais peu m’importe combien de Blancs Manteaux quittent les Seanchans. Faile est la seule chose qui m’importe. Et je doute que la Générale de Bannière renonce à l’occasion de mettre trois ou quatre cents Sagettes à la laisse pour courir après eux.

Berelain grimaça. Annoura, impassible, but une longue rasade de vin. Aucune Aes Sedai n’aimait beaucoup cette partie du plan. Aucune Sagette non plus.

— Non, je n’y renoncerai pas, dit Tylee avec fermeté. Finalement, je vais prendre un peu de vin.

Breane soupira avant de la servir, et une nuance de crainte entra dans son odeur.

Apparemment, la grande femme noire l’intimidait.

— Je ne nie pas que j’apprécierais l’occasion de porter un coup aux Blancs Manteaux, dit Balwer de sa voix sèche comme un coup de trique. Mais à dire vrai, j’ai une dette de reconnaissance envers ce Galad Damodred.

C’était peut-être à Valda qu’il en voulait personnellement.

— En tout cas, vous n’avez nul besoin de mes conseils en la circonstance. Les événements sont en marche à Malden, et dans le cas contraire, je doute que vous les retardiez d’un seul jour Et je ne l’aurais pas conseillé, mon Seigneur. Si je peux me permettre, j’aime beaucoup Dame Faile.

— Vous pouvez vous permettre, dit Perrin. Générale de Bannière, vous avez parlé de deux nouvelles ?

La Seanchane prit la coupe que lui tendait Breane, et regarda Balwer d’un air si neutre qu’il était clair qu’elle voulait éviter les autres assistants.

— Pouvons-nous parler en particulier ? demanda-t-elle.

Berelain traversa la tente pour lui poser la main sur le bras.

Elle lui sourit.

— Annoura et moi, nous pouvons partir sans nous formaliser.

Par la Lumière, comment quiconque pouvait-il croire qu’il y avait quelque chose entre eux ? Elle était plus belle que jamais, certes, mais l’odeur qui lui rappelait celle d’une chatte en chaleur avait disparu depuis si longtemps qu’il s’en souvenait à peine. Maintenant, il émanait d’elle en permanence la patience et la résolution. Elle en était venue à accepter qu’il n’aimât que Faile, et elle semblait aussi déterminée que lui à la libérer.

— Vous pouvez rester, dit-il. Générale de Bannière, quoi que vous ayez à m’apprendre, vous pouvez le dire devant tous les assistants.

Tylee hésita, jetant un coup d’œil à Annoura.

— Deux grands groupes d’Aiels se dirigent vers Malden, dit-elle enfin à contrecœur. L’un au sud-est, l’autre au sud-ouest. Les morat’rakens estiment qu’ils pourraient y arriver dans trois jours.

Soudain, tout dans la vision de Perrin sembla onduler. Il se sentit onduler lui-même. Breane poussa un cri et lâcha le pichet. De nouveau, le monde vacilla, et Berelain lui serra le bras. La main de Tylee conjura le mauvais œil, le pouce et l’index formant un croissant. Perrin eut l’impression que le monde n’était plus que brouillard, avec un vent fort qui approchait. Berelain frissonna, et il lui passa un bras rassurant à la taille. Elle se raccrocha à lui, tremblante. Silence et odeur de crainte emplirent la tente. À l’extérieur, il entendit des voix effrayées.

— Qu’est-ce que c’était ? demanda finalement Tylee.

— Je ne sais pas, répondit Annoura d’une voix mal assurée. Par la Lumière, je n’en ai aucune idée.

— Peu importe ce que c’était, leur dit Perrin, ignorant leurs regards. Dans trois jours, tout sera terminé. C’est tout ce qui compte.

Ce qui comptait le plus, c’était Faile.

Le soleil approchait de son zénith, et déjà Faile se sentait épuisée. Porter l’eau pour le bain matinal de Sevanna n’avait pas suffi – elle en prenait deux par jour maintenant ! – et on l’avait fouettée avec toutes les autres, même si elle et Alliandre n’étaient là que pour lui frictionner le dos. Juste au lever du soleil, plus de vingt gai’shains des Terres Humides l’avaient suppliée qu’elle les autorise à lui jurer allégeance. Trois avaient suggéré une révolte, remarquant que dans toutes les tentes, il y avait davantage de gai’shains que de Shaidos. Ils avaient semblé l’écouter quand elle leur avait signalé que presque tous les Aiels savaient manier une lance, alors que la plupart de ceux des Terres Humides étaient des fermiers ou des artisans. Très peu d’entre eux avaient jamais tenu une arme et s’en étaient encore moins servi. Ils avaient semblé écouter, mais c’était la première fois que l’un d’eux suggérait de se révolter, juste après le serment. Généralement, il leur fallait plusieurs jours avant d’en venir là. La tension augmentait. Il fallait éviter le massacre. Et maintenant, ça…

— Ce n’est qu’un jeu, Faile Bashere, dit Rolan, la dominant de toute sa taille, marchant à son côté dans les allées boueuses serpentant entre les tentes.

Il semblait amusé. Assurément, il était très beau.

— Le jeu du baiser, dites-vous.

Elle bougea les serviettes pliées sur son bras pour distraire son attention.

— J’ai du travail.

Elle vit quelques Aiels, dont certains ivres morts. Dans les rues, la plupart des passants étaient des étrangers des Terres Humides en robes sales de gai’shains, ou des enfants qui sautaient joyeusement dans les flaques laissées par les fortes pluies de la nuit. Il y avait une foule d’hommes et de femmes en robes blanches pleines de boue, portant paniers, seaux et pots. Certains travaillaient effectivement. Il y avait tellement de gai’shains au camp qu’il était difficile de donner du travail à tout le monde. Ce qui n’empêchait pas un Shaido d’assigner une tâche à ceux qu’il considérait comme des oisifs, si leurs mains sortaient de manches blanches, même si c’était un travail inutile. Pour éviter d’avoir à creuser des trous dans des champs boueux, ou de récurer des marmites déjà propres, beaucoup de gai’shains avaient pris l’habitude de se déplacer en transportant quelque chose, pour avoir l’air de travailler. Faile n’avait pas à s’en préoccuper tant qu’elle portait la ceinture et le collier d’or de Sevanna, qui pourtant ne la protégeaient pas des Sagettes. Elle avait récuré leurs marmites. Et parfois elle avait été punie parce qu’elle n’était pas disponible quand Sevanna avait besoin d’elle. Ce qui expliquait les serviettes sur son bras.

— Vous pourriez commencer par le jeu du baiser auquel jouent les enfants, dit-il, quoique les gages soient parfois embarrassants. Dans le jeu des adultes, les gages sont amusants. Perdre peut être aussi agréable que gagner.

Elle ne put s’empêcher de rire. Il avait de la suite dans les idées. Soudain, elle vit Galina se hâtant vers elle à travers la foule, retroussant sa robe en soie blanche pour qu’elle ne traîne pas dans la boue, dardant avidement les yeux de tous côtés. Faile avait entendu le matin qu’elle était autorisée à s’habiller. Naturellement, elle avait gardé son collier et sa ceinture d’or et de gouttes de feu. Un gros nœud rouge avait été piqué dans sa courte chevelure. Peu probable que ce fût par choix. Seul un visage sur lequel Faile ne pouvait pas mettre un âge l’avait convaincue que Galina était une Aes Sedai. À part ça, elle n’était sûre de rien à son sujet, sauf du danger qu’elle représentait. Galina la repéra et s’arrêta pile, triturant ses jupes. Et lorgnant Rolan, hésitante.

— Il faut que j’y réfléchisse, Rolan. J’ai besoin de temps.

Elle n’allait pas le décourager sans être sûre de Galina.

— Les femmes réclament toujours du temps pour réfléchir. Imaginez plutôt la distraction que vous procurerait un jeu innocent.

Il lui caressa la joue avant de s’éloigner, ce qui la fit frissonner. Pour un Aiel, toucher la joue de quelqu’un en public équivalait à un baiser. En tout cas, elle avait ressenti cette caresse comme un baiser. Innocent ? Elle doutait qu’un tel jeu n’aille pas plus loin. Heureusement, elle n’aurait pas à s’en assurer – ni rien à cacher à Perrin – si Galina disait vrai.

L’Aes Sedai se précipita vers elle dès que Rolan s’éloigna.

— Où est-elle ? demanda Galina, lui saisissant le bras. Dites-le-moi ! Je sais que vous l’avez. C’est sûr !

Elle semblait presque suppliante. Les mauvais traitements de Therava avaient anéanti son sang-froid légendaire d’Aes Sedai.

Faile dégagea son bras.

— D’abord, répétez-moi que vous nous emmènerez, moi et mes amies, quand vous partirez. Et dites-moi quand.

— Ne me parlez pas sur ce ton ! s’exclama Galina d’une voix sifflante.

Faile vit des points noirs flotter devant ses yeux avant de réaliser qu’elle avait été giflée. À sa grande surprise, elle gifla Galina de toutes ses forces, ce qui la fit chanceler. Elle réprima l’envie de porter la main à sa joue, mais Galina frictionna la sienne, les yeux exorbités sous le choc. Faile banda tous ses muscles dans l’attente de recevoir un coup porté avec le Pouvoir, mais rien ne se passa. Certains gai’shains les regardèrent en passant, mais aucun ne s’arrêta ni même ne ralentit. Tout ce qui pouvait ressembler à un rassemblement de gai’shains attirerait les yeux des Shaidos, et vaudrait une punition à tous les participants.

— Dites-le-moi, répéta Faile.

— Je vous emmènerai avec moi, vous et vos amies, grogna Galina, rabaissant sa main. Je partirai demain. Si vous l’avez. Sinon, Sevanna saura dans l’heure qui vous êtes !

Eh bien, voilà qui s’appelait parler sans détour.

— Elle est cachée dans la ville. Je vais aller vous la chercher maintenant.

Mais comme elle se retournait, Galina lui saisit de nouveau le bras. Dardant les yeux dans toutes les directions, l’Aes Sedai baissa la voix, comme s’inquiétant soudain d’être entendue. Elle paraissait effrayée.

— Non. Je ne veux pas prendre le risque qu’on vous voie. Vous me la donnerez demain matin. En ville. Rendez-vous là-bas. À l’extrémité sud de la cité. Je marquerai la maison d’une écharpe rouge.

Faile cligna des yeux. La moitié sud de Malden était une coquille calcinée.

— Pourquoi là-bas ? demanda Faile, incrédule.

— Parce que personne n’y va, imbécile ! Parce que personne ne nous verra ! dit-elle scrutant toujours les parages. Demain matin de bonne heure. Si vous n’y êtes pas, vous le regretterez !

Resserrant ses jupes, elle détala dans la foule.

Faile la suivit des yeux, fronçant les sourcils. Elle aurait dû vibrer d’allégresse, mais il n’en fut rien. Galina était comme une sauvage, imprévisible. Pourtant, les Aes Sedai ne pouvaient pas mentir. Il semblait qu’elle n’avait aucun moyen de ne pas tenir cette promesse. Et si elle en trouvait un, il y avait toujours son propre plan d’évasion, quoique plus dangereux qu’au début. Ce qui laissait Rolan. Et son jeu du baiser. Galina devait prouver qu’elle était sincère. Il le fallait.

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