25 Au service d’Elaida

Un dossier en cuir gaufré d’or sous le bras, Tarna montait vers les appartements d’Elaida. Il lui fallait emprunter une suite interminable d’escaliers – par deux fois, les escaliers n’étaient pas à leur emplacement habituel, mais tant qu’elle continuerait à monter, elle finirait par y arriver –, au lieu des rampes en spirale. Elle n’y rencontra personne, excepté quelques domestiques en livrée qui s’inclinaient ou faisaient la révérence. Dans les rampes en spirale, elle aurait dû passer devant l’entrée des quartiers des Aes Sedai, et peut-être rencontrer d’autres sœurs. Son étole de Gardienne l’autorisait à entrer dans les quartiers de toutes les Ajahs. Cependant, elle les évitait, sauf la Rouge. Parmi les sœurs des autres Ajahs, elle n’avait que trop conscience que son étroite étole était rouge. On la regardait avec des yeux hostiles et froids. Cela ne la déconcertait pas – elle ne se laissait pas démonter par les changements intérieurs de la Tour –, mais quand même… Elle ne pensait pas que les choses en soient au point d’attaquer la Gardienne, mais elle ne prenait pas de risque. Rétablir la situation serait un long et dur combat, quoiqu’en pensât Elaida, et une agression contre la Gardienne la rendrait irréparable. De plus, ne pas avoir à surveiller ses arrières lui permettait de réfléchir à la question troublante de Pevara, à laquelle elle n’avait pas réfléchi avant la proposition de lier des Asha’man. Parmi les Rouges, à qui pouvait-on faire confiance ? La chasse aux hommes capables de canaliser poussait les Rouges à les regarder tous de travers, et bon nombre les haïssaient. Leur frère ou leur père pouvait échapper à cette haine, voire un cousin ou un oncle, mais une fois disparus, toute affection s’envolait. Tout comme la confiance. Et il y avait une autre question de confiance. Lier un homme violait une coutume aussi forte que la loi. Même avec la bénédiction de Tsutama, qui se rangerait du côté d’Elaida quand la question du liage avec des Asha’man serait abordée. Le temps qu’elle arrive à l’entrée des appartements d’Elaida, à seulement deux étages du sommet de la Tour, elle avait effacé trois noms de plus de sa liste des possibilités. Au bout de deux semaines, il n’y restait plus qu’un unique nom, inenvisageable pour cette tâche.

Elaida était dans son salon. Tous les meubles y étaient incrustés d’or et d’ivoire, et le grand tapis était l’une des plus belles créations de Tear. Assise dans un fauteuil à dossier bas, devant la cheminée de marbre, elle buvait du vin avec Meidani. La présence de la Grise ne la surprit pas malgré l’heure matinale. Meidani dînait avec Elaida presque tous les soirs et lui rendait souvent visite dans la journée. Elaida, son étole aux six couleurs presque assez large pour lui couvrir les épaules, regardait son invitée à travers son gobelet en cristal, ses yeux noirs d’aigle fixant une souris aux grands yeux bleus. Meidani, des émeraudes aux oreilles et à son large col, semblait très consciente de ce regard. Ses lèvres pulpeuses souriaient et frémissaient. Sa main libre bougeait sans discontinuer, touchant son peigne serti d’émeraudes au-dessus de l’oreille gauche, tapotant ses cheveux, couvrant sa poitrine, largement découverte par son corsage très moulant en brocart de soie gris argent. Bien qu’elle eût une petite poitrine, sa minceur la faisait paraître opulente, semblant sur le point de jaillir hors de son vêtement. Elle était vêtue comme pour aller au bal. Ou pour séduire.

— Les rapports de la matinée sont prêts, Mère, dit Tarna, s’inclinant légèrement.

Par la Lumière, elle avait l’impression d’avoir dérangé des amantes !

— Pourriez-vous nous laisser seules, Meidani ?

Même le sourire dont Elaida gratifia la sœur blonde avait quelque chose de vorace.

— Bien sûr, Mère.

Meidani posa son gobelet sur la petite table proche de son fauteuil et se leva vivement avec une révérence qui faillit la faire jaillir hors de sa robe.

— Bien sûr, répéta-t-elle se ruant vers la porte, le souffle oppressé, les yeux exorbités.

Quand la porte se referma sur elle, Elaida éclata de rire.

— Nous étions compagnes de lit quand nous étions novices, dit-elle en se levant. Et je crois qu’elle voudrait reprendre cette relation. Peut-être la laisserai-je faire. Elle pourrait m’en dire davantage sur l’oreiller qu’elle ne l’a fait jusqu’à présent. C’est-à-dire rien, à parler franchement.

Elle alla tranquillement à la fenêtre la plus proche et regarda en bas, là où s’érigerait son fantastique palais, qui dépasserait la Tour Blanche… si elle pouvait convaincre les sœurs de se remettre au travail. La lourde pluie qui avait commencé pendant la nuit tombait toujours, et il semblait improbable qu’elle pût voir quoi que ce soit des fondations du palais, seule partie terminée jusqu’à présent.

— Servez-vous du vin si vous voulez.

Tarna fit un effort pour demeurer impassible. Les relations amoureuses étaient communes parmi les novices et les Acceptées, mais elles devaient y renoncer avec l’adolescence. Toutes les sœurs n’étaient pas de cet avis, certes. Galina avait été surprise quand Tarna avait refusé ses avances après avoir été élevée au châle. Personnellement, elle trouvait les hommes bien plus attirants que les femmes. La plupart semblaient intimidés par les Aes Sedai, surtout s’ils apprenaient qu’elle était de l’Ajah Rouge, mais au cours des ans, elle en avait rencontré quelques-uns moins farouches.

— Cela paraît bizarre, Mère, dit-elle, posant son dossier sur la table, à côté d’un plateau ouvragé en or où reposaient un pichet en cristal et des gobelets. Elle avait l’air d’avoir peur de vous.

Se remplissant un gobelet, elle huma le vin avant de le boire. Les Conservateurs semblaient marcher. Pour l’instant. Elaida avait finalement accepté que ce tissage, au moins, dût être partagé.

— Presque comme si elle avait conscience que vous savez qu’elle est une espionne.

— Bien sûr qu’elle a peur de moi, dit Elaida d’une voix sarcastique, qui se durcit bientôt comme la pierre. Je veux qu’elle ait peur. J’ai l’intention de la passer à l’essoreuse. Le temps que je la fasse flageller, elle se ligotera elle-même au pilori si je l’ordonne. Si elle savait que je sais, Tarna, elle s’enfuirait au lieu de tomber entre mes mains.

Regardant toujours la pluie, elle but une gorgée de vin.

— Avez-vous des nouvelles des autres ?

— Non, Mère. Si je pouvais informer les Députées de la raison pour laquelle elles doivent être surveillées…

— Non ! assena sèchement Elaida, pivotant vers elle.

Sa robe était recouverte d’une telle masse de broderies rouges que celles-ci cachaient presque entièrement la soie grise. Tarna avait suggéré qu’en affichant moins son appartenance à son ancienne Ajah, cela aiderait peut-être à réconcilier les Ajahs entre elles, mais la fureur d’Elaida avait suffi à la dissuader d’en reparler.

— Et si certaines Députées collaborent avec elles ? Je les en crois capables. Ces ridicules négociations continuent au pont, malgré mes ordres. Oui, je les en crois capables !

Tarna inclina la tête sur son gobelet, acceptant ce qu’elle ne pouvait pas changer. Elaida refusait de comprendre que si les Ajahs désobéissaient à son ordre de rompre les pourparlers, elles refuseraient sans doute d’espionner leurs propres sœurs sans qu’elle leur explique pourquoi. Mais le dire n’aurait d’autre effet qu’une nouvelle explosion de fureur. Elaida la regarda, comme pour s’assurer qu’elle n’allait pas discuter. Elle semblait plus dure que jamais. Et plus cassante.

— Dommage que la rébellion du Tarabon ait échoué, dit-elle enfin. Il n’y a rien à y faire, je suppose.

Mais elle en parlait fréquemment, aux moments les plus inattendus, depuis qu’elle avait appris que les Seanchans réaffirmaient leur emprise sur ce pays. Elle n’était pas aussi résignée qu’elle le prétendait.

— Je veux entendre de bonnes nouvelles, Tarna. Sait-on quelque chose des sceaux de la prison du Ténébreux ? Il faut nous assurer qu’aucun autre n’est rompu.

Comme si Tarna ne le savait pas !

— Les Ajahs n’en ont rien dit, Mère, et je ne crois pas qu’elles cacheraient cela.

Elle regretta aussitôt ces paroles.

Elaida grogna. Les Ajahs ne révélaient que des bribes de ce que leur disaient leurs yeux-et-oreilles, et elle leur en voulait amèrement. Ses propres yeux-et-oreilles étaient concentrés en Andor.

— Comment avance le travail aux ports ?

— Lentement, Mère.

Avec le flot interrompu des échanges commerciaux, la cité commençait à ressentir la faim. Elle serait bientôt affamée, à moins que l’entrée du port ne soit dégagée. Même sectionner la partie de la chaîne encore en fer n’avait pas suffi pour permettre à suffisamment de navires d’entrer pour nourrir Tar Valon. Une fois que Tarna était parvenue à la convaincre que c’était nécessaire, Elaida avait ordonné que soient démantelées les tours de la chaîne, pour que puisse être enlevé l’énorme morceau de cuendillar. Mais comme les murailles, les tours avaient été construites à l’aide du Pouvoir, et seul le Pouvoir pouvait les désassembler. C’était loin d’être facile. À l’origine, les bâtisseurs avaient fait du beau travail, et leurs gardes n’avaient pas faibli d’un cheveu.

— Les Rouges font l’essentiel du travail pour le moment. Des sœurs d’autres Ajahs viennent de temps en temps, seulement quelques-unes. Mais je pense que ça changera bientôt.

Elles savaient la nécessité de ce travail, même si elles ne l’appréciaient pas – aucune sœur ne pouvait aimer peiner de cette façon ; les Rouges qui en exécutaient l’essentiel s’en plaignaient assez –, mais l’ordre était venu d’Elaida. Ces temps-ci, il suscitait des réticences.

Elaida inspira bruyamment, puis but une longue rasade. Elle semblait en avoir besoin. Elle serrait si fort le gobelet que ses veines ressortaient sur le dos de sa main. Elle avança sur le tapis comme pour frapper Tarna.

— Elles me défient encore. Encore ! J’exige l’obéissance, Tarna. Et je l’obtiendrai ! Rédigez un ordre en ce sens, et quand je l’aurai signé et scellé, portez-le dans les quartiers de toutes les Ajahs.

Elle s’immobilisa presque nez à nez avec Tarna, ses yeux noirs de corbeau étincelant.

— Les Députées qui n’enverront pas un nombre raisonnable de sœurs travailler aux tours de la chaîne recevront une punition quotidienne de Silviana jusqu’à ce que ça change. Une punition quotidienne ! Et il en sera de même pour les Députées qui enverront des sœurs à ces… pourparlers. Rédigez-le immédiatement que je le signe !

Tarna prit une profonde inspiration. Les punitions pouvaient marcher selon l’humeur des Députées et des supérieures des Ajahs – elle ne pensait pas que la situation s’était suffisamment dégradée pour qu’elles les refusent carrément, ce qui serait la fin d’Elaida, assurément, et peut-être la fin de la Tour. Mais afficher un ordre publiquement, sans donner la moindre chance aux Députées de trouver un expédient et de sauvegarder leur dignité, ce n’était pas la bonne méthode. En fait, c’était la pire.

— Si je peux me permettre une suggestion, commença-t-elle avec tact, elle qui n’avait jamais été connue pour sa diplomatie.

— Non, l’interrompit durement Elaida.

De nouveau, elle but une longue rasade, vidant son gobelet, et traversa le tapis pour le remplir. Elle buvait trop ces temps-ci. Tarna l’avait même vue saoule une fois !

— Où en est Silviana avec la fille al’Vere ? demanda-t-elle.

— Egwene passe près de la moitié de ses journées chez Silviana, Mère, répondit-elle d’un ton soigneusement neutre.

C’était la première fois qu’Elaida se souciait de la jeune femme capturée neuf jours plus tôt.

— Tant que ça ? Je veux qu’elle soit matée, et non brisée.

— Je… je doute qu’elle soit jamais brisée, Mère. Silviana y veille.

Et puis il y avait la personne elle-même, mais cela n’était pas pour les oreilles d’Elaida. Tarna s’était fait rembarrer plus d’une fois. Elle avait appris à éviter les sujets qui la mettait en difficulté. Des conseils et des suggestions non dits n’étaient pas plus utiles que ceux non suivis, et Elaida ne les suivait pratiquement jamais.

— Egwene est entêtée, mais je crois qu’elle se rendra bientôt à la raison.

Il le fallait. Galina avait battu Tarna jusqu’à annihiler son blocage et n’avait pas fait le dixième des efforts que Silviana consacrait à Egwene. Elle devait céder bientôt.

— Excellent, murmura Elaida. Excellent.

Elle regarda par-dessus son épaule, le visage serein comme un masque, et les yeux toujours étincelants.

— Inscrivez son nom sur la liste de mes domestiques. Elle pourra me servir dès ce soir, au dîner.

— À vos ordres, Mère.

Il semblait qu’une autre visite à la Maîtresse des Novices serait inévitable, mais Egwene serait condamnée à beaucoup d’autres sans aucun doute si elle n’approchait pas d’Elaida.

— Et maintenant, voyons vos rapports, Tarna.

Elaida se rassit et croisa les jambes.

Reposant sur le plateau le gobelet auquel elle avait à peine touché, Tarna prit son dossier et s’assit dans le fauteuil qu’occupait Meidani à son entrée.

— La réfection des gardes semble écarter les rats de la Tour, Mère.

Jusqu’à quand ? C’était une autre histoire. Elle vérifiait personnellement ces gardes tous les jours.

— Mais des corbeaux et des corneilles ont été vus sur les terres de la Tour, de sorte que les gardes des murailles doivent être…

Le soleil de midi projetait une lumière diaprée à travers les grands arbres, des chênes et des lauréoles, avec quelques grands pins et peupliers. Apparemment, une violente tempête avait fait rage quelques années auparavant, car ici et là, des arbres étaient abattus, tous couchés dans la même direction. C’étaient des sièges tout trouvés, nécessitant peu de travail pour élaguer quelques branchettes à la hache. Les broussailles clairsemées permettaient de bien voir dans toutes les directions, et, tout près, un ruisseau clair cascadait sur des pierres moussues. Le site aurait été parfait pour établir un campement, si Mat n’avait pas voulu parcourir une telle distance chaque jour. Il convenait tout autant pour manger et faire souffler les chevaux. Les Monts Damona étaient encore à au moins trois cents miles vers l’est, et il avait l’intention d’y arriver dans une semaine. Vanin lui avait dit qu’il connaissait de réputation un col de contrebandiers qui les amènerait à l’intérieur du Murandy deux jours plus tard. Ça semblait plus sûr que de tenter de rejoindre l’Andor, au nord, ou le sud vers l’Illian.

Mat rongea le reste de sa cuisse de lapin et jeta l’os par terre. Lopin se précipita, caressant son crâne chauve avec consternation, pour le ramasser et le jeter dans le trou qu’il avait creusé dans l’humus avec Nerim, même s’il serait déterré par les animaux peu après leur passage. Mat fit mine de s’essuyer les mains sur sa tunique. Tuon, qui grignotait une cuisse de coq de bruyère, haussa les sourcils, et, de sa main libre, agita les doigts à l’adresse de Selucia qui s’était elle-même attribué la moitié de la volaille. Rencontrant le regard de Tuon, il s’essuya ostensiblement les mains sur ses braies. Il aurait pu aller se laver les mains au ruisseau, mais personne ne serait très propre quand ils arriveraient au Murandy ; de plus, quand une femme vous traite tout le temps de joujou, il est naturel de profiter de toutes les occasions pour lui montrer qu’il n’en est rien. Elle branla du chef et se remit à agiter les doigts. Cette fois, Selucia éclata de rire, et Mat se sentit rougir. Il imaginait facilement deux ou trois choses qu’elle avait pu dire, et qu’il n’avait pas envie d’entendre.

Setalle, assise au bout du même tronc d’arbre, s’assura quand même qu’il en entendait certaines. La conclusion d’un accord avec l’ancienne Aes Sedai n’avait pas changé son comportement d’un cheveu.

— Elle aurait pu dire que les hommes sont des cochons, murmura-t-elle, sans lever les yeux de son tambour à broder, ou juste que vous l’êtes.

Sa robe d’équitation gris foncé lui montait jusqu’au menton, mais elle portait toujours son collier d’argent au bout duquel pendait son couteau de mariage.

— Elle aurait pu dire que vous êtes un bouseux avec de la terre dans les oreilles et du foin dans les cheveux. Ou…

— Je vois où vous voulez en venir, dit-il, exaspéré.

Tuon pouffa, mais l’instant suivant, elle avait repris son air d’exécuteur des hautes œuvres, froid et sévère.

Sortant de sa poche sa pipe à monture d’argent et sa blague à tabac en peau de chèvre, il tassa du pouce le tabac dans le fourneau et ouvrit la boîte d’allumettes posée à ses pieds. Cela le fascinait de voir le feu jaillir dans toutes les directions quand il frottait la tête ronde et rouge sur le côté rugueux de la boîte. Il attendit que la pointe soit complètement enflammée avant d’allumer sa pipe. Il jeta par terre le bâtonnet et l’éteignit sous sa semelle. L’humus était encore humide des dernières pluies, mais il ne prenait pas de risque avec les feux de forêt. Aux Deux Rivières, les hommes accouraient de partout quand la forêt était en feu. Pourtant, des dizaines de domaines brûlaient, parfois.

— Les allumettes, il ne faudrait pas les gaspiller, dit Aludra, levant les yeux du petit échiquier posé sur un tronc.

Thom, caressant ses longues moustaches blanches, continua à contempler les pierres sur l’échiquier. Il perdait rarement une partie de pierres, pourtant elle était parvenue à en gagner deux depuis qu’ils avaient quitté le cirque. Deux sur plus d’une douzaine. Or Thom se méfiait de quiconque avait gagné contre lui, même une seule fois. Elle rejeta ses tresses emperlées sur ses épaules.

— Pour que j’en fasse d’autres, il faut que je reste deux jours au même endroit. Les hommes trouvent toujours des moyens de faire travailler les femmes !

Mat tirait sur sa pipe, sinon avec satisfaction, du moins avec un certain plaisir. Ah les femmes ! Un délice à regarder et un délice à fréquenter. Quand elles ne frictionnaient pas vos blessures avec du sel.

La plupart avaient fini de manger. Il ne restait sur les broches au-dessus du feu que le plus gros des deux coqs de bruyère et un lapin, qu’ils emporteraient, enveloppés dans des linges. La chasse avait été bonne pendant la chevauchée matinale, cependant rien ne disait que l’après-midi serait aussi favorable. Ceux qui avaient fini se reposaient, ou, dans le cas des Bras Rouges, soignaient les chevaux de bât, répartis en quatre groupes de soixante bêtes chacun. Leur achat à Maderin avait été très coûteux, et Luca s’était précipité en ville pour s’occuper lui-même du marchandage quand il avait appris qu’un marchand était mort dans la rue. Après la transaction, il avait été presque prêt à leur donner des chevaux du cirque pour se débarrasser de Mat. Beaucoup d’entre eux portaient tout l’attirail et le matériel d’Aludra. Luca s’en était tiré avec la plus grosse part de l’or de Mat. Mat avait aussi glissé une bourse pleine à Clarine et Petra.

Par amitié, pour les aider à acheter leur auberge plus rapidement. Mais ce qui restait dans ses fontes était plus qu’assez pour les amener confortablement au Murandy, et tout ce qu’il lui fallait pour reconstituer ses réserves, c’était une taverne où on jouait aux dés.

Leilwin, avec un cimeterre suspendu à la large courroie lui barrant la poitrine, et Domon, une courte épée d’un côté de son ceinturon et un gourdin clouté de l’autre, bavardaient avec Juilin et Amathera sur un autre tronc d’arbre. Leilwin – il avait fini par accepter que c’était le seul nom auquel elle voulait répondre – se faisait un devoir de montrer qu’elle n’évitait pas Tuon et Selucia, et qu’elle ne baissait pas les yeux quand elles se rencontraient. Juilin avait retourné les manchettes et les revers de sa tunique noire, signe qu’il se sentait en confiance parmi eux. L’ancienne Panarch du Tarabon se cramponnait toujours au bras du preneur-de-larrons, mais elle pouvait regarder Leilwin dans les yeux presque sans ciller. En fait, elle semblait souvent la regarder avec une crainte respectueuse.

Assis par terre en tailleur, insensible à l’humidité, Noal faisait une partie de serpents et renards avec Olver, racontant des histoires sur les pays situés au-delà du Désert des Aiels, sur une grande cité du littoral d’où les étrangers ne pouvaient pas partir, sauf en bateau, et dont les habitants n’étaient pas autorisés à sortir. Mat aurait souhaité qu’ils trouvent un autre jeu. Chaque fois qu’ils sortaient ce bout d’étoffe rouge avec sa toile d’araignée de lignes noires, cela lui rappelait sa promesse à Thom, et que les maudits Eelfinns étaient à l’intérieur de sa tête, et peut-être aussi les foutus Aelfinns. Les Aes Sedai revinrent du ruisseau, et Joline s’arrêta pour parler avec Blaeric et Fen. Bethamin et Seta, qui la suivaient à quelque distance, hésitèrent. Sur un geste de la Verte, elles allèrent se placer derrière le tronc où Teslyn et Edesina étaient assises, aussi loin que possible l’une de l’autre, séparées par des branches. Elles se mirent à lire de petits livres reliés de cuir tirés de leurs escarcelles. Bethamin et Seta se tenaient toutes les deux debout derrière Edesina.

L’ancienne sul’dam blonde avait changé d’avis de façon spectaculaire et douloureuse. Douloureuse pour elle et pour les sœurs. La veille au dîner, quand elle leur avait demandé avec hésitation de l’instruire, elles avaient refusé. Elles dispensaient leurs cours seulement à Bethamin parce qu’elle avait déjà canalisé. Seta était trop vieille pour devenir une novice, elle n’avait jamais canalisé. Alors, elle avait imité Bethamin, et toutes s’étaient mises à sauter en couinant autour du feu dans des gerbes d’étincelles tant qu’elle avait pu tenir le Pouvoir. Puis elles avaient accepté de l’instruire. Au moins Joline et Edesina. Teslyn ne voulait rien avoir à faire avec une sul’dam, qu’elle soit ancienne ou non. Mais toutes les trois l’avaient flagellée, chacune à leur tour, et elle avait passé la matinée à remuer sur sa selle. Elle semblait toujours avoir peur du Pouvoir ou peut-être des Aes Sedai, mais curieusement, son visage avait quelque chose de… d’apaisé. Comment comprendre ça, cela dépassait Mat.

Il aurait dû se sentir apaisé lui aussi. Il avait échappé à une accusation de meurtre, avait évité de tomber aveuglément dans un piège seanchan qui aurait tué Tuon, et il s’était débarrassé du gholam, une bonne fois pour toutes. Il suivrait le cirque de Luca, et Luca était averti, pour ce que valait cet avertissement. En moins de deux semaines, il aurait franchi les montagnes et serait au Murandy. La nécessité de trouver le moyen de renvoyer Tuon à Ebou Dar en toute sécurité – tâche difficile maintenant qu’il aurait à se préserver des Aes Sedai qui cherchaient à l’enlever – signifiait qu’il pourrait continuer à admirer plus longtemps ces grands yeux magnifiques. Il aurait dû être heureux comme un poisson dans l’eau. Il en était loin.

Toutes les estafilades qu’il avait reçues à Maderin le faisaient souffrir. Certaines s’étaient infectées, mais il était parvenu à le cacher à tous jusque-là. Il détestait qu’on le ménage presque autant qu’on utilise le Pouvoir sur lui. Lopin et Nerim l’avaient recousu de leur mieux, et il avait refusé la Guérison bien que les trois Aes Sedai aient tenté de le Guérir de force. Il s’était étonné que Joline ait insisté. Dépitée, elle avait levé les bras au ciel. Tuon l’avait autant surpris.

— Ne soyez pas stupide, Joujou, avait-elle dit de sa voix traînante, debout près de lui dans sa tente, pendant que Lopin et Nerim le recousaient et qu’il serrait les dents.

Son air possessif, semblable à celui d’une femme s’assurant que son bien est correctement réparé, avait suffi à lui faire grincer des dents, sans parler de la douleur. Qui plus est, il était en caleçon ! Elle était entrée et avait refusé de sortir à moins qu’on ne l’y oblige de force, et il n’était pas en état de malmener une femme, surtout elle qu’il soupçonnait capable de lui casser le bras.

— Cette Guérison est une chose merveilleuse. Ma Mylen sait la pratiquer, et je l’ai enseignée aussi à mes autres damanes. Bien sûr, beaucoup de gens sont assez bêtes pour refuser d’être touchés par le Pouvoir. La moitié de mes domestiques s’évanouiraient à cette idée, et la plupart de ceux du Sang aussi. Cela ne devrait pas me surprendre. Mais je ne m’y attendais pas.

Si elle avait eu la moitié de son expérience des Aes Sedai, elle aurait compris.

Ils étaient partis de Maderin par la route, comme s’ils allaient à Lugard, puis ils avaient tourné dans la forêt peu après les dernières fermes. À l’instant où ils étaient entrés sous les arbres, les dés avaient recommencé à rebondir dans sa tête. Ces maudits dés qui tambourinaient depuis deux jours n’amélioraient pas son humeur. Il semblait peu probable qu’ils s’arrêtent ici, dans la forêt. Quel genre d’événement capital pouvait survenir dans les bois ? Il était pourtant resté largement à l’écart des villages qu’ils croisaient. Mais tôt ou tard, les dés s’arrêteraient, et il n’avait d’autre choix qu’attendre.

Tuon et Selucia allèrent se laver au ruisseau, se parlant en agitant rapidement les doigts. Ce devait être de lui, c’était sûr. Quand les femmes rapprochent leurs têtes, on peut être certain qu’elles…

Amathera hurla, et toutes les têtes pivotèrent vers elle. Mat repéra la cause aussi vite que Juilin : un serpent noir de sept bons pieds de long s’éloignait du tronc sur lequel Juilin était assis. Leilwin jura et se leva d’un bond, tirant son épée, moins rapide que Juilin qui dégaina et se lança à la poursuite du reptile.

— Laissez-le filer, Juilin, dit Mat.

Le nid du serpent devait sans doute se trouver sous le tronc. Le reptile avait été surpris. Heureusement, c’était un serpent solitaire.

Juilin hésita, avant de décider qu’il était plus important de réconforter Amathera qui frissonnait que de pourchasser le serpent.

— C’est quelle espèce ? demanda-t-il, la prenant dans ses bras.

Mat le lui dit. Pendant un moment, il eut l’air de vouloir reprendre la chasse, mais il s’en abstint sagement. Ces serpents étaient vifs comme l’éclair. Avec sa courte épée, il aurait fallu qu’il s’en approche. De plus, Amathera s’accrochait si désespérément à son bras qu’il aurait perdu trop de temps à se dégager.

Prenant son chapeau posé au bout de son ashandarei, enfoncée par la pointe dans la terre. Mat le remit sur sa tête.

— Nous perdons du temps, dit-il. Il faut partir. Ne lambinez pas, Tuon. Vos mains sont suffisamment propres.

Il avait tenté de l’appeler « Précieuse », mais depuis qu’elle s’était déclarée victorieuse à Maderin, elle feignait de ne pas l’entendre quand il utilisait ce surnom.

Elle ne se pressa pas pour autant, bien entendu. Le temps qu’elle revienne, s’essuyant les mains avec un linge blanc que Selucia mettrait à sécher sur le pommeau de sa selle, Nerim et Lopin avaient rempli la fosse à ordures, enveloppé les restes du repas qu’ils avaient mis dans les fontes de Nerim, et éteint le feu avec de l’eau rapportée du ruisseau. Ashandarei à la main, Mat était prêt à monter Pips.

— Un curieux homme celui qui laisse partir un serpent venimeux, dit Tuon. À sa réaction, ce serpent était venimeux, je suppose ?

— Très, répondit-il. Mais les serpents n’attaquent jamais ce qu’ils ne peuvent pas manger, à moins qu’ils ne soient menacés.

Il mit le pied à l’étrier.

— Vous pouvez m’embrasser, Joujou.

Il sursauta. Ces paroles, qui n’avaient rien d’un murmure, avaient fait tourner tous les yeux vers eux. Le visage de Selucia était si rigidement impassible que sa désapprobation n’aurait pas pu être plus évidente.

— Maintenant ? s’étonna-t-il. Quand nous nous arrêterons ce soir, nous pourrons nous promener seuls…

— D’ici ce soir, j’aurai peut-être changé d’avis, Joujou. Appelez ça un caprice, en faveur d’un homme qui laisse partir les serpents venimeux.

Peut-être avait-elle vu en lui un de ses présages ?

Ôtant son chapeau et replantant la lance noire dans le sol, il ôta sa pipe de sa bouche et déposa un chaste baiser sur ses lèvres pulpeuses. Un premier baiser doit être délicat. Il ne voulait pas qu’elle le croie empressé ou grossier. Ce n’était pas une serveuse de taverne aimant se faire peloter et chatouiller. De plus, il sentait tous les yeux braqués sur eux. Quelqu’un ricana. Selucia leva les yeux au ciel.

Tuon croisa les bras, et le regarda à travers ses longs cils.

— Est-ce que je vous rappelle votre sœur ? demanda-t-elle d’un ton inquiétant. Ou peut-être votre mère ?

L’un des assistants éclata de rire.

Vexé, Mat tapota le fourneau de sa pipe contre le talon de sa botte et la fourra encore brûlante dans sa poche. Il suspendit de nouveau son chapeau à l’ashandarei. Si elle voulait un vrai baiser… Il baissa la tête vers la sienne. Ce n’était pas la première femme qu’il embrassait, loin de là. Curieusement c’était la première fois pour elle. Mais elle apprenait vite. Très vite.

Quand enfin il la lâcha, elle resta immobile à le regarder, s’efforçant de retrouver son souffle. Lui aussi avait la respiration un peu haletante. Metwyn siffla en connaisseur. Mat sourit. Qu’allait-elle penser de ce qui était à l’évidence le premier baiser de sa vie ? Pourtant, il n’esquissa qu’un léger sourire, ne voulant pas qu’elle le trouve suffisant.

Elle posa les doigts contre sa joue.

— C’est ce que je pensais, dit-elle d’une voix douce comme du miel. Vous avez de la fièvre. Certaines de vos blessures doivent s’être infectées.

Mat cligna des yeux. Il lui avait donné un baiser qui aurait dû la renverser, et tout ce qu’elle trouvait à dire, c’est qu’il était fiévreux ? De nouveau, il baissa la tête vers elle – cette fois, elle aurait du mal à rester debout –, mais elle posa la main sur sa poitrine et le repoussa.

— Selucia, va chercher la boîte aux onguents que m’a donnée Maîtresse Luca, ordonna-t-elle.

Selucia se précipita vers la monture de Tuon.

— Nous n’avons pas le temps, maintenant, dit Mat. Je me pommaderai ce soir.

Il aurait aussi bien pu se taire.

— Déshabillez-vous, Joujou, lui intima-t-elle du ton dont elle avait parlé à sa suivante. L’onguent va vous piquer, mais je pense que vous êtes brave.

— Je ne vais pas… !

— Des cavaliers approchent, annonça Haman.

Il était en selle, sur un hongre bai aux pieds antérieurs blancs, tenant les longes d’un groupe de chevaux de bât.

— L’un d’eux est Vanin.

Mat sauta sur Pips pour mieux voir.

Deux cavaliers approchaient au galop, contournant les arbres abattus. Non seulement il reconnut le cheval louvet de Chai Vanin, mais l’homme lui-même était facilement reconnaissable. Personne d’autre aussi large et cahotant comme un sac de graisse n’aurait pu conserver son assiette à cette vitesse sans effort apparent. Cet homme aurait pu chevaucher un sanglier. Puis Mat reconnut l’autre cavalier, dont la cape ballonnait derrière lui, et il eut l’impression de recevoir un coup de poing dans le ventre. Il n’aurait pas été surpris si les dés s’étaient arrêtés sur-le-champ, mais ils continuèrent à rebondir dans son crâne. Par la Lumière, qu’est-ce que ce foutu Talmanes faisait en Altara ?

Les cavaliers ralentirent et se mirent au pas, et Vanin arrêta sa monture pour laisser Talmanes approcher seul. Pas par timidité. Il n’y avait rien de timide chez Vanin. Il s’appuya paresseusement sur le pommeau de sa selle et cracha par un trou entre deux dents. Non, il savait que Mat serait contrarié, et il préférait rester à l’écart.

— Vanin m’a tout raconté, Mat, déclara Talmanes.

Petit et nerveux, avec le haut du crâne rasé et poudré, le Cairhienin, autorisé à arborer un nombre considérable de rayures de couleur en travers du torse, n’avait pour seule décoration qu’une petite main rouge cousue sur le devant de sa tunique noire, si l’on exceptait la longue écharpe rouge nouée à son bras gauche. Il ne riait jamais et souriait rarement, mais il avait ses raisons.

— J’ai été désolé d’apprendre les nouvelles de Nalesean et des autres. C’était un brave, ce Nalesean. Comme les autres.

— Oui, tous braves, dit Mat, maîtrisant sa mauvaise humeur. Egwene n’est jamais venue vous demander de l’aide en quittant ces idiotes d’Aes Sedai, je suppose, mais qu’est-ce que vous fichez là, par tous les diables ?

Peut-être ne se contrôlait-il pas tant que ça après tout.

— Au moins, dites-moi que vous n’avez pas amené toute cette fichue bande avec vous, à trois cents foutus miles à l’intérieur de l’Altara.

— Egwene est toujours l’Amyrlin, dit Talmanes avec calme, ajustant sa cape, marquée d’une autre main rouge, plus grande.

— Vous vous êtes trompé sur elle. Mat. Elle est vraiment le Siège d’Amyrlin, et elle tient toutes ces Aes Sedai au collet. Mais certaines ne le savent peut-être pas encore. La dernière fois que je l’ai vue, elle et sa bande se préparaient à assiéger Tar Valon. Elle a peut-être pris la ville maintenant. Elles savent percer des trous dans l’air, comme celui qu’a fait le Dragon Réincarné pour nous amener près de Salidar.

Les couleurs tournoyèrent dans la tête de Mat et formèrent l’image de Rand parlant avec une femme au chignon gris sur le haut de la tête ; une Aes Sedai, sans doute, et sa colère dispersa la vision.

Les propos sur le Siège d’Amyrlin et Tar Valon attirèrent les sœurs, naturellement. Elles arrêtèrent leurs chevaux près de Mat et tentèrent de prendre le contrôle de la conversation. Enfin, Edesina resta en arrière, comme elle faisait quand Teslyn ou Joline lui passait le mors, mais les deux autres…

— De qui parlez-vous ? demanda Teslyn, tandis que Joline s’apprêtait à ouvrir la bouche. Egwene ? Il y avait bien une Acceptée du nom d’Egwene al’Vere, mais c’était une fugitive.

— Il s’agit bien d’Egwene al’Vere, Aes Sedai. Et ce n’est pas une fugitive. Elle est le Siège d’Amyrlin, je vous en donne ma parole.

Edesina émit un son qu’on aurait qualifié de couinement venant de toute autre que d’une Aes Sedai.

— On en reparlera plus tard, marmonna Mat.

Joline rouvrit la bouche avec colère.

— Plus tard, j’ai dit.

Cela ne suffit pas à faire taire la svelte Verte, mais Teslyn lui posa la main sur le bras en murmurant, et elle garda le silence. Pourtant elle continua à le poignarder des yeux, se promettant de lui tirer plus tard tout ce qu’elle voulait savoir.

— Et la bande, Talmanes ?

— Oh ! Non, j’ai seulement amené trois bannières de cavaliers et quatre mille arbalétriers montés. J’ai laissé trois bannières de cavaliers et cinq de fantassins, au Murandy, avec ordre d’aller vers le nord en Andor. Et une bannière de maçons, bien sûr. C’est commode d’avoir des maçons sous la main quand on doit construire un pont.

Mat ferma les yeux un instant. Six bannières de cavaliers et cinq de fantassins. Et une bannière de maçons ! La bande ne comptait que deux bannières de cavaliers et de fantassins quand il les avait quittés à Salidar. Il regretta de ne pas avoir une partie de l’or si généreusement donné à Luca.

— Et comment suis-je censé payer tant d’hommes ? demanda-t-il. Je ne trouverai pas assez de parties de dés en un an !

— Eh bien, à ce sujet, j’ai conclu un petit marché avec le Roi Roedran. Je crois qu’il était prêt à se retourner contre nous. Je vous expliquerai plus tard. Mais quoi qu’il en soit, les coffres de la bande contiennent maintenant une année de paye et même davantage. De plus, tôt ou tard, le Dragon Réincarné vous donnera des domaines, de grands domaines. Il a élevé bien des hommes pour gouverner des nations, et vous avez grandi avec lui.

Cette fois, il ne combattit pas les couleurs quand elles formèrent l’image de Rand et de l’Aes Sedai ; car c’en était une, sans aucun doute. Elle avait l’air dure. Si Mat voulait lui donner des titres, il les lui ferait avaler ! Mat Cauthon n’aimait pas les nobles. Quelques-uns comme Talmanes et Tuon étaient supportables. Ne jamais oublier Tuon. Mais il n’avait aucun désir de l’être lui-même !

— Peut-être, répondit-il.

Selucia s’éclaircit bruyamment la gorge. Elle et Tuon arrêtèrent leurs chevaux près de Mat. Tuon se tenait si droite sur sa jument, les yeux froids, le visage glacial, que Mat s’attendait à ce que Selucia proclame ses titres. Mais elle n’en fit rien. À la place, elle remua sur sa monture et fronça les sourcils sur lui, ses yeux étincelant comme des braises bleues, puis, de nouveau, elle s’éclaircit la gorge. Ah !

— Tuon, dit Mat, permettez-moi de vous présenter le Seigneur Talmanes Delovinde du Cairhien. Sa famille est ancienne et distinguée, et il a ajouté des honneurs à son nom.

La petite femme inclina légèrement la tête.

— Talmanes, je vous présente Tuon.

Tant qu’elle l’appellerait Joujou, il ne la gratifierait pas de ses titres. Selucia le foudroya, les yeux plus brûlants que jamais.

Talmanes cligna des yeux de surprise et s’inclina très bas sur sa selle. Vanin tira sur ses yeux le bord mou de son chapeau, cachant à moitié son visage. Il évita de regarder Mat en face. Bon. Il semblait qu’il eût déjà dit à Talmanes qui était Tuon.

Grommelant entre ses dents, Mat se pencha sur sa selle pour attraper son chapeau au bout de la lance et reprendre l’ashandarei. Il le remit sur sa tête.

— Nous étions prêts à partir, Talmanes. Emmenez-nous là où vos hommes vous attendent, et nous verrons si nous avons autant de chance d’éviter les Seanchans en sortant de l’Altara que vous en avez eu en y entrant.

— Nous avons vu beaucoup de Seanchans, dit Talmanes, tournant son cheval pour se ranger près de Mat. Mais la plupart des soldats que nous avons vus semblaient être des Altarans. Leurs camps sont dispersés partout, semble-t-il. Heureusement, nous n’avons vu aucune de ces créatures volantes dont j’ai entendu parler. Mais il y a un problème, Mat. Il y a eu un glissement de terrain. J’ai perdu mon arrière-garde et certains chevaux de bât. Le col est bel et bien bloqué. J’ai envoyé trois hommes pour voir s’il était possible de passer plus haut, et ordonné de renvoyer la bande en Andor. L’un s’est cassé le cou, l’autre la jambe.

Mat serra les rênes.

— Je suppose qu’il s’agit du col dont parlait Vanin ?

Talmanes hocha la tête. Vanin qui attendait à l’écart, déclara :

— C’est sacrément vrai. Les cols ne poussent pas sur les arbres, pas dans des montagnes comme les Monts Damona.

Il n’avait aucun respect pour le rang.

— Alors, il faudra en trouver un autre, lui dit Mat. Il paraît que vous pouvez trouver votre chemin les yeux bandés même la nuit. Ce devrait être facile pour vous.

La flatterie ne fait jamais de mal. De plus, c’était vrai qu’il l’avait entendu dire.

Vanin émit un bruit étranglé, comme s’il avalait sa langue.

— Trouver un autre col ? marmonna-t-il. Il veut que je trouve un autre col ! Pourquoi croyez-vous que je ne connaisse que celui-là ?

Il était bouleversé d’avoir à l’admettre. Auparavant, il prétendait ne le connaître que par ouï-dire.

— De quoi parlez-vous ? demanda Mat.

Vanin argumenta :

— Un jour, une Aes Sedai m’a expliqué. Voyez-vous, les montagnes étaient là avant la Destruction, peut-être au fond de la mer. Il y a des cols partout, larges et en pente douce. On peut les franchir à cheval. Tant qu’on ne perd pas la tête et le nord, et qu’on a assez de provisions, tôt ou tard on ressort de l’autre côté. Et puis il y a les montagnes créées pendant la Destruction, poursuivit-il, tournant la tête et crachant avec mépris. Dans celles-là, les cols sont étroits et tortueux, et parfois ce n’en sont pas vraiment. Si on s’y engage, on risque de tourner en rond jusqu’à l’épuisement des provisions, en cherchant le chemin pour déboucher de l’autre côté. La perte de ce col va nuire à beaucoup de gens, qui s’en servaient pour l’acheminement des articles détaxés, et bien des hommes mourront avant d’en trouver un autre. Si nous entrons dans les Damonas par ce col impraticable, nous mourrons tous aussi. Ceux qui ne rebroussent pas chemin à temps et ne tournent pas bride ne s’en sortent pas.

Mat regarda autour de lui, Tuon, les Aes Sedai, Olver. Leur sécurité dépendait de lui. Or la voie pour sortir de l’Altara n’existait plus.

— Partons, dit-il. J’ai à réfléchir.

Par la Lumière, il fallait y penser sérieusement.

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