23 Appel à une assemblée

Magla et Salita étant sorties pour la matinée, Romanda avait la tente brune et rapiécée pour elle seule, occasion bénie de lire, même si les deux lampes de cuivre dépareillées posées sur la petite table émettaient une légère odeur de rance. Il fallait vivre avec ce genre de désagrément, ces temps-ci. Certains pouvaient considérer La Flamme, La Lame, et Le Cœur comme une lecture indigne de ses accomplissements et de sa situation – adolescente à Far Madding, ce genre de livre lui était interdit –, mais ça la divertissait agréablement des livres d’histoire si secs et des rapports terrifiants sur la famine. Elle avait vu autrefois un quartier de bœuf aussi frais après des mois que le jour de l’abattage. À présent, les tissages de Conservation échouaient les uns après les autres. Certaines commençaient à murmurer qu’il y avait des failles dans les créations d’Egwene, mais c’étaient des sottises. Si un tissage marchait une fois, il marchait toujours s’il était correctement exécuté, à moins que quelque chose ne le perturbe. Or les nouveaux tissages d’Egwene fonctionnaient toujours comme elle le prédisait. Elle devait le reconnaître. Et malgré tous leurs efforts, et elles en avaient fait, elles n’avaient pu détecter aucune interférence. C’était comme si la saidar elle-même déclinait. C’était impensable. Et inéluctable. Pire que tout, personne ne trouvait de solution pour remédier à la situation ! Un bref interlude avec des romans à l’eau de rose était préférable à des tentatives futiles et à l’échec de ce qui, de par sa nature, ne pouvait pas échouer.

La novice qui faisait le ménage dans la tente eut le bon sens de ne pas faire de commentaire sur sa lecture, ou de regarder deux fois le livre à reliure en bois. Bodewhin Cauthon était assez jolie, et elle était intelligente, bien qu’ayant quelque chose de son frère autour des yeux et plus qu’un peu de lui dans sa tête qu’elle ne voulait bien se l’avouer. Sans aucun doute, elle était déjà sur le chemin de l’Ajah Verte, ou peut-être de la Bleue. Elle voulait vivre des aventures, comme si une vie d’Aes Sedai n’allait pas lui en apporter plus qu’elle n’en voudrait sans aller les chercher. Romanda ne ressentait aucun regret de la voie prise par cette petite. Les Jaunes n’auraient que l’embarras du choix parmi des novices les plus prometteuses. Pas question d’accepter aucune des femmes plus âgées, bien sûr, mais il restait quand même beaucoup de monde. Elle s’efforça de se concentrer sur sa page. Elle aimait l’histoire de Birgitte et Gaidal Gain.

La tente, pas spécialement grande, était très encombrée. On y voyait trois lits de camp rudimentaires à peine adoucis par de minces matelas de laine pleins de bosses, trois fauteuils à dossiers droits de factures très différentes, une table de toilette branlante surmontée d’un miroir fêlé, avec un broc bleu ébréché posé au milieu de la cuvette blanche, et, dans le prolongement de la table, calés par un petit bout de bois glissé sous un pied, des coffres pour les vêtements, la literie et les objets personnels. En tant que Députée, elle aurait pu avoir la tente individuelle, mais elle aimait pouvoir garder l’œil sur Magla et Salita. Bien qu’elles représentent toutes les Jaunes, ça n’était pas une raison pour leur faire confiance. Magla était logiquement son alliée à l’Assemblée, mais elle n’en faisait que trop souvent à sa guise, tout comme Salita. C’était quand même dérangeant, sans parler du manque de place. Bodewhin avait beaucoup de travail, surtout pour ranger les robes et les sandales que Salita laissait sur les tapis troués après avoir décidé qu’elles ne conviendraient pas pour la journée. Cette femme était assez frivole pour être une Verte. Elle passait en revue sa garde-robe tous les matins ! Elle pensait sans doute que la servante de Romanda rangerait tout – elle semblait toujours croire qu’Aelmara était autant à son service qu’à celui de Romanda –, mais Aelmara avait servi Romanda pendant des années avant de partir en retraite, et l’avait aidée à s’évader de Far Madding peu après suite à un léger malentendu. Elle ne demanderait jamais à Aelmara de s’occuper d’une autre sœur aussi bien que d’elle-même.

Elle fronça les sourcils sur son livre, sans en lire un seul mot. Pourquoi diable Magla avait-elle insisté pour que Salita vienne avec elles, à Salidar ? En vérité, Magla avait cité plusieurs noms, chacun plus ridicule que le précédent, puis avait choisi Salita quand elle avait décidé que la Tairene boulotte avait le plus de chances de devenir Députée. Romanda avait soutenu Dagdara, candidate beaucoup plus satisfaisante, sans parler du fait qu’elle pensait pouvoir l’influencer sans trop de difficulté, mais elle-même était candidate à un siège alors que Magla en avait déjà un. Cela avait du poids, même si Romanda avait auparavant occupé un siège plus longtemps que personne d’autre, de mémoire de sœur. Enfin, c’était fait, et il n’y avait pas à y revenir. Ce qui ne peut pas être guéri doit être supporté.

Nisao se baissa pour entrer dans la tente, entourée de l’aura de la saidar qui s’éteignit dès qu’elle eut franchi le seuil. Pendant le bref instant où les rabats de la tente retombèrent, Sarin, son Lige chauve et noueux comme une souche, apparut, tenant la poignée de son épée, et sa tête pivotant dans toutes les directions. À l’évidence, il montait la garde.

— Puis-je vous parler seul à seul ? demanda la minuscule sœur.

Assez petite pour faire paraître Sarin grand, elle faisait toujours penser à un moineau aux grands yeux. Mais il n’y avait rien de petit dans son pouvoir d’observation ou son intelligence. Elle avait été choisie de manière évidente par le Conseil des Ajahs, créé pour garder un œil sur Egwene, et ce n’était certainement pas sa faute si le Conseil avait peu, voire pas du tout, restreint les activités de la jeune Amyrlin.

— Bien sûr, Nisao, dit Romanda avec naturel, refermant son livre et le mettant sous le coussin jaune à pompons de son fauteuil.

Il ne fallait surtout pas que le bruit se propage qu’elle lisait une telle littérature.

— C’est presque l’heure de votre prochain cours, Bodewhin. Il ne faut pas être en retard.

— Oh, non, Aes Sedai ! Sharina serait très mécontente.

Déployant ses jupes en une profonde révérence, la novice sortit en courant.

Romanda pinça les lèvres. Sharina serait mécontente. Cette femme était emblématique de tout ce qu’il y avait de blâmable à inscrire des femmes de plus de dix-huit ans dans le livre des novices. Et une fois que leur nom y figurait, il était très difficile de renvoyer une femme. Malheureusement, au cours des ans, on avait découvert que beaucoup avaient menti sur leur âge pour entrer à la Tour. De quelques années dans la plupart des cas. L’autorisation d’y rester avait créé des précédents. Et Egwene al’Vere en avait créé un autre, pire encore. Il devait y avoir un moyen de faire cesser ça.

— Puis-je protéger notre intimité ? demanda Nisao.

— Si vous voulez. Avez-vous appris quelque chose sur les négociations ?

Malgré la capture d’Egwene, les pourparlers continuaient dans le pavillon au pied du pont de Darein. Ou plutôt le semblant de pourparlers. C’était une farce, une pantomime d’obstination, mais il était nécessaire de surveiller étroitement les négociatrices. Varilin s’était attribué la plus grande partie du travail, revendiquant les prérogatives de l’Ajah Grise. Magla trouvait des moyens pour s’insinuer dans les discussions chaque fois qu’elle pouvait, et Saroiya, Takima et Faiselle en faisaient autant. Pire que le fait qu’elles avaient l’air de se méfier les unes des autres pour continuer les négociations, parfois, elles semblaient négocier pour Elaida. Enfin, ce n’était peut-être pas aussi grave. Elles tenaient bon contre l’exigence ridicule que l’Ajah Bleue soit dissoute et demandaient, quoique pas avec assez de force, la démission d’Elaida, mais si elles – et Lelaine, elle était forcée de l’admettre – ne raffermissaient pas leur courage de temps en temps, elles auraient pu accepter certaines des conditions les plus odieuses d’Elaida. Par la Lumière, parfois, on avait l’impression qu’elles avaient oublié les raisons pour lesquelles elles avaient marché sur Tar Valon !

— Servez-nous le thé, dit-elle, montrant un plateau en bois peint posé sur deux coffres, et supportant une théière en argent et quelques tasses cabossées en étain. Et dites-moi ce que vous avez entendu.

L’aura de la saidar brilla autour de Nisao, le temps d’établir une garde contre les écoutes et de nouer le tissage.

— Je ne sais rien des négociations, dit-elle, remplissant les deux tasses. Je voulais vous demander de parler à Lelaine.

Romanda prit la tasse qu’elle lui tendait et but une gorgée pour se donner le temps de la réflexion. Au moins le thé n’était pas gâté.

Lelaine ? Qu’y avait-il à dire sur Lelaine qui exigeât une garde ? Pourtant, tout ce qui pouvait lui donner un avantage sur Lelaine serait utile. Ces derniers temps, Lelaine avait une attitude trop suffisante pour qu’elle ne s’en méfie pas. Elle remua dans son fauteuil.

— À quel sujet ? Pourquoi ne lui parlez-vous pas vous-même ? J’espère que nous ne sommes pas tombées si bas que la Tour Blanche sous Elaida.

— Je lui ai parlé. Ou plutôt, elle m’a parlé, et assez violemment.

Nisao s’assit, posa sa tasse sur la table, puis arrangea les plis de ses jupes à taillades jaunes avec un soin minutieux. Elle fronçait un peu les sourcils. Elle aussi cherchait à gagner du temps, semblait-il.

— Lelaine exigeait que je cesse de poser des questions sur Anaiya et Kairen, dit-elle finalement. D’après elle, leurs meurtres sont l’affaire de l’Ajah Bleue.

Romanda renifla avec dédain et remua sur son siège. La reliure de bois du livre était dure sous son postérieur, ses coins lui rentrant dans la hanche.

— C’est totalement absurde. Mais pourquoi enquêtiez-vous ? Je n’ai pas souvenir que ces questions vous aient jamais intéressée.

Nisao porta sa tasse à ses lèvres, mais si elle but, ce ne fut qu’une goutte. Abaissant sa tasse, elle sembla grandir tant elle se tint droite. Un moineau se transformant en faucon.

— Parce que la Mère me l’a ordonné.

Romanda dut faire un effort pour ne pas hausser les sourcils. Tiens, tiens… Au début, elle avait accepté Egwene pour les mêmes raisons que les autres Députées, soupçonnait-elle. C’était sûrement le cas de Lelaine, après qu’elle avait réalisé qu’elle n’obtiendrait pas l’étole et le sceptre. Une jeune fille malléable serait une marionnette dans les mains de l’Assemblée, et Romanda comptait bien en tirer les fils. Plus tard, il avait semblé évident que Siuan était la véritable marionnettiste, et il n’y avait eu aucun moyen de l’arrêter à moins de se rebeller contre une seconde Amyrlin, ce qui aurait sans aucun doute brisé la révolte contre Elaida. Elle espérait que Lelaine en avait grincé des dents autant qu’elle. Maintenant, Egwene était aux mains d’Elaida, pourtant, au cours de plusieurs réunions, elle était restée calme, déterminée dans son action. Romanda ressentait une sorte de respect récalcitrant pour cette jeune fille. Très récalcitrant, mais elle ne pouvait pas le nier. Ce devait être Egwene elle-même. L’Assemblée surveillait étroitement le ter’angreal de rêve et bien que personne ne pût trouver celui que Leane avait prêté avant le soir où elle et Siuan en étaient pratiquement venues aux mains. Il était sûr que Siuan se glissait dans le Tel’aran’rhiod pour instruire cette femme de ce qu’elle devait dire. Était-il possible que Nisao en soit venue à la même conclusion au sujet d’Egwene sans la voir dans le Monde Invisible ?

— Est-ce une raison suffisante pour vous, Nisao ?

Elle pouvait difficilement récupérer son livre sans que l’autre s’en aperçoive. Elle se bougea une fois de plus, mais impossible de trouver une position confortable. Elle allait avoir un bleu si ça continuait.

Nisao fit tourner sa tasse sur la table, mais elle ne détourna pas les yeux.

— C’est ma raison essentielle. Au commencement, je croyais qu’elle finirait comme un animal familier pour vous. Ou pour Lelaine. Plus tard, quand il fut clair qu’elle vous avait déjouées toutes les deux, j’ai pensé que Siuan tenait sa laisse, mais j’ai bientôt réalisé que je me trompais. Siuan a été une instructrice, j’en suis sûre, une conseillère, et peut-être même une amie, mais j’ai vu Egwene la remettre à sa place. Personne ne tient Egwene en laisse. Elle est intelligente, observatrice, habile, et elle apprend vite. Elle deviendra sans doute l’une des plus grandes Amyrlins.

La sœur-oiseau eut soudain un bref éclat de rire.

— Réalisez-vous qu’elle sera l’Amyrlin au plus long règne de l’histoire ? Personne ne vivra assez pour régner plus longtemps qu’elle, sauf si elle décide de démissionner jeune.

Les sourires disparurent, faisant place à des expressions solennelles et peut-être inquiètes.

Mais pas parce qu’elle avait failli violer la coutume. Nisao disciplina son visage, mais ses yeux ne changèrent pas.

— Enfin, si nous parvenons à nous débarrasser d’Elaida.

Entendre ses propres pensées ainsi exprimées était agaçant. Une grande Amyrlin ? Enfin ! Il faudrait attendre des années pour savoir si cela se réaliserait. Mais qu’Egwene parvienne ou non à réaliser cet exploit considérable et improbable, elle découvrirait que l’Assemblée serait beaucoup moins docile quand ses pouvoirs militaires auraient expiré. Ce serait le cas de Romanda Cassin. Le respect, c’était une chose, et être docile comme un animal domestique en était une autre. Se levant sous prétexte d’arranger ses jupes jaune foncé, elle sortit le livre de sous le coussin, puis se rassit, essayant de le lâcher subrepticement. Il heurta le tapis avec un bruit mat, et les sourcils de Nisao frémirent. Romanda ignora cette réaction, poussant du pied le livre sous la table.

— Nous y arriverons, dit-elle, avec plus d’assurance qu’elle n’en ressentait.

Les négociations bizarres et l’emprisonnement prolongé d’Egwene la faisaient hésiter, en plus de la prétention d’Egwene de saper Elaida de l’intérieur. Bien qu’il semblât que son travail eût été fait par d’autres, si ses rapports sur la situation à la Tour étaient exacts. Mais Romanda y croyait parce qu’elle le devait. Elle n’avait nullement l’intention de vivre coupée de son Ajah, acceptant la punition jusqu’à ce qu’Elaida la juge digne d’être de nouveau une Aes Sedai à part entière, ni l’intention d’accepter Elaida a’Roihan comme Amyrlin. Plutôt Lelaine qu’elle. L’un de ses arguments pour élever Egwene avait été d’empêcher Lelaine d’obtenir l’étole et le sceptre. Aucun doute que Lelaine n’avait pensé la même chose à son sujet.

— Et j’informerai Lelaine sans ménagement que vous pouvez poser les questions que vous voulez. Nous devons élucider ces meurtres, et le meurtre d’une sœur, quelle qu’elle soit, est toujours l’affaire de toutes les autres. Qu’avez-vous appris jusqu’ici ?

La question n’était peut-être pas convenable, mais le statut de Députée donnait certains privilèges.

Nisao ne sembla pas choquée d’être questionnée. Aussi, elle n’hésita pas à répondre.

— Très peu de choses, j’en ai peur, dit-elle avec regret, fronçant les sourcils sur sa tasse. Il semblait qu’il devait y avoir eu un lien entre Anaiya et Kairen, une raison quelconque qu’elles aient été choisies, mais tout ce que j’ai appris jusqu’ici, c’est qu’elles étaient très amies depuis des années. Les Bleues les appelaient, elles deux et une autre Bleue du nom de Cabriana Mecandes, « les Trois », parce qu’elles étaient proches. Mais elles étaient très secrètes. Personne ne se souvient de les avoir entendues parler de leurs propres affaires, sauf entre elles. En tout cas, l’amitié paraît un motif bien faible pour un meurtre. J’espère trouver une raison pour laquelle quelqu’un aurait voulu les tuer, surtout un homme capable de canaliser, mais j’avoue que je n’ai guère d’espoir.

Romanda plissa le front. Cabriana Mecandes. Elle accordait peu d’attention aux autres Ajahs – seule la Jaune avait une fonction vraiment utile ; comment l’une de leurs passions pouvait-elle se comparer à la Guérison ? – pourtant ce nom fit résonner un gong tout au fond de sa tête. Pourquoi ? Cela lui reviendrait peut-être. Ce ne pouvait pas être important.

— De faibles espoirs peuvent produire des fruits inattendus, Nisao. C’est un ancien dicton de Far Madding, et il est vrai. Continuez vos investigations. En l’absence d’Egwene, vous me présenterez vos rapports.

Nisao cligna des yeux et serra les dents un instant, mais qu’elle fasse ses rapports à Romanda n’avait pas d’importance, et elle devait obéir. Elle pouvait difficilement se plaindre d’interférences dans ses activités. Le meurtre n’était pas l’affaire d’une seule sœur. De plus, Magla avait peut-être réussi à faire passer son choix ridicule pour la troisième Députée Jaune, mais Romanda s’était assuré facilement la position de Première Tisserande. Après tout, elle avait été à la tête de l’Ajah Jaune avant de se retirer, et même Magla n’avait pas voulu se déclarer candidate contre elle. La position avait beaucoup moins de pouvoir qu’elle ne l’aurait voulu, mais au moins elle pouvait compter sur l’obéissance. De la part des Sœurs Jaunes, sinon des Députées.

Comme Nisao dénouait sa garde contre les écoutes et la laissait se dissiper, Theodrin fit irruption dans la tente. Elle portait son châle déployé sur ses épaules et ses bras, comme le faisaient souvent les sœurs récemment élevées. La svelte Domanie avait choisi l’Ajah Brune après qu’Egwene lui eut accordé le châle, mais les Brunes n’avaient pas su quoi faire d’elle après l’avoir finalement acceptée. Comme elles avaient semblé disposées à l’ignorer largement, ce qui était une erreur, Romanda l’avait prise sous son aile. Theodrin s’efforçait de se comporter comme si elle était vraiment Aes Sedai, pourtant elle était brillante et équilibrée. Petite révérence, mais révérence quand même. Elle avait parfaitement conscience de ne pas avoir droit au châle avant d’avoir été testée et d’avoir réussi. Il aurait été cruel de ne pas s’assurer qu’elle le comprenait.

— Lelaine a convoqué une réunion de l’Assemblée, dit-elle, haletante. Je n’ai pas découvert pourquoi. Je suis venue vous avertir en courant, mais je n’ai pas voulu vous déranger tant qu’il y avait la garde.

— Et vous avez bien fait, répondit Romanda. Nisao, si vous voulez bien m’excuser, je vais voir ce que mijote Lelaine.

Prenant son châle sur l’un des coffres, elle le jeta sur ses épaules et ses bras et vérifia sa coiffure dans le miroir fêlé, avant de faire sortir les autres et de les regarder s’éloigner. Non qu’elle craignît que Nisao ne tente de voir ce qui avait fait ce bruit mat si elle restait seule dans la tente, mais elle préférait ne pas prendre de risque. Aelmara remettrait le livre à sa place, avec plusieurs autres volumes similaires, dans le coffre contenant les affaires personnelles de Romanda. Il était fermé par une solide serrure avec seulement deux clés, l’une dans sa poche, l’autre dans celle d’Aelmara.

L’air matinal était frais, pourtant le printemps était arrivé brusquement. Les nuages noirs se massant derrière les pics déchiquetés du Mont du Dragon leur enverraient de la pluie plutôt que de la neige, mais pas sur le camp, espérait-elle. Beaucoup de tentes prenaient l’eau, et les allées du camp étaient déjà bourbeuses. Les roues des charrettes de marchandises éclaboussaient de la boue tout en creusant de nouvelles ornières, conduites par des femmes, pour la plupart, et par quelques hommes aux cheveux gris. L’accès des mâles au camp des Aes Sedai était strictement limité. Cependant, presque toutes les sœurs qu’elle voyait évoluer sur les planches inégales des trottoirs en bois étaient entourées de l’aura de la saidar, et suivies de leur Lige si elles en possédaient un. Romanda refusait d’embrasser la Source chaque fois qu’elle sortait – quelqu’un devait donner l’exemple –, mais cela lui manquait. Un Lige lui manquait aussi. Laisser les hommes à l’extérieur du camp, c’était très bien, mais un meurtrier ne respecterait sans doute guère cette interdiction.

Devant elle, Gareth Bryne sortit d’une rue latérale, trapu et grisonnant, son plastron sanglé par-dessus sa tunique couleur chamois, son casque pendu à l’arçon de sa selle. Siuan l’accompagnait, chancelant sur une jument hirsute et rebondie. Sa beauté était telle qu’il était difficile de croire qu’elle avait été dure et intransigeante quand elle était Amyrlin. Difficile de croire qu’elle était toujours une intrigante accomplie. Comme l’étaient les Bleues. La jument avançait lourdement, mais Siuan faillit tomber avant que Bryne ne tende la main pour la rattraper. À la limite du quartier des Bleues – les quartiers d’habitation étaient disposés approximativement comme à la Tour –, il démonta le temps de l’aider à mettre pied à terre, puis il se remit en selle et la planta là, tenant les rênes de sa jument et le suivant des yeux. Pourquoi faisait-elle cela ? Cirer ses bottes, laver son linge ? Leurs rapports étaient aberrants. La Bleue aurait dû y mettre fin, et au diable la coutume !

Tournant le dos à Siuan, Romanda s’avança vers le pavillon qui servait temporairement à l’Assemblée de la Tour. Pour agréable que ce fût de se retrouver dans la vraie salle, sans parler de se réunir sous le nez d’Elaida, peu de sœurs parvenaient à dormir, alors le pavillon devait continuer à servir. Elle s’avança sur les chemins de planches sans se presser. On ne la verrait pas se précipiter pour répondre au désir de Lelaine. Qu’est-ce qu’elle pouvait lui vouloir ?

Un gong résonna en un son vibrant magnifié par le Pouvoir, à travers tout le camp – une autre des suggestions de Sharina – et soudain les planches grouillèrent de novices se hâtant vers leurs classes ou leurs corvées, encombrées par les familles. Ces familles de six ou sept assistaient toujours aux mêmes cours, accomplissaient leurs corvées ensemble, en fait, faisaient tout ensemble. C’était une façon très efficace de gérer tant de novices : près de cinquante étaient arrivées au camp rien que ces deux dernières semaines, portant le total à près de mille malgré les fugitives, et près d’un quart d’entre elles étaient assez jeunes pour être de vraies novices, plus que la Tour n’en avait eu depuis des siècles ! Mais elle regrettait que ce fût l’œuvre de Sharina. Elle n’avait même pas jugé bon de soumettre son idée à la Maîtresse des Novices. Les novices, dont certaines grisonnantes et ridées, de sorte qu’il était difficile de les considérer comme des enfants malgré leur robe blanche, s’esquivaient pour laisser passer les sœurs à qui elles faisaient la révérence, mais sans marcher dans la rue boueuse pour leur faire place. Encore Sharina. Sharina avait fait savoir qu’elle ne voulait pas que ses filles salissent leur belle robe blanche. Cela suffisait pour que Romanda grince des dents. Les novices qui lui firent la révérence se redressèrent vivement et repartirent en courant.

Devant elle, elle repéra Sharina, en conversation avec Tiana, cette dernière enveloppée de l’aura de la saidar. Elle était seule à parler, Tiana hochant simplement la tête de temps en temps. Il n’y avait rien d’irrespectueux dans le comportement de Sharina, mais malgré le blanc des novices, avec son visage ridé et son chignon gris, elle avait l’apparence de ce qu’elle était : une grand-mère. Et Tiana semblait juvénile. Quelque chose dans son allure et ses grands yeux noisette renforçait l’air d’éternelle jeunesse de l’Aes Sedai. Pour Romanda, la scène ressemblait trop à une grand-mère donnant des instructions à sa petite-fille. Comme elle approchait d’elle, Sharina lui fit une révérence correcte et partit dans l’autre direction pour rejoindre sa famille qui l’attendait. Avait-elle un peu moins de rides que précédemment ? Impossible de savoir ce qui se passait quand une femme commençait à travailler avec le Pouvoir à son âge. Soixante-sept ans, et novice !

— Vous donne-t-elle des difficultés ? demanda-t-elle. Tiana sursauta comme si on lui avait glissé un glaçon dans le corsage.

Il lui manquait la dignité, la gravité, seyant à une Maîtresse des Novices. Parfois, elle semblait accablée par le nombre de ses élèves. Et elle était beaucoup trop indulgente, acceptant des excuses qui n’avaient pas lieu d’être.

Mais elle se ressaisit rapidement, emboîtant le pas à Romanda, quoique lissant inutilement ses jupes gris foncé.

— Des difficultés ? Bien sûr que non. Sharina est une novice modèle. À dire vrai, elles sont irréprochables. La plupart de celles qu’on m’envoie sont des mères ou des tantes vexées, parce que leurs filles ou leurs nièces apprennent plus vite qu’elles ou ont un plus grand potentiel. Elles croient que cela peut se corriger. Elles peuvent être curieusement inflexibles sur ce point, jusqu’à ce que je leur mette du plomb dans la cervelle en étant inflexible. Bien que bon nombre m’aient été envoyées plus d’une fois. Une poignée semblent surprises qu’on puisse les fouetter.

— Vraiment, dit distraitement Romanda.

Elle venait de repérer Delana se hâtant dans la même direction, son châle frangé de gris déployé sur ses bras, et sa prétendue secrétaire marchant près d’elle. Delana était en gris foncé, mais la catin Saranov était en soie verte, sa tenue découvrait la moitié de sa poitrine et était beaucoup trop ajustée sur les hanches qu’elle roulait sans vergogne. Dernièrement, elles semblaient douter de l’histoire selon laquelle Halima était simplement la servante de Delana. Effectivement, elle faisait de grands gestes tandis que Delana hochait la tête, d’un air docile.

Docile ! C’était toujours une erreur de choisir une compagne de lit ne portant pas le châle. Surtout si vous étiez assez bête pour la laisser commander.

— Sharina est non seulement une novice modèle, poursuivit Tiana avec entrain, mais elle manifeste beaucoup de talent pour la nouvelle façon de Guérir de Nynaeve. Comme pas mal de novices plus âgées. La plupart étaient des Sagettes de village, bien que je ne voie pas le rapport. L’une était une noble murandienne.

Romanda trébucha sur son propre talon et fit deux pas en chancelant, agitant les bras pour retrouver son équilibre, avant de se stabiliser et de resserrer son châle. Tiana lui posa la main sur le bras pour la retenir, murmurant que les planches étaient inégales, mais Romanda se dégagea. Sharina avait du talent pour la nouvelle façon de Guérir ? Et pas mal de femmes plus âgées ? Elle-même avait appris la nouvelle méthode, mais bien qu’elle fut assez différente de l’ancienne pour que la limitation du second tissage appris ne s’applique pas, elle n’était pas très douée. Pas autant que pour l’ancienne méthode.

— Et pourquoi les novices sont-elles autorisées à la pratiquer, Tiana ?

Tiana rougit, et avec raison. Ces tissages étaient beaucoup trop complexes pour des novices, sans compter qu’ils devenaient dangereux quand ils étaient mal employés : la Guérison pouvait tuer.

— Je ne peux guère les empêcher de voir les applications de la Guérison, Romanda, dit Tiana, sur la défensive, remuant les bras comme pour ajuster le châle qu’elle ne portait pas. Il y a toujours des os cassés ou un imbécile qui s’est vilainement coupé, sans parler des maladies récentes. La plupart des femmes plus âgées n’ont qu’à voir un tissage une fois pour le connaître par cœur.

Brusquement, et pour un bref instant, le rouge lui remonta aux pommettes. Puis elle se ressaisit, se redressa, et sa voix reprit de l’assurance.

— D’ailleurs, Romanda, je ne devrais pas avoir à vous rappeler que les novices et les Acceptées sont sous ma responsabilité. En tant que Maîtresse des Novices, c’est moi qui décide ce qu’elles peuvent apprendre et quand. Certaines de ces femmes pourraient passer le test d’Acceptées aujourd’hui, après seulement quelques mois de formation. Au moins en ce qui concerne le Pouvoir. Si je choisis de ne pas les laisser se tourner les pouces, c’est à moi seule d’en juger.

— Peut-être devriez-vous aller voir si Sharina a d’autres instructions pour vous, dit Romanda avec froideur.

Le visage cramoisi, Tiana pivota sur ses talons et s’éloigna sans ajouter un mot, à la limite de l’impolitesse. Même de dos, elle était l’image de l’indignation, l’échine raide comme un piquet, le pas précipité.

S’efforçant d’écarter de son esprit la Maîtresse des Novices, elle se remit en route vers le pavillon, mais dut se contenir pour ne pas marcher aussi vite que Tiana. Sharina. Et bon nombre des novices plus âgées. Devait-elle reconsidérer sa position ? Non. Bien sûr que non. Leurs noms n’auraient jamais dû figurer dans le livre des novices. Pourtant ils y figuraient, et il semblait qu’elles aient maîtrisé la merveilleuse nouvelle méthode de Guérison. Oh, c’était un sac de nœuds inextricable ! Elle n’avait pas envie d’y penser. Pas maintenant.

Le pavillon se dressait au cœur du camp, fait d’une épaisse toile rapiécée, et entouré d’une allée en planches trois fois plus large que les autres. Retroussant ses jupes, elle la traversa rapidement. Elle n’avait rien contre la vitesse quand elle lui permettait de s’extirper plus vite de la boue. Pourtant, Aelmara aurait de quoi faire, rien qu’en nettoyant ses souliers. Et ses jupons, pensa-t-elle en lâchant ses jupes, recouvrant ses chevilles.

L’annonce d’une réunion de l’Assemblée attirait toujours les sœurs espérant avoir des nouvelles des négociations ou d’Egwene.

Une bonne cinquantaine étaient déjà rassemblées autour du pavillon avec leurs Liges, ou se tenaient à l’intérieur, juste derrière le banc où s’assiérait leur Députée. Même ici, la Lumière du Pouvoir brillait, comme si elles étaient en danger, entourées d’autres Aes Sedai. Elle ressentit une forte envie de faire le tour du pavillon en distribuant des gifles. C’était impossible, bien sûr. Même si l’on pouvait ignorer la coutume, un siège à l’Assemblée n’autorisait pas un tel comportement.

Sheriam, l’étroite étole bleue de Gardienne sur les épaules, ressortit au milieu de la foule, en partie parce qu’on avait fait le vide autour d’elle. D’autres sœurs évitaient de la regarder, et encore plus de l’approcher. La femme aux cheveux de flamme embarrassait beaucoup de sœurs, apparaissant chaque fois que l’Assemblée était appelée en session. La loi était assez claire. Toute sœur pouvait assister à une réunion de l’Assemblée, à moins qu’elle ne fut à huis clos, pourtant l’Amyrlin ne pouvait pas entrer à l’Assemblée de la Tour sans être annoncée par la Gardienne, et la Gardienne n’avait pas le droit d’entrer sans l’Amyrlin. Les yeux verts de Sheriam étaient inquiets, comme d’habitude, et elle se trémoussait de façon indécente, comme une novice sur le point de se rendre chez la Maîtresse des Novices. Au moins, elle n’embrassait pas la Source, et son Lige n’était pas en vue.

Avant d’entrer dans le pavillon, Romanda jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et soupira. La grosse masse de nuages noirs derrière le Mont du Dragon avait totalement disparu. Il y aurait probablement une nouvelle vague de panique parmi les palefreniers, les ouvriers et les servantes. Curieusement, les novices semblaient prendre ces étranges événements avec plus de naturel. Peut-être parce qu’elles s’efforçaient d’imiter les sœurs, mais elle soupçonna une fois de plus la main de Sharina. Qu’allait-elle faire au sujet de cette femme ?

À l’intérieur, dix-huit boîtes couvertes de tissus aux couleurs des six Ajahs représentées dans le camp formaient des estrades, deux rangées en biais sur les tapis, s’élargissant vers une boîte couverte d’un tissu rayé des sept couleurs. Sagement, Egwene avait décidé d’y inclure le rouge, malgré une opposition considérable. Alors qu’Elaida semblait déterminée à monter les Ajahs les unes contre les autres, Egwene était déterminée à maintenir une bonne entente entre elles, y compris avec la Rouge. Sur le banc de bois surmontant cette plate-forme était déployée l’étole aux sept rayures. Personne ne revendiquait la responsabilité de l’y avoir placée, sans pourtant l’avoir enlevée. Romanda ne savait pas si c’était un rappel d’Egwene al’Vere, un écho de sa présence, ou un rappel de son absence et de sa captivité.

Elle n’était pas la seule à avoir pris son temps pour répondre à la convocation de Lelaine. Delana était là, bien sûr, avachie sur son siège, se frictionnant le nez, une lueur pensive dans ses yeux bleus larmoyants. Autrefois, Romanda la trouvait équilibrée, bien qu’inadéquate comme Députée. Au moins, elle ne permettait pas à Halima de la suivre à l’Assemblée et de continuer à la haranguer. Ou plutôt, Halima choisissait de rester à l’écart. Quiconque l’avait entendue crier sur Delana ne doutait pas de celle qui donnait les ordres. Lelaine elle-même était déjà installée sur son banc, juste au-dessous de l’Amyrlin, svelte femme aux yeux durs, en soie à taillades bleues, avare de ses sourires. Ce qui rendait encore plus bizarre le fait que, de temps en temps, elle jetait un coup d’œil sur l’étole aux sept rayures, avec un petit sourire qui mettait Romanda mal à l’aise, chose rare chez elle. Moria, en drap bleu brodé d’argent, faisait les cent pas devant les plate-formes couvertes de bleu. Fronçait-elle les sourcils parce qu’elle savait pourquoi Lelaine avait convoqué l’Assemblée, ou parce qu’elle était inquiète de ne pas le savoir ?

— J’ai vu Myrelle se promener avec Llyw, disait Malind quand Romanda entra dans le pavillon, et je ne crois pas avoir jamais vu une sœur avec l’air si tourmentée.

Malgré la sympathie du ton, ses yeux pétillaient et ses lèvres pleines frémissaient d’amusement.

— Comment avez-vous jamais pu la convaincre de se lier à lui ? J’étais là quand quelqu’un le lui a suggéré, et elle avait pâli. Cet homme pourrait presque passer pour un Ogier.

— Je me suis exprimée énergiquement là-dessus.

Faiselle, trapue, le visage carré, était une femme énergique ; en vérité, c’était un marteau fait femme. Elle se moquait de tout ce qu’on disait de la séduction des Domanies.

— Je lui avais signalé que Llyw était devenu de plus en plus dangereux pour lui-même et pour les autres depuis la mort de Kairen, et je lui avais dit qu’on ne pouvait pas lui permettre de continuer. Je lui avais fait voir qu’étant la seule sœur à avoir sauvé deux autres Liges en les mêmes circonstances, elle était la seule à pouvoir le tenter de nouveau. Je reconnais que j’ai dû un peu lui forcer la main, mais elle a fini par trouver que j’avais raison.

— Comment diable avez-vous pu forcer la main à Myrelle ? demanda Malind.

Romanda les dépassa. Comment quiconque pouvait forcer la main à Myrelle. Non. Non, pas de commérages.

Janya était sur le banc des Brunes, louchant pensivement. Elle semblait toujours penser à autre chose même quand elle vous parlait. Ça venait peut-être de ses yeux. Les autres bancs étaient encore vides. Romanda regretta d’être arrivée si tôt. Elle aurait préféré être parmi les dernières.

Après un instant d’hésitation, elle s’approcha de Lelaine.

— Consentiriez-vous à donner une idée de la raison pour laquelle vous convoquez l’Assemblée ?

Lelaine eut un sourire amusé, mais désagréable.

— Attendez donc qu’il y ait assez de Députées pour ouvrir la séance. Je n’ai pas envie de me répéter. Je peux quand même vous dire ceci : ce sera dramatique.

Ses yeux dérivèrent vers l’étole, et Romanda frissonna.

Elle ne le montra pas et prit place sur son banc en face de Lelaine. Elle-même ne put s’empêcher de regarder l’étole. Était-ce une manœuvre pour destituer Egwene ? Il semblait improbable que Lelaine dise quelque chose qui la convaincrait de voter pour le meilleur consensus. Ou beaucoup d’autres Députées, vu que cela les ramènerait à la bataille entre elle et Lelaine pour le contrôle, et affaiblirait leur position contre Elaida. Mais l’air assuré de Lelaine était agaçant. Elle s’imposa la patience et attendit. Il n’y avait rien d’autre à faire.

Kwamesa entra en coup de vent dans le pavillon, apparemment chagrinée de ne pas arriver la première, et rejoignit Delana. Salita apparut, sombre et les yeux froids, en vert à taillades jaunes au corsage brodé de volutes. Puis ce fut la ruée. Lyrelle entra d’un pas glissé, gracieuse et élégante en brocart de soie bleue, pour prendre place parmi les Bleues, puis Saroiya et Aledrin, en pleine conversation, la massive Domanie paraissant presque svelte près de la corpulente Tarabonaise. Comme elles prenaient place sur les bancs des Blanches, Samalin au museau de renard rejoignit Faiselle et Malind, et la minuscule Escaralde entra précipitamment. Elle était de Far Madding, elle aussi. Elle aurait dû savoir comment se tenir.

— Varilin est à Darein, je crois, dit Romanda comme Escaralde s’installait près de Janya, mais même si d’autres arrivent plus tard, nous sommes plus de onze. Commençons-nous, Lelaine, ou désirez-vous attendre ?

— Je veux bien commencer.

— Voulez-vous une réunion officielle ?

Lelaine sourit de nouveau. Elle était bien généreuse de ses sourires, ce matin. Ça ne rendait pas pour autant son visage plus chaleureux.

— Ce ne sera pas nécessaire, Romanda, dit-elle, arrangeant un peu ses jupes. Mais je demande que ce qui sera dit ici soit scellé à l’Assemblée jusqu’à nouvel ordre.

Un murmure s’éleva parmi les sœurs de plus en plus nombreuses debout derrière les bancs, et celles restées devant le pavillon. Même certaines Députées eurent l’air surprises. Si la réunion n’était pas officielle, quel besoin d’en occulter les débats ?

Pourtant, Romanda hocha la tête comme si c’était la chose la plus raisonnable du monde.

— Que toutes celles qui n’ont pas de Siège se retirent. Aledrin, voulez-vous tisser une garde ?

Malgré des cheveux blonds et soyeux et des yeux bruns liquides, la Blanche tarabonaise était loin d’être jolie, mais elle avait une tête bien faite, ce qui était plus important. Debout, elle sembla incertaine d’avoir à prononcer la formule rituelle, et finalement, elle se contenta de tisser une garde contre les écoutes autour du pavillon et de la nouer. Les murmures s’estompèrent à mesure que les sœurs et les Liges sortirent de cette garde, jusqu’à ce que le dernier s’éloigne. Puis ce fut le silence. Pourtant, les sœurs restèrent en rang sur la plate-forme de bois, épaule contre épaule, les Liges regroupés derrière elles, afin que tous puissent voir.

Ajustant son châle, Lelaine se leva.

— Une sœur Verte qui demandait Egwene m’a été amenée.

Les Députées s’agitèrent, échangeant des regards surpris, étonnées qu’on ne leur présente pas plutôt la Verte. Lelaine feignit de ne pas s’en apercevoir.

— Elle n’a pas demandé à voir le Siège d’Amyrlin, mais Egwene al’Vere. Elle a proposé de satisfaire certains de nos besoins, tout en refusant d’en dire plus. Moria, voulez-vous l’introduire pour qu’elle puisse présenter ses propositions à l’Assemblée.

Elle se rassit.

Moria quitta le pavillon, fronçant toujours les sourcils, et dehors, la foule s’ouvrit pour la laisser passer. Romanda vit des sœurs qui tentaient de la questionner, mais elle les ignora et disparut de l’autre côté de la rue dans le quartier de l’Ajah Bleue. Romanda avait une douzaine de questions qu’elle aurait aimé poser en attendant, mais session officielle ou non, des questions auraient été inconvenantes à ce stade. Pourtant, les Députées n’attendirent pas en silence. À chaque Ajah, sauf la Bleue, les femmes descendirent de leur banc pour se rapprocher et parler à voix basse. Sauf les Bleues et les Jaunes. Salita descendit et s’approcha de la plate-forme de Romanda qui leva légèrement une main dès qu’elle ouvrit la bouche.

— Qu’y a-t-il à discuter avant que nous sachions quelle est la proposition, Salita ?

Le visage rond de la Députée tairene était impassible comme la pierre, mais au bout d’un moment, elle hocha la tête et retourna s’asseoir. Elle n’était pas idiote, loin de là. Inadéquate.

Finalement, Moria revint avec une grande femme en vert foncé, au sévère visage ivoire encadré de cheveux noirs tirés en arrière et retenus par un peigne en argent. Toutes les Députées reprirent leur place. Trois hommes, l’épée au côté, franchirent derrière elle la foule des sœurs et entrèrent dans le pavillon. Inhabituel. Très inhabituel pour des débats scellés à l’Assemblée. D’abord, Romanda leur accorda peu d’attention. Elle n’avait pas d’intérêt pour les Liges depuis la mort du sien, quelques années plus tôt. Mais une Verte ravala bruyamment son air, et Aledrin glapit. Elle braquait les yeux sur les Liges.

Romanda les regarda avec plus d’attention et faillit s’étouffer elle-même. Ils étaient différents, uniquement semblables au sens où un léopard est semblable à un lion, mais l’un d’eux, beau garçon hâlé par le soleil, aux cheveux nattés, tout vêtu de noir, arborait deux broches sur le col de sa tunique. Une épée en argent et une créature serpentine rouge et or. Elle en avait entendu suffisamment de descriptions pour savoir qu’elle regardait un Asha’man. Et un Asha’man apparemment lié à une Aes Sedai. Resserrant ses jupes, Malind sauta à bas de son banc et sortit, se ruant dans la foule des sœurs. Elle n’était sûrement pas effrayée, bien que Romanda reconnût intérieurement qu’elle était mal à l’aise.

— Vous n’êtes pas des nôtres, dit Janya, prenant la parole alors qu’elle aurait dû se taire, comme toujours.

Elle se pencha, considérant la nouvelle venue en étrécissant les yeux.

— Dois-je en conclure que vous n’êtes pas là pour vous joindre à nous ?

Les lèvres de la Verte eurent un mouvement d’écœurement.

— Vous concluez correctement, dit-elle, avec un fort accent tarabonais. Je m’appelle Merise Haindehl, et je ne me tiendrai jamais au côté de sœurs désirant lutter contre d’autres sœurs, alors que le sort du monde est en jeu. Notre ennemi, c’est l’Ombre, non des femmes qui portent le châle comme nous.

Des murmures s’élevèrent dans le pavillon, certains coléreux, d’autres, pensa Romanda, indignés.

— Si vous nous désapprouvez, poursuivit Janya, comme si elle avait le droit de parler avant Romanda, pourquoi nous faire une proposition ?

— À cause du Dragon Réincarné. Il l’a demandé à Cadsuane, et Cadsuane me l’a demandé, répondit Merise.

Le Dragon Réincarné ? Soudain, la tension dans l’Assemblée fut palpable, mais la femme continua comme si elle ne s’en apercevait pas.

— En fait, ce n’est pas ma proposition. Jahar, parlez.

Le jeune homme au teint hâlé s’avança, et quand il passa près de la femme, elle lui tapota l’épaule en signe d’encouragement. Le respect de Romanda pour elle s’en accrut. Lier un Asha’man était déjà un exploit. Lui tapoter l’épaule comme elle l’aurait fait à un chien de chasse révélait une assurance et un courage qu’elle n’était pas sûre d’avoir elle-même. Le jeune homme s’avança au centre du pavillon, les yeux fixés sur le banc où s’étalait l’étole de l’Amyrlin, puis se retourna, embrassant lentement l’Assemblée d’un air de défi. Il n’était pas effrayé non plus. Une Aes Sedai tenait son lien, il était seul et entouré de sœurs, et s’il y avait en lui la moindre peur, il la contrôlait parfaitement.

— Où est Egwene al’Vere ? demanda-t-il. J’ai ordre d’exposer la proposition à elle seule.

— Politesse, Jahar, murmura Merise. Il rougit.

— La Mère n’est pas disponible actuellement, dit Romanda, suave. Vous pouvez nous dire de quoi il s’agit, et nous lui transmettrons dès que possible. Cette proposition vient du Dragon Réincarné ?

Et de Cadsuane. Mais savoir ce que cette femme faisait avec le Dragon Réincarné était secondaire.

Au lieu de répondre, il ricana et se tourna vers Merise.

— Un homme vient d’essayer d’écouter malgré la garde, dit-il. Ou c’était peut-être cette Réprouvée qui a tué Eben.

— Il a raison, dit Aledrin d’une voix tremblante. Quelqu’un a touché ma garde, et ce n’était pas la saidar.

— Il canalise ? s’écria quelqu’un, incrédule.

Une certaine agitation se répandit parmi les Députées qui remuèrent sur leurs bancs, et plusieurs s’enveloppèrent de l’aura du Pouvoir.

Brusquement, Delana se leva.

— J’ai besoin d’une bouffée d’air pur, dit-elle, foudroyant Jahar, comme si elle avait envie de l’égorger.

— Inutile de paniquer, dit Romanda, bien que pas vraiment rassurée elle-même. Delana, s’enveloppant dans son châle, sortit précipitamment du pavillon.

Malind la croisa en entrant, comme Nacelle, grande et svelte Malkierie, l’une des rares restant à la Tour. Beaucoup étaient mortes au cours des ans ayant suivi la chute de Malkier au pouvoir de l’Ombre, se laissant embarquer dans des intrigues destinées à venger leur pays natal, et depuis, leurs remplaçantes avaient été rares et espacées. Nacelle n’était pas particulièrement intelligente, mais les Vertes n’avaient pas besoin d’intelligence, seulement de courage.

— Cette session est scellée à l’Assemblée, Malind, dit sèchement Romanda.

— Nacelle n’a besoin que de quelques instants, répondit Malind, se frottant les mains.

Exaspérante, elle ne se donna même pas la peine de regarder Romanda, fixant son regard sur l’autre Verte.

— C’est sa première occasion de tester un nouveau tissage. Allez-y, Nacelle. Essayez.

L’aura de la saidar apparut autour de la svelte Verte. Choquant ! Cette femme ne leur avait pas demandé de permission ni annoncé quel tissage elle avait l’intention d’essayer, bien que les usages du Pouvoir à l’Assemblée fussent strictement réglementés. Canalisant les Cinq Pouvoirs, elle tissa autour de l’Asha’man quelque chose de semblable au tissage pour détecter les résidus, chose pour laquelle Romanda avait peu de facilité. Les yeux bleus de Nacelle se dilatèrent.

— Il canalise, dit-elle en un souffle. Ou au moins, il tient le saidin.

Romanda haussa les sourcils. Même Lelaine déglutit. Le fait de trouver un homme capable de canaliser consistait toujours à lire les résidus de ce qu’il avait fait, puis à éliminer les différents suspects jusqu’à trouver le véritable coupable. Ou plutôt, c’était ainsi avant. Ce qui se passait était merveilleux. Ou l’aurait été avant que les hommes capables de canaliser se mettent à porter des tuniques noires et à parader partout ouvertement. Pourtant, cela réduisait à néant l’avantage que ces hommes avaient sur les Aes Sedai. Les Asha’man semblaient ne pas s’en soucier. Il retroussa les lèvres en un rictus.

— Pouvez-vous dire ce qu’il canalise ? demanda-t-elle.

Décevante, Nacelle secoua la tête.

— Je pensais, le pouvoir, mais non. D’autre part… Vous là… Asha’man. Dirigez un flux vers l’une des Députées. Rien de dangereux, surtout, et ne la touchez pas.

Merise, poings sur les hanches, la foudroya. Peut-être Nacelle n’avait-elle pas réalisé qu’il était l’un de ses Liges. En tout cas, elle lui adressa un geste péremptoire.

Le regard entêté, Jahar ouvrit la bouche.

— Faites, Jahar, dit Merise. Il est mien, Nacelle, mais je vais vous laisser lui donner un ordre. Pour cette fois.

Nacelle eut l’air choquée. Apparemment, elle n’avait pas réalisé.

Pour l’Asha’man, il conserva son regard entêté, mais il dut obéir parce que Nacelle battit des mains en riant, ravie.

— Saroiya, affirma-t-elle, très excitée. Vous lancez un flux vers Saroiya. La Blanche domanie. N’est-ce pas ?

La peau cuivrée de Saroiya pâlit, et resserrant autour d’elle son châle frangé de blanc, elle remonta sur son banc aussi vite qu’elle put.

— Dites-lui, demanda Merise. Jahar peut se montrer entêté, mais il est très habile pour tout ça.

— La Blanche domanie, dit Jahar à contrecœur.

Saroiya chancela comme si elle allait tomber, et il la considéra avec dédain.

— Ce n’était que de l’Esprit, et c’est dissipé maintenant.

Le visage de Saroiya s’assombrit, de colère ou d’embarras… impossible de le savoir.

— Une découverte remarquable, s’exclama Lelaine, et je suis sûre que Merise vous permettra de continuer, Nacelle, mais l’Assemblée a des affaires en souffrance. Je suis certaine que vous êtes d’accord, Romanda.

Romanda parvint de justesse à ne pas la foudroyer.

Lelaine dépassait trop souvent les bornes.

— Si votre démonstration est terminée, Nacelle, vous pouvez vous retirer.

La Verte malkierie répugnait à partir, parce qu’elle voyait bien à l’expression de Merise que les tests ne continueraient pas – vraiment, on aurait pu croire qu’une Verte, entre toutes serait prudente avec un homme qui pouvait être le Lige d’une autre sœur –, mais elle n’avait évidemment pas le choix.

— Quelle proposition nous fait le Dragon Réincarné, mon garçon ? demanda Romanda quand Nacelle fut passée de l’autre côté de la garde.

— Ceci, dit-il, se tournant fièrement vers elle. Toute sœur fidèle à Egwene al’Vere pourra lier un Asha’man, jusqu’à un total de quarante-sept. Vous ne pouvez pas le demander au Dragon Réincarné ni à tout homme portant le Dragon, mais n’importe quel soldat ou consacré à qui vous le demanderez ne pourra pas refuser.

Romanda eut l’impression que tout l’air contenu dans ses poumons avait été expulsé.

— Vous reconnaissez que cela couvre nos besoins ? dit Lelaine avec calme.

Elle devait connaître la proposition dans ses grandes lignes depuis le début. Qu’elle soit réduite en cendres !

— Je le reconnais, répondit Romanda.

Avec quarante-sept hommes capables de canaliser, elles pouvaient sûrement agrandir leurs cercles aussi loin qu’ils pourraient aller. Peut-être un cercle qui les inclurait tous. S’il y avait des limites, il faudrait les découvrir.

Faiselle se leva d’un bond, comme en session officielle.

— Cela doit être discuté. Je demande une session officielle.

— Je n’en vois pas la nécessité, répondit Romanda sans se lever. Cela est beaucoup mieux que… que ce que nous avions accepté auparavant.

Inutile d’en dire trop devant le jeune homme. Ou même Merise. Quels étaient ses rapports avec le Dragon Réincarné ? Pouvait-elle être l’une des sœurs dont on disait qu’elles lui avaient juré allégeance ?

Saroiya se mit debout avant que Romanda ait fini de parler.

— Il y a toujours la question des contrats, pour être sûres que nous gardons le contrôle. Nous ne nous sommes pas encore mises d’accord là-dessus.

— Je pense que le lien du Lige rendra discutable tous les autres contrats, dit Lyrelle avec ironie.

Faiselle se leva vivement. Puis elle et Saroiya parlèrent en même temps.

— La souillure…

Elles se turent, se regardant avec suspicion.

— Le saidin est propre, dit Jahar, bien qu’aucune ne se soit adressée à lui.

Merise aurait vraiment à lui apprendre les bonnes manières si elle devait l’amener devant l’Assemblée.

— Propre ? dit Saroiya avec dérision.

— Il a été souillé depuis plus de trois mille ans, intervint sèchement Faiselle. Comment peut-il être propre ?

— Silence, cria Romanda, s’efforçant de rétablir l’ordre. Silence !

Elle fixa Saroiya et Faiselle avec insistance jusqu’à ce qu’elles se rasseyent, puis tourna son attention sur Merise.

— Dois-je penser que vous vous êtes liée avec lui ?

La Verte hocha simplement la tête, une fois. Elle n’aimait vraiment pas sa compagnie, et ne voulait pas dire un mot de plus que nécessaire.

— Pouvez-vous dire que le saidin est débarrassé de la souillure ?

Elle n’hésita pas.

— Je le peux. Il a fallu du temps pour me convaincre. La moitié mâle du Pouvoir nous est beaucoup plus étrangère que vous pouvez le penser. Ce n’est pas le pouvoir inexorable et doux de la saidar, mais plutôt une mer démontée de feu et de glace fouettée par la tempête. Oui, je suis convaincue. Il est propre.

Romanda expira longuement. Une merveille équilibrant certaines des horreurs.

— Nous ne sommes pas en session officielle, mais je pose la question. Qui doit accepter cette proposition ?

En quelques instants, toutes se levèrent, sauf Saroiya et Faiselle. De l’autre côté de la garde, les têtes se tournèrent, les sœurs se demandant sur quoi on venait de voter.

— Le plus grand consensus étant atteint, la proposition de lier quarante-sept Asha’man est acceptée.

Les épaules de Saroiya s’affaissèrent, et Faiselle expira bruyamment.

Elle demanda l’accord général au nom de l’unité, mais elle ne fut pas surprise quand ces deux-là restèrent assises sur leur banc. Après tout, elles avaient en toutes occasions lutté contre les Asha’man, malgré la loi et la coutume pour faire obstacle à des décisions déjà entérinées. En tout cas, c’était fait, et sans le besoin d’une alliance même temporaire. Le lien durerait toute une vie, et c’était mieux que n’importe quelle alliance. Mais cela impliquait trop d’égalité.

— Un nombre étrange que quarante-sept, dit pensivement Janya. Puis-je interroger votre Lige, Merise ? Merci. Comment le Dragon Réincarné est-il arrivé à ce nombre, Jahar ?

Très bonne question, pensa Romanda. Elle n’y avait pas songé.

Jahar se redressa, comme s’il avait anticipé cette question et redoutait d’y répondre. Mais son visage resta dur et froid.

— Cinquante et une sœurs ont déjà été liées par des Asha’man, et quatre d’entre nous sont liés à des Aes Sedai. Quarante-sept constituent la différence. Nous étions cinq au départ, mais l’un de nous est mort en défendant son Aes Sedai. Souvenez-vous de son nom. Eben Hopwil. Souvenez-vous de lui !

Un silence stupéfait s’abattit sur les bancs. Romanda sentit son estomac se glacer. Cinquante et une sœurs, liées par des Asha’man ? C’était une abomination.

— La politesse, Jahar, dit sèchement Merise. Ne me le faites pas répéter !

De façon outrageante, il se tourna vers elle, agressif.

— Elles ont besoin de savoir, Merise. Elles ont besoin de savoir !

Pivotant, il promena son regard sur les bancs. Il avait les yeux brûlants. Il n’avait rien redouté. Il avait été en colère, et il l’était toujours.

— Eben était lié avec Daigian et Beldeine, Daigian contrôlant le lien, de sorte que quand ils se sont retrouvés face à l’une des Réprouvées, tout ce qu’il a pu faire, ce fut de crier : « Elle canalise le saidin », et l’attaquer avec son épée. Et malgré ce qu’elle lui a fait subir, diminué comme il l’était, il parvint à se raccrocher à la vie, au saidin, le temps que Daigian la chasse. Alors rappelez-vous son nom. Eben Hopwil. Il a combattu pour son Aes Sedai longtemps après le moment où il aurait dû être mort !

Quand il se tut, personne ne parla jusqu’à ce qu’Escaralde dise finalement :

— Nous nous le rappellerons, Jahar. Mais comment cinquante et une sœurs en sont-elles venues à… être liées à des Asha’man ?

Le jeune homme haussa les épaules, toujours furieux. Cela ne le concernait pas.

— Elaida les avait envoyées pour nous détruire. Mais le Dragon Réincarné a ordonné de ne jamais nuire à une Aes Sedai à moins qu’elle n’ait cherché à nous nuire la première. Alors Taim a décidé de les capturer et de les lier avant qu’elles n’en aient l’occasion.

Tiens ! Elles étaient du parti d’Elaida. Y avait-il une différence ? D’une certaine façon, oui, un peu. Mais cela ramenait à la question de l’égalité, et c’était intolérable.

— J’ai une autre question pour lui. Merise, déclara Moria, attendant que la Verte acquiesce de la tête. Par deux fois, vous avez parlé comme si une femme canalisait le saidin. Pourquoi ? C’est impossible.

Des murmures d’agrément circulèrent dans tout le pavillon.

— C’est peut-être impossible, répondit calmement le jeune homme, mais elle l’a fait. Daigian nous a dit ce qu’Eben disait, et elle ne pouvait rien détecter, même pendant que la femme canalisait. Il fallait que ce soit le saidin.

Soudain, le petit carillon résonna au fond de la tête de Romanda, et elle sut où elle avait entendu le nom de Cabriana Mecandes.

— Nous devons ordonner immédiatement l’arrestation de Delana et Halima, dit-elle.

Naturellement, elle dut s’expliquer. Même le Siège d’Amyrlin ne pouvait pas ordonner l’arrestation d’une Députée sans explication. Les meurtres avec le saidin de deux sœurs qui avaient été des amies proches de Cabriana, une femme qu’Halima comptait aussi au nombre de ses amies. Une Réprouvée qui canalisait la moitié mâle du Pouvoir. Elles ne furent pas convaincues, surtout Lelaine, avant qu’une fouille en règle du camp révèle qu’il n’y avait plus trace des deux femmes. On les avait vues marcher vers l’un des sites de Voyage, Delana et sa servante portant de gros ballots, mais depuis elles avaient disparu.

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