36 Sous un chêne

Le soleil était bien au-dessus de l’horizon quand Karede chevaucha à travers les arbres vers la passe de Malvide située à environ deux lieues devant lui. La brèche de cinq miles de large dans les montagnes livrait passage à la route d’Ebou Dar à Lugard, à un mile au sud. Mais bien avant la passe, il trouverait le camp qu’Ajimbura avait localisé pour lui. Ajimbura n’avait pas eu la sottise d’essayer d’entrer dans le camp, de sorte que Karede ne savait toujours pas s’il allait tomber ou non dans un piège mortel, pour rien. Plutôt, pour la Haute Dame Tuon. Tout Garde de la Mort était prêt à mourir pour elle. Il était de leur devoir de sauvegarder leur honneur, ce qui impliquait souvent la mort. Seuls quelques nuages blancs dérivaient dans le ciel. Il avait toujours espéré mourir sous le soleil.

Il n’avait avec lui qu’une petite escorte. Dont Ajimbura sur son cheval aux pieds blancs pour montrer le chemin, bien sûr. Le vigoureux petit homme avait coupé sa tresse rousse striée de blanc, ce qui donnait la mesure de sa grande dévotion à son maître. Les tribus primitives emportaient ces tresses comme preuves de ceux qu’ils tuaient dans leurs combats interminables. Ne pas avoir de tresse entraînait une disgrâce aux yeux de toutes les tribus et familles. Cette dévotion était envers Karede, et non envers la Haute Dame ou le Trône de Cristal, mais la dévotion de Karede lui-même était si fervente que ça revenait au même. Deux Gardes chevauchaient derrière lui, leur armure rouge et vert rutilante comme la sienne. Hartha et deux Jardiniers marchaient derrière eux, leur hache au long manche sur l’épaule, suivant facilement l’allure des chevaux. Leur armure scintillait aussi. Melitene, la sul’dam de la Haute Dame, ses longs cheveux grisonnants retenus par un ruban rouge, montait un fringant étalon gris, un a’dam argenté reliant son poignet au cou de Mylen. Il n’y avait pas eu grand-chose à faire pour les rendre plus impressionnantes, mais l’a’dam et la robe bleue de Melitene, aux panneaux rouges du corsage et de la jupe brodés d’éclairs, devraient attirer l’attention. Tout bien considéré, personne ne devrait remarquer Ajimbura. Le reste de son escorte était resté avec Musenge, au cas où il s’agirait vraiment d’un piège mortel.

Il avait pensé utiliser une autre damane que Mylen. La minuscule femme au visage sans âge, sautait presque sur sa selle tant elle était impatiente de revoir la Haute Dame. Elle n’était pas calme, comme il convenait. Mais elle ne pouvait rien faire sans Melitene, et elle était inutile en tant qu’arme, un fait qui lui avait fait baisser la tête quand il l’avait mentionné devant la der’sul’dam. Il avait fallu la consoler, sa sul’dam la caressant, disant qu’elle faisait de magnifiques Lumières Célestes et des Guérisons merveilleuses. Rien que d’y penser, Karede frissonna. Cela paraissait extraordinaire, des blessures qui disparaissaient instantanément, mais lui, il devrait être à l’article de la mort avant de se laisser toucher par le Pouvoir. Et pourtant, si cela avait pu sauver sa femme, Kalia… Non, les armes avaient été laissées avec Musenge. S’il y avait une bataille aujourd’hui, elle serait d’un genre différent.

Le premier cri d’oiseau qui retentit ne sembla pas différent de ceux qu’il avait entendus le matin, mais il se répéta de nombreuses fois. Il repéra un homme dans un grand chêne, avec une arbalète qui le suivait au fur et à mesure de son avance. Son plastron et son casque étaient peints en un vert qui se confondait avec le feuillage. Mais un bandeau rouge nouée à son bras gauche lui permettait de le repérer. S’il avait vraiment voulu rester invisible, il aurait dû l’enlever.

Karede fit signe à Ajimbura, et le petit homme lui sourit, rat desséché aux yeux bleus, avant de retenir sa monture et de passer derrière les gardes. Son long couteau était sous sa ceinture. Il pouvait passer pour un domestique.

Bientôt, Karede entra dans le camp. Il n’y avait ni tentes ni abris d’aucune sorte, mais de longues lignes de piquets bien ordonnées, avec des hommes en plastron vert. Des têtes se tournèrent sur son passage. Bon nombre d’entre eux dormaient sur leur couverture, sans aucun doute fatigués des longues chevauchées de la nuit. Ainsi, les cris d’oiseaux leur avaient appris que son groupe n’était pas assez nombreux pour représenter un danger. Ils avaient l’air de soldats bien entraînés, mais il s’y attendait. Ce qui l’étonna, c’était qu’ils soient si peu. Bien sûr, les arbres pouvaient en cacher une partie, mais le camp ne comprenait sûrement pas plus de sept ou huit mille hommes, bien trop peu pour la campagne que Loune lui avait racontée. Il sentit soudain sa poitrine se serrer. Où étaient les autres ? La Haute Dame pouvait être avec une autre bande. Il espéra qu’Ajimbura prenait note de leur nombre.

Bientôt, un petit homme monté sur un grand bai s’aperçut de sa présence et tira sur ses rênes de telle façon qu’il était obligé de s’arrêter. Le haut de son crâne était rasé et semblait poudré, pourtant, ce n’était pas un freluquet. Sa tunique sombre devait être en soie, mais il portait le même plastron vert terne que les hommes de troupe. Il dévisagea Melitene, Mylen et les Ogiers d’un regard dur et inexpressif. Son visage ne changea pas quand il reporta les yeux sur Karede.

— Le Seigneur Mat nous a décrit cette armure, dit-il, d’une voix plus rapide et précise que celle des Altarans. À quoi devons-nous l’honneur d’une visite de la Garde de la Mort ?

Le Seigneur Mat ? Par la Lumière, qui était le Seigneur Mat ?

— Furyk Karede, se présenta-t-il. Je désire parler avec un homme qui se fait appeler Thom Merrilin.

— Talmanes Delovinde, répliqua l’homme, retrouvant ses manières. Vous voulez parler à Thom ? Eh bien, je ne vois pas de mal à ça. Je vais vous conduire jusqu’à lui.

Karede talonna Aldazar derrière Delovinde. Cet homme n’avait pas mentionné l’évidence, à savoir que lui et les autres ne pourraient pas s’en aller et révéler la position de leur armée. Du moins, ils ne pourraient pas s’en aller à moins que le plan fou de Karede ne réussisse. Musenge lui avait donné une chance sur dix de réussir, une sur cinq de survivre. Personnellement, il pensait que les probabilités étaient plus élevées, mais il devait faire une tentative. Et la présence de Thom Merrilin parlait en faveur de celle de la Haute Dame.

Delovinde le guida jusqu’au milieu des arbres, où des gens étaient assis sous un grand chêne sur des tabourets ou des couvertures, autour d’un petit feu qui chauffait une bouilloire. Karede mit pied à terre, faisant signe aux gardes et à Ajimbura de démonter également. Melitene et Mylen restèrent sur leurs montures pour garder l’avantage de la hauteur. Maîtresse Anan, qui avait été propriétaire de l’auberge où il séjournait à Ebou Dar, lisait un livre, assise sur un trépied. Elle ne portait plus une de ces robes qu’il aimait tant regarder, mais à son tour-de-cou pendait toujours son couteau de mariage sur son impressionnante poitrine. Elle ferma son livre et le salua de la tête, comme s’il revenait à La Femme Errante après une absence de quelques heures. Ses yeux noisette étaient calmes. Peut-être ce complot était-il encore plus complexe que l’avait pensé le Chercheur Mor.

Grand et mince, un homme aux cheveux blancs et aux moustaches presque aussi longues que celles de Hartha, était assis en tailleur sur une couverture rayée devant un échiquier face à une jeune femme mince aux nombreuses petites tresses emperlées. L’homme haussa un sourcil à l’adresse de Karede, secoua la tête et revint à sa partie. La jeune femme foudroya Karede et les autres d’un regard haineux. Un vieil homme noueux aux longs cheveux blancs était assis sur une autre couverture avec un jeune garçon remarquablement laid, en train de jouer sur un morceau d’étoffe rouge striée de lignes noires. Ils se redressèrent, l’enfant étudiant l’Ogier avec intérêt, la main de l’homme hésitante, comme sur le point de tirer un couteau de sous sa tunique. C’était peut-être Thom Merrilin.

À son arrivée, les deux hommes et les deux femmes assis sur des tabourets étaient en conversation. Quand il démonta, une femme au visage sévère se leva et le fixa de ses yeux bleus, presque avec défi. Elle portait une épée attachée au large baudrier qui lui barrait la poitrine, comme font certains marins. Ses cheveux étaient très courts plutôt que coupés à la mode du Bas Sang. Ses ongles courts n’étaient pas vernis, mais il était certain que c’était Egeanin Tamarath. Un homme corpulent, avec la même coiffure qu’elle et au menton orné d’une de ces bizarres barbes d’Illian, se tenait debout à son côté, une main sur la poignée de sa courte épée, les yeux braqués sur Karede comme s’il voulait relever son défi. Une jolie femme aux cheveux noirs tombant jusqu’à sa taille, et à la bouche en bouton de rose comme la Tarabonaise, se leva. Un instant, il sembla qu’elle allait s’agenouiller ou se prosterner, mais elle se redressa et le regarda droit dans les yeux. Le dernier, mince avec une bizarre coiffure rouge qui semblait taillée dans du bois, rit bruyamment et lui jeta les bras autour de la taille. Le sourire dont il gratifia Karede ne pouvait être qualifié que de triomphal.

— Thom, dit Delovinde, voici Furyk Karede. Il veut parler avec un homme qui se fait appeler Thom Merrilin.

— Avec moi ? s’étonna le grand mince aux cheveux blancs, se levant gauchement.

Sa jambe droite paraissait un peu raide. Une vieille blessure, peut-être ?

— Je ne me « fais pas appeler » Tom Merrilin. C’est mon nom, quoique je sois surpris que vous le connaissiez. Que me voulez-vous ?

Karede ôta son casque. Avant qu’il ait pu ouvrir la bouche, une jolie femme aux grands yeux bruns fit irruption, poursuivie par deux autres. Toutes les trois avaient un visage d’Aes Sedai, auquel il était difficile de donner un âge. C’était très déconcertant.

— C’est Sheraine ! cria l’une, fixant Mylen. Libérez-la !

— Vous ne comprenez pas, Joline, éructa l’une des deux autres.

Les lèvres minces, avec un nez pointu, elle avait un air à mastiquer des cailloux.

— Elle n’est plus Sheraine. Elle nous aurait trahies, si elle en avait eu l’occasion.

— Teslyn a raison, Joline, dit la troisième.

Élégante plutôt que jolie, elle avait de longs cheveux noirs ondulant jusqu’à sa taille.

— Elle nous aurait trahies.

— Je ne le crois pas, Edesina, dit sèchement Joline. Vous allez la libérer immédiatement, s’adressa-t-elle à Melitene, ou je…

Soudain, elle resta bouche bée.

— Je vous l’avais dit, dit Teslyn, amère.

Un jeune homme en chapeau à large bord, monté sur un bai au large poitrail, arriva au galop et sauta à bas de sa monture.

— Qu’est-ce qui se passe ici, bon sang ? demanda-t-il, s’avançant à grands pas vers le feu.

Karede l’ignora. La Haute Dame Tuon le suivait sur un cheval noir et blanc. Selucia était à son côté, sur un bai, la tête enveloppée d’une écharpe rouge, mais il n’avait d’yeux que pour la Haute Dame. De courts cheveux noirs lui couvraient la tête, mais il était impossible de ne pas reconnaître ce visage. Elle ne lui accorda qu’un coup d’œil inexpressif avant de se remettre à étudier le jeune homme. Karede se demanda si elle l’avait reconnu. Probablement pas. Il y avait longtemps qu’il avait servi dans sa garde personnelle. Bien qu’il ne regardât pas par-dessus son épaule, il sut que les rênes d’Ajimbura étaient maintenant dans les mains d’un des gardes. Apparemment sans arme et sa tresse coupée, il ne devrait pas avoir de mal à quitter le camp. Les sentinelles ne le verraient pas. Ajimbura était un bon coureur. Bientôt, Musenge saurait que la Haute Dame était là.

— Elle nous a entourées d’un écran, Mat, dit Joline. Le jeune homme ôta brusquement son chapeau et s’avança vers le cheval de Melitene comme pour le prendre par la bride.

Il était longiligne sans être très grand, et il avait un foulard noir noué autour du cou dont les pointes retombaient sur sa poitrine. Ce qui en faisait celui que tout le monde appelait le Joujou de Tylin, comme si d’être le mignon d’une reine était son principal trait de caractère. Ce l’était sans doute. Étrange, car il ne semblait pas assez beau pour ce rôle. En revanche, il avait l’air en forme.

— Relâchez les écrans, lui ordonna-t-il.

Ça, c’était un jouet ? Melitene et Mylen inspirèrent en même temps, et le jeune homme aboya un éclat de rire.

— Vous voyez, ça ne marche pas sur moi. Maintenant, vous allez relâcher ces foutus écrans ou je vous fiche mon billet que je vous désarçonne et vous donne la fessée.

Le visage de Melitene s’assombrit. Peu de gens osaient parler ainsi à une der’sul’dam.

— Relâchez les écrans, Melitene, répéta Karede.

— La marath’damane s’apprêtait à embrasser la saidar, dit-elle, au lieu d’obéir. Impossible de savoir ce qu’elle aurait…

— Relâchez les écrans, dit Karede avec fermeté. Et relâchez le Pouvoir.

Le jeune homme eut un hochement de tête satisfait, puis pivota brusquement, pointant le doigt sur les trois Aes Sedai.

— Et maintenant, ne recommencez pas, bon sang ! Elle relâche le Pouvoir. Vous aussi. Exécution !

De nouveau, il hocha la tête comme certain qu’elles obéiraient. À la façon dont Melitene le regardait, c’était peut-être vrai. Était-il un Asha’man ? Peut-être qu’un Asha’man pouvait détecter si une damane canalisait ? Cela semblait peu probable, mais Karede ne trouva pas d’autre explication. Pourtant cela ne concordait pas avec la façon dont Tylin avait, paraît-il, traité ce jeune homme.

— Un de ces jours, Mat Cauthon, dit Joline d’un ton acide, quelqu’un vous apprendra à traiter les Aes Sedai avec le respect qui leur est dû, et j’espère être là pour le voir.

La Haute Dame et Selucia rirent à gorge déployée. C’était bon de constater qu’elle avait gardé le moral en captivité. La compagnie de sa suivante l’avait aidée, sans aucun doute. C’était le moment de jouer le tout pour le tout.

— Général Merrilin, dit Karede, vous avez dirigé une campagne, courte mais remarquable, et accompli des miracles en évitant que les forces ne soient détectées, mais votre chance arrive à son terme. Le Général Chisen a compris vos objectifs. Il a fait faire demi-tour à son armée et approche de la passe de Malvide à marche forcée. Il sera là dans deux jours. Je dispose de dix mille hommes non loin d’ici, assez pour vous immobiliser jusqu’à son arrivée. Mais la Haute Dame Tuon serait en danger, or je veux l’éviter. Remettez-la entre mes mains, et je vous laisserai partir librement, vous et vos hommes. Vous pourrez être de l’autre côté des montagnes, dans la trouée de Gap, avant que Chisen n’arrive, et au Murandy avant qu’il ne puisse vous rattraper. La seule autre solution, c’est l’anéantissement. Chisen a assez d’hommes pour vous balayer. Cent mille hommes contre huit mille, ce serait un massacre.

Ils l’écoutèrent jusqu’au bout, aussi impassibles que s’ils étaient frappés par la foudre. Ils se contrôlaient bien. Ou peut-être étaient-ils vraiment frappés de stupeur, en voyant le plan de Merrilin échouer au dernier moment.

Merrilin caressa sa moustache d’un long doigt. Il semblait dissimuler un sourire.

— Je crains que vous ne vous trompiez sur mon compte, Général de Bannière Karede.

L’espace d’une phrase, sa voix devint vibrante.

— Je suis un ménestrel, une situation plus élevée que celle d’un barde de cour, mais je ne suis pas général. L’homme que vous cherchez, c’est le Seigneur Matrim Cauthon.

Il s’inclina à l’adresse du jeune homme qui remettait son chapeau sur sa tête.

Karede fronça les sourcils. Le Joujou de Tylin était général ? Est-ce qu’ils se moquaient de lui ?

— Vous avez une centaine d’hommes, des Gardes de la Mort, et une vingtaine de Jardiniers, déclara Cauthon calmement. D’après ce que j’entends, ils pourraient combattre jusqu’à cinq fois leur nombre contre la plupart des soldats. Mais ceux de la bande ne sont pas des soldats ordinaires, et j’en ai plus de six cents. Quant à Chisen, si c’est celui qui s’est replié par la passe, même s’il a compris ce que je veux faire, il ne peut pas être ici avant cinq jours. D’après les derniers rapports de mes éclaireurs, il se dirigeait vers le sud-ouest sur la route d’Ebou Dar aussi vite qu’il pouvait. Mais la vraie question est la suivante : pouvez-vous ramener Tuon au Palais Tarasin en toute sécurité ?

Karede eut l’impression que Hartha venait de lui donner un coup de pied dans le ventre, et pas seulement parce que cet homme avait prononcé si familièrement le nom de la Haute Dame.

— Vous voulez dire que vous me laisseriez l’emmener ? dit-il, incrédule.

— Oui, si elle a confiance en vous. Et si vous pouvez la ramener sans danger au palais. Au cas où vous ne le sauriez pas, votre foutue Armée Toujours Victorieuse est prête à lui trancher la gorge ou lui fracasser la tête à coups de pierre.

— Je sais, répondit Karede, avec plus de calme qu’il n’en ressentait.

Pourquoi cet homme aurait-il libéré la Haute Dame après tout le mal que la Tour Blanche s’était donné pour la faire kidnapper ? Pourquoi, après avoir livré cette campagne, courte mais sanglante ?

— Nous mourrons jusqu’au dernier s’il le faut pour la protéger. Le mieux serait de partir immédiatement.

Avant que le jeune homme ne change d’idée. Avant que Karede ne se réveille d’un rêve engendré par la fièvre. Car c’était sûrement un rêve de malade.

— Pas si vite, dit Cauthon, se tournant vers la Haute Dame. Tuon, avez-vous confiance en cet homme pour vous ramener au Palais Tarasin à Ebou Dar ?

Karede réprima une grimace. Général et seigneur, cet homme l’était peut-être, mais ça ne lui donnait pas le droit d’appeler la Haute Dame par son nom !

— Je fais confiance aux gardes de la Mort pour protéger ma vie, et à lui plus qu’à aucun autre, répondit la Haute Dame avec calme.

Elle adressa un sourire à Karede. Même dans son enfance, ses sourires avaient été rares.

— Est-ce que par hasard, vous auriez encore ma poupée, Général de Bannière Karede ?

Il s’inclina cérémonieusement. Sa façon de parler indiquait qu’elle était encore sous le voile.

— Pardonnez-moi, Haute Dame. J’ai tout perdu dans le Grand Incendie de Sohima.

— Ce qui veut dire que vous l’avez gardée dix ans. Mes condoléances pour la perte de votre épouse et de votre fils qui est mort en brave. Peu d’hommes sont capables de pénétrer dans un immeuble en feu. Et lui, il a sauvé cinq personnes avant d’expirer.

La gorge de Karede se serra. Elle avait suivi sa carrière. Tout ce qu’il put faire, ce fut de s’incliner de nouveau, plus profondément.

— Bon, ça suffit, marmonna Mat. Vous allez vous taper la tête par terre si vous continuez. Dès qu’elle et Selucia auront fait leurs bagages, vous pourrez les emmener au galop. Talmanes, faites préparer la bande. Ce n’est pas que je ne vous fasse pas confiance, Karede, mais je dormirai mieux quand vous aurez franchi la passe.

— Matrim Cauthon est mon mari, déclara la Haute Dame à voix haute et claire.

Tout le monde se pétrifia sur place.

— Matrim Cauthon est mon mari.

De nouveau, Karede eut l’impression que Hartha lui avait décoché un coup de pied dans le ventre. Non, pas Hartha. Aldazar. Quelle folie était-ce là ? Cauthon se comportait comme un homme qui voit une flèche voler vers lui, sachant qu’il n’a aucune chance de lui échapper.

— Ce foutu Matrim Cauthon est mon mari. C’est bien comme ça que vous dites ?

Ce devait vraiment être un rêve dû à la fièvre.

Il fallut une minute avant que Mat puisse parler. Qu’il soit réduit en cendres, il eut l’impression qu’il s’était écoulé une heure avant qu’il puisse bouger. Il ôta sauvagement son chapeau, s’approcha de Tuon et prit la rasoir par la bride. Elle baissa les yeux sur lui, calme comme une reine sur son foutu trône. Toutes ces batailles avec ces maudits dés cliquetant dans sa tête, tous ces combats s’étaient arrêtés dès qu’elle eut prononcé quelques mots. Cette fois, il savait au moins que ce qui était arrivé était fatidique pour ce foutu Mat Cauthon.

— Pourquoi ? Je veux dire, je savais que vous prononceriez ces paroles tôt ou tard, mais pourquoi maintenant ? Je vous aime bien, peut-être que je vous aime tout simplement – il crut entendre Karede grogner –, mais vous ne vous êtes jamais comportée comme une femme amoureuse. Vous êtes glaciale la plupart du temps, et vous me tapez sur les nerfs.

— Amoureuse ? s’étonna Tuon. Peut-être que nous finirons par nous aimer, Matrim, mais j’ai toujours su que je me marierais pour servir l’Empire. Que voulez-vous dire quand vous affirmez que vous saviez que je prononcerais les mots ?

— Appelez-moi Mat.

Seule sa mère l’avait jamais appelé Matrim quand il était dans le pétrin, et ses sœurs quand elles racontaient des histoires sur lui.

— Votre nom est Matrim. Qu’est-ce que vous vouliez dire ?

Il soupira. Elle ne demandait pas grand-chose. Juste d’en faire à sa tête. Comme la plupart des femmes qu’il avait connues.

— Grâce à un ter’angreal, je suis allé ailleurs, peut-être dans un autre monde. Là-bas, les habitants ne sont pas réellement des gens – ils ressemblent à des serpents –, mais vous pouvez leur poser trois questions, et leurs réponses sont toujours vraies. La réponse à l’une des miennes fut que j’épouserais la Fille des Neuf Lunes. Mais vous n’avez pas répondu à ma question. Pourquoi maintenant ?

Un petit sourire aux lèvres, Tuon se pencha sur sa selle et lui frappa fort le crâne.

— Vos superstitions sont déjà regrettables, Matrim, mais je ne tolérerai pas les mensonges. C’est amusant, mais c’est un mensonge quand même.

— C’est la vérité vraie sous la Lumière, protesta-t-il, recoiffant son chapeau.

Peut-être qu’il le protégerait un peu.

— Vous l’apprendriez vous-même si vous pouviez vous résoudre à adresser la parole à une Aes Sedai. Elles vous parleraient des Aelfinns et des Eelfinns.

— Ce pourrait être la vérité, dit Edesina comme pour venir à sa rescousse. Les Aelfinns peuvent être contactés par l’intermédiaire d’un ter’angreal à la Pierre de Tear, paraît-il. Ils donnent des réponses exactes.

Mat la foudroya. Son intervention lui faisait une belle jambe, avec ses « paraît-il » et ses « pourrait » ! Tuon continua à le regarder comme si Edesina n’avait jamais ouvert la bouche.

— J’ai répondu à votre question, Tuon, alors, répondez à la mienne.

— Vous savez que les damanes peuvent prédire l’avenir ?

Elle le regarda, comme s’attendant à ce qu’il la traite de superstitieuse, mais il hocha sèchement la tête. Certaines Aes Sedai avaient le don de Prédiction. Alors, pourquoi pas une damane ?

— J’ai demandé à Lydia de me prédire le mien juste avant de débarquer à Ebou Dar. Voilà ce qu’elle a dit : « Prenez garde au renard qui fait s’envoler les corbeaux, car il vous épousera et vous emportera au loin. Prenez garde à l’homme qui se souvient du visage d’Aile-de-Faucon, car il vous épousera et vous libérera. Prenez garde à l’homme à la main rouge, car c’est lui que vous épouserez, et aucun autre. » C’est d’abord votre bague qui a attiré mon attention.

Il tripota machinalement le long chaton, et elle sourit.

— Elle représente un renard, qui effraye apparemment des corbeaux qui s’envolent, et neuf croissants de lune. Suggestif, n’est-ce pas ? Et vous venez de réaliser la seconde partie de la prédiction, alors j’ai su avec certitude que c’était vous.

Selucia émit un bruit étranglé, et Tuon agita les doigts à son intention. Alors, la petite femme se calma, mais le regard dont elle gratifia Mat aurait pu lui percer le cœur.

Il eut un rire sans joie. Sang et foutues cendres. La bague était un prototype de bijoutier, qu’il avait achetée pour se donner une contenance. Il renoncerait volontiers à tous ses souvenirs d’Aile-de-Faucon si cela faisait sortir ces foutus serpents de sa tête ; et pourtant, ces choses lui avaient donné une épouse. La Bande de la Main Rouge n’aurait jamais existé sans ses souvenirs de batailles.

— On dirait que le fait d’être ta’veren influe sur moi comme sur les autres.

Un instant, il crut qu’elle allait se remettre à lui cogner la tête. Il la gratifia de son plus beau sourire.

— Un dernier baiser avant de nous séparer ?

— Je ne suis pas d’humeur pour le moment, dit-elle avec froideur.

Elle avait repris sa tête de bourreau.

— Plus tard, peut-être. Vous pourriez revenir à Ebou Dar avec moi. Maintenant, vous occupez une place d’honneur dans l’Empire.

Il n’hésita pas avant de secouer la tête. Aucune place d’honneur n’attendait Egeanin et Domon, aucune pour les Aes Sedai et la bande.

— La prochaine fois que je verrai un Seanchan, j’espère que ce sera quelque part sur un champ de bataille, Tuon.

Qu’il soit réduit en cendres, c’était vrai ! Sa vie semblait faite de batailles, où qu’il aille.

— Je ne suis pas votre ennemi, mais votre Empire l’est.

— Vous n’êtes pas mon ennemi, mon mari, dit-elle, très calmement, mais je vis pour servir l’Empire.

— Eh bien, il ne vous reste plus qu’à faire vos bagages, je suppose…

Il laissa sa phrase en suspens quand il entendit des bruits de sabots.

Vanin rangea son grand gris près de Tuon, lorgna Karede et les autres Gardes de la Mort, puis cracha et s’appuya sur le pommeau de sa selle.

— Il y a environ dix mille soldats dans une petite ville à cinq miles à l’ouest d’ici, dit le gros homme à Mat. Avec un seul Seanchan, d’après ce que j’ai appris. Tous les autres sont altarans, tarabonais ou amadiciens. Tous montés. Ils cherchent des types avec des armures comme ça, ajouta-t-il, montrant Karede de la tête. Et la rumeur dit que celui qui tuera une fille qui ressemble beaucoup à la Haute Dame sera payé cent mille couronnes d’or. Ils en bavent tous à l’idée.

— Je peux me faufiler sans qu’ils me voient, dit Karede d’un air paternel.

Sa voix sonnait comme une épée qu’on dégaine.

— Et si vous ne pouvez pas ? demanda doucement Mat. Ce n’est pas par hasard qu’ils sont si près. Ils ont dû avoir vent de notre présence. S’ils flairent encore un peu la piste, ça pourrait suffire à tuer Tuon.

Karede s’assombrit.

— Avez-vous l’intention de revenir sur votre parole ?

Une épée dégainée qui allait bientôt servir. Tuon le regardait avec sa tête de bourreau. Qu’il soit réduit en cendres, si elle mourait, quelque chose se fanerait en lui. Et la seule façon d’être sûr que ça n’arriverait pas, c’était de faire ce qu’il détestait encore plus que travailler. Autrefois, il pensait que les batailles étaient encore préférables au travail. Près de neuf cents morts en quelques jours l’avaient fait changer d’avis.

— Non, répondit-il. Elle part avec vous. Mais laissez-moi une douzaine de vos Gardes de la Mort et quelques Jardiniers. Si je veux les détourner de vous, il faut qu’ils pensent que je suis vous.

Tuon abandonna la plupart des vêtements que Mat lui avait achetés, car elle devait voyager léger. Elle mit dans ses fontes le petit bouquet de roses en soie rouge qu’il lui avait donné, enveloppé dans un linge, avec autant de précaution que si c’était du verre soufflé. Comme elle ne devait faire ses adieux qu’à Maîtresse Anan – leurs discussions lui manqueraient –, Selucia et elle furent vite prêtes. Mylen rayonnait tant à sa vue qu’elle dut caresser la petite damane.

La nouvelle de son départ s’était répandue, semblait-il, parce que pendant la traversée du camp avec les Gardes de la Mort, les hommes de la bande se levèrent et s’inclinèrent devant elle. Ça ressemblait beaucoup à la revue des troupes à Seandar.

— Que pensez-vous de lui ? demanda-t-elle à Karede quand ils furent loin des soldats.

Inutile de préciser qui était « lui ».

— Ce n’est pas à moi de porter des jugements, Haute Dame, dit-il gravement, tournant sans cesse la tête pour surveiller les parages. Je sers l’Empire et l’impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais.

— Comme nous tous, Général de Bannière. Mais je vous demande votre jugement.

— C’est un bon général, Haute Dame, fit-il sans hésitation. Brave, mais sans excès. Il ne se fera pas tuer juste pour prouver sa bravoure, je crois. Et il sait… s’adapter. Sa personnalité a de multiples facettes. Si je peux me permettre, Haute Dame, il est amoureux de vous. J’ai vu comment il vous regardait.

Amoureux d’elle ? Peut-être. Elle pensait pouvoir parvenir à l’aimer, avec le temps. Sa mère avait aimé son père, disait-on. Un homme à multiples facettes ? Elle passa une main sur sa tête. Elle n’était toujours pas habituée à sentir des cheveux sur son crâne.

— J’aurai besoin d’un rasoir avant toute autre chose.

— Il serait peut-être plus prudent d’attendre d’être à Ebou Dar, Haute Dame.

— Non, dit-elle avec douceur. Si je meurs, je veux mourir telle que ce que je suis. J’ai ôté le voile.

— À vos ordres, Altesse.

Souriant, il salua, son gantelet frappant son cœur.

— Si nous mourons, ce sera à visage découvert.

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