Prologue Braises tombant sur l’herbe sèche

Le soleil, à mi-parcours de son zénith, étirait devant eux les ombres de Galad et de ses trois compagnons en armure, qui descendaient au trot la route droit devant, à travers la forêt de chênes, de pins et de lauréoles, arborant le rouge des pousses printanières. Bien qu’il s’efforçât de maintenir le vide, le calme, dans son esprit, de petites choses ne cessaient d’y faire intrusion. Le silence régnait, uniquement rompu par le bruit mat des sabots des montures. Pas un gazouillis d’oiseau, pas un couinement d’écureuil. Un silence trop profond pour cette époque de l’année, comme si la forêt retenait son souffle. Autrefois, cette route avait été une artère commerciale majeure, bien avant la création de l’Amadicia et du Tarabon, et des fragments de pavés trouaient par endroits la dure surface jaunâtre de terre battue. Maintenant, une unique charrette de paysan, péniblement tirée par un bœuf, loin devant, était le seul signe d’une présence humaine. Le commerce s’était déplacé vers le nord, les fermes et les villages de la région avaient décliné, et les légendaires mines perdues d’Aelgar restaient perdues dans les montagnes embroussaillées qui commençaient à quelques miles vers le sud. Des nuages noirs se massant dans cette direction annonçaient la pluie pour l’après-midi si leur lente avance se poursuivait. Un faucon aux ailes rouges volait, allant et venant à la limite des arbres, chassant à l’orée de la forêt. Comme il y chassait lui-même en plein cœur.

Le manoir que les Seanchans avaient donné à Eamon Valda apparut au loin. Il tira sur ses rênes, regrettant de ne pas avoir une mentonnière de casque à resserrer pour se donner une contenance. Il dut donc se contenter de reboucler son ceinturon, sous prétexte qu’il était de travers. Il n’y avait aucune raison d’être en armure. Si la matinée se passait comme il l’espérait, il devrait de toute façon ôter son plastron et sa cotte de mailles, et si ça tournait mal, l’armure ne le protégerait pas davantage que son manteau blanc.

L’édifice, autrefois retraite de campagne du Roi d’Amadicia, était une immense structure à toit bleu, constellée de balcons peints en rouge, un palais en bois orné de flèches de bois à tous les angles, surmontant des fondations en pierre, telle une colline basse aux versants abrupts. Les dépendances, granges, écuries, maisonnettes des ouvriers et ateliers des artisans épousaient étroitement le terrain de la vaste clairière entourant le corps de bâtiment principal. Peints en bleu et en rouge, elles étaient presque aussi resplendissantes. Une poignée d’hommes et de femmes y circulaient, minuscules silhouettes à cette distance, et des enfants jouaient sous les yeux vigilants des adultes. Image de la normalité là où rien n’était normal. Immobiles sur leurs selles, ses compagnons casqués et habillés de plastron le regardaient sans expression. Leurs montures piaffaient d’impatience, leur énergie matinale pas encore dissipée par cette courte chevauchée depuis le camp.

— Il est compréhensible que vous éprouviez des doutes, Damodred, dit Trom au bout d’un moment. C’est une accusation sérieuse, amère comme la bile, mais…

— Pas de doute pour moi, intervint Galad.

Ses intentions étaient arrêtées depuis la veille. Mais il était reconnaissant à Trom, qui lui avait fourni l’ouverture qu’il lui fallait. Ils étaient simplement apparus pendant sa chevauchée et s’étaient joints à lui sans dire un mot. À ce moment, toute parole semblait déplacée.

— Mais qu’en est-il de vous trois ? Vous prenez un risque en venant ici avec moi. Un risque que vous n’avez nul besoin de prendre. Quoi qu’il arrive aujourd’hui, ce sera retenu contre vous. Cette affaire ne concerne que moi, et vous avez mon accord pour vaquer aux vôtres.

Il avait l’impression d’avoir prononcé ces paroles avec trop de raideur, mais il ne trouvait pas ses mots ce matin, et il avait la gorge serrée.

Le trapu secoua la tête.

— La loi est la loi. Et j’aime autant me servir de mon nouveau grade.

Les trois nœuds dorés en forme d’étoile indiquant le grade de capitaine se déployaient sous le soleil rayonnant sur la poitrine de son manteau blanc. Il y avait eu de nombreuses morts à Jeramel, y compris celle de trois Seigneurs-Capitaines. Ils combattaient alors les Seanchans, qui n’étaient pas encore leurs alliés.

— J’ai accompli des actes sombres au service de la Lumière, dit Byar au visage décharné, ses yeux profondément enfoncés dans les orbites, étincelant comme à une insulte personnelle, ténébreux comme une nuit sans lune. Et j’en ferai sans doute encore, mais certains sont trop noirs pour être permis.

Il semblait sur le point de cracher par terre.

— C’est vrai, marmonna le jeune Bomhald, passant une main gantée de fer sur sa bouche.

Galad le voyait toujours comme un jeune homme, bien qu’il n’ait que quelques années de moins que lui. Les yeux de Dain étaient injectés de sang ; il avait encore abusé du brandy la veille.

— Si on a fait quelque chose de mal, même au service de la Lumière, alors il faut le compenser par le bien.

Byar grogna avec aigreur. Ce n’était sans doute pas ce qu’il avait en tête.

— Très bien, dit Galad. Mais il n’y aura aucun mal si vous rebroussez chemin. Ce qui m’amène est mon affaire, à moi seul.

Pourtant, quand il talonna son hongre bai qui repartit au petit galop, il fut content qu’ils galopent pour le rattraper et se rangent à ses côtés, leurs manteaux blancs ballonnant derrière eux. Il aurait continué seul, naturellement, mais leur présence lui éviterait peut-être d’être arrêté ou pendu sur-le-champ. Non qu’il pensât survivre de toute façon. Ce qui devait être fait devait être fait, quel qu’en soit le prix.

Les sabots des chevaux claquèrent bruyamment sur le chemin de pierre montant vers le manoir, de sorte que tous les hommes présents dans la vaste cour centrale se retournèrent pour les regarder : quinze Enfants de la Lumière en armures rutilantes à plates et à mailles et casques coniques, la plupart montés, les autres, des palefreniers amadiciens qui tenaient les animaux. Les balcons intérieurs étaient déserts, à part quelques serviteurs qui semblaient observer, tout en feignant de balayer. Six Questionneurs, solides gaillards avec la crosse écarlate de berger derrière le soleil rayonnant de leur manteau, entouraient Rhadam Asunawa comme des gardes du corps, à l’écart des autres. La Main de la Lumière se tenait toujours loin du reste des Enfants, un choix que tous approuvaient. Le grisonnant Asunawa, son visage creux faisant paraître joufflu celui de Byar, était le seul à ne pas être en armure, et son manteau blanc comme neige n’arborait que la crosse de berger, une façon de plus de se différencier des autres.

Eamon Valda n’était pas grand, mais son visage sombre et dur avait l’expression de quelqu’un qui considère l’obéissance à ses ordres comme un dû. Comme la moindre des choses. Debout, les pieds bottés et écartés et tête haute, rayonnant l’autorité par tous les pores, il portait le tabar blanc et or de Seigneur-Capitaine-Commandant sur son armure à plates dorée, plus richement brodé qu’aucun de ceux qu’avait portés Pedron Niall. Sa cape blanche brodée de fils d’or de chaque côté de la poitrine, de même que sa tunique blanche brodée d’or étaient en soie. Sous son bras, son casque doré était gravé d’un soleil flamboyant sur le front, et, à sa main gauche, un lourd anneau d’or porté par-dessus son gantelet s’ornait d’un gros saphir jaune gravé d’un soleil. Autre marque de faveur reçue des Seanchans. Valda fronça légèrement les sourcils quand Galad et ses compagnons démontèrent et le saluèrent, main sur le cœur. Des palefreniers empressés accoururent pour prendre leurs chevaux.

— Pourquoi n’êtes-vous pas en route pour Nassad, Trom ? demanda-t-il d’un ton désapprobateur. Les autres Seigneurs-Capitaines doivent en être à mi-chemin, à l’heure qu’il est.

Lui-même arrivait toujours en retard à ses rencontres avec les Seanchans, peut-être pour affirmer que les Enfants conservaient un minimum d’indépendance – aussi, qu’il soit déjà prêt à partir le surprit ; ce rendez-vous devait être très important –, mais il s’assurait toujours que les hauts gradés arrivaient à l’heure, même quand ils devaient pour cela partir avant l’aube. Apparemment, il valait mieux ne pas pousser trop loin leurs nouveaux maîtres. Les Seanchans éprouvaient toujours une forte méfiance à l’égard des Enfants. Trom n’afficha nullement l’hésitation qu’on aurait pu attendre d’un homme promu à son grade à peine un mois plus tôt.

— Affaire urgente, Seigneur-Capitaine-Commandant, dit-il suave, s’inclinant avec précision, exactement comme l’exigeait le protocole. Un Enfant sous mes ordres accuse un autre Enfant d’avoir abusé d’une de ses parentes et revendique le droit de Jugement sous la Lumière que, selon la loi, vous devez accorder ou refuser.

— Étrange requête, mon fils, dit Asunawa, penchant la tête d’un air interrogateur au-dessus de ses mains croisées, avant que Valda n’ait eu le temps de parler.

Même la voix du Haut Inquisiteur était dolente ; il semblait peiné de l’ignorance de Trom. Ses yeux semblaient deux braises sombres dans un brasier.

— C’était généralement l’accusé qui demandait le jugement des épées, et le plus souvent, je crois, quand il savait que les preuves le condamneraient. Quoi qu’il en soit, le Jugement sous la Lumière n’a pas été invoqué depuis près de quatre cents ans. Donnez-moi le nom de l’accusé et je réglerai discrètement cette affaire.

Sa voix se fit aussi froide qu’une caverne sans soleil en plein hiver, mais ses yeux continuaient à flamboyer.

— Nous sommes parmi des étrangers, et nous ne pouvons leur permettre d’apprendre qu’un des Enfants est capable d’une telle conduite.

— La requête a été adressée à moi, Asunawa, dit sèchement Valda.

Son regard exprimait une haine manifeste. Peut-être était-ce simplement parce que l’autre était intervenu. Rejetant un pan de sa cape par-dessus son épaule, pour découvrir son épée, il posa la main sur la longue poignée et se redressa. Toujours en quête d’une attitude majestueuse, Valda éleva la voix de sorte qu’on dût l’entendre même à l’intérieur, et déclara :

— Je crois que beaucoup de nos anciennes coutumes devraient revivre, et cette loi est toujours valable, telle qu’elle fut écrite. La Lumière fait régner la justice, parce que la Lumière est la justice. Dites à votre homme qu’il peut lancer ce défi, Trom, et affronter celui qu’il accuse, épée à la main. Si ce dernier tente de refuser, je déclare qu’il a reconnu sa culpabilité et ordonne qu’il soit pendu sur-le-champ, ses biens et son grade confisqués au profit de son accusateur, comme le stipule la loi. J’ai dit.

Il adressa un nouveau froncement de sourcils à l’adresse du Haut Inquisiteur. Il y avait peut-être vraiment de la haine entre eux.

Trom s’inclina cérémonieusement une fois de plus.

— Vous venez de l’informer lui-même, Seigneur-Capitaine-Commandant. Damodred ?

Galad se sentit glacé. Non à cause du froid provoqué par la peur, mais en raison du vide. Quand, dans son ivresse, Dain avait marmonné les rumeurs confuses parvenues à ses oreilles, quand Byar avait confirmé à regret qu’elles étaient davantage que des rumeurs, la rage avait submergé Galad, un feu brûlant jusqu’à l’os qui avait failli le rendre fou. Il avait été certain que sa tête allait exploser, si son cœur n’explosait pas avant. Maintenant, il était gelé, vidé de toute émotion. Lui aussi s’inclina cérémonieusement. La plus grande partie de ce qu’il avait à dire se trouvait dans la loi, mais il choisit le reste avec soin, pour épargner autant de honte que possible à une mémoire qui lui était chère.

— Eamon Valda, Enfant de la Lumière, je vous convoque au Jugement sous la Lumière pour agression sur la personne de Morgase Trakand, Reine d’Andor, et pour son meurtre.

Personne n’avait pu confirmer que la femme qu’il considérait comme sa mère était morte, pourtant, elle devait l’être. Une douzaine d’hommes affirmaient qu’elle avait disparu de la Forteresse de la Lumière avant qu’elle ne tombe aux mains des Seanchans, et autant affirmaient qu’elle n’avait pas été libre de partir de sa propre volonté.

Valda ne manifesta aucune indignation à cette accusation. Son sourire aurait pu exprimer le regret de la folie de Galad à lancer un tel défi, mais il se teintait de mépris. Il ouvrit la bouche, mais Asunawa le devança une fois de plus.

— C’est ridicule, dit-il, d’un ton plus douloureux qu’indigné. Arrêtez cet imbécile et nous découvrirons quel rôle il joue dans un sinistre complot des Amis du Ténébreux pour discréditer les Enfants de la Lumière.

Sur un signe de lui, deux solides Questionneurs firent un pas vers Galad, l’un un sourire cruel aux lèvres, l’autre parfaitement impassible, en ouvrier qui fait son travail.

Mais un seul pas. Un léger bruissement fit le tour de la cour quand les Enfants remuèrent leurs épées dans leurs fourreaux. Plusieurs d’entre eux dégainèrent, laissant leur lame pendue à leur côté. Les palefreniers amadiciens se recroquevillèrent sur eux-mêmes, s’efforçant de se rendre invisibles. Ils se seraient sans doute enfuis s’ils l’avaient osé. Asunawa regarda autour de lui, haussant des sourcils incrédules jusqu’à la racine des cheveux, les poings crispés sur sa cape. Curieusement, même Valda sembla un instant stupéfait. Il ne s’attendait certainement pas à ce que les Enfants permettent une arrestation après ce qu’il venait de proclamer lui-même. Si c’était le cas, il se ressaisit bien vite.

— Vous voyez, dit-il, presque joyeusement, les Enfants suivent mes ordres et la loi, non les caprices d’un Questionneur.

Il tendit son casque pour que quelqu’un l’en débarrasse.

— Je démens votre accusation grotesque, jeune Galad, et vous rejette votre mensonge au visage. Car c’est un mensonge, ou, au mieux, la folle acceptation de quelque rumeur malveillante propagée par des Amis du Ténébreux ou d’autres qui souhaitent du mal aux Enfants. Dans l’un et l’autre cas, vous m’avez diffamé de la plus vile manière, et j’accepte le défi du Jugement sous la Lumière, où je vous tuerai.

Même si sa remarque n’appartenait pas au rituel, il avait démenti l’accusation et accepté le défi ; cela suffirait.

Réalisant qu’il tendait toujours son casque à bout de bras, Valda fronça les sourcils sur l’un des Enfants, un mince Saldaean nommé Kashgar, jusqu’à ce qu’il s’avance pour le lui prendre. Kashgar, qui n’était que sous-lieutenant, presque adolescent malgré un grand nez crochu et d’épaisses moustaches semblables à des cornes renversées, s’avança avec une répugnance manifeste. La voix de Valda se fit sombre et caustique tandis qu’il débouclait son ceinturon et le lui tendait.

— Prenez-en bien soin, Kashgar. C’est une lame marquée du héron.

Détachant sa cape de soie, il la laissa tomber sur les pavés, suivie de son tabar, et ses mains se portèrent sur les boucles de son armure. Il semblait qu’il refusât de voir si d’autres répugneraient à l’aider. Son visage était assez calme, mais ses yeux promettaient le châtiment à d’autres que Galad.

— Votre sœur veut devenir Aes Sedai, paraît-il, Damodred. Peut-être que je comprends exactement d’où cela vient. Il y eut un temps où j’aurais regretté votre mort, mais pas aujourd’hui. J’enverrai sans doute votre tête à la Tour Blanche, pour que les sorcières voient le résultat de leur complot.

Le visage plissé d’inquiétude, Dain prit la cape et le ceinturon de Galad et se mit à se dandiner d’un pied sur l’autre, comme incertain de faire ce qu’il fallait. Bien, Galad lui avait donné le choix, et il était trop tard pour changer d’avis. Byar posa sa main gantée sur l’épaule de Galad et se pencha vers lui.

— Il aime frapper aux bras et aux jambes, dit-il à voix basse, regardant Valda par-dessus son épaule.

À la façon dont il le foudroyait, il y avait un problème entre eux. Pourtant, cet air rembruni différait peu de son expression habituelle.

— Il aime saigner l’adversaire, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus faire un pas ni lever son épée, avant le porter le coup de grâce. Il est rapide comme une vipère et frappe plus souvent à gauche. Il attend la même chose de vous.

Galad hocha la tête. Beaucoup de droitiers trouvaient plus facile de frapper ainsi, mais cela semblait une curieuse faiblesse chez une aussi fine lame. Gareth Bryne et Henre Haslin l’avaient entraîné à se servir alternativement des deux mains, pour remédier à ce défaut. Il était curieux que Valda aimât prolonger un combat, alors qu’on lui avait appris à terminer un duel aussi vite et aussi proprement que possible.

— Merci, dit-il, et l’homme aux joues creuses eut une amère grimace.

Byar était loin d’être aimable, et lui-même semblait n’aimer personne à part le jeune Bomhald. Des trois, sa présence n’était pas la plus inattendue, mais il était là, et c’était un point en sa faveur.

Debout au milieu de la cour dans sa tunique brodée d’or, Valda se retourna, poings sur les hanches.

— Écartez-vous jusqu’aux murs, ordonna-t-il d’une voix forte.

Les Enfants et les palefreniers obéirent, les sabots des montures claquant sur les pavés. Asunawa et ses Questionneurs arrachèrent leurs rênes aux garçons d’écurie, le visage du Haut Inquisiteur empreint d’une fureur froide.

— Dégage le milieu de la cour. C’est là que nous allons nous affronter, le jeune Damodred et moi…

— Pardonnez-moi, Seigneur-Capitaine-Commandant, dit Trom, s’inclinant légèrement, mais comme vous participez à ce Jugement sous la Lumière, vous ne pouvez pas l’arbitrer. À part le Haut Inquisiteur qui, conformément à la loi ne peut pas être l’arbitre, je suis ici le plus haut gradé, alors, avec votre permission…

Valda le foudroya, puis alla se placer près de Kashgar d’un pas rageur, bras croisés, tapant du pied avec ostentation, impatient de commencer.

Galad soupira. Si l’issue lui était défavorable, comme cela semblait certain, son ami aurait pour ennemi l’homme le plus puissant des Enfants. Il l’aurait sans doute eu pour ennemi de toute façon, mais maintenant plus que jamais.

— Gardez-les à l’œil, dit-il à Bomhald, montrant de la tête les Questionneurs à cheval regroupés près de la grille d’entrée.

Les subordonnés d’Asunawa l’entouraient toujours tels des gardes du corps, la main sur la poignée de leur épée.

— Pourquoi ? Même Asunawa ne peut pas interférer maintenant. Ce serait contraire à la loi.

Galad eut du mal à ne pas soupirer une fois de plus. Le jeune Dain faisait partie des Enfants depuis plus longtemps que lui, et de plus, son père avait servi chez eux toute sa vie durant, mais il semblait en savoir moins que lui sur eux. Pour les Questionneurs, la loi était ce qu’ils disaient qu’elle était.

— Surveillez-les, c’est tout.

Trom se plaça au centre de la cour, levant son épée au-dessus de sa tête, la lame parallèle au sol, puis, contrairement à Valda, prononça les paroles rituelles exactement telles qu’elles étaient écrites.

— Sous la Lumière, nous sommes rassemblés pour être témoins d’un Jugement sous la Lumière, droit sacré de tout Enfant de la Lumière. La Lumière brille sur la vérité, et ici, la Lumière illuminera la justice. Qu’aucun homme ne parle, sauf celui qui en a légalement le droit, et que celui qui tentera d’intervenir soit abattu sommairement. Ici, la justice sera obtenue sous la Lumière par un homme qui engage sa vie sous la Lumière, par la force de son bras et la volonté de la Lumière. Les combattants se rencontreront sans arme à l’endroit où je me tiens, poursuivit-il, abaissant son épée, et se parleront de sorte que personne ne les entende. Que la Lumière les assiste pour trouver les paroles qui permettront d’éviter une effusion de sang, car, dans le cas contraire, l’un de ces Enfants mourra aujourd’hui, son nom sera rayé de nos rôles et sa mémoire déclarée anathème. Sous la Lumière, qu’il en soit ainsi.

Tandis que Trom se retirait, Valda s’avança de la démarche arrogante appelée le Chat qui Traverse la Cour. Il savait qu’il n’y avait pas de paroles permettant d’éviter une effusion de sang. Pour lui, le combat avait déjà commencé. Galad vint simplement à sa rencontre. Il faisait près d’une tête de plus que Valda, qui lui-même se comportait comme s’il était le plus grand et assuré de la victoire.

Cette fois, son sourire n’était que mépris.

— Rien à dire, mon garçon ? Rien d’étonnant, vu qu’un maître à l’épée va vous couper la tête dans environ une minute. Mais avant de vous tuer, je veux qu’une chose soit bien claire dans votre tête. La gueuse était en pleine forme la dernière fois que je l’ai vue, et si elle est morte aujourd’hui, je le regrette.

Son sourire se fit ironique et dédaigneux.

— Elle fut la meilleure partenaire de ma vie, et j’espère avoir l’occasion de la monter de nouveau un jour.

Une rage noire emplit Galad, qui dut faire un gros effort pour lui tourner le dos et s’éloigner, transformant déjà sa rage en flamme imaginaire, ainsi que ses deux instructeurs le lui avaient enseigné. Un homme qui combattait dans la rage mourait dans la rage. Le temps qu’il arrive près du jeune Bomhald, il avait réalisé l’état que Gareth et Henre appelaient l’Unité Intérieure. Flottant dans le vide, il dégaina l’épée que Bomhald lui tendait, et la lame légèrement incurvée devint une partie de son être.

— Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda Dain. Pendant un instant, vous avez eu un air meurtrier.

Byar lui saisit le bras.

— Ne le déconcentrez pas, dit-il.

Galad ne fut pas déconcentré. Chaque crissement de cuir, chaque claquement de sabot sur les pavés était clair et distinct. Il entendait les mouches bourdonner à dix pas, comme si elles étaient près de ses oreilles. Il avait presque l’impression de les voir battre des ailes. Il faisait un avec les mouches, avec la cour, avec les deux hommes. Ils étaient en lui et ne pouvaient pas le déconcentrer.

Valda attendit qu’il se retourne avant de dégainer son épée de l’autre côté de la cour, en un mouvement fulgurant. L’arme devint floue quand il décrivit un moulinet de la main gauche, puis il la passa lestement dans la droite pour un autre tour, avant de la dresser à la verticale, immobile et stable, à deux mains. Il marcha de nouveau en Chat qui Traverse la Cour.

Levant sa lame, Galad s’avança à sa rencontre, adoptant machinalement une démarche influencée par son état d’esprit. Le Vide, l’appelait-on, et seul un œil exercé pouvait discerner que ce n’était pas une démarche ordinaire et qu’il était en équilibre parfait à chaque battement de cœur. Valda n’avait pas gagné la marque du héron par favoritisme. Cinq Maîtres à l’Épée avaient jugé ses compétences et voté à l’unanimité, comme il se doit, de lui décerner le titre. L’autre façon de l’obtenir, c’était de tuer le porteur d’une épée marquée du héron, en combat loyal, d’homme à homme. Valda était alors plus jeune que Galad ne l’était maintenant. Peu importait. Il ne se concentrait pas sur la mort de Valda. Il ne fixait son attention sur rien. Mais il voulait la mort de Valda, même s’il devait devenir le Fourreau de l’Épée, accueillant avec joie la lame marquée du héron dans sa chair pour y parvenir. Il acceptait que le duel se termine ainsi.

Valda ne perdit pas de temps à manœuvrer. Dès qu’il fut à portée, Cueillir la Pomme sur la Branche Basse fulgura comme l’éclair vers le cou de Galad, comme s’il avait vraiment l’intention de le décapiter dès la première minute. Il y avait plusieurs réactions possibles, toutes devenues instinctives après un sévère entraînement, mais les avertissements de Byar flottaient dans les profondeurs de son esprit, tout comme le fait que Valda lui-même en avait parlé. Par deux fois. Inconsciemment, il choisit une autre riposte, se déplaçant de côté en avançant, juste comme Cueillir la Pomme sur la Branche Basse devenait la Caresse du Léopard. Les yeux de Valda s’écarquillèrent de surprise quand son coup rata la cuisse gauche de Galad de plusieurs pouces, encore plus quand Déchirer la Soie entailla son avant-bras droit, mais il fit aussitôt assaut avec la Colombe Prend son Vol, si rapidement que Galad dut sauter vers l’arrière avant que la lame de Valda ne s’enfonce, repoussant difficilement l’assaut avec le Roi Pêcheur Tourne Autour de l’Étang.

D’avant en arrière, ils effectuèrent les figures, en dansant sur les pavés. Le Lézard dans les Épineux rencontra l’Éclair à Trois Dents. Feuille dans la Brise contra l’Anguille Parmi les Nénuphars, et Deux Hases Bondissantes para le Colibri Embrasse le Chèvrefeuille. Avançant et reculant, comme pour une démonstration. Galad répétait ses assauts, mais Valda était rapide comme une vipère. Les Danses du Coq de Bruyère lui valurent une estafilade à l’épaule, et le Faucon Saure Emporte la Colombe une autre au bras gauche, légèrement plus profonde. La Rivière de Lumière lui aurait peut-être emporté le bras si, avec une rapidité née du désespoir, il n’avait pas paré avec la Pluie par Grand Vent. Les lames fulguraient sans discontinuer, l’air résonnant des heurts de l’acier. Combien de temps luttèrent-ils ? Il n’aurait su le dire. Le temps n’existait pas, seulement l’instant. On aurait dit que les deux hommes évoluaient sous l’eau, leurs mouvements ralentis par la mer. De la sueur perla sur le visage de Valda, mais il souriait avec assurance, apparemment insoucieux de l’entaille à son bras gauche, son unique blessure. Galad sentait la sueur qui dégoulinait sur son visage lui piquer les yeux, et le filet de sang couler le long de son bras. Ces blessures finiraient par le gêner, l’avaient peut-être déjà ralenti.

Il en avait reçu deux autres plus graves à la cuisse gauche. Le sang lui mouillait le pied dans sa botte, et il ne pouvait pas éviter de boitiller. Si Valda devait mourir, ce devait être bientôt.

Volontairement, il prit une profonde inspiration, puis, bouche ouverte, une seconde et une troisième. Il fallait que Valda le croie essoufflé. Sa lame s’élança dans Enfiler l’Aiguille, visant l’épaule gauche de Valda, mais pas aussi rapidement qu’elle l’aurait dû. L’autre para facilement avec l’Hirondelle Prend son Vol, se transformant aussitôt en le Lion Bondit. Cela lui entailla la cuisse pour la troisième fois ; il n’osait pas être plus rapide à la défense qu’à l’attaque.

De nouveau, il lança Enfiler l’Aiguille vers l’épaule de Valda, sans cesser d’aspirer l’air à grandes goulées. Seule la chance lui évita de recevoir d’autres blessures au cours de ces assauts. Ou peut-être était-ce la Lumière qui brillait sur ce duel.

Le sourire de Valda s’élargit ; il le croyait à bout de forces, épuisé et immobilisé. Comme Galad se lançait dans Enfiler l’Aiguille pour la cinquième fois, l’épée de Valda commença l’Hirondelle Prend son Vol presque avec désinvolture. Rassemblant toute la rapidité dont il était encore capable, Galad modifia son coup, et Moissonner l’Orge entailla Valda juste sous la cage thoracique.

Pendant un instant, il sembla inconscient de sa blessure. Il fit un pas, commença ce qui aurait pu être Pierres Tombant de la Falaise. Puis ses yeux se dilatèrent, il chancela, lâcha son épée qui résonna sur les pavés tandis qu’il tombait à genoux. Ses mains se portèrent à l’énorme entaille barrant son ventre, comme pour retenir ses entrailles, et sa bouche s’ouvrit, tandis qu’il fixait sur Galad des yeux vitreux. Quoi qu’il ait voulu dire, rien que du sang cascada sur son menton. Il tomba face contre terre et ne bougea plus.

Galad retourna vivement sa lame pour faire tomber le sang qui en maculait l’extrémité, puis se pencha lentement pour l’essuyer sur la tunique blanche de Valda. La douleur qu’il avait ignorée jusque-là fulgura dans ses muscles. Son épaule et son bras gauches le brûlaient ; sa cuisse lui paraissait en feu. Il dut faire un effort pour se redresser. Peut-être était-il plus proche de l’épuisement qu’il ne l’avait cru. Combien de temps avaient-ils combattu ? Il avait cru qu’il ressentirait de la satisfaction d’avoir vengé sa mère, mais il ne ressentait que le vide. La mort de Valda ne suffisait pas. Il fallait retrouver Morgase Trakand vivante.

Soudain, il prit conscience de claquements réguliers, et, levant les yeux, il vit les Enfants se tapant chacun sur l’épaule en signe d’approbation. Tous. Sauf Asunawa et ses Questionneurs. Ils avaient disparu.

Byar accourut avec un petit sac de cuir, et écarta délicatement la déchirure de la manche de Galad.

— Il faudra suturer, marmonna-t-il, mais ça peut attendre.

S’agenouillant près de Galad, il sortit des rouleaux de pansements de son sac qu’il enroula autour de la cuisse de Galad.

— Là aussi, il faudra suturer, mais en attendant, ces pansements vous empêcheront de saigner à mort.

D’autres les entourèrent pour les féliciter, les hommes à pied devant, les cavaliers derrière. Aucun n’accorda un regard au cadavre, sauf Kashgar, qui essuya l’épée de Valda sur sa tunique déjà ensanglantée avant de la remettre au fourreau.

— Où est allé Asunawa ? demanda Galad.

— Il est parti après la dernière blessure de Valda, répondit Dain, mal à l’aise. Il doit aller au camp pour ramener des Questionneurs.

— Il est parti dans la direction opposée, vers la frontière, intervint un autre.

Nassad était juste de l’autre côté de la frontière.

— Les Seigneurs-Capitaines, dit Galad, et Trom hocha la tête.

— Aucun Enfant ne les laissera vous arrêter pour ce qui s’est passé ici, Damodred. À moins que son capitaine ne l’ordonne. Mais certains en seraient capables, je crois.

Des murmures de colère s’élevèrent, les hommes refusant de défendre une chose pareille. Trom les fit taire, en levant les mains.

— Vous savez que c’est vrai, dit-il à voix haute. Toute autre chose serait mutinerie.

Un silence de mort salua ces paroles. Il n’y avait jamais eu de mutinerie chez les Enfants. Il était possible que rien n’en ait approché autant que leurs murmures précédents.

— Je vais maintenant rédiger votre décharge des Enfants, Galad. Quelqu’un pourra encore ordonner votre arrestation, mais il devra d’abord vous trouver, et vous aurez une bonne avance. Il faudra à Asunawa la moitié de la journée pour rejoindre les autres Seigneurs-Capitaines, et quiconque le suivra ne pourra pas être de retour avant la nuit.

Galad secoua la tête avec colère. Trom avait raison, mais tout était erroné. Trop d’aspects étaient erronés.

— Rédigerez-vous des décharges pour tous ces hommes ? Vous savez qu’Asunawa trouvera un moyen de les accuser, eux aussi. Rédigerez-vous des décharges pour les Enfants qui ne veulent pas aider les Seanchans à s’emparer de nos terres au nom d’un homme mort depuis plus de mille ans ?

Plusieurs Tarabonais se regardèrent et hochèrent la tête, de même que d’autres hommes, qui n’étaient pas tous Amadiciens.

— Et les hommes qui ont défendu la Forteresse de la Lumière ? Est-ce qu’une décharge fera tomber leurs chaînes ou empêchera les Seanchans de les faire travailler comme des bêtes ?

Grognements de colère ; ces prisonniers étaient un point sensible chez tous les Enfants.

Bras croisés, Trom l’examina comme s’il le voyait pour la première fois.

— Alors, que feriez-vous ?

— Je dirais aux Enfants de trouver quelqu’un, n’importe qui, combattant les Seanchans pour qu’ils s’allient avec lui. Pour s’assurer que les Enfants de la Lumière iront à la Dernière Bataille au lieu d’aider les Seanchans à pourchasser les Aiels et à voler nos moutons.

— N’importe qui ? dit d’une voix aiguë un Cairhienin du nom de Doirellin.

Personne ne se moquait jamais de la voix de Doirellin. Bien que petit, il était presque aussi large que haut, il n’avait pas un pouce de graisse. En disposant des noix entre tous ses doigts, il était capable de les casser juste en serrant les poings.

— Cela pourrait être les Aes Sedai.

— Si vous avez l’intention de prendre part à la Tarmon Gai’don, alors vous devrez combattre aux côtés des Aes Sedai, dit doucement Galad.

Le jeune Bomhald grimaça de répugnance, et il ne fut pas le seul. Byar se redressa à moitié, avant de se remettre à sa tâche. Mais personne n’exprima son désaccord. Doirellin hocha lentement la tête, comme s’il n’avait jamais pensé à la question.

— Je ne suis pas partisan des sorcières plus qu’un autre, dit finalement Byar, sans lever la tête de son travail.

Du sang suintait à travers les bandages alors même qu’il les enroulait.

— Mais les Préceptes affirment que, pour combattre le corbeau, on peut s’allier au serpent jusqu’à la fin de la bataille.

Une vague d’assentiment se propagea parmi tous les assistants. Le corbeau se référait à l’Ombre, mais chacun savait que c’était aussi l’emblème impérial des Seanchans.

— Je me battrai au côté des sorcières, dit un Tarabonais dégingandé, ou même de ces Asha’man dont tout le monde parle, s’ils combattent les Seanchans. Au moins à la Dernière Bataille. Et je combattrai tout homme qui dira que j’ai tort.

Il promena autour de lui un regard étincelant, comme s’il était prêt à s’exécuter sur-le-champ.

— Il semble que la situation tournera comme vous le souhaitez, Seigneur-Capitaine-Commandant, dit Trom, s’inclinant plus profondément qu’il ne l’avait fait devant Valda. Au moins jusqu’à un certain point. Qui peut dire ce que nous réserve la prochaine heure, et encore moins le jour suivant ?

Galad s’étonna lui-même en éclatant de rire. Depuis la veille, il était certain de ne plus jamais rire de sa vie.

— C’est une mauvaise plaisanterie, Trom.

— C’est ainsi que la loi est écrite. Et Valda l’a proclamée lui-même. De plus, vous avez eu le courage de dire tout haut ce que beaucoup pensaient tout bas, y compris moi. Pour les Enfants, votre plan est le meilleur de tous ceux que j’ai entendus depuis la mort de Pedron Niall.

— C’est quand même une mauvaise plaisanterie.

Quoi que dît la loi, cette partie en avait été ignorée depuis la fin de la Guerre des Cent Ans.

— Nous verrons ce que les Enfants ont à déclarer sur la question, répondit Trom avec un grand sourire, quand vous leur demanderez de nous suivre à la Tarmon Gai’don pour nous battre au côté des sorcières.

Les hommes recommencèrent à se taper sur l’épaule, plus fort qu’ils ne l’avaient fait pour sa victoire. D’abord, quelques-uns, puis imités par d’autres, et enfin tous, y compris Trom, manifestèrent ainsi leur approbation. Enfin, tous sauf Kashgar. S’inclinant profondément, le Saldaean lui tendit l’épée marquée du héron dans son fourreau.

— Elle est à vous, maintenant, Seigneur-Capitaine-Commandant.

Galad soupira. Il espérait que ces absurdités cesseraient avant qu’ils ne regagnent le camp. Le retour serait assez hasardeux sans y ajouter une telle revendication. Le plus vraisemblable, c’est qu’ils seraient dégradés et enchaînés, voire battus à mort. Mais il devait y retourner. C’était la chose à faire.

Le jour se levait lentement sur ce frais matin de printemps, bien que le soleil n’ait pas encore paru au-dessus de l’horizon. Rodel Ituralde leva sa lunette cerclée d’or pour étudier le village qu’il observait sur son rouan du haut d’une colline, en plein cœur du Tarabon. Il détestait attendre qu’il y ait suffisamment de lumière pour voir. Pour éviter les reflets sur la lentille, il tenait l’extrémité du long tube entre le pouce et l’index et l’abritait de sa main en coupe. C’est à cette heure-là que les sentinelles étaient le moins vigilantes, soulagées que se dissipe enfin l’obscurité favorable à une attaque ennemie. Pourtant, pendant la traversée de la Plaine d’Almoth, il avait entendu parler des raids des Aiels au Tarabon. S’il était une sentinelle, peut-être entourée d’Aiels, il lui pousserait des yeux autour de la tête. Bizarre que cette région ne soit pas en révolution à cause de ces Aiels, comme une fourmilière détruite d’un coup de pied. Bizarre et peut-être de mauvais augure. Jusqu’à présent, beaucoup d’hommes armés, des Seanchans et des Tarabonais, leur avaient juré allégeance, et des hordes de Seanchans construisaient des fermes et même des villages. Mais pour en arriver là, ç’avait été presque trop facile. Aujourd’hui, la facilité cessait.

Derrière lui, au milieu des arbres, les chevaux piaffaient d’impatience. Les centaines de Domanis en attente étaient silencieux, on n’entendait que le crissement du cuir quand un homme remuait sur sa selle, mais il les sentait tendus. Il aurait voulu qu’il y en ait deux fois plus. Cinq fois plus. Au début, il avait cru avoir adopté la bonne décision en prenant lui-même la tête d’une force composée principalement de Tarabonais. À présent, il n’en était plus aussi certain. Mais il était trop tard pour les récriminations.

À mi-chemin d’Elmora et de la frontière d’Amadicia, Serana se dressait dans une vallée de grasses prairies entre des collines boisées, séparée d’au moins un mile alentour des zones arborées, excepté la sienne. Un petit lac entouré de roseaux, alimenté par deux larges ruisseaux, s’étendait entre lui et le village. L’endroit ne pouvait pas être pris en plein jour. Le village, déjà de bonne taille avant l’arrivée des Seanchans, était une étape pour les trains des marchands se dirigeant vers l’est, avec plus d’une douzaine d’auberges et presque autant de rues. Les villageois vaquaient déjà à leurs occupations : les femmes portaient des paniers en équilibre sur la tête, d’autres allumaient des feux sous les lessiveuses derrière les maisons, des hommes allaient à leur travail, s’arrêtant parfois pour échanger quelques mots. Une matinée normale, avec les enfants qui couraient et jouaient déjà avec leurs cerceaux et leurs sacs de billes. Le fracas d’une forge s’éleva, assourdi par la distance. Les fumées du petit déjeuner s’estompaient peu à peu. Aussi loin que portait son regard, personne à Serana n’accordait la moindre attention aux trois paires de sentinelles qui, menant leurs chevaux par la bride, allaient et venaient à environ un quart de mile. Le lac, considérablement plus large que le village, le protégeait efficacement sur trois côtés. Pour les habitants, les sentinelles semblaient faire partie du décor, tout comme le camp des Seanchans qui avait plus que doublé la taille de Serana.

Ituralde branla légèrement du chef. Lui, il n’aurait pas dressé le camp comme ça, si près du village. Les toits de Serana étaient tous en tuile rouge, verte ou bleue, et les maisons en bois ; le moindre incendie pouvait se propager facilement jusqu’au camp, où les grandes tentes-entrepôts en toile, vastes comme des maisons, étaient plus nombreuses que celles, plus petites, où dormaient les hommes. De grandes piles de caisses, de cageots et de tonneaux couvraient presque deux fois plus de terrain que toutes les tentes réunies. Éviter les vols serait presque impossible. Dans toutes les villes, il existait des chapardeurs qui volaient tout ce qu’ils croyaient pouvoir s’approprier sans danger, et même des gens honnêtes pouvaient être tentés à l’occasion. Grâce au choix de cet emplacement, les hommes avaient moins à marcher pour aller puiser de l’eau au lac et boire de la bière quand ils n’étaient pas de service, mais cela indiquait que le commandant n’imposait pas une discipline très stricte.

Une grande activité régnait aussi dans le camp. La journée de travail des soldats faisait paraître reposante celle des paysans. Des hommes soignaient les chevaux tout au long des interminables lignes de piquets, des porte-bannière passaient en revue les hommes bien en rangs, des centaines d’ouvriers chargeaient ou déchargeaient des chariots, des palefreniers attelaient des équipages. Tous les jours, des convois de chariots arrivaient au camp, de l’est et de l’ouest, et d’autres en repartaient. Il admirait l’efficacité des Seanchans, qui s’assuraient que leurs soldats ne manquaient de rien. Des Fidèles du Dragon, des hommes maussades qui croyaient leurs rêves anéantis par les Seanchans, avaient accepté de leur dire ce qu’ils savaient, voire de se rallier à eux. Ce camp contenait tout le nécessaire pour équiper des milliers d’hommes de pied en cap, des bottes aux épées, des flèches aux fers à cheval, sans oublier les gourdes.

Il abaissa sa lunette pour chasser une mouche verte qui bourdonnait près de son visage. Deux autres la remplacèrent presque aussitôt. Le Tarabon grouillait de mouches. Elles apparaissaient donc si tôt dans la saison, ici ? Chez lui, elles commenceraient juste à éclore le temps qu’il rentre en Arad Doman. S’il y rentrait jamais. Non, pas de pensées pessimistes. Quand il y rentrerait. Sinon, Tamsin serait mécontente et il était rarement sage de la mécontenter.

En bas, la plupart des hommes étaient des paysans, non des soldats, et seulement une centaine d’entre eux des Seanchans. Cependant, une compagnie de trois cents Tarabonais en armures à rayures peintes, était arrivée à midi, la veille, plus que doublant leur nombre, et l’avait obligé à changer ses plans. Un autre groupe de Tarabonais, tout aussi important, était entré au camp au coucher du soleil, juste à temps pour manger et se coucher dans leur couverture là où ils trouvaient la place de l’étendre. Les bougies et les lampes à huile représentaient un luxe pour les soldats. Au camp, il y avait aussi une de ces femmes en laisse, une damane. Il aurait souhaité pouvoir attendre qu’elle s’en aille – ils devaient l’avoir trouvée à l’extérieur. Quelle utilité d’avoir une damane dans un tel camp ? Il ne voulait pas donner aux Tarabonais une occasion de se plaindre qu’il temporisait. Certains sauteraient sur n’importe quelle raison pour en faire à leur tête. Il savait qu’ils ne le suivraient plus très longtemps, pourtant, il fallait qu’il les retienne encore au moins quelques jours.

Reportant son regard vers l’ouest, il ne se donna pas la peine de reprendre sa lunette.

— Maintenant, murmura-t-il.

Comme à son commandement, deux cents hommes, un voile de mailles sur le visage, sortirent du couvert des arbres au galop et s’arrêtèrent immédiatement, piaffant et se bousculant pour trouver une place, brandissant des lances aux pointes d’acier. Leurs chefs allaient et venaient devant eux en gesticulant, en un effort manifeste pour rétablir un semblant d’ordre.

À cette distance, Ituralde n’aurait pas pu distinguer les visages, même avec sa lunette, mais il imaginait la fureur du visage de Tornay Lanasiet à jouer cette comédie. Le solide Fidèle du Dragon brûlait d’en découdre avec les Seanchans. N’importe quels Seanchans. Il avait eu du mal à le dissuader de frapper le jour où ils avaient franchi la frontière. Hier, il avait visiblement jubilé de gratter sur son plastron les rayures détestées indiquant son loyalisme envers les Seanchans. Peu importait ; jusqu’à présent, il obéissait à ses ordres à la lettre.

Comme les sentinelles les plus proches de Lanasiet tournaient leurs montures pour filer vers le village, Ituralde ramena son attention sur le village et mit la lunette à son œil. Les sentinelles trouveraient leur avertissement superflu. Tout mouvement avait cessé. Certains hommes montraient les cavaliers de l’autre côté du village, tandis que d’autres semblaient les fixer, les soldats tout comme les ouvriers. La dernière chose à laquelle ils s’attendaient, c’était un raid. Les Seanchans considéraient le Tarabon comme leur territoire, et donc sans danger. Un rapide coup d’œil vers le village montrait les gens dans les rues, regardant les étranges cavaliers. Eux non plus ne s’attendaient pas à une attaque. Il pensa que les Seanchans avaient raison, opinion qu’il ne partagerait avec aucun Tarabonais dans un proche avenir.

Pourtant, avec des hommes bien entraînés, le choc ne durerait pas longtemps. Au camp, les soldats se mirent à courir vers leurs montures, dont beaucoup étaient dessellées, même si les palefreniers s’étaient mis au travail aussi vite que possible. Environ quatre-vingts fantassins et archers seanchans formèrent les rangs et se mirent à traverser Serana au pas de charge. Comprenant qu’il y avait vraiment du danger, les gens attrapèrent les petits enfants et entraînèrent les vieux à l’intérieur des maisons. En quelques instants, les rues furent désertées, hormis par les archers qui couraient en armures laquées et avec leurs casques bizarres.

Ituralde reporta sa lunette vers Lanasiet et s’aperçut qu’il galopait à la tête de ses hommes. Pour le moment, ils étaient encore à plus d’un demi-mile du village. Cet intrépide était censé être encore à près d’un mile, à la limite des arbres. Il réprima l’envie de tripoter le rubis à son oreille gauche. La bataille avait commencé. Or, dans ces moments-là, vos subordonnés doivent croire que vous êtes absolument calme, totalement maître de vous, et non pas rongé du désir d’assommer un allié présumé. Si les émotions du commandant contaminent ses hommes, ceux-ci se comportent bêtement, se font tuer et perdent la bataille.

Touchant sur sa joue sa mouche en forme de demi-lune – un homme devait se montrer à son avantage en un jour pareil – il prit quelques lentes inspirations, pour s’assurer qu’il était aussi calme intérieurement qu’il l’affectait extérieurement, puis ramena son attention sur le camp. À présent, la plupart des Tarabonais étaient à cheval et attendaient une vingtaine de Seanchans commandés par un grand officier n’ayant qu’une seule plume à son casque.

Ituralde étudia le chef de la colonne, l’apercevant entre les maisons. L’unique plume était le signe distinctif d’un lieutenant, ou peut-être d’un sous-lieutenant. Ce qui signifiait qu’il s’agissait d’un garçon imberbe à son premier commandement ou d’un vétéran sous les armes, qui pouvait vous décapiter au moindre faux pas. Curieusement, la damane, reconnaissable à la laisse d’argent la reliant à une cavalière, faisait galoper l’animal aussi vite que les autres. D’après ce qu’il avait entendu dire, les damanes étaient des prisonnières, pourtant elle semblait aussi ardente au combat que sa maîtresse, la sul’dam. Peut-être…

Brusquement, son souffle se bloqua dans sa gorge, et toutes ses pensées au sujet de la damane s’envolèrent. Dans la rue, une foule avançait en courant, juste devant la colonne dont elle semblait ne pas entendre le tonnerre derrière elle. Avec l’ennemi aux trousses, les Seanchans n’avaient pas le temps de s’arrêter. Il lui sembla que les mains du grand officier n’avaient pas tremblé sur ses rênes quand lui et ses hommes piétinèrent les villageois. Un vétéran, donc. Murmurant une prière pour les morts, Ituralde abaissa sa lunette. Il n’en avait plus besoin.

Cent toises au-delà du village, l’officier forma les rangs là où les archers s’étaient déjà arrêtés, flèches encochées. Montrant à grands gestes la direction aux Tarabonais derrière lui, il se retourna pour regarder Lanasiet à travers une lunette d’approche. Le soleil scintilla sur le cerclage doré. Enfin, le soleil se levait. Les Tarabonais se séparèrent en ordre, les pointes de lances scintillant, toutes inclinées selon le même angle, et les soldats disciplinés se rangeant de chaque côté des archers.

L’officier se pencha pour parler avec la sul’dam. S’il lâchait sur eux la sul’dam et sa damane, l’affaire pouvait tourner au désastre. Les derniers Tarabonais, ceux qui étaient arrivés tard, commencèrent à se déployer en ligne, vingt-cinq toises derrière les autres, plantant les pointes de leurs lances dans le sol et prenant leurs arcs de cavalerie attachés dans leurs étuis derrière leurs selles. Lanasiet, que l’Ombre l’emporte, galopait toujours à la tête de ses hommes.

Tournant la tête un instant, Ituralde parla assez fort pour que tous l’entendent.

— Tenez-vous prêts.

Les hommes rassemblèrent leurs rênes, le cuir des selles crissa. Puis il murmura une autre prière pour les morts et ajouta :

— Maintenant.

Comme un seul homme, les Tarabonais bien alignés, ses Tarabonais, lâchèrent leurs flèches. Nul besoin de sa lunette pour voir la sul’dam, la damane et l’officier soudain hérissés de flèches. Ils en reçurent près d’une douzaine chacun, qui faillirent les désarçonner. Sa décision lui avait serré le cœur, mais ces femmes étaient les personnes les plus dangereuses sur ce champ de bataille. Le reste de la volée anéantit la plupart des archers qui vidèrent les étriers, et alors même que les hommes heurtaient le sol, une seconde volée de flèches partit, abattant les derniers archers et vidant d’autres selles.

Pris par surprise, les Tarabonais fidèles aux Seanchans tentèrent de se battre. Parmi ceux qui étaient encore en selle, certains pivotèrent et, lances en arrêt, chargèrent leurs assaillants. D’autres, peut-être en proie à la réaction irrationnelle qui saisit parfois les hommes au cours d’une bataille, lâchèrent leurs lances et tentèrent de sortir leurs arcs de cavalerie de leurs étuis. Mais une troisième volée les balaya, les flèches empennées perçant les plastrons à cette distance. Soudain, les survivants semblèrent réaliser qu’ils l’étaient vraiment. La plupart de leurs camarades gisaient à terre, morts, ou s’efforçaient de se relever, bien qu’hérissés de deux ou trois hampes de flèches. Ceux encore à cheval étaient submergés sous le nombre des attaquants. Quelques hommes firent pivoter leurs chevaux et, en un éclair, galopèrent vers le sud, poursuivis par une volée finale qui en abattit d’autres.

— Arrêtez, murmura Ituralde. Arrêtez, là.

Une poignée d’archers montés tirèrent encore, mais le reste s’en abstint docilement. Ils auraient pu en tuer quelques-uns de plus avant qu’ils ne soient hors de portée, mais ils étaient battus, et bientôt les vainqueurs compteraient leurs flèches. De plus, aucun ne s’élança à la poursuite de l’ennemi.

On ne pouvait pas en dire autant de Lanasiet. Capes flottant au vent, lui et ses deux cents cavaliers galopèrent après les fuyards. Ituralde imagina qu’il les entendait japper, tels des chasseurs sur la piste de leur proie.

— Je crois que nous ne verrons plus Lanasiet, Mon Seigneur, dit Jaalam, arrêtant son gris près d’Ituralde, qui haussa légèrement les épaules.

— Peut-être, mon jeune ami. Il peut revenir à la raison. En tout cas, je n’ai jamais cru que les Tarabonais reviendraient en Arad Doman avec nous. Et vous ?

— Non, mon Seigneur, répondit Jaalam. Mais je pensais que son honneur survivrait à la première bataille.

Ituralde leva sa lunette pour regarder Lanasiet, qui galopait toujours ventre à terre. Il avait disparu, et il était peu probable qu’il retrouve une raison qu’il ne possédait pas. Un tiers de ses forces disparut aussi sûrement que si cette damane les avait tuées. Il avait compté les garder quelques jours de plus. Il faudrait qu’il modifie à nouveau ses plans, peut-être qu’il change sa prochaine cible.

Écartant Lanasiet de son esprit, il reporta sa lunette sur l’endroit où les villageois avaient été piétinés, et grogna de surprise. Il n’y avait aucun cadavre au sol. Des amis et des voisins devaient être sortis pour les emporter, quoique, avec une bataille à la sortie du village, cela paraisse aussi invraisemblable que si les victimes s’étaient relevées et éloignées après le passage des chevaux.

— Il est temps d’aller incendier tous ces beaux magasins seanchans, dit-il.

Rangeant la lunette dans l’étui en cuir pendu à sa selle, il coiffa son casque et talonna Constant pour descendre la colline, suivi de Jaalam et des autres, en colonne par deux. Des ornières de charrettes et la rive effondrée annonçaient un gué dans le ruisseau oriental.

— Jaalam, dites aux villageois d’emporter ce qu’ils veulent conserver. Dites-leur de commencer par les maisons les plus proches du camp.

Là où le feu pouvait se propager, il risquait tout autant de s’étendre à l’opposé.

À la vérité, il avait déjà allumé le brasier principal. Au moins soufflé sur les premières braises. Si la Lumière brillait sur lui, si personne ne s’était laissé emporter par l’impatience ou ne s’était abandonné au désespoir à l’idée que les Seanchans avaient l’emprise sur le Tarabon, si aucun n’avait rencontré les problèmes qui peuvent ruiner les plans les mieux conçus, alors, à travers tout le Tarabon, plus de vingt mille hommes avaient frappé comme lui ou frapperaient avant la fin de la journée. Et demain, ils recommenceraient. Désormais, tout ce qui lui restait à faire, c’était de rentrer chez lui, en donnant l’assaut sur quatre cents miles de terres tarabonaises, se débarrassant des Fidèles du Dragon tarabonais, puis de rassembler ses propres hommes et de retraverser la Plaine d’Almoth. Si la Lumière brillait sur lui, ce brasier roussirait assez les Seanchans pour qu’ils se lancent à sa poursuite, en fureur. En grande fureur, espérait-il. Ainsi, ils tomberaient dans son piège avant même qu’ils ne s’aperçoivent de sa présence. S’ils ne le pourchassaient pas, il avait au moins débarrassé son pays des Tarabonais et lié les Fidèles du Dragon domanis afin de combattre pour le Roi et non contre lui. Et s’ils décelaient le piège…

Descendant la colline, Ituralde sourit. Si le piège était découvert, il avait échafaudé un autre plan, et un autre encore. Il prévoyait toujours d’avance, et parait à toutes les éventualités qu’il pouvait imaginer, à part pour le cas où le Dragon Réincarné apparaîtrait soudainement devant lui. Il pensait que c’était suffisant pour le moment.

Allongée sur son lit, la Haute Dame Suroth Sabelle Meldarath contemplait le plafond. La lune était couchée et les triples fenêtres voûtées donnant sur le jardin du palais étaient sombres. Ses yeux s’étaient habitués à l’obscurité, de sorte qu’elle distinguait les contours des stucs peints. L’aube se lèverait dans une heure ou deux, mais elle n’avait pas dormi. Depuis la disparition de Tuon, le sommeil la fuyait toutes les nuits, ne dormant que lorsque l’épuisement fermait ses yeux malgré ses efforts pour les garder ouverts. Le repos lui apportait des cauchemars qu’elle aurait voulu oublier. Il ne faisait jamais vraiment froid à Ebou Dar, mais la nuit apportait une certaine fraîcheur, suffisante pour la garder éveillée, allongée sous un simple drap de soie. La question qui emplissait ses cauchemars était simple et directe : Tuon était-elle vivante ou morte ?

L’évasion des damanes du Peuple de la Mer et le meurtre de la Reine Tylin parlaient en faveur de sa mort. Trois événements de cette magnitude survenant la même nuit, c’était trop pour une coïncidence, et les deux premiers étaient trop horrifiants par eux-mêmes pour faire craindre le pire pour Tuon. Quelqu’un s’efforçait de semer la peur parmi les Rhyagelles, Ceux Qui Reviennent Chez Eux, peut-être afin d’interrompre le Retour. Comment mieux y parvenir qu’en assassinant Tuon ? Pire, ce devait être l’un des leurs. Comme elle avait débarqué sous le voile, aucun autochtone ne savait qui était Tuon. Tylin avait certainement été tuée avec le Pouvoir Unique, par une sul’dam et sa damane. Suroth avait adhéré à la suggestion que les Aes Sedai étaient coupables, pourtant, quelqu’un d’importance finirait par demander comment une de ces femmes avait pu échapper à la détection dans un palais plein de damanes d’une ville remplie de damanes. Au moins une sul’dam avait été nécessaire pour libérer de son collier la damane du Peuple de la Mer. Et deux de ses propres sul’dams avaient disparu presque en même temps.

En tout cas, elles avaient été portées manquantes deux jours plus tard, et personne ne les avait vues depuis la nuit où Tuon avait disparu. Elle ne les croyait pas impliquées, bien qu’elles aient été dans les chenils. Pour commencer, elle n’imaginait pas que Renna ou Seta puissent ôter son collier à une damane. Elles avaient suffisamment de raisons de s’esquiver et d’aller chercher un emploi ailleurs, chez quelqu’un ignorant leur répugnant secret, quelqu’un comme cette Egeanin Tamarath qui avait volé deux damanes. Ça semblait étrange, pour une femme récemment élevée au Sang. Étrange, mais sans importance ; elle ne voyait aucune façon de relier cela au reste. Sans doute que cette femme avait trouvé la complexité de la noblesse trop dure à supporter pour une simple capitaine de navire. Enfin, on finirait par la retrouver et l’arrêter.

Le fait important et potentiellement fatal, c’était que Renna et Seta avaient disparu, et personne ne savait exactement quand. Si un indésirable remarquait son départ si proche du moment critique et en tirait les mauvaises conclusions… Elle pressa ses paumes sur ses yeux et expira lentement, presque en grognant.

Même si elle évitait d’être soupçonnée du meurtre de Tuon, si celle-ci était bien morte, on l’obligerait à présenter des excuses à l’impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais. Pour la mort de l’héritière du Trône de Cristal, les excuses dureraient longtemps et seraient aussi douloureuses qu’humiliantes ; elles pourraient se terminer par son exécution, ou pire, par sa vente comme esclave. Non que cela dût se terminer ainsi, quoique ce fût souvent le cas dans ses cauchemars. Sa main glissa sous l’oreiller pour toucher sa dague dégainée. La lame était à peine plus longue que sa main, mais assez tranchante pour lui ouvrir les veines, de préférence dans un bain chaud. Si l’heure venait de présenter des excuses, elle ne rentrerait pas vivante à Seandar. Le déshonneur attaché à son nom serait peut-être atténué, si suffisamment de gens considéraient son suicide comme une excuse. Elle laisserait une lettre pour l’expliquer. Ce serait peut-être utile.

Pourtant, il y avait encore une chance que Tuon soit vivante, et Suroth s’y cramponnait. La tuer et faire disparaître le corps pouvaient être une machination ordonnée à des Seanchans par l’une de ses sœurs survivantes convoitant le trône, sachant, en outre, que Tuon avait organisé sa propre disparition plus d’une fois. À l’appui de cette idée, la der’sul’dam de Tuon avait emmené toutes ses sul’dams et damanes à la campagne, neuf jours plus tôt pour faire de l’exercice. Mais l’entraînement des damanes n’exigeait pas neuf jours. Et aujourd’hui même, Suroth avait appris que le capitaine de la garde personnelle de Tuon avait aussi quitté la ville depuis neuf jours avec un important contingent d’hommes, et n’était pas revenu. C’était trop pour être une coïncidence, et ça ressemblait plutôt à une preuve. Suffisamment pour garder espoir, en tout cas.

Pourtant, chacune des disparitions précédentes de Tuon faisait partie d’une campagne pour s’attirer l’approbation de l’impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais, et être désignée comme héritière. Chaque fois, une de ses sœurs concurrentes avait été forcée ou encouragée à des actes avilissants lors de la réapparition de Tuon. Quel besoin avait-elle d’imaginer de tels stratagèmes, maintenant ? Suroth avait beau se creuser la cervelle, elle ne parvenait pas à trouver une cible valable en dehors des Seanchans. Elle avait considéré la possibilité d’être visée elle-même, mais seulement brièvement, et uniquement parce qu’elle ne trouvait personne d’autre. En trois mots, Tuon pouvait la dépouiller de sa situation dans le Retour. Tout ce qu’elle avait à faire, c’était d’enlever son voile ; la fille des Neuf Lunes, au commandement du Retour, parlait avec la voix de l’Empire. Le simple soupçon que Suroth fût Atha’an Shadar, ainsi qu’on nommait les Amis du Ténébreux de ce côté de l’océan d’Aryth, aurait suffi pour que Tuon la remette aux Chercheurs pour interrogatoires. Non, Tuon visait quelqu’un ou quelque chose d’autre. Si elle vivait encore. Mais il le fallait. Suroth ne voulait pas mourir. Elle tripota la lame.

Peu importait qui ou quoi d’autre Tuon visait, du moment que cela pouvait indiquer où elle se trouvait. C’était très important. Déjà, malgré l’annonce d’une longue tournée d’inspection, le bruit commençait à circuler parmi ceux du Sang que Tuon était morte. Plus son absence se prolongerait, et plus ces rumeurs s’enfleraient, et avec elles la pression exercée sur Suroth pour rentrer à Seandar présenter ses excuses. Elle ne pourrait temporiser que jusqu’à un certain point, après quoi elle serait jugée tellement sei’mosiev que seuls ses serviteurs et ses esclaves lui obéiraient. Le Haut Sang comme le Bas, peut-être même les roturiers, refuseraient de lui parler. Puis elle se retrouverait peu après sur un navire, quoi qu’elle dise.

Certes, Tuon serait furieuse qu’on la retrouve, pourtant il semblait peu probable que son mécontentement aille jusqu’à déshonorer Suroth et la forcer à s’ouvrir les veines ; c’est pourquoi Tuon devait être retrouvée. Tous les Chercheurs présents en Altara étaient à sa recherche – du moins, ceux que Suroth connaissait. Les propres Chercheurs de Tuon lui étaient inconnus, mais ils devaient enquêter encore deux fois plus que les autres. À moins qu’elle ne les ait mis dans la confidence. Pourtant, au bout de dix-sept jours, tout ce qu’on avait découvert, c’était cette ridicule histoire de Tuon extorquant des bijoux à des joailliers, connue de tous les simples soldats. Peut-être…

La porte voûtée de l’antichambre s’ouvrit lentement, et Suroth ferma l’œil droit pour protéger sa vision nocturne de la lumière de la pièce voisine. Dès que l’ouverture fut assez large, une femme aux cheveux clairs en robe diaphane de da’covale se glissa dans la chambre et referma doucement le battant derrière elle, plongeant la pièce dans le noir total. Suroth rouvrit son œil et distingua une forme fantomatique avançant à pas de loup vers le lit. Puis une autre ombre, immense, se dressa soudain dans un coin de la chambre, comme Almandaragal se relevait sans bruit. Le lopar pouvait traverser la pièce et tordre le cou à cette imbécile le temps d’un battement de cœur, mais Suroth continua à serrer la poignée de sa dague. Il était sage d’avoir une seconde ligne de défense même quand la première semblait invincible. À un pas du lit, la da’covale s’arrêta. Sa respiration oppressée résonna dans le silence.

— Vous prenez votre courage à deux mains, Liandrin ? dit durement Suroth.

Les cheveux couleur de miel tressés en petites nattes avaient suffi pour la reconnaître.

Avec un couinement, la da’covale tomba à genoux et se prosterna sur les tapis. Elle avait finalement appris ça !

— Je n’avais pas l’intention de vous faire du mal, Haute Dame, mentit-elle. Vous savez que je ne le ferais jamais, ajouta-t-elle précipitamment, paniquée.

Apprendre quand parler et quand se taire semblait la dépasser, autant que parler avec le respect qui convenait.

— Nous sommes toutes les deux destinées à servir le Grand Seigneur, Haute Dame. N’ai-je pas prouvé que je peux être utile ? J’ai éliminé Alwhin pour vous, non ? Vous disiez que vous souhaitiez sa mort, alors je l’ai tuée.

Suroth grimaça et s’assit dans le noir, le drap tombant sur ses genoux. Il était trop facile d’oublier la présence d’un ou d’une da’covale, y compris de celle-là, et on laissait alors échapper des choses que l’on aurait dû garder pour soi. Alwhin n’était pas dangereuse, simplement gênante et maladroite dans son rôle de Voix de Suroth. Elle avait accompli tout ce qu’elle avait jamais désiré en atteignant cette situation, et le risque était minuscule qu’elle la mette en danger par la plus infime trahison. Certes, si elle s’était cassé le cou en tombant dans un escalier, Suroth aurait été délivrée d’une source d’irritation. Quant au poison qui l’avait laissée avec le visage bleu et les yeux exorbités, c’était une autre histoire. Malgré les recherches pour retrouver Tuon, cette mort avait attiré les yeux des Chercheurs sur la maison de Suroth. Elle avait été obligée d’insister là-dessus pour le meurtre de sa Voix. Qu’il y eût des Écouteurs dans sa maison, elle l’acceptait ; il y en avait dans toutes les maisons. Mais les Chercheurs faisaient davantage qu’écouter, et ils pouvaient découvrir ce qui devait rester caché.

Dissimuler sa colère exigea d’elle un effort surprenant, et son ton fut plus froid qu’elle ne le voulait.

— J’espère que vous ne m’avez pas réveillée pour vous excuser une fois de plus, Liandrin.

— Non, non !

L’imbécile releva la tête et alla jusqu’à la regarder dans les yeux !

— Un officier du général Galgan est arrivé, Haute Dame. Il attend pour vous conduire auprès du général.

La tête de Suroth pulsa d’irritation. Cette femme tardait à lui transmettre un message du général Galgan et la regardait dans les yeux ? Dans le noir, certes, mais elle eut envie d’étrangler Liandrin de ses propres mains. Une seconde mort si proche de la première exciterait encore la curiosité des Chercheurs pour sa maison, s’ils l’apprenaient, mais Elbar pouvait facilement la débarrasser du cadavre ; il était habile à ce genre de tâche.

Sauf qu’elle possédait l’ancienne Aes Sedai qui s’était montrée si hautaine à son égard, autrefois. Faire d’elle une parfaite da’covale dans tous les domaines serait un grand plaisir. Toutefois, il était temps de la mettre à la laisse. Déjà des rumeurs irritantes circulaient parmi les domestiques, au sujet d’une marath’damane sans collier. La sul’dam tomberait de haut quand elle découvrirait que Liandrin était entourée d’un écran et ne pouvait donc pas canaliser, mais cela aiderait à faire comprendre pourquoi elle n’avait pas été mise à la laisse. Elbar devrait trouver une autre Atha’an Shadar parmi les sul’dams. Ce n’était jamais facile – relativement peu de sul’dams se tournaient vers le Grand Seigneur – et elle ne faisait plus vraiment confiance à aucune sul’dam, mais peut-être qu’une Atha’an Shadar serait plus digne de confiance que les autres.

— Allumez deux lampes et apportez-moi une robe de chambre et des pantoufles, demanda-t-elle, en balançant les jambes sur le côté du lit.

Liandrin se précipita vers la table où reposait le pot de sable sur son trépied doré, et siffla de contrariété quand elle se brûla dans sa hâte. Elle prit ensuite des pincettes pour en sortir une braise, qu’elle aviva de son souffle, puis alluma deux lampes en argent, ajustant la mèche pour qu’elle ne fume pas et que la flamme ne vacille pas. Sa langue aurait peut-être suggéré qu’elle se sentait l’égale de Suroth et non sa chose, mais le fouet lui avait appris à obéir aux ordres avec empressement.

Se retournant, une lampe allumée à la main, elle sursauta et étouffa un cri en voyant la silhouette menaçante d’Almandaragal dans un coin, ses yeux noirs cernés, fixés sur elle. On aurait dit qu’elle ne l’avait jamais vu ! Pourtant, c’était une apparition effrayante, de dix pieds de haut et près de deux mille livres, sa peau glabre semblable à du cuir rougeâtre, fléchissant ses pattes antérieures à six doigts, de sorte que ses griffes sortaient et se rétractaient inlassablement.

— Repos ! intima Suroth au lopar, mais il étira ses babines, découvrant des dents acérées avant de se recoucher, posant son énorme tête sur ses pattes antérieures, comme un chien.

Mais il ne referma pas les yeux. Les lopars sont fort intelligents, et il était clair qu’il n’avait pas plus confiance en Liandrin que sa maîtresse.

Tout en lançant des regards craintifs au lopar, la da’covale trouva assez rapidement des pantoufles de velours bleues et une robe de chambre de soie blanche aux broderies compliquées vert, bleu et rouge, dans la grande armoire sculptée qu’elle lui tint pendant que Suroth passait les manches. Suroth dut nouer elle-même la longue ceinture et tendre le pied avant que Liandrin se rappelle qu’elle devait s’agenouiller et lui chausser ses pantoufles. Cette femme était vraiment incompétente !

À la faible clarté de la lampe, Suroth s’examina dans le grand miroir doré. Elle avait les yeux creux et ombrés de fatigue, la queue de sa crête pendait dans son dos en une tresse lâche pour la nuit, et le reste de son crâne avait besoin du rasoir. Très bien. Le messager de Galgan la croirait désespérée de la disparition de Tuon, ce qui était assez vrai. Mais avant de prendre connaissance du message du général, elle avait une petite affaire à régler.

— Courez chez Rosala et suppliez-la de vous battre vigoureusement, Liandrin, dit-elle.

La mâchoire de la da’covale s’affaissa et ses yeux s’agrandirent sous le choc.

— Mais pourquoi ? gémit-elle. Moi, je n’ai rien fait !

Suroth s’occupa les mains à resserrer sa ceinture pour ne pas la frapper. Elle aurait à baisser les yeux pendant un mois si on apprenait qu’elle avait battu elle-même une da’covale. Elle ne devait certes aucune explication à un bien qu’elle possédait, pourtant, quand Liandrin serait parfaitement entraînée, ces occasions lui manqueraient de lui montrer combien elle était tombée bas.

— Parce que vous avez tardé à me parler du messager du général. Parce que vous dites encore « je » en parlant de vous, au lieu de « Liandrin ». Parce que vous me regardez dans les yeux.

Elle ne put s’empêcher de parler d’une voix aiguë. À chaque mot, Liandrin s’était recroquevillée un peu plus sur elle-même, et maintenant, elle baissait les yeux sur le sol, comme si cela pouvait minimiser ses offenses.

— Parce que vous discutez mes ordres au lieu d’y obéir. Et enfin – le plus important –, parce que je désire que vous soyez battue. Maintenant, courez et répétez toutes ces raisons à Rosala afin qu’elle vous fouette bien.

— Liandrin entend et obéit, Haute Dame, gémit la da’covale, s’exécutant enfin correctement, se précipitant si vite vers la porte qu’elle perdit l’une de ses pantoufles blanches.

Trop terrifiée pour la ramasser, ou peut-être pour remarquer sa perte, elle ouvrit brusquement la porte et s’enfuit. Suroth n’aurait pas dû ressentir de satisfaction à envoyer une possession se faire punir, et pourtant, elle en éprouva. Oh oui, elle en éprouva.

Il fallut un moment à Suroth pour contrôler sa respiration. Paraître endeuillée était une chose, montrer de l’agitation en était une autre. Liandrin l’avait fortement contrariée, réveillant le souvenir de ses cauchemars, la peur du destin de Tuon et encore plus du sien, et elle ne suivit la da’covale que lorsque le miroir lui renvoya un visage totalement calme.

L’antichambre était décorée dans le style criard d’Ebou Dar : un plafond bleu ciel parsemé de nuages, des murs jaunes et des dalles vertes et jaunes. Bien que les meubles aient été remplacés par ses grands paravents, sauf deux, peints de fleurs et d’oiseaux par les meilleurs artistes, on avait peu fait pour atténuer ce côté tape-à-l’œil. Elle eut un grognement de gorge à la vue de la porte extérieure sans doute laissée ouverte par Liandrin dans sa fuite. Elle écarta la da’covale de son esprit pour le moment et se concentra sur l’homme qui, debout, examinait le paravent représentant un kori, énorme chat tacheté des Sen T’jores. Grand, mince et grisonnant, en armure rayée bleu et jaune, il pivota en douceur au léger bruit de ses pas et mit un genou à terre bien qu’il fût roturier. Le casque qu’il serrait sous son bras arborait trois minces plumes bleues, signe que le message devait être important. Bien sûr qu’il était important pour la déranger à cette heure ! Elle passerait là-dessus, pour cette fois.

— Général de Bannière Mikhel Najirah, Haute Dame. Avec les compliments du Capitaine-Général Galdan, qui a reçu des communications du Tarabon.

Suroth haussa les sourcils malgré elle. Le Tarabon ? Le Tarabon était aussi sûr que Seandar. Automatiquement, elle agita les doigts, mais elle n’avait pas encore trouvé une remplaçante à Alwhin. Elle devait parler elle-même. L’irritation qu’elle en ressentit durcit sa voix, et elle ne fit aucun effort pour l’adoucir. S’agenouiller au lieu de se prosterner !

— Quelles communications ? Si l’on m’a réveillée pour me donner des nouvelles des Aiels, je serai mécontente, Général de Bannière.

Son ton n’intimida pas l’homme. Il alla même jusqu’à lever les yeux presque jusqu’aux siens.

— Pas des Aiels, Haute Dame, dit-il avec calme. Le Capitaine-Général Galgan désire vous informer lui-même, pour que tout vous soit transmis correctement dans tous les détails.

Le souffle de Suroth s’arrêta un instant. Que Najirah hésitât à l’informer du contenu de ces communications, ou qu’il eût reçu l’ordre de ne rien dire, c’était de mauvais augure.

— Conduisez-moi, ordonna-t-elle.

Puis elle sortit en coup de vent sans l’attendre, ignorant de son mieux la paire de Gardes de la Mort postés dans le couloir comme des statues, de chaque côté de la porte. L’« honneur » d’être gardée par ces hommes en armure vert et rouge lui donnait la chair de poule. Depuis la disparition de Tuon, elle s’efforçait de ne pas les voir.

Le couloir, éclairé à intervalles réguliers par des torchères dorées dont les flammes vacillaient aux courants d’air intermittents qui agitaient les tapisseries représentant des navires, était désert, à part quelques domestiques en livrée du palais, vaquant à leurs premières tâches, qui se contentèrent de s’incliner et de faire la révérence. Et ils la regardaient toujours directement ! Peut-être faudrait-il en toucher un mot à Beslan ? Non ; le nouveau Roi d’Altara était son égal maintenant, en tout cas sur le papier, et elle doutait qu’il intervienne pour que ses serviteurs se comportent correctement. Elle marchait, les yeux fixés droit devant elle, ignorant le comportement insultant des domestiques.

Najirah la rattrapa rapidement, ses bottes claquant sur les dalles bleues, et marcha à son côté. À la vérité, elle n’avait pas besoin de guide. Elle savait où Galgan devait se trouver.

La pièce avait d’abord été une salle de bal, un carré de quinze toises de côté, au plafond peint de poissons et d’oiseaux fantaisistes batifolant au milieu des nuages et des vagues dans le plus grand désordre. Aujourd’hui, seul le plafond rappelait son usage originel. Des torchères dorées à miroirs et des rayonnages garnis de rapports conservés dans des dossiers de cuir s’alignaient le long des murs rouge clair. Des clercs en tuniques brunes circulaient entre les longues tables chargées de cartes couvrant l’aire de danse dallée de vert.

Un jeune sous-lieutenant, au casque rouge et jaune dénué de plume, dépassa Suroth en courant, sans même esquisser une prosternation. Les clercs se contentaient de s’effacer devant elle. Galgan accordait trop de liberté à ses gens. Il prétendait que ce qu’il appelait « un cérémonial excessif » nuisait à l’efficacité ; elle, elle qualifiait ça d’effronterie.

Lunal Galgan, grand, en robe rouge richement brodée d’oiseaux au plumage éclatant, sa crête de cheveux blanche comme neige, et sa queue tressée serré mais en désordre, lui tombant sur l’épaule, se tenait debout près d’une table au milieu de la salle avec un groupe d’officiers supérieurs, certains en plastron, d’autres en robe, mais presque aussi échevelés qu’elle-même. Il semblait qu’elle n’était pas la seule à qui il avait envoyé un messager. Elle dut faire un effort pour que son visage ne trahisse pas sa colère. Galgan était arrivé avec Tuon et le Retour, de sorte qu’elle savait peu de choses de lui, à part le fait que ses ancêtres avaient été parmi les premiers à déclarer leur soutien à Luthair Paendrag, et qu’il jouissait d’une grande réputation de soldat et de général. Enfin, la réputation et la vérité étaient parfois semblables… Elle le détestait pour lui-même.

Il se retourna à son approche et lui posa cérémonieusement les mains sur les épaules, l’embrassant sur les deux joues, de sorte qu’elle fut obligée de l’imiter, s’efforçant de ne pas froncer le nez au fort parfum musqué qu’il portait toujours. Le visage de Galgan était aussi lisse que le permettaient ses rides, mais elle crut discerner une nuance d’inquiétude dans ses yeux bleus. Derrière lui, un certain nombre d’hommes et de femmes, surtout du Bas Sang et roturiers, fronçaient ouvertement les sourcils. La grande carte du Tarabon étalée devant elle sur la table, maintenue aux quatre coins par des lampes, donnait à elle seule assez de sources d’inquiétude. Elle était couverte de marqueurs, coins rouges pour les forces seanchanes en mouvement, étoiles rouges pour les forces statiques, chacun surmonté d’un petit drapeau en papier portant son numéro et sa composition. Éparpillés sur toute la carte, il y avait aussi des disques noirs indiquant les engagements, et davantage de disques blancs pour les forces ennemies, la plupart sans petit drapeau. Comme pouvait-il y avoir des ennemis au Tarabon ? Le pays était aussi sûr que…

— Que s’est-il passé ? demanda-t-elle.

— Des rakens ont commencé à arriver avec des rapports du Lieutenant-Général Turan il y a environ trois heures, commença Galgan sur le ton de la conversation.

Ostensiblement, ne faisant pas un rapport lui-même. Il étudiait la carte en parlant, sans jamais la regarder.

— Ils ne sont pas complets – chaque nouveau rapport ajoute à la liste, et je pense que ça va durer un moment –, mais voilà l’idée générale : depuis hier à l’aube, sept grands camps de marchandises ont été envahis et incendiés, de même que plus de deux douzaines de camps plus petits. Vingt convois attaqués, les chariots et leur contenu brûlés. Dix-sept petits avant-postes anéantis, onze patrouilles ne sont pas rentrées, et il y a eu quinze escarmouches. Également quelques attaques de nos colons. Seulement une poignée de morts, la plupart des hommes s’efforçant de défendre leurs biens, mais beaucoup de chariots et de magasins incendiés, ainsi que des maisons en construction, avec le même message partout : « Quittez le Tarabon ! » Tout cela exécuté par des bandes de deux à cinq cents hommes. Les estimations vont de dix mille hommes jusqu’au double, tous Tarabonais. Oh oui, termina-t-il d’un ton détaché, et la plupart sont en armures à rayures peintes.

Elle avait envie de grincer des dents. Galgan commandait les soldats du Retour, mais c’était elle qui dirigeait les Hailenes, les Avant-Courriers, et, en tant que telle, elle détenait le rang le plus élevé, malgré la crête de Galgan et ses ongles vernis. Elle soupçonnait que la seule raison pour laquelle il ne proclamait pas que les Avant-Courriers avaient été absorbés dans le Retour par son arrivée, c’était que la supplanter signifiait assumer la responsabilité de la sécurité de Tuon. Et les excuses, dussent-elles devenir nécessaires. « Aversion » était un mot trop faible ; elle haïssait Galgan.

— Une mutinerie ? dit-elle froidement.

À l’intérieur, elle bouillait de colère.

La queue blanche de Galgan se balança doucement quand il secoua la tête.

— Non. Tous les rapports disent que nos Tarabonais se sont bien battus, et nous avons eu quelques succès, fait quelques prisonniers. Aucun ne figure sur les listes des Tarabonais fidèles. Plusieurs ont été identifiés comme des Fidèles du Dragon qu’on croyait en Arad Doman. Et le nom de Rodel Ituralde a été mentionné plusieurs fois comme le cerveau et le chef de ces attaques. C’est un Domani, et sûrement l’un des meilleurs généraux de ce côté de l’océan. Et si c’est lui qui a organisé et exécuté tout cela, dit-il, embrassant toute la carte du geste, je le crois.

L’imbécile semblait admiratif !

— Ce n’est pas une mutinerie, mais une offensive à grande échelle. Pourtant, il ne repartira pas avec tous ses hommes.

Des Fidèles du Dragon. Ce nom fut comme un poing serrant Suroth à la gorge.

— Y avait-il des Asha’man ?

— Ces hommes qui peuvent canaliser ?

Galgan grimaça et écarta par un geste le mauvais sort, apparemment sans s’en rendre compte.

— Je ne l’ai pas vu mentionner, dit-il, ironique, ça ne nous aurait pas échappé.

Folle de rage, elle aurait voulu s’en prendre à Galgan. Mais hurler sur un autre membre du Haut Sang lui aurait fait baisser les yeux. Pis, ça n’aurait servi à rien. Cependant, elle devait passer sa colère sur quelqu’un. Il fallait qu’elle explose. Elle était fière de ce qu’elle avait accompli au Tarabon, et voilà que le pays était quasiment retombé dans le chaos. Un seul homme était à blâmer.

— Cet Ituralde ! dit-elle d’un ton glacial. Je veux sa tête !

— N’ayez crainte, murmura Galgan, croisant les mains derrière son dos et se penchant pour examiner quelques petits drapeaux. Turan ne mettra pas longtemps à le repousser en Arad Doman, la queue entre les jambes, et avec de la chance, il sera dans l’une des bandes que nous capturerons.

— De la chance ? s’exclama-t-elle sèchement. Je n’ai pas confiance en la chance !

Maintenant, sa colère explosait sans qu’elle la réprime. Ses yeux observèrent la carte comme pour y trouver Ituralde.

— Si Turan pourchasse une centaine de bandes comme vous le suggérez, il aura besoin de beaucoup d’éclaireurs pour les repérer, et je veux qu’elles le soient toutes. Surtout celle d’Ituralde. Général Yulan, je veux que quatre sur cinq – non, neuf sur dix, des rakens basés en Altara et en Amadicia soient envoyés au Tarabon. Si Turan ne parvient pas à les trouver toutes avec ça, il verra si sa tête m’apaise.

Yulan, un petit homme noir en robe bleue brodée d’aigles noirs, devait s’être habillé si rapidement qu’il n’avait pas eu le temps d’appliquer la colle qui maintenait sa perruque en place, parce qu’il la touchait sans cesse pour s’assurer qu’elle n’était pas de travers. Il était Capitaine de l’Air pour les Avant-Courriers, mais n’avait que le grade de Général de Bannière, son supérieur étant mort pendant le voyage. Yulan n’aurait pas de problème avec lui.

— Sage décision, Haute Dame, dit-il en fronçant les sourcils sur la carte. Mais puis-je me permettre de suggérer de laisser les rakens en Amadicia, ainsi que ceux assignés au Général de Bannière Khirgan. Les rakens sont notre meilleur moyen de localiser les Aiels, et en deux jours, nous n’avons toujours pas trouvé ces Manteaux Blancs. Cela donnera encore au général Turan…

— Le problème des Aiels diminue de jour en jour, l’interrompit-elle fermement. Quelques déserteurs ne comptent pas.

Il inclina la tête en guise d’assentiment, une main sur sa perruque. Après tout, il n’était que du Bas Sang.

— Je ne dirais pas que sept mille hommes ne représentent que « quelques » déserteurs, murmura Galgan avec ironie.

— Il en sera comme je l’ordonne ! dit-elle sèchement.

Maudits soient ces prétendus Enfants de la Lumière !

Elle n’avait pas encore décidé ce qu’elle ferait des da’covales d’Asunawa et des quelques milliers qui restaient. Ils étaient restés, soit, mais quand trahiraient-ils, eux aussi ? Et Asunawa semblait haïr les damanes par-dessus tout. Cet homme était fou !

Galgan haussa les épaules, parfaitement impassible. D’un index laqué de rouge, il traçait des lignes sur la carte comme s’il imaginait des mouvements de troupes.

— Tant que vous n’exigez pas aussi les to’rakens, je n’ai pas d’objection. Ce plan doit être exécuté. Altara est en train de tomber entre nos mains pratiquement sans combat. Je ne suis pas encore prêt à entrer en Illian, et nous avons besoin de repacifier rapidement le Tarabon. Les populations se retourneront contre nous si nous n’assurons pas leur sécurité.

Suroth commença à regretter d’avoir montré sa colère. Il n’avait pas d’objection ? Il n’était pas encore prêt à entrer en Illian ? Il affirmait quasiment qu’il n’avait pas à suivre ses ordres, mais sans le dire ouvertement, pour ne pas avoir à assumer les responsabilités.

— J’entends que ce message soit transmis à Turan, général Galgan, dit-elle.

Par un pur effort de volonté, elle parla d’une voix égale.

— Il doit m’envoyer la tête de Rodel Ituralde, même s’il doit le pourchasser à travers tout l’Arad Doman et jusque dans la Dévastation. Et s’il n’y parvient pas, j’aurai la sienne !

La bouche de Galgan se crispa brièvement, puis il se concentra sur la carte.

— Turan a besoin qu’on le stimule, marmonna-t-il, et l’Arad Doman a toujours été son domaine. Votre message sera transmis, Suroth.

Elle ne pouvait pas rester plus longtemps dans la même pièce que lui. Elle sortit sans un mot. Si elle avait parlé, elle aurait hurlé. Elle marcha rageusement jusqu’à ses appartements, sans se soucier de dissimuler sa fureur. Les Gardes de la Mort ne s’aperçurent de rien et restèrent de marbre. Ce qui la poussa à claquer violemment la porte de l’antichambre derrière elle. Peut-être qu’ils remarqueraient ça !

Gagnant son lit à pas feutrés, elle fit valser ses pantoufles, laissa tomber à terre sa robe de chambre et sa ceinture. Elle devait retrouver Tuon. Il le fallait. Si seulement elle arrivait à deviner ses intentions et où elle était. Si seulement…

Soudain, les murs, le plafond et même le plancher se mirent à briller d’une clarté argentée, une lumière. Bouche bée, elle se retourna lentement, scrutant la boîte lumineuse qui l’enfermait, et vit une femme enveloppée d’un halo de flammes mouvantes. Almandaragal se tenait là, attendant de sa maîtresse l’ordre d’attaque.

— À plat ventre, Almandaragal !

La posture, qu’elle lui avait enseignée quand elle était bébé, parce que ça l’amusait de voir le lopar se prosterner devant elle, se termina dans un grognement. Baisant le tapis à motifs rouges et verts, elle dit :

— Je vis pour servir et obéir, Grande Maîtresse.

Elle n’en doutait pas une seconde. Qui d’autre aurait osé le revendiquer ? Qui d’autre pouvait apparaître sous la forme d’un feu vivant ?

— Je crois que vous aimeriez aussi gouverner.

Sa voix sonna comme un gong funèbre légèrement amusé, puis se durcit.

— Regardez-moi ! Je déteste cette façon que vous avez de ne pas regarder en face, vous autres Seanchans. J’ai l’impression que vous me cachez quelque chose. Vous n’avez rien à me cacher, n’est-ce pas, Suroth ?

— Bien sûr que non, Grande Maîtresse, répondit Suroth, poussant sur ses bras pour s’asseoir sur ses talons. Jamais, Grande Maîtresse.

Elle leva les yeux jusqu’à la bouche de la femme, mais elle ne s’autorisa pas à regarder plus haut. Cela suffirait certainement.

— C’est mieux, murmura Semirhage. Aimeriez-vous gouverner ces contrées ? Avec une poignée de morts – Galgan et quelques autres –, vous pourriez vous déclarer Impératrice grâce à mon aide. Cela n’a guère d’importance, mais les circonstances offrent cette opportunité, et vous seriez sans doute plus souple que l’impératrice actuelle.

L’estomac de Suroth se noua. Elle réprima un haut-le-cœur.

— Grande Maîtresse, dit-elle d’une petite voix, le châtiment pour un tel acte est d’être amenée devant la véritable Impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais, puis écorchée vive, en prenant soin d’être maintenue vivante. Après…

— Inventif, quoique primitif, intervint Semirhage avec ironie. Mais sans importance. L’Impératrice Radhanan est morte. La quantité de sang qu’il y a dans un corps humain est impressionnante. Assez pour couvrir le Trône de Cristal. Acceptez mon offre, Suroth. Je ne la ferai pas deux fois.

Suroth se concentra sur sa respiration.

— Alors, Tuon est Impératrice, puisse-t-elle…

Tuon adopterait un nouveau nom, rarement prononcé en dehors de la Famille Impériale. L’Impératrice était l’impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais. Croisant les bras sur ses épaules, Suroth se mit à sangloter.

Almandaragal leva la tête et poussa un gémissement interrogateur.

Semirhage éclata d’un rire grave.

— Vous pleurez la mort de Radhanan, Suroth, ou bien votre aversion pour Tuon est-elle si profonde ?

Par rafales de quelques mots entrecoupées de sanglots irrépressibles, Suroth s’expliqua. En tant qu’héritière proclamée, Tuon était devenue l’impératrice dès la mort de sa mère. Mais si sa mère avait été assassinée, sa mort avait dû être arrangée par l’une de ses sœurs, ce qui signifiait que Tuon elle-même était sûrement morte. Et rien de tout ça ne faisait la moindre différence. Les formes seraient respectées. Elle devrait rentrer à Seandar et présenter des excuses pour la mort de Tuon, à celle-là même qui en était responsable. L’Impératrice ne monterait pas sur le trône avant que la mort de Tuon ne soit annoncée officiellement. Elle ne pouvait se résigner à admettre qu’elle se tuerait avant ; c’était trop honteux à avouer. Les mots mouraient tandis que des sanglots bruyants la déchiraient. Elle ne voulait pas mourir. On lui avait promis qu’elle vivrait à jamais.

Cette fois, le rire de Semirhage fut si choquant qu’il arrêta net les larmes de Suroth. La tête de feu, renversée en arrière, émettait de grands éclats de rire. Finalement, elle se calma, essuyant des larmes de feu de ses doigts de feu.

— Je vois que je ne me suis pas fait comprendre. Radhanan est morte, de même que ses filles, ses fils et la moitié de la Cour Impériale. Il n’y a plus de Famille Impériale, à part Tuon. Il n’y a plus d’Empire. Seandar est aux mains des émeutiers et des pillards, de même qu’une douzaine d’autres cités. Au moins cinquante nobles se disputent le trône, avec des armées sur le champ de bataille. La guerre fait rage des monts Aldael jusqu’à Salaking. C’est pourquoi, vous ne courez aucun danger en éliminant Tuon et en vous proclamant Impératrice. J’ai même prévu un vaisseau qui arrivera bientôt pour annoncer le désastre.

Elle se remit à rire et déclara étrangement :

— Laissez gouverner le Seigneur du Chaos.

Malgré elle, Suroth la regarda, bouche bée.

L’Empire… détruit ? Semirhage avait tué l’Imp… ? Les assassinats n’étaient pas inconnus parmi ceux du Sang, ni dans la Famille Impériale, mais que quelqu’un atteigne ainsi la Famille Impériale était horrifiant, impensable. Même l’une des Da’concions, parmi les Élus. Mais devenir Impératrice elle-même, ici… Elle eut le vertige, avec une envie hystérique de rire. Elle pouvait compléter le cycle, conquérir ces pays, puis envoyer ses armées reconquérir le Seanchan. Difficilement, elle parvint à se ressaisir.

— Grande Maîtresse, si Tuon est vraiment vivante, alors… la tuer sera difficile.

Les mots lui arrachaient la bouche. Tuer l’impératrice… Devenir Impératrice. Elle avait l’impression que sa tête flottait sur ses épaules.

— Elle aura ses sul’dams et ses damanes avec elle, et aussi certains de ses Gardes de la Mort.

Difficile ? En de telles circonstances, la tuer serait impossible. À moins qu’elle ne puisse convaincre Semirhage de le faire elle-même. Or six damanes pouvaient être dangereuses, même pour Semirhage. De plus, un dicton des roturiers disait : « Les puissants ordonnent aux petits de creuser la terre et gardent les mains propres. » Elle l’avait entendu par hasard, et puni celui qui l’avait énoncé. Mais c’était vrai.

— Réfléchissez, Suroth !

Le ton sonnait fort, impérieux.

— Le capitaine Musenge et les autres seraient partis la même nuit que Tuon et sa servante s’ils avaient su ce qu’elle avait en tête. Ils la cherchent. Vous ne devez rien épargner pour la trouver la première, mais si vous échouez, ses Gardes de la Mort la protégeront moins que vous ne l’imaginez. Chaque soldat de votre armée sait qu’au moins quelques-uns de ces Gardes sont compromis avec une usurpatrice, et que toute personne ayant des rapports avec elle doit être mise en pièces, et enterrée sous un tas de fumier. Discrètement.

Les lèvres de feu se retroussèrent en un sourire amusé.

— Pour éviter la honte à l’Empire.

C’était peut-être possible. Un groupe de Gardes de la Mort serait facile à localiser. Elle aurait à découvrir combien exactement Musenge en avait emmené avec lui, et envoyer Elbar avec cinquante hommes pour chaque Garde. Non, cent, pour contrer les damanes. Et alors…

— Grande Maîtresse, vous comprendrez que j’hésite à me proclamer Impératrice jusqu’à ce que je sois certaine que Tuon soit morte, n’est-ce pas ?

— Naturellement, dit Semirhage.

De nouveau, on la sentit amusée.

— Mais n’oubliez pas que si Tuon parvient à revenir indemne, vous n’aurez plus aucun intérêt. Alors, ne traînez pas.

— Non, Grande Maîtresse. J’ai l’intention de devenir Impératrice, et pour cela, je dois tuer l’impératrice.

Cette fois, elle n’avait eu aucun mal à le dire.

Les appartements de Tsutama Rath semblaient à Pevara d’un luxe dépassant l’extravagance. Ses origines de fille de boucher n’étaient pour rien dans cette impression. Le salon lui mettait les nerfs à vif. Sous une corniche dorée et sculptée d’hirondelles en vol, les murs s’ornaient de deux grandes tapisseries de soie, l’une représentant des roses rouge sang, l’autre un buisson couvert de fleurs écarlates grosses comme les deux mains réunies. Les meubles raffinés, si on en ignorait les sculptures et les dorures, auraient convenu à n’importe quel trône. Les torchères étaient lourdement dorées, et le manteau de la cheminée était sculpté de chevaux au galop au-dessus de l’âtre en marbre veiné de rouge. Sur plusieurs tables étaient posés des objets en porcelaine du Peuple de la Mer : quatre vases, six bols, une petite fortune à eux seuls, de même que des objets sculptés, en jade et en ivoire, et une statuette de danseuse d’une main de haut, qui paraissait taillée dans un rubis. Elle savait qu’en plus de la pendule posée sur la cheminée, il en existait une autre dans la chambre à coucher de Tsutama, et une troisième dans sa garde-robe. Trois pendules ! Cette profusion dépassait de loin le luxe, sans parler des dorures et des rubis.

Et pourtant cette pièce s’accordait parfaitement avec la femme assise devant elle et Javindhra. « Flamboyante » était exactement le mot qui convenait pour la décrire. D’une beauté stupéfiante, Tsutama portait sa chevelure retenue dans une résille d’or, de grosses gouttes de feu au cou et aux oreilles, et était vêtue comme toujours de soie cramoisie qui, aujourd’hui, moulait ses seins généreux, brodée de volutes d’or pour la mettre en valeur. Si on ne la connaissait pas, on aurait pu penser qu’elle cherchait à séduire les hommes. Tsutama n’avait pas fait mystère de son aversion pour les hommes bien avant d’être envoyée en exil ; elle aurait gracié un chien enragé avant de gracier un homme.

À l’époque, elle était dure comme un marteau, pourtant beaucoup avaient pensé qu’elle avait été brisée quand elle était revenue à la Tour. Pendant un certain temps, en tout cas. Puis, quiconque avait l’occasion de la fréquenter, avait réalisé que ces yeux fuyants n’exprimaient pas la nervosité. C’étaient des yeux de chat en chasse, à l’affût des ennemis ou des proies. Le reste du visage de Tsutama était moins serein qu’immobile, un masque indéchiffrable. Enfin, tant qu’on ne la mettait pas en colère. Dans ces cas-là, sa voix demeurait aussi lisse que de la glace.

— Ce matin, j’ai entendu des rumeurs inquiétantes sur la bataille aux Sources de Dumai, dit-elle brusquement. Sacrément inquiétantes.

Elle avait l’habitude de marquer de longs silences, interrompus par des déclarations soudaines et inattendues. De plus, son langage s’était fait plus vulgaire. La ferme isolée où elle avait été exilée devait être… pittoresque.

— Dont le fait que trois des sœurs mortes étaient de notre Ajah. Qu’ils aillent se faire foutre ! dit-elle d’une voix égale.

Mais ses yeux lançaient des éclairs.

Pevara soutint son regard avec calme. Comme tous les regards de Tsutama semblaient accusateurs, elle n’allait certainement pas montrer à la Supérieure qu’elle était énervée. Cette femme décelait la moindre faiblesse.

— Je ne vois pas pourquoi Katerine désobéirait à votre ordre de garder ce qu’elle sait pour elle, et vous ne pouvez pas croire que Tarna puisse vraisemblablement discréditer Elaida.

Pas publiquement, en tout cas. Tarna surveillait ses sentiments envers Elaida aussi attentivement qu’un chat devant un trou de souris.

— Mais les sœurs reçoivent des rapports de leurs yeux-et-oreilles. Nous ne pouvons pas les empêcher d’apprendre ce qui s’est passé. Je suis surprise que ça ait mis si longtemps.

— C’est ainsi, dit Javindhra en lissant ses jupes.

Cette femme anguleuse ne portait pas de bijoux à part l’anneau du Grand Serpent, sa robe sans ornement était d’un rouge si foncé qu’il en paraissait presque noir.

— Tôt ou tard, les faits apparaîtront au grand jour, même si nous travaillons à nous en écorcher les doigts.

Malgré ses mâchoires crispées, étonnamment, elle paraissait presque satisfaite. Elaida la menait par le bout du nez.

Tsutama braqua les yeux sur elle, et, au bout d’un moment, Javindhra rougit. Peut-être en guise de prétexte pour détourner les yeux, elle but une longue rasade de thé dans une tasse en or martelé représentant des léopards et des daims, comme il se doit. La Supérieure continua à la fixer en silence. Regardait-elle Javindhra ou quelque chose au-delà d’elle, Pevara n’aurait su le dire.

Quand Katerine avait apporté la nouvelle que Galina figurait parmi les mortes aux Sources de Dumai, Tsutama avait été élevée à son poste avec des acclamations. Sa très bonne réputation en tant que Députée l’avait précédée, avant son implication dans les événements révoltants qui avaient provoqué sa chute, et beaucoup de Rouges pensaient que l’époque exigeait une Supérieure aussi ferme. La mort de Galina avait ôté un grand poids des épaules de Pevara – la Supérieure, une Amie du Ténébreux ; c’était un supplice ! –, pourtant elle avait des doutes sur Tsutama. Il y avait quelque chose de… violent… chez elle. Quelque chose d’imprévisible. Avait-elle toute sa raison ? Mais il faut dire qu’on aurait pu se poser la question pour toutes les sœurs de la Tour Blanche. Combien de sœurs jouissaient de toute leur raison ?

Comme si elle percevait ses pensées, Tsutama posa sur Pevara ses yeux qui ne cillaient pas. Elle ne rougit et ne sursauta pas, mais elle se surprit à regretter que Duhara ne soit pas là, juste pour partager ces regards. Elle aurait voulu savoir où elle était allée et pourquoi, avec une armée rebelle campée devant Tar Valon. À la connaissance de Pevara, Duhara, plus d’une semaine plus tôt, s’était embarquée sans prévenir personne.

— Nous avez-vous convoquées à cause de cette lettre, Supérieure ? demanda-t-elle enfin.

Elle soutint son regard inquiétant. Pourtant, elle éprouvait l’envie de boire une bonne rasade de thé dans sa luxueuse tasse, et elle aurait préféré qu’elle contienne du vin à la place du thé. Délibérément, elle posa la tasse sur l’étroit accoudoir de son fauteuil. Le regard de Tsutama lui donnait l’impression que des araignées rampaient sur sa peau.

Au bout d’un très long moment, Tsutama baissa les yeux sur la lettre qu’elle tenait contre sa poitrine. Sa main l’empêchait de s’enrouler. Elle était écrite sur le papier fin en usage pour envoyer les messages par pigeons voyageurs. Les petites lettres tracées à l’encre et clairement visibles à travers le papier pelure semblaient la couvrir de façon très dense.

— Elle vient de Sashalle Anderly, dit-elle, provoquant une grimace de pitié chez Pevara et un grognement qui pouvait signifier n’importe quoi chez Javindhra.

Pauvre Sashalle. Mais Tsutama continua sans la moindre marque de compassion.

— Cette maudite femme croit que Galina a survécu parce que la lettre lui est adressée. La plus grande partie de ce qu’elle écrit confirme ce que nous savons déjà par d’autres sources, dont Toveine. Mais, sans les nommer, elle affirme effrontément qu’elle « est en charge de la plupart des sœurs dans la cité de Cairhien ».

— Comment Sashalle peut-elle « être en charge » d’aucune sœur ? demanda Javindhra, branlant du chef comme pour nier cette possibilité. Est-elle devenue folle ?

Pevara garda le silence. Tsutama répondait aux questions quand elle le voulait. La lettre précédente de Toveine, également adressée à Galina, ne mentionnait pas Sashalle ni les deux autres, mais naturellement, elle aurait trouvé cela plus que déplaisant. Le simple fait d’y penser lui donnait l’impression de manger des prunes pourries. La plus grande partie de ce qu’elle disait consistait à blâmer Elaida des événements, bien qu’indirectement.

Les yeux de Tsutama se tournèrent vers Javindhra comme des dagues, puis elle poursuivit :

— Sashalle raconte la maudite visite de Toveine à Cairhien avec les autres sœurs et les fichus Asha’man, mais à l’évidence elle ne sait rien de leur liage. Elle a trouvé très étrange que les sœurs se mêlent aux Asha’man, et qu’ils entretiennent des rapports amicaux, bien que tendus. Sang et maudites cendres !

Le ton de Tsutama, qui aurait convenu pour discuter du prix de la dentelle, contrastait violemment avec ses yeux, mais son langage ne donnait aucune indication sur ce qu’elle ressentait.

— Sashalle dit que, quand elles sont parties, ils ont emmené les foutus Liges appartenant aux sœurs et qu’elles considèrent comme des partisans du garçon. Il semble donc sacrément certain qu’elles le cherchaient et qu’elles l’ont sans doute trouvé maintenant. Elle ne sait absolument pas pourquoi. Mais elle confirme ce que Toveine affirmait concernant Logain ; apparemment, ce maudit homme n’est plus désactivé.

— Impossible, marmonna Javindhra dans sa tasse.

Tsutama avait horreur d’être contredite. Pevara garda son avis pour elle, et se contenta de siroter son thé. Jusque-là, rien dans la lettre n’était digne de discussion, sauf de savoir comment Sashalle pouvait « être en charge » de quoi que ce soit, et elle préférait réfléchir à n’importe quoi d’autre qu’au destin de Sashalle. Le thé avait un goût de myrtille. Comment Tsutama avait-elle obtenu ce fruit si tôt dans la saison ? Elles avaient peut-être été séchées.

— Je vais vous lire le reste, dit Tsutama, dépliant la page et la parcourant presque jusqu’en bas avant de commencer sa lecture.

Apparemment, Sashalle avait beaucoup de choses à dire. Qu’est-ce que la Supérieure gardait pour elle ? Toujours les mêmes soupçons.


« J’ai mis longtemps à m’exprimer parce que je n’arrivais pas à trouver les mots, mais je comprends maintenant que je dois simplement raconter les faits. Avec un certain nombre de sœurs, à qui je laisserai décider par elles-mêmes si elles veulent révéler ce que je vais dire, j’ai juré allégeance au Dragon Réincarné, par un serment qui sera valide jusqu’à la fin de la Tarmon Gai’don. »


Javindhra déglutit bruyamment, les yeux exorbités, mais Pevara se contenta de murmurer « Ta’veren ». Ta’veren avait toujours été son explication pour les rumeurs inquiétantes parvenant de Cairhien.

Tsutama poursuivit sans s’arrêter :


« Ce que je fais, c’est pour le bien de l’Ajah Rouge et de la Tour. Si vous n’êtes pas d’accord, je me soumets d’avance à votre discipline. Après la Tarmon Gai’don. Comme vous le savez peut-être, Irgain Fatamed, Ronaille Vevanios et moi avons toutes les trois été neutralisées quand le Dragon Réincarné s’est échappé aux Sources de Dumai. Mais nous avons été Guéries par un homme nommé Damer Flinn, l’un des Asha’man, et nous semblons avoir pleinement récupéré nos facultés. Pour invraisemblable que cela paraisse, je jure sous la Lumière et sur mon espoir de salut et de renaissance, que c’est vrai. Il me tarde de revenir à la Tour où je prêterai de nouveau les Trois Serments pour réaffirmer mon dévouement à mon Ajah et à la Tour. »


Repliant la lettre, elle hocha la tête.

— Ça n’est pas fini, mais tout le reste consiste à larmoyer bêtement sur ce qu’elle fait dans l’intérêt de l’Ajah et de la Tour.

Une certaine lueur dans ses yeux faisait prévoir que Sashalle regretterait peut-être de survivre à la Dernière Bataille.

— Si Sashalle a véritablement été Guérie… commença Pevara.

Et elle ne put continuer. Elle s’humecta les lèvres d’un peu de thé, puis leva de nouveau sa tasse pour en boire une gorgée. Cette possibilité semblait trop belle pour être vraie.

— C’est impossible, gronda Javindhra, quoique sans trop de conviction.

Cependant, elle adressa ce commentaire à Pevara, de peur que la Supérieure pense qu’il lui fut adressé. Ses sourcils froncés lui durcissaient le visage.

— La désactivation ne peut pas être Guérie. La neutralisation ne peut pas être Guérie. D’ici là, les poules auront des dents ! Sashalle se fait sans doute des illusions.

— Toveine s’est peut-être trompée, dit Tsutama d’une voix très forte, quoique dans ce cas, je ne voie pas pourquoi ces foutus Asha’man admettraient Logain comme un des leurs, et encore moins comme commandant. Mais je trouve peu probable que Sashalle se trompe sur elle-même, bon sang. Sa lettre ne s’accorde pas avec les écrits d’une femme se faisant de foutues illusions. Parfois, ce qui semble impossible ne le reste que jusqu’à ce qu’une femme l’accomplisse. C’est ainsi. La neutralisation a été Guérie. Par un homme. Ces maudites sauterelles de Seanchans enchaînent toutes les femmes qui peuvent canaliser, y compris, apparemment, un certain nombre de sœurs. Il y a douze jours… Bon, vous savez aussi bien que moi ce qu’il s’est passé. Le monde est devenu plus dangereux qu’à l’époque des Guerres trolloques, peut-être de la Dévastation elle-même. C’est pourquoi, j’ai décidé que nous allons appliquer votre plan concernant ces foutus Asha’man, Pevara. Bien que ce soit déplaisant et hasardeux, que je sois réduite en cendres, il n’y a pas d’autre choix. Vous et Javindhra vous l’exécuterez ensemble.

Pevara grimaça, mais ça n’était pas à cause des Seanchans. Ils étaient humains, même s’ils possédaient des ter’angreals, et finiraient par être vaincus. C’était plutôt le rappel de ce que les Réprouvés avaient fait douze jours plus tôt qui provoquait cette grimace, malgré ses efforts pour rester impassible. Tant de Pouvoir utilisé en un seul lieu ne pouvait venir que d’eux. Dans la mesure du possible, elle évitait d’y penser ou d’imaginer de quoi ils étaient capables. Ou pis, à ce qu’ils avaient peut-être accompli. Elle fit une seconde grimace en entendant qu’on lui attribuait l’idée de lier des Asha’man. Mais cela avait été inévitable dès l’instant où elle avait exposé à Tsutama la suggestion de Tarna, tout en retenant son souffle en prévision de l’explosion de colère qui ne manquerait pas de suivre. Elle avait même proposé d’augmenter la taille des cercles en y incluant des hommes, pour contrer ce monstrueux étalage de Pouvoir. Curieusement, l’explosion n’avait pas eu lieu. Tsutama avait répondu simplement qu’elle y réfléchirait, et avait insisté pour qu’on lui transmette les documents de la Bibliothèque concernant les hommes et les cercles. Un autre rictus, plus prononcé, venait du fait qu’elle aurait à travailler avec Javindhra et qu’elle se retrouvait avec cette tâche sur le dos. Elle avait déjà plus de pain sur la planche qu’il ne lui en fallait, et collaborer avec Javindhra était toujours pénible, sachant que celle-ci contestait toutes les propositions qui ne venaient pas d’elle.

Javindhra s’était élevée avec véhémence contre le liage avec des Asha’man, horrifiée à l’idée que des Sœurs Rouges puissent lier qui que ce soit, y compris des hommes pouvant canaliser. Mais puisque la Supérieure le commandait, elle était coincée. Elle trouva quand même le moyen de contester.

— Elaida ne le permettra jamais, marmonna-t-elle.

Les yeux étincelants, Tsutama la fixa et soutint son regard. La femme anguleuse déglutit bruyamment.

— Elaida ne saura rien, Javindhra. Je cache ses secrets – le désastre contre la Tour Noire, les Sources de Dumai – le mieux que je peux, parce qu’elle a appartenu à l’Ajah Rouge. Mais elle est le Siège d’Amyrlin, de toutes les Ajahs et d’aucune. Ce qui signifie qu’elle n’est plus une Rouge, et cette affaire est du ressort de l’Ajah, pas du sien.

Une intonation dangereuse s’insinua dans sa voix, sans qu’elle ait encore juré. Ça signifiait qu’elle était prête à exploser de fureur.

— Êtes-vous en désaccord avec moi à ce sujet ? Avez-vous l’intention d’informer Elaida en dépit de ce que je désire expressément ?

— Non, Supérieure, répondit vivement Javindhra, avant de cacher son visage dans sa tasse.

Pourtant, elle semblait dissimuler un sourire.

Pevara se contenta de hocher la tête. Si cela devait être fait, ce dont elle ne se doutait pas, alors, Elaida devait être maintenue dans l’ignorance. Qu’est-ce qui pouvait bien faire sourire Javindhra ? Trop de soupçons…

— Je me félicite que vous soyez toutes les deux d’accord avec moi, dit Tsutama, ironique, se renversant dans son fauteuil. Maintenant, laissez-moi.

Elles s’attardèrent juste le temps de poser leur tasse et de faire la révérence. Chez les Rouges, quand la Supérieure parlait, tout le monde obéissait, y compris les Députées. La seule exception, selon la loi de l’Ajah, c’était le vote à l’Assemblée, bien que certaines Supérieures aient obtenu un vote favorable à ce qui leur tenait à cœur. Pevara était certaine que Tsutama était bien décidée à en faire partie. La lutte s’annonçait déplaisante. Elle espérait seulement pouvoir rendre coup pour coup.

Une fois dans le couloir, Javindhra marmonna quelque chose au sujet de la missive, puis détala sur les dalles blanches ornées de la Flamme de Tar Valon avant que Pevara ait eu le temps de prononcer un mot. Non qu’elle en ait eu l’intention, mais aussi sûrement que les pêches sont du poison, cette femme allait renâcler à la tâche et lui laisser tout le travail. Par la Lumière, c’était la dernière chose qu’il lui fallait, et au plus mauvais moment. S’arrêtant à ses appartements le temps de prendre son châle et de vérifier l’heure – midi moins le quart –, elle quitta les quartiers des Rouges, et descendit jusqu’aux salles communes. Les larges couloirs presque déserts étaient bien éclairés par des torchères à miroirs, mais ils semblaient sinistres et austères avec leurs murs blancs couronnés de frises. L’ondulation d’une tapisserie provoquée par un courant d’air prenait une dimension irréelle, comme si la soie ou la laine avait pris vie. Les rares personnes qu’elle croisa étaient des serviteurs et des servantes avec la Flamme de Tar Valon sur le cœur, qui s’arrêtaient à peine, le temps d’une rapide révérence. Ils gardaient les yeux baissés, contaminés par l’atmosphère tendue et nauséabonde qui régnait à la Tour. Ils semblaient pour le moins effrayés.

Elle avait estimé qu’il restait moins de deux cents sœurs à la Tour. Comme la plupart d’entre elles ne quittaient jamais les quartiers de leur Ajah, sauf en cas de nécessité, elle ne s’attendait pas vraiment à rencontrer une autre sœur dans les couloirs. Quand Adelorna Bastine surgit d’un corridor latéral presque devant elle, elle fut si surprise qu’elle sursauta. Adelorna, sa mince silhouette majestueuse malgré sa petite taille, continua à marcher sans lui prêter la moindre attention. La Saldaeane portait son châle, elle aussi – comme il était d’usage pour chaque sœur hors des quartiers de son Ajah –, et était suivie de ses trois Liges. Ceux-ci portaient leur épée à la ceinture et bougeaient les yeux sans arrêt. À l’évidence, ils protégeaient leur Aes Sedai au sein même de la Tour. Bien que ce genre de rencontre arrive constamment, Pevara en aurait pleuré. Mais elle avait trop de raisons de pleurer. Elle devait plutôt s’efforcer de trouver des solutions.

Tsutama pouvait ordonner aux Rouges de se lier avec des Asha’man, tout en leur interdisant de prévenir Elaida, mais il lui semblait plus sûr de commencer avec des sœurs qui accepteraient cette idée sans qu’on la leur impose. Tarna Feir avait déjà accepté cette idée, par conséquent, un entretien particulier avec elle s’imposait. Elle connaissait peut-être d’autres sœurs du même avis. Le plus difficile, ce serait de proposer cette idée aux Asha’man. Il y avait peu de chances qu’ils acceptent juste parce qu’ils avaient eux-mêmes lié cinquante et une sœurs. Lumière du monde, cinquante et une ! Aborder le sujet nécessiterait la participation d’une sœur diplomate et sachant manier les mots. Et des nerfs d’acier. Elle ruminait encore des noms dans sa tête quand elle aperçut la femme avec qui elle avait rendez-vous, déjà à l’endroit convenu, étudiant apparemment une grande tapisserie.

Minuscule et mince comme une liane, majestueuse dans la soie argentée, ornée au cou et aux poignets d’une dentelle légèrement plus foncée, Yukiri semblait totalement absorbée par la tapisserie et tout à fait à son aise. Pevara se rappelait ne l’avoir vue rougir légèrement qu’une seule fois. Yukiri se tenait là, seule, bien qu’on l’eût entendue dire dernièrement qu’elle pensait à reprendre un Lige. Sans aucun doute était-ce à cause de l’atmosphère actuelle et de leur propre situation. Pevara elle-même aurait apprécié en avoir un ou deux.

— Y a-t-il quelque vérité là-dedans, ou n’est-ce que l’imagination du tapissier ? demanda-t-elle, rejoignant Yukiri.

La tapisserie représentait une ancienne bataille contre les Trollocs. La plupart des scènes avaient été reproduites par le tapissier, longtemps après les événements et d’après des ouï-dire. Celle-ci était assez ancienne pour nécessiter la protection d’un écran.

— J’en sais autant sur les tapisseries qu’un cochon sur le travail de la forge, Pevara.

Malgré son élégance, Yukiri tardait rarement à révéler ses origines campagnardes. Elle resserra sur ses épaules son châle dont les longues franges argentées oscillèrent.

— Vous êtes en retard, alors soyons brèves. J’ai l’impression d’être une poule guettée par un renard. Marris a craqué ce matin, et je lui ai moi-même fait prêter le serment d’obéissance, mais son « autre elle-même » n’est pas à la Tour. Avec les rebelles, je suppose.

Elle se tut quand deux servantes approchèrent portant entre elles un grand panier d’osier rempli de linge propre et soigneusement plié.

Pevara soupira. Le début lui avait pourtant semblé encourageant, même si ça l’avait terrifiée et écrasée. Talene ne connaissait le nom que d’une seule Sœur Noire actuellement présente à la Tour, mais dès qu’Atuan avait été enlevée – Pevara aurait voulu penser à une arrestation, mais elles avaient violé la moitié des Lois de la Tour et beaucoup de coutumes en plus –, dès qu’Atuan avait été sous emprise, on l’avait bientôt persuadée de donner les noms de ses proches : Karale Brown, une Grise domanie, et Marris Thornhill, une Brune andorane. Parmi elles, seule Karale avait un Lige qui s’était révélé être un Ami du Ténébreux lui aussi. Heureusement, peu après avoir appris que son Aes Sedai l’avait trahi, il s’était empoisonné dans la chambre souterraine où elles l’avaient enfermé pendant qu’elles avaient interrogé Karale. C’était étrange de qualifier cet incident d’« heureux », mais la Baguette aux Serments ne contraignait que ceux capables de canaliser, et elles étaient trop peu nombreuses pour pouvoir capturer des prisonniers.

Elles se retrouvaient désormais dans une impasse, à moins qu’une des autres ne revienne à la Tour pour trouver des divergences entre ce que les sœurs prétendaient avoir fait et ce qu’elles avaient effectivement accompli. Cependant, la plupart des sœurs avaient tendance à biaiser pratiquement pour tout. Bien sûr, Talene et les trois autres leur communiqueraient tout ce qu’elles savaient, – serment d’obéissance oblige –, mais la majorité des messages seraient codés. Certains étaient protégés par un tissage qui effaçait l’encre quand le sceau en était rompu par une personne autre que le destinataire. Il semblait n’y avoir aucun moyen de contourner la garde. Le danger que les pourchassées apprennent leur existence et deviennent les chasseurs était toujours présent.

Cependant, elles détenaient maintenant quatre noms, plus quatre sœurs qui admettraient être des Amies du Ténébreux. Sans doute, Marris s’empresserait-elle autant que les trois autres de renier l’Ombre, de se repentir de ses péchés et d’embrasser à nouveau la Lumière. C’était suffisant pour convaincre. Manifestement, l’Ajah Noire savait tout ce qui se passait dans le bureau d’Elaida, et pourtant, le risque en valait peut-être la peine. Pevara refusait de croire qu’Elaida était une Amie du Ténébreux, comme l’affirmait Talene. Après tout, c’était elle qui avait pris l’initiative de cette chasse. Le Siège d’Amyrlin pouvait exciter toute la Tour. La révélation que l’Ajah Noire existait vraiment aurait peut-être pour effet de stopper l’hostilité entre les Ajahs et de rétablir leur unité. Les maux de la Tour exigeaient des remèdes désespérés.

Les servantes s’éloignèrent. Pevara s’apprêtait à faire cette suggestion quand Yukiri reprit la parole :

— Hier soir, Talene a reçu l’ordre de paraître ce soir devant leur « Suprême Conseil », dit-elle, avec une grimace de dégoût. Il semble que cela se produise uniquement quand on reçoit un honneur ou une mission très, très importante. Ou si l’on va être mis à la question.

Ses lèvres se tordirent. Elle savait que les séances de torture de l’Ajah Noire étaient aussi répugnantes qu’incroyables. Forcer une femme dans un cercle contre sa volonté ? Guider un cercle pour infliger de la souffrance ? Pevara sentit son estomac se nouer.

— Talene ne croit pas qu’elle va recevoir un honneur ou une mission, poursuivit Yukiri, alors elle a supplié qu’on la cache. Saerin l’a enfermée dans une pièce du dernier sous-sol. Talene peut se tromper, mais je suis d’accord avec Saerin. Prendre un tel risque reviendrait à laisser entrer un renard dans le poulailler et s’en laver les mains.

Pevara leva les yeux vers la tapisserie qui montait bien plus haut que leurs têtes. Des hommes d’armes brandissaient des épées et des haches, enfonçaient des lances et des hallebardes dans d’immenses formes d’apparence humaine à groin de sanglier et mufle de loup, avec des cornes de chèvre et de bélier. Le tapissier avait vu des Trollocs. Ou des dessins précis. Des hommes combattaient au côté des Trollocs. Des Amis du Ténébreux. Parfois, combattre l’Ombre exigeait de verser le sang. Et des remèdes désespérés.

— Laissez Talene aller à ce conseil, dit-elle. Nous irons toutes. Elles ne nous attendront pas. Nous pourrons les tuer ou les capturer, et décapiter l’Ajah Noire d’un seul coup. Le Suprême Conseil doit connaître tous les noms. Nous pouvons détruire toute l’Ajah Noire.

Soulevant une frange du châle de Pevara d’une main fine, Yukiri la considéra, fronçant les sourcils avec ostentation.

— Oui, c’est rouge. Je pensais que ça avait peut-être viré au vert pendant que je ne regardais pas. Elles seront treize, vous savez. Même si certains membres de ce « Conseil » ne sont pas à la Tour, elles amèneront des remplaçantes pour compléter le nombre.

— Je sais, répliqua Pevara avec impatience.

Talene avait représenté une source d’informations, la plupart inutiles et beaucoup horrifiantes, presque plus qu’elles n’en pouvaient absorber.

— Nous les prendrons toutes. Nous pouvons ordonner à Zerah et aux autres de combattre à nos côtés, et même à Talene et sa bande. Elles feront ce qu’on leur dira.

Au début, ce serment d’obéissance l’avait mise mal à l’aise, puis elle s’y était habituée peu à peu.

— Ainsi, nous serons dix-neuf contre leurs treize, dit pensivement Yukiri, d’un ton beaucoup trop patient.

Même la façon dont elle rajusta son châle irradiait la patience.

— Plus un certain nombre qui feront le guet pour s’assurer que la réunion n’est pas perturbée. Ce sont toujours les voleurs qui gardent le mieux leur bourse, énonça-t-elle avec la certitude irritante d’un vieux dicton.

— Disons que nous serons en nombre égal au leur, mais qu’elles seront sans doute plus nombreuses que nous. Combien d’entre nous mourront pour combien d’entre elles ? N’oubliez pas qu’elles seront encapuchonnées. Si l’une s’enfuit, nous ne saurons pas qui elle est, mais elle nous connaîtra, tout comme toute l’Ajah Noire. Pour moi, ça n’a rien à voir avec tordre le cou à un poulet, il s’agit plutôt de combattre un léopard dans le noir.

Pevara ouvrit la bouche, puis la referma sans rien dire. Yukiri avait raison. Elle aurait dû arriver à cette conclusion elle-même. Mais elle avait envie de frapper quelque chose, n’importe quoi, et cela n’avait rien d’étonnant. La Supérieure de son Ajah était peut-être folle ; elle avait pour mission d’arranger des liages pour les Rouges qui, par tradition, ne liaient personne, et, qui plus est, de lier des Asha’man. À la Tour, la chasse aux Amies du Ténébreux était face à un mur. Frapper ? Elle avait envie de creuser des trous dans des briques avec ses dents.

Alors qu’elle pensait que leur entrevue était terminée – elle n’était venue que pour savoir où elles en étaient avec Marris, et la récolte s’était révélée amère –, Yukiri lui toucha le bras.

— Marchez un moment avec moi. Nous sommes restées ici trop longtemps, et je veux vous demander quelque chose.

Ces temps-ci, le fait que des Députées d’Ajahs différentes conversaient trop longtemps provoquait des rumeurs qui poussaient comme des champignons après la pluie. Pour une raison inconnue, les conversations déambulatoires semblaient plus anodines. C’était absurde, mais c’était ainsi.

Yukiri ne se pressa pas d’aborder sa question. Les dalles du sol passèrent du vert et jaune au jaune et brun, tandis qu’elles avançaient dans l’un des grands couloirs descendant en pente douce à travers la Tour.

Elle ne reprit la parole que cinq étages plus bas, sans avoir vu personne.

— La Supérieure des Rouges a-t-elle des nouvelles d’une de celles parties avec Toveine ?

Pevara faillit trébucher. Pourtant, elle aurait dû s’attendre à cette question. Toveine ne pouvait pas être la seule à écrire de Cairhien.

— De Toveine elle-même, dit-elle, et elle raconta presque tout ce qu’il y avait dans la lettre de cette sœur.

En la circonstance, elle ne pouvait rien faire d’autre. Elle tut l’accusation contre Elaida – c’était toujours l’affaire de l’Ajah, espérait-elle, et aussi le temps écoulé depuis l’arrivée de la lettre, afin d’éviter des explications embarrassantes.

— Nous avons eu des nouvelles d’une certaine Akoure Vayet.

Yukiri fit quelques pas en silence, puis ajouta :

— Sang et maudites cendres !

Pevara haussa les sourcils sous le choc. Yukiri était souvent terre à terre, mais jamais vulgaire. Elle remarqua qu’elle non plus n’avait pas dit quand la lettre d’Akoure était arrivée. La Grise avait-elle reçu d’autres lettres de Cairhien, de sœurs ayant juré allégeance au Dragon Réincarné ? Elle ne pouvait pas le demander. Elles se faisaient confiance au point de risquer leur vie, mais les affaires de l’Ajah restaient les affaires de l’Ajah.

— Qu’avez-vous l’intention de faire de cette information ?

— Nous garderons le silence pour le bien de la Tour. Seules les Députées et la Supérieure de notre Ajah sont au courant. Evanellein est d’avis de déposer Elaida à cause de cela, mais on ne peut pas l’accepter pour le moment. Avec la Tour à guérir et les Seanchans et les Asha’man à contrer, peut-être jamais…

La perspective ne semblait pas l’enchanter.

Pevara réprima son irritation. Elle avait le droit de ne pas aimer Elaida, mais personne n’est obligé d’aimer le Siège d’Amyrlin. Un certain nombre de femmes déplaisantes avaient porté l’étole et œuvré au bien de la Tour. Mais pouvait-on considérer qu’elle avait contribué au bien de la Tour en expédiant cinquante et une sœurs en captivité ? Peu importait. Elaida était une Rouge – l’avait été – et trop de temps s’était écoulé depuis qu’une Rouge avait conquis l’étole et le sceptre. Toutes ses actions impulsives et ses décisions malavisées semblaient appartenir au passé depuis l’arrivée des rebelles. Sauver la Tour de l’Ajah Noire rachèterait tous ses échecs.

— C’est elle qui a initié la chasse, Yukiri ; elle mérite de l’achever. Par la Lumière, tout ce que nous avons découvert jusqu’à maintenant n’est que le fruit du hasard, et nous sommes au point mort. Si nous voulons aller plus loin, nous avons besoin d’être soutenues par l’autorité du Siège d’Amyrlin.

— Je ne sais pas, dit Yukiri, hésitante. Toutes les quatre disent que l’Ajah Noire sait tout ce qui se passe dans le bureau d’Elaida.

Elle se mordit les lèvres et haussa les épaules, mal à l’aise.

— Peut-être que si nous pouvons la voir seule, ailleurs que dans son bureau…

— Vous voilà ! Je vous ai cherchées partout.

Pevara se retourna doucement en entendant soudain cette voix derrière elle, mais Yukiri sursauta et éructa entre ses dents. Si elle continuait, elle deviendrait aussi grossière que Doesine. Ou Tsutama.

Seaine se hâta vers elles, haussant ses épais sourcils noirs devant les yeux étincelants de Yukiri. C’était conforme au comportement d’une Blanche, logique en tout et aveugle au monde qui l’entoure. La moitié du temps, Seaine semblait inconsciente du danger qu’elles couraient.

— Vous nous cherchiez ? gronda presque Yukiri, les poings sur ses hanches.

Malgré sa minuscule taille, elle parvint à donner l’impression de dominer. Sans aucun doute, était-ce dû au fait qu’elle avait été surprise, mais elle était persuadée que Seaine devait être étroitement surveillée pour sa propre sécurité, quoi que Saerin eût décidé, et voilà qu’elle se promenait toute seule.

— Vous, Saerin, n’importe qui ! répliqua calmement Seaine.

Ses premières craintes, à savoir que l’Ajah Noire sache la tâche dont Elaida l’avait chargée, avaient pratiquement disparu. Ses yeux bleus étaient chaleureux, mais à part ça, elle avait repris l’aspect typique de la Blanche, d’une sérénité glaciale.

— J’ai d’importantes nouvelles, annonça-t-elle, dont voici la moindre : ce matin, j’ai vu une lettre d’Ayako Norsoni arrivée depuis quelques jours. De Cairhien. Elle, Toveine et toutes les autres ont été capturées par les Asha’man et…

Penchant la tête, elle les observa l’une après l’autre.

— Vous n’êtes pas du tout surprises. Bien sûr ! Vous avez lu des lettres, vous aussi. Bon, il n’y a rien à y faire, pour le moment en tout cas.

Pevara consulta Yukiri du regard, puis demanda :

— C’est la nouvelle la moins pressante, Seaine ?

La sérénité de la Sœur Blanche se teinta d’inquiétude, durcissant sa bouche et plissant ses yeux. Ses mains se crispèrent sur son châle.

— Pour nous, oui. Je reviens d’un entretien avec Elaida. Elle voulait savoir où j’en étais…

Seaine prit une profonde inspiration.

— …si j’avais découvert une preuve qu’Alviarin avait engagé une correspondance traîtresse avec le Dragon Réincarné. Vraiment, elle était tellement circonspecte au début, si indirecte, que ce n’est pas étonnant que je me sois méprise sur ses intentions.

— Je crois que le renard marche sur ma tombe, murmura Yukiri.

Pevara hocha la tête. L’idée d’approcher Elaida s’était évaporée comme la rosée d’été. Leur seule assurance qu’Elaida n’était pas elle-même de l’Ajah Noire, résidait dans le fait qu’elle avait pris l’initiative de la chasse. Or il n’en était rien… Au moins, l’Ajah Noire ignorait leur existence. Elles avaient quand même cet avantage, pour le moment. Mais jusqu’à quand ?

— Sur la mienne aussi, ajouta-t-elle doucement.

À pas glissés, Alviarin déambulait dans les couloirs de la Tour inférieure arborant un air de sérénité apparente auquel elle se raccrochait de toutes ses forces. La nuit semblait se cramponner aux murs malgré les torchères à miroirs, des ombres fantomatiques dansant là où elles n’avaient pas lieu d’être victime de son imagination ? Sans doute. Pourtant elles dansaient là à la limite de son champ visuel. Les couloirs étaient presque déserts, bien que le second service du dîner vînt juste de se terminer. Ces temps-ci, la plupart des sœurs préféraient manger dans leurs appartements, mais les plus hardies et les plus arrogantes s’aventuraient à la salle à manger de temps en temps, et une poignée y prenaient tous leurs repas. Elle ne voulait pas risquer que des sœurs la voient énervée ou pressée ; elle refusait de les laisser croire qu’elle détalait furtivement. En vérité, elle détestait que quiconque la regarde. Apparemment calme, elle bouillait à l’intérieur.

Brusquement, elle réalisa qu’elle palpait son front à l’endroit où Shaidar Haran l’avait touchée, là où le Grand Seigneur lui-même l’avait marquée comme sienne. À cette pensée, l’hystérie faillit l’emporter, mais son visage resta impassible par un pur effort de volonté, et elle resserra légèrement ses jupes de soie blanche autour d’elle. Cela lui occuperait les mains. Le Grand Seigneur l’avait marquée. Mieux valait ne pas y penser. Mais comment faire ? Le Grand Seigneur… Elle ressentait un tourbillon confus d’humiliation et de haine, confinant à la terreur balbutiante. Mais c’était le calme extérieur qui comptait. Et il y avait un germe d’espoir. Cela comptait aussi. Elle se raccrochait à n’importe quoi qui pouvait la garder en vie.

S’arrêtant devant une tapisserie qui représentait une femme portant une couronne ouvragée agenouillée devant une très ancienne Amyrlin, elle feignit de la contempler tout en jetant un rapide coup d’œil de chaque côté. Le couloir était aussi dépourvu de vie qu’une tombe abandonnée. Vive comme l’éclair, elle passa la main sous le bord de la tapisserie et reprit aussitôt sa marche, une feuille pliée dans la main. Un miracle qu’elle l’ait trouvée si vite ! Le papier semblait lui brûler la main, mais elle ne pouvait pas le lire ici. D’un pas posé, elle monta à contrecœur jusqu’aux quartiers de l’Ajah Blanche. Calme et imperturbable, extérieurement. Le Grand Seigneur l’avait marquée. D’autres sœurs allaient la regarder.

La Blanche était la plus petite des Ajahs. À peine une vingtaine de ses membres résidaient à la Tour. Pourtant, on aurait dit qu’elles se tenaient toutes dans le couloir principal. Le simple fait de fouler les dalles blanches lui donna l’impression d’affronter un danger.

Elle rencontra Seaine et Ferane malgré l’heure, leurs châles drapés sur les bras. Seaine lui adressa un petit sourire de commisération qui lui donna envie de tuer la Députée, laquelle fourrait toujours son nez pointu partout où il ne fallait pas. Ferane ne lui manifesta aucune sympathie. Elle fronçait les sourcils avec plus de fureur qu’une sœur n’aurait dû en laisser paraître. Alviarin s’efforça d’ignorer la femme à la peau cuivrée sans trop d’ostentation. Petite et corpulente, le visage rond et doux comme à son habitude, et une tache d’encre sur le nez, Ferane n’était pas l’image qu’on se faisait d’une Domanie. La Première Raisonneuse possédait malgré tout un tempérament virulent de Domanie. Elle était tout à fait capable d’infliger une punition pour une vétille, surtout à une sœur ayant « déshonoré » à la fois elle-même et les Blanches.

Alviarin avait été dépouillée de l’étole de Gardienne, et l’Ajah en ressentait profondément la honte. La plupart étaient, de plus, furieuses de cette perte d’influence. Elle subissait beaucoup trop de regards furibonds, certains venant de sœurs très inférieures à elle, et qui auraient dû sursauter à chacun de ses ordres. D’autres lui tournaient délibérément le dos.

Elle continua à avancer posément sous ces regards et ces affronts, mais elle sentit que ses joues commençaient à s’empourprer. Elle tenta de s’immerger dans le décor apaisant du quartier des Blanches. Les murs blancs bordés de torchères à miroirs argentées n’étaient décorés que de quelques tapisseries toutes simples, images de montagnes enneigées, forêts ombragées, bouquets de bambous sous le soleil. Depuis qu’elle avait gagné le châle, elle avait toujours utilisé ces images pour l’aider à retrouver la sérénité. Le Grand Seigneur l’avait marquée. Elle crispa les mains sur ses jupes pour les forcer à l’immobilité. Le message lui brûlait toujours la main. Démarche calme, mesurée.

Deux des sœurs qu’elle croisa l’ignorèrent, tout simplement parce qu’elles ne la virent pas. Astrelle et Tesan discutaient des réserves alimentaires avariées. Ou plutôt, elles se disputaient, le visage lisse mais le regard flamboyant et la voix proche de la véhémence. Elles étaient arithméticiennes avant tout, comme si la logique pouvait se réduire à des nombres.

— En calculant d’après le standard de déviation de Radun, le taux d’avarie est onze fois plus élevé qu’il devrait l’être, dit Astrelle d’une voix tendue. De plus, cela doit indiquer l’intervention de l’Ombre…

Tesan l’interrompit, secouant la tête dans le cliquetis de ses tresses emperlées.

— L’Ombre, oui, mais le standard de Radun est dépassé. Il faut utiliser la première règle des moyennes de Covanen, et calculer séparément les quantités de viandes pourrissantes et avariées. Les réponses correctes, comme je l’ai dit, sont treize et neuf. Je ne l’ai pas encore appliquée à la farine, aux haricots et aux lentilles, mais intuitivement, il semble évident…

Astrelle s’enfla. Comme elle était corpulente et dotée d’une poitrine généreuse, elle se fit impressionnante.

— La première règle de Covanen, l’interrompit-elle, en bredouillant. Elle n’a pas encore été démontrée correctement. Des méthodes rigoureuses et démontrées sont toujours préférables aux fantaisies…

Alviarin faillit sourire en s’éloignant. Ainsi, quelqu’un avait finalement remarqué que le Grand Seigneur avait posé sa main sur la Tour. Mais le fait de le savoir ne changerait rien à la situation.

— Vous grimaceriez aussi, Ramesa, si vous étiez fouettée tous les matins avant le petit déjeuner, dit Norine, beaucoup trop fort pour les oreilles d’Alviarin.

Ramesa, grande et mince, en robe blanche brodée aux manches ornées de clochettes, eut l’air stupéfaite d’être interpellée. Norine avait peu d’amies, voire aucune. Elle poursuivit, regardant vers Alviarin pour voir si elle avait entendu :

— Il est irrationnel de qualifier de privée une punition, et de feindre que rien ne se passe, alors que le Siège d’Amyrlin l’a imposée. Mais il faut dire que sa rationalité a toujours été surfaite, à mon avis.

Heureusement, Alviarin était presque arrivée à son appartement. Elle referma soigneusement la porte et tira le verrou. Les lampes étaient allumées, et un feu brûlait dans la cheminée de marbre blanc pour contrer la fraîcheur d’une soirée de début du printemps. Au moins, les domestiques continuaient à s’acquitter de leur service, même s’ils savaient.

Des larmes silencieuses d’humiliation se mirent à inonder ses joues. Elle avait envie de tuer Silviana, mais cela signifierait simplement qu’une nouvelle Maîtresse des Novices la fouetterait tous les matins jusqu’à ce qu’Elaida se calme. Sauf qu’Elaida ne se calmerait jamais. La tuer serait plus pertinent, mais les morts de ce genre devaient être soigneusement espacées. Trop de décès inattendus susciteraient des questions peut-être dangereuses.

Pourtant, elle avait fait ce qu’elle pouvait contre Elaida. Les nouvelles de cette bataille envoyées par Katerine se répandaient déjà dans l’Ajah Noire et au-delà. Elle avait entendu des sœurs, qui n’étaient pas des Noires, raconter en détail les Sources de Dumai, et si les détails horribles s’amplifiaient au fil des répétitions, c’était tant mieux. Bientôt, les nouvelles de la Tour Noire se diffuseraient aussi dans la Tour Blanche, se répandant sans doute de la même façon. Dommage que cela ne fût pas suffisant pour disgracier et déposer Elaida, avec ces maudites rebelles pratiquement sur les ponts ! Pourtant, les Sources de Dumai et le désastre en Andor empêcheraient Elaida de défaire l’œuvre d’Alviarin. Briser la Tour Blanche de l’intérieur. Y semer la discorde et le chaos. Elle avait souffert en recevant cet ordre, et en souffrait encore. Pourtant, c’est au Grand Seigneur qu’elle devait avant tout fidélité. Elaida, la première, avait battu en brèche la Tour, ruinant toute possibilité de retour en arrière.

Brusquement, elle réalisa qu’elle touchait la marque à son front, et rabaissa vivement sa main. Il n’y avait là rien à toucher ni à voir. Chaque fois qu’elle jetait un coup d’œil dans un miroir, elle vérifiait malgré elle. Et pourtant, elle avait parfois l’impression que les gens regardaient son front, et y voyaient quelque chose qui lui échappait. Cela semblait impossible, irrationnel, et pourtant la sensation revenait inlassablement, quelque effort qu’elle fît pour la chasser. Essuyant ses larmes de la main qui tenait le message, elle en sortit deux autres de son escarcelle, et s’approcha de la table accolée au mur.

De simple facture, ses meubles remplissaient uniquement le rôle pour lequel ils avaient été conçus. Jetant les trois messages sur la table, à côté d’un petit bol en cuivre martelé, elle sortit une clé de son escarcelle, ouvrit un coffre cerclé de cuivre posé par terre près de la table, et passa en revue tous les petits volumes reliés en cuir qu’il contenait, jusqu’à ce qu’elle trouve les trois, dont elle avait besoin, protégés de telle sorte que l’encre devenait invisible si d’autres mains que les siennes les touchaient. Il existait beaucoup trop de codes chiffrés en usage pour qu’elle les ait tous en mémoire. La perte de ces livres engendrerait une épreuve douloureuse, les remplacer serait difficile, c’est pourquoi elle les avait rangés dans ce coffre solide doté d’une très bonne serrure.

Elle ôta vivement les minces bandes de papier enveloppant le message, les alluma à la flamme de la lampe et les jeta dans le bol où elles continuèrent à brûler. Elles contenaient seulement les instructions sur les endroits où laisser le message, une pour chaque maillon de la chaîne, les bandes supplémentaires ne servant qu’à dissimuler le nombre de chaînons que devait traverser le message avant d’arriver à sa destinataire. Il fallait prendre des précautions. Même ses sœurs les plus proches ne la croyaient pas plus qu’elles. Seulement trois au Suprême Conseil savaient qui elle était, et elle l’aurait évité si cela avait été possible. On ne prend jamais trop de précautions, surtout maintenant. Le message, quand elle l’eut déchiffré et transcrit sur une autre feuille, était très semblable à ce à quoi elle s’attendait depuis la veille au soir, quand Talene n’était pas venue. Elle avait quitté le quartier des Vertes de bonne heure, avec des fontes bien remplies et un petit coffre. N’ayant pas de servante pour les porter, elle s’en était chargée elle-même. Personne ne semblait savoir où elle était allée. La question était de savoir si elle s’était affolée quand elle avait reçu sa convocation au Suprême Conseil, ou s’il y avait autre chose ? Alviarin pencha pour la seconde hypothèse.

Talene avait regardé vers Yukiri et Doesine, comme si elle cherchait… un conseil. Elle était certaine de ne pas avoir imaginé ce regard. L’aurait-elle pu ? Une once d’espoir. Il devait y avoir autre chose. Elle avait besoin d’une menace pour les Noires, ou le Grand Seigneur lui retirerait sa protection.

Elle écarta vigoureusement sa main de son front.

Elle ne pensa pas à la possibilité d’utiliser le petit ter’angreal qu’elle avait caché pour appeler Mesaana. Pour commencer, chose très importante, cette femme avait sûrement l’intention de la tuer, malgré la protection du Grand Seigneur. Et dans l’immédiat, si cette protection lui faisait défaut. Elle avait vu le visage de Mesaana et connaissait son humiliation. Aucune femme ne laisserait passer cela, surtout une Élue. Toutes les nuits, elle rêvait de tuer Mesaana, y pensait souvent dans la journée, se demandant comment faire pour y parvenir. Auparavant, il lui fallait réunir davantage de preuves. Il était possible que ni Mesaana ni Shaidar Haran ne voient en Talene une preuve quelconque. De rares fois, des sœurs avaient paniqué et fui dans le passé. Or supposer que Mesaana et le Grand Seigneur l’ignoraient comportait des risques.

Tour à tour, elle enflamma le message chiffré puis la feuille où elle l’avait retranscrit, et les laissa se consumer jusqu’à ce que la flamme atteigne ses doigts. Enfin, elle les lâcha sur les cendres contenues dans le bol. À l’aide d’une pierre noire et lisse qui lui servait de presse-papiers, elle écrasa et remua le tout. Elle doutait que quiconque pût reconstituer les mots, pourtant…

Ensuite, debout, elle déchiffra les deux autres messages, qui lui apprirent que Yukiri et Doesine logeaient dans un appartement surveillé par des gardes. Cela n’avait rien d’étonnant – presque aucune sœur ne se passait de gardes ces temps-ci –, mais cela signifiait aussi que leur enlèvement serait difficile. C’était toujours plus facile quand ç’avait lieu en plein cœur de la nuit, par des sœurs appartenant à la même Ajah que celle de la victime. Leurs regards pouvaient-ils être le fruit du hasard ou de son imagination ? Elle devait considérer cette possibilité.

En soupirant, elle prit dans son coffre d’autres livrets, puis s’assit précautionneusement sur le coussin en duvet d’oie du fauteuil posé devant la petite table. Elle grimaça pourtant quand son poids pesa sur le coussin. Elle réprima un gémissement. Au début, elle trouvait que l’humiliation des flagellations de Silviana était pire que la souffrance physique, mais maintenant, les douleurs ne se calmaient jamais. Son postérieur était recouvert d’ecchymoses. Et demain, la Maîtresse des Novices en ajouterait d’autres. Et le lendemain, et le surlendemain… Elle entrevoyait la sinistre perspective de ses hurlements sous le fouet de Silviana, luttant pour soutenir le regard des sœurs au courant de ses visites au bureau de la Maîtresse des Novices.

S’efforçant de chasser ces pensées, elle trempa dans l’encre une plume à pointe d’acier et écrivit des ordres codés sur de minces feuilles de papier. Talene devait être retrouvée et ramenée, pour être punie et exécutée, si elle avait simplement paniqué, et si non, si elle avait d’une façon ou d’une autre trouvé le moyen de trahir ses serments… Alviarin se raccrochait à cet espoir tout en donnant l’ordre de surveiller étroitement Yukiri et Doesine. Il fallait trouver le moyen de les arrêter. On pourrait sans doute fabriquer quelque chose à partir de ce qu’elles diraient. Elle guiderait le flux dans le cercle. Elle pourrait fabriquer quelque chose.

Elle écrivit furieusement, sans remarquer qu’elle avait machinalement porté sa main libre à son front.

Le soleil de l’après-midi filtrait à travers les grands arbres sur la crête dominant le vaste camp des Shaidos, et les oiseaux gazouillaient dans les branches. Cardinaux et geais bleus filaient tels des éclairs de couleurs. Galina sourit. Il avait beaucoup plu le matin, et l’air conservait une certaine fraîcheur sous quelques nuages blancs dérivant lentement dans le ciel. Sa jument grise au cou gracieusement arqué et au pas vif avait sans doute appartenu à une dame noble, ou au moins à une riche marchande. À part une sœur, personne d’autre n’aurait eu les moyens de se payer un tel animal. Elle aimait les promenades sur cette jument qu’elle avait baptisée Preste, parce qu’un jour, elle l’emporterait prestement vers la liberté ; comme elle aimait ces moments de solitude où elle pouvait rêver à ce qu’elle ferait quand elle serait libre. Elle avait échafaudé des plans pour se venger des gens qui l’avaient persécutée, à commencer par Elaida. Leur élaboration lui semblait très jouissive.

Elle profitait de ces promenades quand elle parvenait à oublier que ce privilège était aussi la preuve qu’elle appartenait totalement à Therava, de même que son épaisse robe de soie blanche, sa ceinture et son col cloutés de gouttes de feu. Son sourire se transforma en grimace. Elle chevauchait pour s’éloigner des Aiels, mais des rencontres étaient toujours possibles dans la forêt. Therava pouvait l’apprendre. Pour difficile que ce fût de se l’avouer, elle avait une peur bleue de la Sagette aux yeux de faucon. Therava hantait ses rêves. Elle se réveillait souvent, couverte de sueur et en larmes. S’éloigner de ces cauchemars était toujours un soulagement, qu’elle parvienne ou non à se rendormir.

Elle n’avait jamais reçu l’ordre de ne pas s’évader au cours de ses promenades, et cette absence suscitait sa propre amertume. Therava savait qu’elle reviendrait, quels que fussent les mauvais traitements auxquels elle était soumise, dans l’espoir qu’un jour la Sagette la délierait de ce maudit serment d’obéissance. Elle pourrait de nouveau canaliser, quand et comme elle le souhaitait. Parfois, Sevanna l’obligeait à canaliser pour accomplir de petites tâches, ou juste pour lui montrer son ascendant sur elle, mais cela arrivait si rarement qu’elle mourait d’envie de cette petite chance d’embrasser la saidar. Therava refusait de lui laisser toucher le Pouvoir, à moins qu’elle ne supplie et rampe devant elle, et lui interdisait de canaliser un fil. Elle avait rampé, s’était avilie complètement, juste pour y être autorisée. Elle réalisa qu’elle grinçait des dents et se força à arrêter.

Peut-être la Baguette aux Serments de la Tour pourrait-elle la délier de ce serment comme celle presque identique de Therava, mais elle ne pouvait pas en être certaine. Les deux n’étaient pas identiques. Les marques étaient différentes. Elle n’osait pas partir sans la baguette de Therava. La Sagette la laissait souvent traîner dans la tente. « Vous ne la tiendrez jamais à la main », lui avait-elle dit.

Galina pouvait bien toucher cette baguette blanche de la taille de son poignet, en caresser la surface lisse, pourtant, malgré ses efforts, elle ne pouvait pas se résoudre à refermer la main dessus. À moins que quelqu’un la lui tende. Elle espérait que cela n’équivaudrait pas à la prendre elle-même. L’avidité qui brillait dans ses yeux quand elle regardait la baguette suscitait les rares sourires de Therava.

« Ma petite Lina désire-t-elle être déliée de son serment ? disait-elle d’un ton moqueur. Alors, Lina devra être un très gentil toutou, parce que la seule façon dont je pourrais considérer votre libération, ce sera de me convaincre que vous resterez toujours mon toutou. »

Toute une vie à rester le jouet de Therava et la cible de ses humeurs ? Elle craignait de devenir folle si cela se produisait, tout comme de ne pouvoir s’évader dans la folie.

Totalement dégrisée, elle mit sa main en visière sur ses yeux pour vérifier la hauteur du soleil dans le ciel. Therava lui avait dit simplement qu’elle aimerait qu’elle revienne avant la nuit. Or il lui restait deux bonnes heures avant le crépuscule. Elle soupira de regret et fit pivoter Preste vers la pente descendant jusqu’au camp à travers les arbres. La Sagette savait comment la contraindre à l’obéissance sans ordre direct. Mille façons de la faire ramper. Sa moindre suggestion devait être interprétée comme un ordre. Un retard de quelques minutes provoquait une punition dont le simple souvenir faisait grimacer Galina. Elle talonna sa jument pour accélérer son allure. Therava n’acceptait aucune excuse.

Tout à coup, un Aiel surgit de derrière un arbre et se planta devant elle. Il était très grand en cadin’sor avec ses lances passées dans le harnais attachant son arc dans son dos, le voile pendant sur la poitrine. Sans un mot, il saisit la bride de sa monture.

Un instant, elle le regarda, bouche bée, puis elle se redressa avec indignation.

— Imbécile ! s’écria-t-elle. Vous devez me connaître depuis le temps ! Lâchez mon cheval, sinon Sevanna et Therava se relaieront pour vous écorcher vif !

Le plus souvent, ces Aiels restaient totalement impassibles, pourtant elle crut discerner que ses yeux verts s’étaient légèrement écarquillés. Puis elle hurla quand il tira sur le corsage de sa robe et, d’une secousse, la fit tomber de sa selle.

— Silence, gai’shaine ! lui intima-t-il, comme s’il ne se souciait guère qu’elle obéisse.

Autrefois, elle se serait exécutée, obéissant aux ordres de tous. Désormais, elle n’était obligée d’obéir qu’à Sevanna et Therava. Elle se débattit donc et cria, en une tentative désespérée de donner l’alerte sachant qu’elle appartenait à Therava. Si seulement elle était autorisée à avoir un couteau. Ça l’aurait aidée. Comment cet homme pouvait-il ne pas la reconnaître, ou du moins savoir ce que signifiaient sa ceinture et son col sertis de pierreries ? Le camp était immense, aussi peuplé qu’une grande ville, cependant, il semblait que tout le monde connaissait la gai’shaine de Therava. Elle le ferait écorcher vif, ayant bien l’intention de se repaître de ses souffrances.

Très vite, elle comprit qu’un couteau ne lui aurait servi à rien. Malgré sa résistance, la brute la maîtrisa facilement, lui rabattant son capuchon sur la tête et la bâillonnant. Puis il la coucha face contre terre et lui lia solidement les mains et les pieds, aussi aisément que si elle avait été une enfant ! Elle continuait à se débattre, mais c’était peine perdue.

— Il voulait une gai’shaine qui ne soit pas aielle, Gaul, mais une gai’shaine en soie et bijoux, et se promenant à cheval ? demanda un homme. Galina se raidit.

Ce n’était pas un Aiel. Il avait l’accent du Murandy !

— Ce ne sont pas vos habitudes, n’est-ce pas ?

— Shaidos, cracha l’homme, comme un juron.

— Bon, il faut encore en trouver quelques-uns s’il veut apprendre quelque chose d’utile. Peut-être même plus. Il y a plusieurs milliers d’individus en blanc en bas, et peut-être qu’elle ne sait rien.

— Je crois que celle-ci pourra dire à Perrin Aybara ce qu’il a besoin de savoir, Fager Neald.

À ces mots, elle se pétrifia. Son estomac et son cœur semblèrent se transformer en pierre. Perrin Aybara avait-il envoyé ces hommes ? S’il s’en prenait aux Shaidos pour libérer sa femme, il serait tué, et elle perdrait son influence sur Faile. Son mari mort, elle ne se soucierait plus de ce qu’elle aurait pu révéler, et les autres n’auraient aucun secret à cacher. Horrifiée, Galina vit fondre ses espoirs d’obtenir la baguette. Elle devait l’arrêter. Mais comment ?

— Et pourquoi dites-vous ça, Gaul ?

— Elle est Aes Sedai. Et amie de Sevanna, semble-t-il.

— Vraiment ? dit le Murandien d’un ton dubitatif. Vraiment ?

Curieusement, ni l’un ni l’autre ne semblaient gênés de poser la main sur une Aes Sedai. Et l’Aiel l’avait fait, apparemment en toute conscience. Même s’il était un Shaido renégat, il devait ignorer qu’elle ne pouvait pas canaliser sans autorisation. Seule Sevanna et une poignée de Sagettes étaient au courant. La situation devenait plus déroutante d’instant en instant.

Soudain, on la souleva et on la posa sur le ventre, en travers de sa propre selle. Sa jument se mit au trot, la faisant rebondir sur le cuir, et maintenue par l’un des hommes pour l’empêcher de tomber.

— Allons là où vous pourrez faire un de vos trous dans l’air, Fager Neald.

— Juste de l’autre côté de la pente, Gaul. Je suis venu ici si souvent que je peux faire un portail presque n’importe où.

Un portail ? Qu’est-ce que c’était que ces inepties ? Écartant cette absurdité de son esprit, elle envisagea des solutions et n’en trouva aucune de satisfaisante. Ligotée comme un agneau en route pour le marché, bâillonnée comme elle l’était, ses chances d’évasion étaient nulles, à moins que des sentinelles shaidos n’interceptent ses ravisseurs. Mais en avait-elle vraiment envie ? À moins de rejoindre Aybara, elle n’avait aucun moyen de l’empêcher de tout gâcher. D’autre part, à combien de jours de cheval se trouvait son camp ? S’il avait été proche, les Shaidos l’auraient découvert. Elle savait que des éclaireurs avaient exploré les alentours dans un rayon de dix miles du camp. Quel que fut le nombre de jours pour l’atteindre, il en faudrait autant pour le retour. Son retard serait alors de plusieurs jours.

Therava ne la tuerait pas pour ça ; elle lui ferait seulement regretter d’être encore en vie. Galina pourrait lui fournir des explications : sa capture par une bande de brigands. Non, deux suffiraient ; c’était déjà assez difficile à croire que deux hommes aient pu approcher si près du camp, alors toute une bande… Incapable de canaliser, il lui avait fallu du temps pour s’évader. Elle pouvait rendre son histoire convaincante. Elle persuaderait peut-être Therava. Si elle disait… C’était inutile. La première fois que Therava l’avait punie pour son retard, c’était quand sa sangle s’était rompue et qu’elle avait dû rentrer à pied, menant sa monture par la bride. Et elle avait refusé cette excuse. Elle n’accepterait donc pas davantage l’histoire de l’enlèvement. Galina avait envie de pleurer. En fait, elle réalisa qu’elle était déjà en larmes.

Le cheval s’immobilisa. Avant même d’avoir eu le temps de réfléchir, elle se contorsionna violemment pour tomber de sa selle, hurlant aussi fort qu’elle le put malgré son bâillon. Ils essayaient forcément d’éviter les sentinelles. Therava comprendrait peut-être si les sentinelles rentraient avec elle et ses deux ravisseurs.

Elle trouverait un moyen de manipuler Faile, même si son mari était mort.

Une main dure la claqua rudement.

— Silence ! ordonna l’Aiel. Ils repartirent au trot.

Elle se remit à pleurer, le capuchon de soie sur son visage de plus en plus humide. Therava allait la faire hurler. Mais tout en pleurant, elle se mit à préparer ce qu’elle dirait à Aybara. Au moins, elle pouvait préserver ses chances d’obtenir la Baguette. Therava allait… Non. Non ! Elle devait se concentrer sur ce qu’elle pouvait faire elle-même. Des images de la Sagette aux yeux cruels brandissant un fouet, une lanière ou des cordes, surgirent dans son esprit. Elle parvint peu à peu à les en chasser tout en passant en revue toutes les questions qu’Aybara pourrait lui poser et les réponses qu’elle lui donnerait. Il fallait qu’elle le convainque de remettre le sort de sa femme entre ses mains à elle.

Pourtant, elle n’avait pas imaginé qu’elle serait désentravée à peine une heure après sa capture.

— Dessellez son cheval, Noren, et attachez-le au piquet avec les autres, dit le Murandien.

— À vos ordres, Maître Neald, répondit-il avec l’accent du Cairhien.

Les liens noués autour de ses chevilles tombèrent, un couteau se glissa entre ses poignets pour couper les cordes et on lui ôta son bâillon. Elle cracha la soie trempée de salive et, d’une secousse de la tête, rejeta son capuchon en arrière.

Un petit homme en tunique noire accompagnait Preste entre un dédale de tentes rapiécées et de grossières huttes, apparemment construites avec des branchages, dont des branches de pins recouvertes d’aiguilles brunes. Combien de temps fallait-il aux aiguilles pour virer au brun ? Des jours, sans aucun doute, peut-être des semaines. Les soixante ou soixante-dix hommes, qui alimentaient les feux de camps ou étaient assis sur des tabourets en bois, avaient l’apparence de fermiers dans leurs grossières tuniques. Or certains d’entre eux aiguisaient des épées, des lances et des hallebardes, et ailleurs, elle vit des rangées d’armes de jet. Entre les tentes et les huttes, elle vit circuler des hommes casqués et équipés de plastrons, montés et armés de lances enrubannées. Des soldats sortaient patrouiller. Combien y en avait-il d’autres ? Peu importait. Ce qu’elle avait sous les yeux était impossible ! Elle était certaine que les Shaidos avaient posté des sentinelles plus loin.

— En plus de l’expression sur son visage, murmura Neald, sa façon froide et calculatrice de tout observer m’a convaincu. On dirait qu’elle examine des vers de terre.

Le petit homme malingre en tunique noire caressa sa moustache lissée d’un air amusé, prenant grand soin de ne pas en abîmer les pointes. Il portait une épée, mais il n’avait rien d’un soldat ni d’un homme d’armes.

— Bon, venez, Aes Sedai, dit-il, la prenant par le bras. Le Seigneur Perrin voudra vous poser quelques questions.

Elle dégagea son bras d’une secousse, mais Neald raffermit sa prise.

— Pas de ça maintenant.

L’immense Aiel, Gaul, lui saisit l’autre bras, l’obligeant à marcher entre eux. Elle avança donc, tête haute, comme s’ils l’escortaient. Mais à la façon dont ils la tenaient, personne n’était dupe. Regardant droit devant, elle s’aperçut malgré tout que de nombreux garçons de fermes armés la dévisageaient pensivement. Comment pouvaient-ils se conduire de façon si désinvolte avec une Aes Sedai ? Certaines Sagettes, ignorant le serment qui la liait, avaient commencé d’exprimer des doutes sur sa condition d’Aes Sedai, parce qu’elle obéissait sans faillir à Therava et qu’elle s’abaissait devant elle ; pourtant, ces deux-là savaient qui elle était et n’en avaient cure. Elle soupçonnait que les paysans le savaient aussi, cependant aucun n’affichait la moindre surprise quant à la façon dont on la traitait. Elle en eut la chair de poule.

À proximité d’une grande tente à rayures rouges et blanches, aux rabats ouverts, elle entendit des voix venant de l’intérieur.

— …dit qu’il était prêt à venir immédiatement, disait un homme.

— Je ne suis pas en mesure de nourrir une bouche de plus pendant un temps indéterminé, répondit un autre. Sang et cendres ! Combien de temps faut-il pour organiser une rencontre avec ces gens ?

Gaul dut se baisser pour pénétrer dans la tente, mais Galina entra comme si c’était dans son appartement de la Tour. Elle avait beau être prisonnière, elle n’en était pas moins une Aes Sedai, et ce simple fait représentait un puissant atout. Et une arme. Qui voulait-il rencontrer ? Sûrement pas Sevanna !

Contrastant de façon saisissante avec le délabrement du camp, un magnifique tapis à fleurs couvrait le sol, et deux tapisseries en soie brodées de fleurs et d’oiseaux, dans le style cairhienin, étaient suspendues aux mâts. Elle se concentra sur un homme de haute taille, aux larges épaules, les manches relevées, qui lui tournait le dos, penché sur une table aux pieds délicats gravée de filigranes dorés et couverte de cartes et de papiers. Au Cairhien, elle n’avait aperçu Aybara que de loin, pourtant elle fut certaine que cet homme était le paysan du village natal de Rand al’Thor, malgré sa chemise de soie et ses bottes bien cirées, dont même les revers étincelaient. Tous avaient les yeux fixés sur lui.

Comme elle entrait dans la tente, une femme grande en robe de soie verte à haut col, avec de la dentelle à la gorge et aux poignets, ses cheveux noirs cascadant sur ses épaules, posa familièrement la main sur le bras d’Aybara. Galina la reconnut.

— Elle a l’air réservée, Perrin, dit Berelain.

— À mon avis, elle redoute un piège, Seigneur Perrin, intervint un homme grisonnant au visage endurci, portant un plastron ouvragé sur sa tunique rouge.

Un Ghealdanin, pensa Galina. Que Berelain et lui soient là expliquait la présence des soldats. Il n’y avait pas d’autre raison.

Galina se félicita de ne pas avoir rencontré cette femme au Cairhien. Cela aurait rendu la situation plus qu’embarrassante. Elle aurait voulu avoir les mains libres pour essuyer ses dernières larmes, mais les deux hommes lui tenaient fermement les bras. Il n’y avait rien à faire. Elle était une Aes Sedai. C’était tout ce qui comptait. Elle ouvrit la bouche pour prendre la parole. Soudain, Aybara la regarda par-dessus son épaule, comme s’il avait senti sa présence, et ses yeux d’or lui paralysèrent la langue. Elle n’avait jamais cru aux histoires selon lesquelles il avait des yeux de loup, mais c’était pourtant vrai. De durs yeux de loup dans un visage dur comme la pierre. Il semblait triste sous sa courte barbe. À cause de sa femme, sans aucun doute. Cela pouvait lui servir.

— Une Aes Sedai vêtue du blanc des gai’shains, dit-il tout de go, se tournant face à elle.

Il était grand, quoique pas autant que l’Aiel, et sa présence était écrasante, ses yeux d’or enregistrant tout.

— Et prisonnière, semble-t-il. Elle ne voulait pas venir ?

— Elle s’est débattue comme une truite sur la berge pendant que Gaul la ligotait, Mon Seigneur, répondit Neald. Personnellement, je me suis contenté d’attendre et de regarder.

Il avait formulé sa curieuse remarque sur un ton significatif. Qu’aurait-il pu… Brusquement, elle remarqua la présence d’un autre homme en tunique noire, trapu et hâlé, arborant une épingle d’argent en forme d’épée à son haut col. Puis elle se rappela où elle avait déjà vu des hommes en tunique noire : aux Sources de Dumai, juste avant que la situation ne tourne au désastre quand des hommes avaient surgi des ouvertures. Neald et ses portails ! Ces hommes pouvaient canaliser.

Elle dut rassembler toute sa volonté pour ne pas dégager son bras de la prise du Murandien. Le fait qu’il la touche… Elle eut envie de gémir, et cela la surprit. Elle était quand même plus solide que ça ! Elle s’efforça de garder l’apparence du calme tout en humectant sa bouche soudain sèche.

— Elle prétend être une amie de Sevanna, ajouta Gaul.

— Une amie de Sevanna, répéta Aybara, fronçant les sourcils. Mais en robe de gai’shaine. De la soie et des bijoux, mais quand même… Bien que vous ne vouliez pas venir, vous n’avez pas canalisé pour empêcher Gaul et Neald de vous amener ici. Et vous êtes terrifiée.

Il branla du chef. Comment savait-il qu’elle avait peur ?

— Je m’étonne de voir une Aes Sedai en compagnie des Shaidos après les Sources de Dumai. À moins que vous ne soyez pas au courant ? Lâchez-la, lâchez-la. Je doute qu’elle s’enfuie en courant puisqu’elle s’est laissé faire.

— Les Sources de Dumai importent peu, répondit-elle pendant que les hommes la lâchaient.

Toutefois, ils restèrent à ses côtés, tels des gardes, et elle se félicita de la fermeté de sa voix. En présence de deux hommes capables de canaliser, elle se sentait seule et incapable de canaliser un fil. Elle se tenait très droite, la tête haute. Elle était une Aes Sedai et devait, à leurs yeux, en avoir la stature jusqu’au bout des ongles. Comment pouvait-il savoir qu’elle avait peur ? Pour elle, pas une nuance de crainte ne teintait ses paroles et son visage semblait taillé dans la pierre.

— La Tour Blanche a des objectifs que seules les Aes Sedai peuvent connaître ou comprendre. Je suis là en mission pour la Tour Blanche, et vous interférez. Votre choix est malavisé.

Le Ghealdanin hocha la tête avec regret, comme s’il l’avait appris à ses dépens. Aybara se contenta de la regarder, sans expression.

— Votre nom est la seule raison pour laquelle j’ai épargné ces deux-là, poursuivit-elle.

Si le Murandien ou l’Aiel évoquait le temps qu’elle avait mis à réagir, elle se préparait à prétendre qu’elle avait d’abord été frappée de stupeur. Il n’en fut rien, et elle continua.

— Votre femme, Faile, est sous ma protection, comme la Reine Alliandre, et quand ma mission auprès de Sevanna sera terminée, je les emmènerai avec moi en lieu sûr, et je les aiderai à aller où elles voudront. Mais en attendant, votre présence ici représente un risque pour ma mission, ma mission pour la Tour, ce que je ne peux me permettre. Cela vous met également en danger, vous, votre femme et Alliandre. Il y a des milliers d’Aiels dans ce camp. Des dizaines de milliers. S’ils vous trouvent, si leurs éclaireurs ne l’ont déjà fait, ils vous effaceront de la face du monde. Ils pourraient aussi s’en prendre à votre femme et à Alliandre. Je ne pourrai peut-être pas arrêter Sevanna. C’est une femme dure. Beaucoup de ses Sagettes peuvent canaliser, près de quatre cents d’entre elles, et sont prêtes à se servir du Pouvoir de façon violente. Or je suis une Aes Sedai entravée par ses serments. Si vous souhaitez protéger votre femme et la Reine, éloignez-vous de leur camp aussi vite que possible. Ils ne vous attaqueront peut-être pas s’ils voient que vous battez en retraite. C’est votre seul espoir.

C’était dit. Si seulement quelques-unes des graines qu’elle venait de semer prenaient racine, ça suffirait à leur faire tourner bride.

— Si Alliandre est en danger, Seigneur Perrin… commença le Ghealdanin aussitôt interrompu par Perrin d’un geste de la main.

Il n’en fallut pas plus. Le soldat serra les dents au point qu’elle eut l’impression de les entendre grincer.

— Vous avez vu Faile ? s’enquit le jeune homme, la voix teintée d’excitation. Elle va bien ? Elle n’est pas blessée ?

L’imbécile semblait ne pas avoir entendu un mot de ce qu’elle avait dit, à part son allusion à sa femme.

— Elle va bien, et elle est sous ma protection, Seigneur Perrin.

Si ce paysan parvenu désirait qu’on l’appelle « Seigneur », elle avait décidé de s’y plier pour le moment.

— Elle et Alliandre.

Le soldat foudroya Aybara, tout en gardant le silence.

— Vous devez m’écouter. Les Shaidos vous tueront…

— Approchez et regardez ça, l’interrompit Aybara, se retournant vers la table et prenant une grande feuille.

— Vous devez pardonner ses manières, Aes Sedai, murmura Berelain, lui tendant du vin chaud dans une tasse en argent ouvragée. Il est excessivement inquiet, comme vous pouvez le comprendre en ces circonstances. Je ne me suis pas présentée. Je suis Berelain, Première de Mayene.

— Je sais. Vous pouvez m’appeler Alyse.

L’autre sourit, comme si elle savait qu’il s’agissait d’un nom d’emprunt, mais qu’elle l’acceptait. La Première de Mayene était loin d’être inculte. Dommage qu’elle dût traiter avec le jeune homme ; les gens instruits et cultivés qui pensaient pouvoir tenir la dragée haute aux Aes Sedai étaient facilement menés par le bout du nez. Les gens du peuple pouvaient se montrer entêtés par ignorance. Mais ce garçon devait savoir des choses sur les Aes Sedai, depuis le temps. Peut-être que l’ignorer lui donnerait une raison de réfléchir à qui elle était et à ce qu’elle était.

Elle apprécia les arômes du vin.

— Ce vin est très bon, dit-elle avec une sincère gratitude.

Elle n’avait pas bu un tel breuvage depuis des semaines. Therava ne lui permettait pas un plaisir qu’elle-même se refusait. Si jamais celle-ci apprenait qu’elle en avait découvert plusieurs barriques à Malden, elle n’aurait même pas droit à de la piquette, et serait sûrement battue.

— Il y a d’autres sœurs dans le camp, Alyse Sedai. Masuri Sokawa, Seonid Traighan, et ma propre conseillère, Annoura Larisen. Voulez-vous leur parler quand vous en aurez fini avec Perrin ?

Affectant la désinvolture, Galina remonta sa capuche jusqu’à ce que son visage soit dans l’ombre, et but une nouvelle gorgée de vin pour se donner le temps de réfléchir. La présence d’Annoura était compréhensible, puisque Berelain était là, mais que faisaient ici les deux autres ? Elles faisaient partie de celles qui avaient fui la Tour après la déposition de Siuan et l’intronisation d’Elaida. Certes, aucune ne savait qu’elle avait participé à l’enlèvement du jeune al’Thor pour le compte d’Elaida, mais quand même…

— Je ne pense pas, murmura-t-elle. Elles s’occupent de leurs affaires, et moi des miennes.

Elle aurait donné cher pour savoir ce qui les occupait, mais pas au risque d’être reconnue. Toute amie du Dragon Réincarné devait avoir des… idées… sur une Rouge.

— Aidez-moi à convaincre Aybara, Berelain. Vos Gardes Ailés ne feront pas le poids devant les milliers de Shaidos. Et les Ghealdanins qui sont avec vous ne feront aucune différence. Une armée ne ferait aucune différence. Les Shaidos sont trop nombreux, et ils ont des centaines de Sagettes prêtes à se servir du Pouvoir Unique comme d’une arme. Je les ai vues à l’œuvre. Vous risquez de mourir, et même si vous survivez comme prisonnière, je ne peux pas vous promettre que je parviendrai à convaincre Sevanna de vous libérer à mon départ.

Berelain éclata de rire, comme si des milliers de Shaidos et des centaines de Sagettes capables de canaliser ne comptaient pour rien.

— Oh, ne craignez pas qu’ils nous trouvent. Leur camp est à trois bonnes journées de cheval, peut-être quatre. Et le terrain devient difficile non loin d’ici.

Trois jours, peut-être quatre. Galina frissonna. Elle aurait dû comprendre plus tôt. Trois ou quatre jours couverts en moins d’une heure par une percée dans l’air créée grâce à la partie mâle du Pouvoir. Elle s’était trouvée assez proche pour que le saidin la touche. Mais elle parla d’une voix ferme :

— Malgré tout, vous devez m’aider à le convaincre de ne pas attaquer. Ce serait désastreux pour lui, pour sa femme, et pour tout le monde. De plus, ce que je fais est important pour la Tour, dont vous avez toujours été l’un des soutiens.

Elle savait manier la flatterie, toujours utile dans ses rapports tant avec les puissants qu’avec les autres.

— Perrin est entêté, Alyse Sedai. Je doute que vous le fassiez changer d’avis, surtout quand il a déjà pris sa décision.

La jeune femme arbora le sourire mystérieux caractéristique d’une Aes Sedai.

— Berelain, pourriez-vous remettre cette conversation à plus tard ? ordonna Aybara d’un ton impatient.

Il tapota la feuille de papier de son gros index.

— Alyse, voulez-vous regarder ceci ?

Pour qui se prenait-il, à donner des ordres à une Aes Sedai ?

En s’approchant de la table, elle allait s’éloigner de Neald et se rapprocher de l’autre homme en tunique noire, qui l’étudiait intensément. Or il se tenait de l’autre côté de la table. La barrière lui semblait bien faible, mais elle pouvait l’ignorer en regardant la feuille que tapotait Aybara. Elle eut du mal à ne pas hausser les sourcils. Elle avait sous les yeux le plan de Malden, avec l’aqueduc qui y apportait l’eau du lac situé à cinq miles, ainsi qu’une ébauche du camp des Shaidos entourant la cité. Le plus surprenant, c’est que certains détails semblaient indiquer l’arrivée de plusieurs tribus depuis la prise de Malden par les Shaidos, et leur nombre signifiait que les hommes d’Aybara observaient la cité depuis pas mal de temps. Une autre carte montrait la ville plus en détail.

— Je vois que vous avez observé que leur camp est très grand, dit-elle. Vous devez savoir qu’il est impossible de la sauver. Même si vous aviez une centaine d’hommes en noir (elle ne put réprimer une nuance de mépris dans sa voix), ça ne suffirait pas. Les Sagettes contre-attaqueraient. Par centaines. Ce serait un massacre, avec des milliers de morts, dont peut-être votre femme. Je vous l’ai dit, elle et Alliandre sont sous ma protection. Quand ma mission sera terminée, je les emmènerai en lieu sûr. Je vous l’ai dit, et donc, par les Trois Serments, vous savez que c’est vrai. Ne commettez pas l’erreur de croire que vos liens avec Rand al’Thor vous protégeront si vous interférez avec la Tour Blanche. Oui, je sais qui vous êtes. Croyiez-vous que votre femme ne me le dirait pas ? Elle me fait confiance, et dans son intérêt, vous devez me faire confiance aussi.

L’imbécile la regardait comme si ces paroles lui étaient passées au-dessus de la tête. Il avait un regard vraiment impressionnant.

— Où dorment-elles ? Montrez-le-moi.

— Je ne peux pas, répondit-elle d’une voix égale. Les gai’shains dorment rarement deux nuits de suite au même endroit.

Avec ce mensonge, s’évanouit la dernière chance qu’elle laisse vivantes Faile et les autres. Elle ne pouvait pas exclure la possibilité qu’elles s’évadent un jour et découvrent son mensonge.

— Je la libérerai, gronda-t-il, presque trop bas pour qu’elle l’entende. Quoi qu’il en coûte.

Elle réfléchit à toute vitesse. Il semblait impossible de le détourner de son idée, mais elle pouvait peut-être le retarder. Elle devait au moins faire ça !

— Reporterez-vous votre attaque ? Je pourrais peut-être terminer ma mission en quelques jours, peut-être une semaine.

Une date limite pouvait pousser Faile à agir. Avant, cela aurait été dangereux. Faile aurait été incapable de s’emparer de la Baguette en temps voulu. Maintenant, il fallait prendre un risque.

— Si j’y parviens et que je ramène votre femme et les autres, vous n’avez pas de raison de mourir pour rien. Une semaine.

La frustration affichée sur son visage, Aybara abattit son poing sur la table avec une telle force qu’elle rebondit.

— Je vous accorde quelques jours, gronda-t-il, peut-être même une semaine ou plus si…

Il referma brusquement la bouche. Ses yeux étranges se fixèrent sur Galina.

— Mais je ne peux pas vous promettre combien de jours, poursuivit-il. S’il ne tenait qu’à moi, j’attaquerais sur-le-champ. Je ne laisserai pas Faile prisonnière un jour de plus que nécessaire en attendant que les intrigues des Aes Sedai auprès des Shaidos portent leurs fruits. Vous dites qu’elle est sous votre protection, mais quelle protection pouvez-vous lui assurer, alors que vous portez cette robe ? Certains s’enivrent dans le camp. Même des sentinelles boivent. Est-ce que les Sagettes s’adonnent aussi à la boisson ?

Le brusque changement de sujet faillit la faire cligner des yeux.

— Les Sagettes ne boivent que de l’eau, alors ne croyez pas que vous allez les trouver toutes abruties par l’alcool, dit-elle, ironique.

C’était bien la vérité. Cela l’amusait toujours quand la vérité servait ses desseins. Non que l’exemple des Sagettes portât beaucoup de fruits. L’ivresse régnait parmi les Shaidos. Chaque raid apportait son content de vin. Des douzaines et des douzaines de petits alambics produisaient du tord-boyaux à partir de grain, et chaque fois que les Sagettes en démolissaient un, il en surgissait deux à sa place. Mais le lui dire ne ferait que l’encourager.

— J’ai déjà vécu dans des armées, et j’y ai vu plus d’excès de boisson que chez les Shaidos. S’il y a une centaine d’ivrognes parmi des milliers, en quoi cela vous sert-il ? Vraiment, il serait préférable que vous m’accordiez une semaine. Deux seraient encore mieux.

Il foudroya la carte et serra le poing droit. Cependant, il demanda sans colère dans la voix :

— Les Shaidos entrent-ils souvent dans la ville ?

Elle posa la tasse en argent sur la table et se redressa. Soutenir le regard de ces yeux jaunes exigea un effort, mais elle y parvint sans faiblir.

— Je pense qu’il est grand temps que vous me témoigniez le respect d’usage. Je suis une Aes Sedai, pas une servante.

— Les Shaidos entrent-ils souvent dans la ville ? répéta-t-il sur le même ton.

Elle eut envie de grincer des dents.

— Non, répondit-elle sèchement. Ils ont pillé tout ce qui avait la moindre valeur, plus d’autres choses qui n’en avaient pas.

Elle regretta ces paroles aussitôt qu’elle les eût prononcées. Elles lui avaient paru anodines, jusqu’au moment où elle pensa aux trous dans l’air.

— Ce qui ne veut pas dire qu’ils n’y viendront jamais. Quelques-uns y vont, presque tous les jours. Une trentaine, parfois plus, en groupes de deux ou trois.

Était-il assez futé pour comprendre ce que cela signifiait ? Mieux valait enfoncer le clou.

— Vous ne pourrez pas les arrêter tous. Inévitablement, certains s’échapperont et iront alerter le camp.

Aybara se contenta de hocher la tête.

— Quand vous verrez Faile, dites-lui que quand elle verra du brouillard sur les crêtes et qu’elle entendra les loups hurler en plein jour, elle et les autres devront aller dans la forteresse de Dame Cairen au nord de la ville et s’y cacher. Dites-lui que je l’aime. Dites-lui que je viens la chercher.

Des loups ? Cet homme était-il fou ? Comment pouvait-il être sûr que des loups… ? Soudain, avec ces yeux de loup fixés sur elle, elle ne fut plus certaine de vouloir le savoir.

— Je le lui dirai, mentit-elle.

Peut-être avait-il l’intention d’utiliser les hommes en noir pour enlever sa femme ? Mais dans ce cas, pourquoi attendre ? Ces yeux jaunes cachaient des secrets qu’elle aurait bien voulu connaître. Qui essayait-il de rencontrer ? À l’évidence, pas Sevanna. Elle en aurait remercié la Lumière si elle n’avait pas renoncé depuis longtemps à ces enfantillages. Qui s’apprêtait à venir à lui ? On n’avait parlé que d’un seul homme, mais il pouvait s’agir d’un roi accompagné de son armée. Ou d’al’Thor en personne. Celui-là, elle espérait bien ne jamais le revoir.

Sa promesse semblait avoir délié quelque chose en lui. Il exhala lentement, et une tension qu’elle n’avait pas remarquée quitta son visage.

— Le problème avec un puzzle de forgeron, dit-il doucement, tapotant le plan de Malden, c’est toujours de mettre en place la pièce maîtresse. Eh bien, c’est fait. Ou presque.

— Resterez-vous pour dîner ? demanda Berelain. C’est bientôt l’heure.

La lumière déclinait par les rabats ouverts. Une mince servante en robe de laine noire, ses cheveux blancs noués en chignon sur la nuque, entra et alluma les lampes.

— Me laissez-vous au moins une semaine ? demanda Galina.

Mais Aybara secoua la tête.

— Dans ce cas, toutes les minutes comptent.

Elle n’avait jamais eu l’intention de rester un instant de plus que nécessaire. Elle demanda cependant avec difficulté :

— Pouvez-vous dire à l’un… de vos hommes de me ramener aussi près du camp que possible.

— Raccompagnez-la, Neald, ordonna Aybara. Et essayez au moins d’être poli.

Lui, dire ça !

Elle prit une profonde inspiration et rabattit son capuchon en arrière.

— Je veux que vous me frappiez ici, dit-elle, se touchant la joue. Assez fort pour me faire un bleu.

Enfin, elle avait dit quelque chose qu’il avait entendu ! Ces yeux jaunes se dilatèrent, et il coinça ses pouces dans son ceinturon, comme pour immobiliser ses mains.

— Je ne ferai pas cela, dit-il, d’un ton qui semblait la prendre pour une folle.

La mâchoire du Ghealdanin s’affaissa. La servante la fixa, la mèche d’allumage dangereusement proche de ses jupes.

— Je l’exige, dit fermement Galina.

Il lui faudrait toutes les preuves tangibles aux yeux de Therava.

— Frappez !

— Je ne crois pas qu’il frappera, dit Berelain, s’approchant en resserrant ses jupes autour d’elle. Il est très courtois. Vous permettez ?

Galina hocha la tête avec impatience. Peu importait. Cependant, une femme ne lui ferait sans doute pas un bleu très convaincant… Soudain, tout devint noir, et quand elle recouvra la vue, elle chancelait légèrement. Elle avait un goût de sang dans la bouche. Elle porta la main à sa joue et grimaça.

— J’ai frappé trop fort ? s’enquit Berelain inquiète.

— Non, marmonna Galina, s’efforçant de rester impassible.

Si elle avait pu canaliser, elle lui aurait arraché la tête.

— Maintenant, l’autre joue. Et que quelqu’un m’amène mon cheval.

Elle s’enfonça dans la forêt avec le Murandien jusqu’à un endroit où plusieurs arbres immenses avaient été abattus et curieusement lacérés, certaine qu’il lui serait difficile d’utiliser un portail. Puis l’homme dessina une fente verticale argentée qui s’élargit sur un paysage de collines abruptes. Alors, elle oublia le saidin souillé, et talonna Preste pour franchir le portail. Sans penser à rien, sauf à Therava.

Elle faillit hurler en réalisant qu’elle était du côté de la crête opposée au camp. Elle tenta de rattraper le soleil couchant, puis échoua.

Elle avait eu raison, malheureusement. Therava n’accepta pas ses excuses, ni ses ecchymoses qui la contrarièrent. Elle-même n’abîmait jamais le visage de Galina. Son courroux fut à la hauteur de ses pires cauchemars. Et dura bien plus longtemps. Parfois, quand elle hurlait à pleins poumons, elle en oubliait la Baguette. Mais elle s’y raccrochait. Il fallait qu’elle obtienne la Baguette, tue Faile et ses amies, et elle serait libre.

Egwene reprit lentement connaissance. À peine consciente, elle eut pourtant la présence d’esprit de garder les yeux clos. Sa tête reposait sur l’épaule d’une femme, sans qu’elle puisse la soulever. Elle sentit qu’il s’agissait d’une épaule d’Aes Sedai. L’esprit embrumé, ses pensées étaient lentes et confuses. Ses membres lui semblaient engourdis. Elle constata que sa robe d’équitation et sa cape de laine étaient sèches, malgré le bain dans la rivière. Grâce au Pouvoir, les sœurs auraient pu les avoir séchées. Mais il y avait peu de chances qu’elles l’aient fait par souci de son propre confort. Elle était assise, coincée entre deux sœurs, dont l’une embaumait un parfum floral, chacune la soutenant de la main pour qu’elle reste plus ou moins droite. Elles étaient dans une calèche, d’où l’on entendait les sabots de l’attelage qui claquaient sur les pavés. Elle entrouvrit prudemment ses paupières. Les rideaux des fenêtres étaient ouverts, laissant entrer une puanteur d’ordures pourrissantes. Des ordures pourrissantes ! Comment la cité de Tar Valon avait-elle pu en arriver là ? Une telle négligence était une raison suffisante pour déposer Elaida. Le clair de lune entrant par les fenêtres lui permit de discerner vaguement les silhouettes de trois Aes Sedai assises en face d’elle à l’arrière de la calèche. Même si elle n’avait pas su qu’elles pouvaient canaliser, leurs châles frangés auraient été un indice. À Tar Valon, porter un châle frangé sans être une Aes Sedai pouvait avoir des conséquences désagréables. Curieusement, la sœur qui se tenait sur la gauche s’était réfugiée contre la paroi de la calèche, à l’écart des deux autres, alors que celles-ci s’étaient pour ainsi dire blotties l’une contre l’autre, comme pour éviter tout contact avec elle. Très bizarre.

Brusquement, elle réalisa qu’elle n’était pas entourée d’un écran. Cela n’avait pas de sens. Elles pouvaient sentir sa force, comme elle sentait la leur, et bien qu’aucune ne fût faible dans le Pouvoir, elle pensait pouvoir les terrasser toutes les cinq si elle était assez rapide. La Vraie Source était un grand soleil juste à la limite de sa vision, qui l’appelait. Première question : oserait-elle tenter sa chance maintenant ? Dans l’état où elle était, comme sa pensée pataugeait dans une boue épaisse, il n’était pas certain qu’elle pût embrasser la saidar. En outre, qu’elle réussisse ou qu’elle échoue, elles sauraient qu’elle l’avait tentée. Il valait mieux attendre qu’elle reprenne ses esprits. Deuxième question : jusqu’à quand oserait-elle attendre ? Elle ne resterait pas perpétuellement sans écran. Elle tenta de remuer les orteils dans ses souliers de cuir, et fut rassurée qu’ils obéissent docilement. La vie semblait revenir lentement dans ses membres. Elle se sentit capable de soulever sa tête, même difficilement. Quoi qu’on lui ait donné à boire, l’effet se dissipait. Encore combien de temps ?

La suite des événements échappa à son contrôle, grâce à la sœur brune assise entre les deux autres à l’arrière, qui se pencha et la gifla si fort qu’elle s’effondra sur les genoux de la femme contre qui elle s’appuyait. Sa main se porta d’elle-même à sa joue cuisante. Elle ne pouvait plus simuler l’inconscience.

— Ce n’était pas nécessaire, Katerine, dit une femme à la voix rauque au-dessus d’elle, tout en la redressant.

Elle constata qu’elle pouvait tout juste relever la tête. Katerine. Ce devait être Katerine Alruddin, une Rouge. Il lui semblait important d’identifier ses ravisseuses, pour une raison qui lui échappait, bien qu’elle ne sût rien de Katerine à part son nom et son Ajah. La sœur sur qui elle était tombée avait les cheveux blonds, mais son visage lunaire était celui d’une étrangère.

— Je pense que vous lui avez donné trop de votre racine fourchue, poursuivit-elle.

Un frisson la parcourut. C’était donc ça qu’on lui avait fait boire ! Elle fouilla dans ses souvenirs pour retrouver tout ce que Nynaeve lui avait dit au sujet de cette infâme infusion, mais elle avait encore l’esprit embrumé. Elle se rappela que les effets mettaient un certain temps à se dissiper, elle en était sûre.

— Je lui ai administré la bonne dose, Felaana, répliqua sèchement la sœur qui l’avait giflée. Et comme vous pouvez le voir, j’ai exactement obtenu l’effet désiré. Je veux qu’elle soit en état de marcher quand nous arriverons à la Tour, car je n’ai pas l’intention de la porter une fois de plus, termina-t-elle, foudroyant la sœur assise à la gauche d’Egwene, qui secoua la tête avec dédain.

C’était Pritalle Nerbaijan, une Jaune qui s’était arrangée pour ne pas s’occuper des novices ou des Acceptées, et ne faisait pas mystère de son aversion pour cette tâche quand on la lui imposait.

— La faire porter par Harril aurait été très inconvenant, dit-elle, glaciale. Personnellement, si elle marche, je m’en féliciterai, mais sinon, tant pis. En tout cas, il me tarde de la confier aux autres. Si vous, vous n’avez pas envie de la transporter une fois de plus, Katerine, moi, je n’ai pas envie de monter la garde la moitié de la nuit dans les cellules.

Katerine secoua la tête avec dédain.

Les cellules… Bien sûr, elle était en route pour l’une de ces minuscules pièces sombres du premier sous-sol de la Tour. Elaida l’accuserait de prétendre être le Siège d’Amyrlin. Un crime passible de la peine capitale. Curieusement, cette pensée ne l’effraya pas. Peut-être l’effet persistant de la racine fourchue. Est-ce que Romanda ou Lelaine céderait, acceptant que l’autre soit élevée au Siège d’Amyrlin quand elle serait morte ? Ou continueraient-elles à s’opposer jusqu’à ce que la rébellion chancelle et échoue, et que les sœurs retournent peu à peu à Elaida ? Triste pensée que celle-là. Triste à pleurer. Mais si elle ressentait du chagrin, c’est que la racine fourchue n’étouffait pas ses émotions. Alors, pourquoi n’avait-elle pas peur ? Elle tâta à la recherche de son anneau du Grand Serpent et s’aperçut qu’il avait disparu. Une flambée de colère l’envahit. Elles pouvaient la tuer, mais non pas nier qu’elle était une Aes Sedai.

— Qui m’a trahie ? demanda-t-elle, satisfaite de parler d’une voix calme et égale. Vous pouvez me le dire sans crainte, vu que je suis votre prisonnière.

Elles la fixèrent, comme surprises qu’elle parlât.

Katerine se pencha d’un air détaché, levant la main. Les yeux de la Rouge se durcirent quand Felaana s’interposa, lui saisissant la main avant qu’elle n’atterrisse sur Egwene.

— Elle sera exécutée sans aucun doute, dit la femme à la voix rauque, mais c’est une initiée de la Tour et aucune d’entre nous n’a le droit de la frapper.

— Lâchez ma main, Brune, grogna Katerine. Étonnamment, l’aura de la saidar l’entoura.

En un instant, toutes les femmes de la calèche, sauf Egwene, furent entourées. Elles s’observèrent comme des chats sauvages sur le point de cracher et de sortir les griffes, excepté Katerine et la sœur de haute taille blottie contre le flanc de la calèche. En fait, ces deux-là foudroyaient les autres du regard. Par la Lumière, qu’est-ce qui se passait ? Leur hostilité réciproque était si tangible qu’elle aurait pu la couper comme du pain.

Au bout d’un moment, Felaana abandonna le poignet de Katerine et se renversa sur son siège, mais aucune ne lâcha la Source. Egwene soupçonna qu’aucune ne voulait le faire la première. Leurs visages semblaient tous sereins sous la pâle clarté de la lune, bien que la Brune crispât les mains sur son châle, et la sœur qui s’écartait de Katerine lissât ses jupes sans discontinuer.

— Pas trop tôt, dit Katerine en tissant un écran. Nous ne voulons pas que vous tentiez quelque chose de… futile, ajouta-t-elle avec un sourire mauvais.

Egwene se contenta de soupirer quand le tissage tomba sur elle. Quoi qu’il en soit, elle doutait d’avoir la force d’embrasser la saidar, et contre cinq déjà pleines du Pouvoir, le succès n’aurait duré que quelques instants, tout au plus. Sa réaction modérée sembla décevoir la Rouge.

— Ce sera peut-être votre dernière nuit parmi nous, poursuivit-elle. Je ne serais pas surprise le moins du monde si Elaida vous faisait neutraliser et décapiter dès demain.

— Ou même ce soir, ajouta sa svelte compagne, hochant la tête. Elaida sera pressée de se débarrasser de vous.

Contrairement à Katerine, elle ne faisait qu’exposer un fait, mais elle était sans doute une Rouge. Et elle surveillait les autres sœurs comme si l’une d’elles pouvait tenter quelque chose. C’était très étrange.

Egwene garda son calme, leur refusant la réaction qu’elles espéraient. Elle était décidée à garder sa dignité jusqu’au billot du bourreau. Qu’elle ait été ou non une bonne Amyrlin, elle mourrait, comme il convient, au Siège d’Amyrlin.

La femme à l’écart des deux Rouges prit la parole. Grâce à sa voix, à l’accent prononcé d’Arafel, Egwene mit un nom sur son dur et étroit visage, à peine visible au clair de lune. Berisha Terakuni, une Grise qui avait la réputation d’interpréter la loi avec rigueur et dureté. Toujours à la lettre, naturellement, et impitoyablement.

— Ni ce soir ni demain, Barasine. À moins qu’Elaida ne convoque les Députées au milieu de la nuit et qu’elles veuillent bien venir. C’est une affaire du ressort de la Haute Cour, qu’on ne convoque pas en quelques minutes ni même en quelques heures, et l’Assemblée semble moins empressée qu’avant de plaire à Elaida autant qu’elle le voudrait ; rien d’étonnant. La fille sera jugée, mais les Députées siégeront quand bon leur semblera, à mon avis.

— L’Assemblée se réunira quand Elaida la convoquera, sans quoi elle leur infligera des punitions qui leur feront regretter d’avoir désobéi, ricana Katerine. À la façon dont Jala et Merym sont parties au galop quand elles ont vu qui nous avions capturée, elle est au courant maintenant, et je parie que pour celle-là, Elaida tirera les Députées de leur lit de ses propres mains s’il le faut.

Sa voix se fit tranchante et suffisante à la fois.

— Peut-être vous nommera-t-elle au Siège du Pardon. Vous aimeriez cela ?

Berisha se redressa avec indignation, remontant son châle sur ses bras. Dans certains cas, le Siège du Pardon encourait les mêmes pénalités que celle qu’elle défendait. Peut-être cette charge l’exigeait-elle. Malgré tous les efforts de Siuan pour parfaire son éducation, Egwene l’ignorait.

— Ce que je veux savoir, dit la Grise au bout d’un moment, ignorant avec ostentation les sœurs assises sur la même banquette à côté d’elle, c’est ce que vous avez fait à la chaîne du port ? Comment peut-on le défaire ?

— Ça ne peut pas être défait, répondit Egwene. La chaîne est en cuendillar. Même le Pouvoir ne pourra pas la briser, mais plutôt la renforcer. Je suppose que vous pourriez la vendre si vous détruisiez une assez grande partie du mur pour la libérer et si quelqu’un a les moyens de payer un aussi grand morceau de cuendillar. Encore faut-il qu’il en ait l’usage.

Cette fois, aucune n’empêcha Katerine de la frapper violemment.

— Tenez votre langue ! aboya la Rouge.

Le conseil lui parut bon. Elle avait déjà un goût de sang dans la bouche. Egwene se tut, et le silence s’abattit sur la calèche. Toutes, sauf elle, étaient nimbées de l’aura de la saidar et s’observaient d’un air soupçonneux. C’était incroyable ! Pourquoi Elaida avait-elle choisi des femmes qui se détestaient pour accomplir la tâche de ce soir ? Voulait-elle démontrer son pouvoir, juste parce qu’elle en avait la possibilité ? Peu importait. Si Elaida la laissait vivre toute la nuit, elle pourrait au moins faire savoir à Siuan ce qui lui était arrivé – et sans doute à Leane aussi. Elle lui dirait qu’elles avaient été trahies et prierait pour que Siuan découvre le traître, et pour que la rébellion ne s’effondre pas. C’était plus important que l’identité du traître. Le temps que le cocher tire sur ses rênes, elle avait suffisamment récupéré pour suivre Katerine et Pritalle sans aide, même si elle avait les idées encore embrumées. Elle tenait debout, mais elle doutait d’avoir la force de courir. Alors, elle resta calmement près de la calèche laquée noir et attendit aussi patiemment que les quatre chevaux encore harnachés. Après tout, elle était harnachée elle aussi, en un sens. La Tour Blanche les écrasait de son ombre massive, épaisse flèche blanche perçant la nuit. Les seules fenêtres éclairées étaient celles du dernier étage, peut-être s’agissait-il des appartements d’Elaida. C’était très étrange. Elle était prisonnière, sans espoir de vivre encore très longtemps, et pourtant, elle avait l’impression de rentrer à la maison. La Tour Blanche la revigorait.

Deux laquais en livrée, la Flamme de Tar Valon sur le cœur, arrivèrent pour déplier le marchepied, puis tendirent une main gantée de blanc à toutes celles qui se présentaient. Seule Berisha l’accepta, et encore, soupçonna Egwene, uniquement parce que cela lui permettait de descendre rapidement tout en surveillant les autres. Barasine leur lança des regards si noirs que l’un d’eux déglutit bruyamment et que l’autre pâlit. Felaana, occupée à observer les autres, se contenta de les écarter de la main avec irritation. Même ici, toutes tenaient encore la saidar.

Elles se trouvaient à la porte principale de derrière, au pied de l’escalier en marbre descendant du second étage, sous quatre lanternes de bronze projetant une grande flaque de lumière tremblotante. À sa grande surprise, une seule Acceptée attendait au bas des marches, resserrant sa cape blanche pour se protéger contre la fraîcheur de la nuit. Elle s’attendait à ce qu’Elaida l’attende en personne, pour savourer sa capture en compagnie d’une bande de courtisanes. Que l’Acceptée fût Nicola Treehill accentua son étonnement. La Tour Blanche était bien le dernier endroit où elle aurait pensé trouver la fugitive.

À la façon dont les yeux de Nicola s’écarquillèrent quand elle vit Egwene, elle était encore plus stupéfaite qu’elle. Elle fit une révérence correcte, quoique rapide, aux autres sœurs.

— L’Amyrlin dit que… qu’elle doit être confiée à la Maîtresse des Novices, Katerine Sedai. Elle dit que Silviana Sedai a ses instructions.

— Eh bien, apparemment, vous allez être au moins flagellée ce soir, murmura Katerine avec un sourire.

Egwene se demanda si cette femme la haïssait pour ce qu’elle représentait ou simplement parce qu’elle haïssait tout le monde. Flagellée. Elle n’avait jamais assisté à une flagellation, mais elle en avait entendu parler. Cela semblait extrêmement douloureux. Elle soutint calmement le regard de Katerine, et, au bout d’un moment, son sourire s’évanouit. Elle semblait sur le point de la frapper une nouvelle fois. Les Aiels avaient une méthode pour supporter la souffrance : ils s’en emparaient, s’y abandonnaient sans lutter ni même réprimer leurs cris. Cela l’aiderait peut-être. Les Sagettes prétendaient qu’ainsi, la douleur pouvait être évacuée sans garder aucune emprise sur la victime.

— Si Elaida a l’intention de faire inutilement traîner la situation, je n’ai plus rien à faire ici ce soir, annonça Felaana, fronçant les sourcils sur toutes les assistantes, y compris Nicola. Si on doit la neutraliser puis la décapiter, cela devrait suffire.

Rassemblant ses jupes, la sœur aux cheveux blonds fila vers l’escalier, frôlant Nicola. En réalité, elle courait. Elle disparut à l’intérieur, toujours entourée de l’aura de la saidar.

— Je suis d’accord, dit Pritalle calmement. Harril, je crois que je vais vous accompagner pour mettre Lance de Sang à l’écurie.

Un homme trapu et hâlé, sorti des ombres accompagné d’un grand bai qu’il tenait par la bride, s’inclina devant elle. Le visage de marbre, il portait une cape caméléon de Lige qui le faisait presque disparaître quand il restait immobile et le couvrait d’ondes de couleurs changeantes quand il bougeait. En silence, il suivit Pritalle dans la nuit, mais regardant par-dessus son épaule pour protéger les arrières de son Aes Sedai. L’aura de la saidar continua aussi à briller autour d’elle. Il y avait là quelque chose qui échappait à Egwene.

Soudain, Nicola déploya ses jupes en une nouvelle révérence, plus profonde cette fois, et elle déclara tout à trac :

— Je suis désolée de m’être enfuie, Mère. Je croyais qu’elles me laisseraient progresser plus vite ici. Areina et moi, nous pensions…

— Ne l’appelez pas Mère ! aboya Katerine. Un rayon d’Air lui frappa le postérieur, assez fort pour la faire sursauter et gémir. Si vous êtes au service du Siège d’Amyrlin ce soir, mon enfant, allez lui transmettre que j’ai dit que ses ordres seront exécutés. Courez, maintenant !

Avec un dernier regard frénétique à Egwene, Nicola retroussa ses jupes et sa cape, et se précipita dans l’escalier, montant si vite qu’elle trébucha à deux reprises et faillit tomber. Pauvre Nicola. Ses espoirs avaient été déçus, et si la Tour découvrait son âge…

Elle devait avoir menti à ce sujet pour être acceptée ; le mensonge était l’une de ses mauvaises habitudes. Egwene l’écarta de son esprit. Le sort de Nicola ne la concernait plus.

— Il était inutile de faire une telle peur à cette enfant, déclara Berisha. Les novices ont besoin d’être guidées, et non assommées.

Une remarque bien loin de sa conception de la loi.

Katerine et Barasine pivotèrent ensemble vers la Grise, la scrutant intensément. On aurait dit deux chats sauvages face à une souris.

— Avez-vous l’intention de venir avec nous voir Silviana ? demanda Katerine, les lèvres tordues par un sourire mauvais.

— N’avez-vous pas peur, Grise ? s’enquit Barasine, une nuance de moquerie dans la voix.

Elle secoua légèrement son bras, faisant osciller les franges de son châle.

— Juste une Grise et deux Rouges ?

Les deux laquais se tenaient immobiles comme des statues, en hommes qui auraient préféré être ailleurs et qui espéraient se faire ainsi oublier.

Bien que Berisha ne soit pas plus grande qu’Egwene, elle se redressa, resserrant son châle autour d’elle.

— Les menaces sont spécifiquement interdites par la loi et la Tour…

— Barasine vous a-t-elle menacée ? l’interrompit doucement mais fermement Katerine.

— Elle a juste demandé si vous étiez effrayée. Devriez-vous l’être ?

Berisha s’humecta les lèvres, mal à l’aise. Elle était livide et ses yeux s’agrandissaient de plus en plus, comme si elle voyait des choses qu’elle n’avait nul désir de voir.

— Je… je crois que je vais me promener dans le parc, dit-elle enfin d’une voix étranglée. Puis elle s’éclipsa, sans quitter des yeux les deux Rouges.

Katerine eut un petit rire satisfait.

C’était de la folie pure ! Même des sœurs qui se haïssaient profondément ne se comportaient pas ainsi. Aucune femme ayant cédé à la peur aussi facilement que Berisha n’aurait pu devenir une Aes Sedai. Quelque chose allait mal à la Tour. Très mal.

— Amenez-la, dit Katerine, commençant à monter l’escalier.

Lâchant enfin la saidar, Barasine saisit fermement le bras d’Egwene et la suivit. Elle n’avait pas le choix, à part retrousser ses jupes divisées et monter sans faire d’histoires. Pourtant, l’humeur d’Egwene était curieusement enjouée.

Rentrer à la Tour lui donnait véritablement l’impression de revenir à la maison. Les murs blancs avec leurs frises et leurs tapisseries, les dalles aux couleurs vives, lui semblaient aussi familiers que la cuisine de sa mère. Davantage même, en un sens ; il y avait bien plus longtemps qu’elle n’avait pas vu la cuisine de sa mère que ces couloirs. Elle s’imprégna du réconfort du foyer à chaque respiration. Mais il y avait aussi quelque chose d’étrange. Les torchères étaient toutes allumées et, bien qu’il ne soit pas très tard, elle ne vit personne. Quelques sœurs circulaient toujours dans les corridors, mais en pleine nuit. Elle se souvenait très bien d’avoir souvent vu une sœur tandis qu’elle s’acquittait d’une commission à l’aube, désespérant d’être un jour aussi gracieuse, aussi majestueuse. Les Aes Sedai étaient libres de leur temps, et certaines Brunes n’aimaient pas du tout travailler pendant le jour. La nuit leur offrait moins de distractions pour leurs études et moins d’interruptions dans leurs lectures. Mais il n’y avait personne. Ni Katerine ni Barasine ne firent aucun commentaire en empruntant les couloirs déserts. Apparemment, ce vide silencieux était normal à cette heure-là.

Quand elles arrivèrent à un escalier en pierre claire construit dans une alcôve, une sœur apparut enfin, venant d’un niveau inférieur. Rondelette, en robe d’équitation à taillades rouges, avec une mine avenante, elle portait son châle, bordé de longues franges rouges, drapé sur ses bras. Au port, Katerine et les autres avaient bien porté le leur pour affirmer leur rang – personne à Tar Valon n’irait importuner une femme portant un châle frangé, surtout les hommes –, alors pourquoi ici ?

À la vue d’Egwene, la nouvelle venue haussa des sourcils noirs au-dessus de ses yeux bleu vif, et planta ses poings sur ses hanches généreuses, laissant glisser son châle jusqu’à ses coudes. Egwene ne pensa pas l’avoir jamais vue, mais apparemment, l’inverse n’était pas vrai.

— Tiens, mais c’est la fille al’Vere. Ils l’ont envoyée au Port-du-Nord ? Elaida vous récompensera généreusement pour cette prise ; ça, c’est sûr. Mais regardez-la. Regardez comment elle se tient. On dirait que vous l’escortez, comme une garde d’honneur. J’aurais cru qu’elle serait en larmes et supplierait miséricorde.

— Je crois que la racine fourchue lui émousse encore les sens, marmonna Katerine, jetant un regard en coin à Egwene. Elle ne semble pas réaliser sa situation.

Barasine, qui tenait toujours Egwene par le bras, la secoua vigoureusement. Après avoir un peu chancelé, elle reprit son équilibre et resta impassible, ignorant les regards noirs de l’Aes Sedai.

— En état de choc, dit la Rouge rondelette, hochant la tête.

Elle n’était pas exactement compatissante, mais à côté de Katerine, elle le paraissait presque.

— J’ai déjà vu ce genre de réaction ailleurs.

— Comment ça s’est passé au Port-du-Nord ? demanda Barasine.

— Pas aussi bien que pour vous, semble-t-il. Avec toutes celles qui criaient comme des cochons qu’on égorge parce que nous étions deux, j’ai eu peur d’effrayer celles que nous étions censées attraper. Mais bien nous en a pris d’être deux, nous qui pouvions nous parler. Pourtant, nous n’avons attrapé qu’une Irrégulière, et encore, après qu’elle eut transformé la moitié de la chaîne en cuendillar. Pour couronner le tout, on a failli faire crever les chevaux de la calèche en revenant ici au galop. Mais Zanica le voulait à toute force. Elle avait même remplacé le cocher par son Lige.

— Seulement la moitié ? dit Barasine soulagée. Alors le Port-du-Sud n’est pas bloqué.

Melare haussa les sourcils quand elle comprit les implications de cette remarque.

— Nous verrons ce qu’il en est au matin, dit-elle lentement, quand on laissera tomber l’autre moitié en fer. Le reste sort de l’eau, raide comme… comme une barre de cuendillar. Moi-même, je doute qu’aucun navire puisse entrer, à part les plus petits.

Elle branla du chef, l’air perplexe.

— Mais il s’est passé quelque chose d’étrange. Sur le moment, nous n’avons pas trouvé l’Irrégulière. Nous ne la sentions pas canaliser. Il n’y avait pas d’aura autour d’elle, et ses tissages étaient invisibles. La chaîne a simplement viré au blanc. Si le Lige d’Arebis n’avait pas repéré la barque, elle aurait pu achever son travail et s’en aller.

— Astucieuse Leane, murmura Egwene.

Un instant, elle ferma les yeux. Leane avait tout préparé à l’avance et masqué ses intentions. Si elle-même avait été aussi astucieuse, elle aurait sans doute pu s’échapper. Mais il faut dire qu’on est toujours plus lucide après coup.

— C’est le nom qu’elle nous a donné, dit Melare en fronçant ses sourcils noirs comme des chenilles. Leane Sharif. De l’Ajah Verte. Deux stupides mensonges. Desala l’a déshabillée des pieds à la tête, mais elle n’en démord pas. Je suis remontée respirer un peu. Je n’ai jamais aimé les flagellations, même pour quelqu’un comme elle. Vous connaissez son secret, mon enfant ? Comment cacher les tissages ?

Par la Lumière ! Elles croyaient que Leane était une Irrégulière qui se faisait passer pour une Aes Sedai !

— Elle dit la vérité. La neutralisation lui coûte son apparence d’éternelle jeunesse et la fait paraître plus jeune. Elle a été Guérie par Nynaeve al’Meara, et comme elle n’était plus une Bleue, elle a choisi une nouvelle Ajah. Posez-lui des questions dont seule Leane Sharif connaît les réponses…

Elle se tut quand une boule d’Air lui emplit la bouche, lui ouvrant les mâchoires à les faire craquer.

— Nous ne sommes pas obligées d’écouter ces sornettes, gronda Katerine.

Mais Melare regardait Egwene dans les yeux.

— On dirait des sornettes, certes, admit-elle au bout d’un moment, mais ça ne nuit en rien de poser quelques questions, je suppose. Quel est votre nom ? Au pire, cela adoucira l’ennui de ses réponses. Devons-nous la faire descendre aux cellules, Katerine ? Je n’ose pas laisser Desala seule trop longtemps avec l’autre. Elle méprise les Irrégulières et hait férocement les femmes qui prétendent être des Aes Sedai.

— On ne l’emmène pas tout de suite aux cellules, répondit Katerine. Elaida veut voir Silviana.

— Bien, pourvu que j’apprenne leur secret !

Remontant son châle sur ses épaules, Melare prit une profonde inspiration, et se remit en marche, sans se presser. Pourtant, elle avait donné quelque espoir à Egwene : Leane était devenue « l’autre », et non plus l’« Irrégulière ».

Katerine enfila le couloir d’un bon pas. Barasine poussa Egwene devant elle, marmonnant entre ses dents que c’était ridicule de croire qu’une Aes Sedai pouvait apprendre quelque chose d’une Irrégulière ou d’une Acceptée prétentieuse qui racontait des mensonges extravagants. Bien qu’Egwene fût poussée dans un couloir par une sœur à longues jambes, la bouche béante et le menton dégoulinant de bave, elle s’efforça d’avancer dignement. En vérité, elle y pensait à peine. Melare lui avait donné trop de sujets de réflexion.

Bientôt, les dalles bleues et blanches firent place aux dalles rouges et vertes. Elles arrivèrent devant une porte en bois anonyme encadrée de chaque côté par deux tapisseries représentant des arbres en fleurs et des oiseaux à grand bec de couleurs si vives qu’ils en étaient irréalistes. Cependant, toutes les initiées de la Tour connaissaient cette porte. Katerine frappa avec une hésitation ostentatoire. Quelqu’un répondit d’une voix forte : « Entrez ». Elle prit une profonde inspiration avant de pousser le battant. Son hésitation était-elle due à de mauvais souvenirs de novice ou d’Acceptée, ou était-ce à cause de la femme qui les attendait à l’intérieur ?

Le bureau de la Maîtresse des Novices était exactement tel que dans son souvenir : une petite pièce aux lambris sombres, avec des meubles simples et robustes. Une étroite table près de la porte était légèrement sculptée d’un motif bizarre et quelques vestiges de dorure s’accrochaient au cadre sculpté du miroir. Les torchères et les deux lampes posées sur la table étaient en cuivre, sans ornement.

L’actuelle Maîtresse des Novices – du moins à la Tour – se tenait debout. C’était une femme vigoureuse presque aussi grande que Barasine, avec un chignon noir sur la nuque et un menton carré et autoritaire. Elle dégageait une impression de franche intolérance. C’était une Rouge, en jupes sombres à discrètes taillades rouges, mais son châle était drapé sur le dos de son fauteuil, derrière la table. Ses grands yeux troublants semblaient dévisager Egwene en un seul regard, comme si Silviana connaissait toutes les pensées d’Egwene, y compris celles du lendemain.

— Laissez-moi seule avec elle et attendez dehors, dit Silviana à voix basse mais d’un ton ferme.

— La laisser ? s’étonna Katerine, incrédule.

— N’avez-vous pas compris, Katerine ? Dois-je me répéter ?

Apparemment, non. Katerine rougit mais n’ajouta rien. L’aura de la saidar entoura Silviana, et elle ôta doucement son écran à Egwene, sans lui laisser aucune ouverture pour embrasser le Pouvoir elle-même. Elle était certaine que c’était possible maintenant. Sauf que Silviana était loin d’être faible ; il n’y avait aucun espoir de briser son écran. Le bâillon d’Air disparut en même temps et elle se contenta de tirer un mouchoir de son escarcelle pour s’essuyer calmement le menton. Comme on avait fouillé son escarcelle – elle mettait toujours son mouchoir sur le dessus – elle devrait attendre pour voir si quelque chose en avait été enlevé à part son anneau du Grand Serpent. D’ailleurs, elle ne contenait rien de très utile à une prisonnière. Un peigne, un paquet d’aiguilles, de petits ciseaux, quelques babioles. L’étole d’Amyrlin. Quelle marque de dignité pourrait-elle garder pendant la flagellation, elle n’en avait aucune idée.

Silviana l’étudia, bras croisés, jusqu’à ce que la porte se referme sur les deux autres Rouges.

— Au moins, vous n’êtes pas hystérique, dit-elle alors. Cela rend les choses plus faciles. Mais justement, pourquoi n’êtes-vous pas hystérique ?

— À quoi cela servirait-il ? répondit Egwene remettant le mouchoir dans son escarcelle. À rien.

Silviana s’approcha de la table et, debout, se mit à lire un papier, lui jetant de temps en temps un coup d’œil. Son visage était un masque parfait de sérénité convenant à une Aes Sedai ; indéchiffrable. Egwene attendit patiemment, mains croisées à la taille. Même à l’envers, elle reconnaissait l’écriture distinctive d’Elaida, sans pouvoir la lire. Cette femme ne devait pas penser que l’attente la rendrait nerveuse. La patience était l’une des seules armes qui lui restaient.

— Il semble que l’Amyrlin réfléchit sur votre sort depuis pas mal de temps, dit finalement Silviana.

Si elle espérait qu’Egwene trépignerait ou se tordrait les mains, elle ne fit pas mine d’être déçue.

— Elle a un plan très élaboré. Elle ne veut pas que la Tour vous perde. Moi non plus. Elaida a décidé que d’autres vous ont dupée, et qu’on ne pouvait pas vous en tenir responsable. Ainsi, vous ne serez pas accusée de vous être fait passer pour l’Amyrlin. Elle a rayé votre nom de la liste des Acceptées, et l’a noté dans le livre des novices. Franchement, je suis d’accord avec cette décision sans précédent. Quelle que soit votre puissance dans le Pouvoir, vous ignorez pratiquement tout de ce que vous auriez dû apprendre en tant que novice. Mais ne craignez pas d’avoir à repasser l’épreuve. Je ne forcerai jamais personne à vivre cela deux fois.

— Je suis une Aes Sedai en raison du fait que j’ai été élevée au Siège d’Amyrlin, répondit calmement Egwene.

Il n’était pas incongru de revendiquer un titre qui pouvait toujours la mener à la mort. Accepter de ne pas l’être aurait été un coup aussi dur porté à la rébellion que son exécution. Redevenir novice ? C’était risible !

— Je peux citer le passage de la loi si vous voulez.

Silviana haussa un sourcil et s’assit pour ouvrir un grand livre relié en cuir. Le livre des punitions. Trempant sa plume dans un encrier en verre, elle y inscrivit une note.

— Vous venez de gagner votre première visite à mon bureau. Je vous donne la nuit pour réfléchir, au lieu de vous fesser immédiatement. Espérons que la réflexion aura un effet salutaire.

— Croyez-vous pouvoir me faire renier qui je suis par la menace d’une fessée ?

Egwene eut du mal à effacer toute nuance d’incrédulité de sa voix. Elle ne fut pas certaine d’avoir réussi.

— Il y a fessée et fessée, répondit Silviana.

Essuyant sa plume sur un petit bout de papier, elle la remit dans son support de verre et considéra Egwene.

— Vous êtes habituée à Sheriam Bayanar en tant que Maîtresse des Novices, dit Silviana, branlant du chef d’un air désobligeant. J’ai parcouru son livre des punitions. Elle passe beaucoup trop de choses aux filles, et elle est trop indulgente avec ses chouchoutes. Résultat, elle a été obligée de distribuer bien plus de punitions qu’elle n’aurait dû. En un mois, j’enregistre le tiers des punitions qu’inflige Sheriam, parce que je m’assure que toutes celles que je punis sortent d’ici en souhaitant par-dessus tout ne jamais revenir.

— Quoi que vous fassiez, vous ne me ferez jamais nier qui je suis, déclara fermement Egwene. Comment pouvez-vous seulement penser que ce soit possible ? Est-ce qu’on m’escortera en classe ? Serai-je continuellement entourée d’un écran ?

Silviana se renversa dans son fauteuil, posant les mains sur le bord de la table.

— Vous avez l’intention de résister le plus longtemps possible, n’est-ce pas ?

— Je ferai ce que je dois.

— Et je ferai ce que je dois. Pendant la journée, vous ne serez pas entourée d’un écran. Mais on vous donnera une légère infusion de racine fourchue toutes les heures.

La bouche de Silviana se tordit en prononçant le nom de l’herbe. Elle reprit la feuille exposant les instructions d’Elaida, puis la reposa sur la table, se frottant les doigts comme si quelque chose s’y était collé.

— Je n’aime pas cette potion. C’est une arme contre les Aes Sedai. Quelqu’un qui n’est pas capable de canaliser peut en boire cinq fois plus qu’une sœur, sans même avoir la tête qui tourne. Cette infusion est dégoûtante, mais utile, semble-t-il. Peut-être pourra-t-on l’utiliser sur ces Asha’man. Cette tisane ne vous donnera pas le vertige mais vous empêchera suffisamment de canaliser pour pouvoir causer des problèmes. Seulement quelques incidents mineurs. Refusez de boire, et on vous la versera de force dans la gorge. Comme vous serez étroitement surveillée, n’essayez pas de vous évader. Le soir, vous serez entourée d’un écran, car une trop forte dose de racine fourchue pour vous faire dormir toute la nuit vous donnerait des crampes d’estomac le lendemain.

« Vous êtes une novice, Egwene, et vous serez traitée comme telle. Beaucoup de sœurs vous considèrent encore comme une fugitive, quels que soient les ordres que Siuan Sanche ait donnés, et d’autres trouveront sans doute qu’Elaida a tort de ne pas vous faire décapiter. Elles seront à l’affût de la plus petite faute. Pour le moment, vous ricanez peut-être à l’idée d’une fessée, mais qu’en sera-t-il si l’on vous envoie chez moi cinq, six, sept fois par jour ? Nous verrons combien de temps il vous faudra pour changer d’avis.

Egwene eut un petit rire qui l’étonna elle-même. Silviana haussa les sourcils. Sa main frémit, comme pour prendre sa plume.

— Ai-je dit quelque chose de drôle, mon enfant ?

— Pas du tout, répondit Egwene avec sincérité.

Elle avait pensé qu’elle pouvait atténuer la souffrance en la vivant pleinement, à la façon des Aiels. Elle espérait que ça marcherait, car elle y mettait tous ses espoirs de garder sa dignité. Du moins, pendant qu’on la punirait. Pour le reste, elle ferait ce qu’elle pourrait.

Silviana regarda sa plume, puis se leva finalement sans y toucher.

— Bien, j’en ai terminé avec vous, pour ce soir. Mais je vous verrai avant le petit déjeuner. Venez avec moi.

Elle se dirigea vers la porte, certaine qu’Egwene la suivrait. En attaquant Silviana, elle aurait pris le risque qu’une autre note soit inscrite dans le livre des punitions. De la racine fourchue… Eh bien, elle trouverait le moyen de contourner cet obstacle. Sinon… Elle refusait d’y penser.

Katerine et Barasine furent pour le moins stupéfaites par les plans qu’avait imaginés Elaida pour Egwene, et mécontentes d’apprendre qu’elles devraient la surveiller et l’entourer d’un écran pendant son sommeil, même si Silviana les assura que d’autres sœurs viendraient les relever au bout d’une heure ou deux.

— Pourquoi toutes les deux ? s’enquit Katerine, ce qui lui valut un regard ironique de Barasine.

Si une seule surveillante était désignée, ce ne serait certainement pas Katerine qui figurait plus haut dans la hiérarchie.

— Premièrement, parce que je l’ai dit.

Silviana attendit que les deux autres Rouges acquiescent de la tête. Elles le firent avec une répugnance évidente, mais pas suffisante pour que le silence se prolonge. Elle n’avait pas mis son châle pour sortir dans le couloir, et, curieusement, cela rendait sa présence déplacée.

— Et deuxièmement, parce que cette enfant est astucieuse. Je veux qu’elle soit surveillée jour et nuit. Laquelle d’entre vous a son anneau ?

Au bout d’un moment, Barasine sortit l’anneau d’or de son escarcelle, en marmonnant :

— Je voulais seulement le garder en souvenir. Des rebelles matées. Maintenant, elles sont finies, c’est sûr.

Un souvenir ? C’était un vol, voilà tout !

Egwene tendit la main vers son anneau, mais Silviana fut plus rapide et le fit tomber dans son escarcelle.

— Je le garderai jusqu’à ce que vous ayez le droit de le porter, mon enfant. Maintenant, accompagnez-la au quartier des novices et installez-la. Sa chambre doit être prête.

Katerine l’entoura d’un nouvel écran, et Barasine tendit la main pour lui saisir le bras. Puis Egwene désigna Silviana.

— Attendez ! J’ai quelque chose à vous dire.

Elle s’était torturée à ce sujet. Elle risquait d’en dire plus qu’elle ne voulait. Mais c’était une chose qu’elle devait faire.

— J’ai le Don de Rêver. J’ai appris à raconter les rêves véritables et à en interpréter certains. J’ai rêvé d’une lampe de verre qui brûlait avec une flamme blanche. Deux corbeaux sont sortis du brouillard, ont frappé la lampe et ont disparu. La lampe a chancelé, a failli tomber. Cela signifie que les Seanchans vont attaquer la Tour Blanche et provoquer de gros dégâts.

Barasine renifla avec dédain. Katerine ricana.

— Une Rêveuse, dit Silviana sans ambages. Y a-t-il quelqu’un qui puisse prouver vos dires ? Et si oui, comment puis-je être certaine qu’il s’agit des Seanchans ? Les corbeaux pourraient faire allusion à l’Ombre, à mon avis.

— Je suis une Rêveuse, et quand une Rêveuse sait, elle sait vraiment. Il ne s’agit pas de l’Ombre, mais des Seanchans. Quant à mes capacités… poursuivit-elle en haussant les épaules, demandez à Leane Sharif, qui est emprisonnée en bas.

Elle ne voyait aucun moyen de mêler les Sagettes à ça, sans faire trop de révélations.

— Cette femme est une Irrégulière, pas une… commença Katerine avec colère, mais elle se tut quand Silviana leva une main péremptoire.

La Maîtresse des Novices étudia Egwene avec attention, le visage toujours indéchiffrable, arborant le masque de la sérénité.

— Vous croyez vraiment que vous êtes ce que vous dites, dit-elle enfin. J’espère que votre Don de Rêver est moins dangereux que le Don de Prophétie de la jeune Nicola. Si toutefois il s’avère que vous pouvez Rêver. Enfin, je transmettrai votre avertissement. Je ne vois pas comment les Seanchans pourraient nous frapper ici, à la Tour, mais la vigilance ne fait jamais de mal. Et je questionnerai cette femme incarcérée en bas. Si elle ne confirme pas vos dires, votre visite chez moi demain matin sera encore plus mémorable.

Elle agita la main à l’adresse de Katerine.

— Emmenez-la, avant qu’elle ne me sorte une autre perle qui m’empêcherait de dormir toute la nuit.

Cette fois, Katerine marmonna autant que Barasine. Mais elles attendirent toutes les deux d’être hors de portée des oreilles de Silviana. Cette femme serait une adversaire redoutable. Egwene espéra qu’embrasser la souffrance marchait aussi bien que le prétendaient les Sagettes. Sinon… Elle préférait ne pas penser à cette éventualité.

Une servante mince et grisonnante leur indiqua le chemin de la chambre qu’elle venait de préparer, sur la troisième galerie du quartier des novices, et s’éloigna promptement après une rapide révérence aux deux Rouges. Elle ignora quasiment Egwene. Que représentait pour elle une nouvelle novice ? Egwene serra les dents. Il faudrait qu’elle s’impose autrement que comme une nouvelle novice.

— Regardez sa tête, dit Barasine. Je crois qu’elle commence à comprendre.

— Je sais qui je suis, répondit Egwene calmement.

Barasine la poussa dans l’escalier qui s’élevait dans la colonne creuse traversant les galeries, éclairée par la lune déclinante. Pas un bruit, à part le soupir de la brise. Tout était si paisible. Aucune lumière ne filtrait autour des portes. Les novices devaient dormir maintenant, excepté celles dont les corvées se terminaient tard.

La minuscule chambre sans fenêtre ressemblait à celle qu’elle avait occupée lors de son arrivée à la Tour, avec son étroite couchette encastrée dans le mur et un petit feu brûlant dans l’âtre en brique. La lampe était allumée sur la petite table, et l’huile avait dû rancir parce qu’elle diffusait une odeur désagréable. Une table de toilette complétait l’ameublement, avec un tabouret sur lequel Katerine se laissa choir aussitôt, ajustant ses jupes comme si elle siégeait sur un trône. Réalisant qu’il n’y avait rien d’autre pour s’asseoir, Barasine resta debout, bras croisés, fronçant les sourcils sur Egwene.

La chambre était passablement encombrée avec les trois femmes, mais Egwene feignit d’ignorer les deux autres en se préparant pour la nuit, suspendant sa cape, sa ceinture et sa robe aux patères fixées dans les murs blanchis à la chaux. Elle défit seule ses boutons. Le temps qu’elle pose ses bas soigneusement roulés sur ses souliers, Barasine s’était assise par terre en tailleur et lisait un petit livre relié en cuir qu’elle devait transporter dans son escarcelle. Katerine ne quittait pas Egwene des yeux, comme craignant qu’elle ne s’enfuie par la porte.

Se glissant sous la légère couverture de laine, et posant la tête sur le petit oreiller, elle fit les exercices habituels qui lui permettraient de dormir, détendant tout à tour chaque partie de son corps. Elle avait à peine commencé qu’elle dormait déjà…

…et flottait dans l’obscurité séparant le monde réel et le Tel’aran’rhiod, le vide infime entre le rêve et la réalité, empli d’une myriade de clignotements lumineux figurant les rêves de tous les dormeurs du monde. En suspension tout autour d’elle, les lumières s’éteignaient quand un rêve se terminait, ou s’allumaient quand un autre commençait. Elle en reconnut certains, dont elle put identifier le rêveur, mais elle ne trouva pas celui qu’elle cherchait.

En fait, c’était à Siuan qu’elle avait besoin de parler. Celle-ci, à cette heure, devait savoir que le désastre avait frappé. Elle se prépara à attendre. Ici, comme la notion de temps n’existait pas, elle ne s’impatienterait pas. Mais il fallait qu’elle prépare ce qu’elle allait dire. Tant de choses avaient changé depuis son réveil. Et puis, elle avait été certaine de mourir bientôt, certaine que les sœurs de la Tour formaient une armée unie derrière Elaida. Maintenant… Egwene emprisonnée, Elaida se croyait en sécurité. Qu’importe qu’elle redevienne novice ! Même si Elaida en était convaincue, Egwene n’y croyait pas. De plus, elle ne se considérait pas comme une prisonnière. Si elle l’avait pu dans le Tel’aran’rhiod, elle aurait souri.

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