15 Un talent différent

En furie, Elayne se perdit sur le chemin de ses appartements. Bien qu’elle les occupât depuis qu’elle avait quitté la nursery, elle se trompa à deux reprises. Elle emprunta un majestueux escalier de marbre qui l’emmena dans la direction opposée. Qu’elle soit réduite en cendres, la grossesse lui ramollissait complètement le cerveau ! Elle sentit la perplexité et l’inquiétude croissante par le lien, tandis qu’elle revenait sur ses pas et montait un autre escalier. Certaines Gardes-Femmes murmuraient, mal à l’aise, pas assez fort pour qu’elle les entende, jusqu’à ce que la Porte-Bannière de service, une mince Saldaeane aux yeux froids du nom de Devore Zarbayan, les fasse taire d’un mot vif. Même Aviendha se mit à la regarder d’un air dubitatif. Elle ne tolérerait pas qu’on lui lance au nez qu’elle s’était perdue dans le palais !

— Pas un mot à personne, dit-elle sombrement. Pas un ! ajouta-t-elle quand Birgitte ouvrit la bouche.

La femme aux cheveux d’or la referma d’un coup sec et tira sur sa tresse à la façon de Nynaeve. Elle ne se soucia pas de dissimuler sa déception. Le lien transmettait toujours perplexité et inquiétude, à tel point qu’Elayne finissait par se sentir inquiète, elle aussi. Elle s’efforça de se débarrasser de cette impression avant de se tordre les mains en s’excusant.

— Je crois que je vais essayer de trouver mes appartements, si seulement je peux dire quelques mots, dit Birgitte d’une voix tendue. Je veux être au sec avant d’avoir usé mes bottes. Nous devrons parler de ça plus tard. Je crains qu’il n’y ait rien à faire, mais…

Saluant de la tête avec raideur, courbant à peine le cou, elle s’éloigna à grandes enjambées, balançant son arc de droite et de gauche.

Elayne faillit la rappeler. Mais Birgitte avait autant besoin qu’elle d’enfiler des vêtements secs. De plus, elle se sentait grognon et têtue. Elle ne parlerait pas de la divagation dans les couloirs où elle avait grandi, ni maintenant ni plus tard. « Rien à y faire » ? Qu’est-ce que ça voulait dire ? Si Birgitte suggérait qu’elle avait l’esprit trop confus pour savoir ce qu’elle faisait… ! Elle serra les dents.

Enfin, après un dernier tournant, elle trouva les hautes portes de ses appartements, sculptées du Lion d’Andor, et poussa un soupir de soulagement. Elle commençait à penser que ses souvenirs du palais étaient complètement brouillés. Deux Gardes-Femmes resplendissantes, en chapeau à plumes à large bord et écharpe de dentelle brodée du Lion Blanc portée en travers de leur plastron rutilant, avec aussi de la dentelle à l’encolure et aux manches, se mirent au garde-à-vous de chaque côté de la porte. Elle avait l’intention de leur donner des plastrons laqués rouges assortis à leurs braies et tuniques de soie quand elle aurait le temps de s’occuper de ce genre de choses. Si leur apparence séduisante donnait le change jusqu’à ce qu’il soit trop tard, alors autant les habiller de la plus voyante des façons. Aucune Garde-Femme ne semblait contre. En fait, elles attendaient toutes leur plastron laqué avec impatience.

Elle avait entendu certains, qui ignoraient sa présence, dénigrer les Gardes-Femmes, surtout des femmes mais aussi des hommes, dont Doilin Mellar, leur propre commandant. Pourtant, elle avait totalement confiance en elles pour la protéger. Elles étaient braves et déterminées, sans quoi elles n’auraient pas été là. Yurith Azéri et d’autres, qui avaient été gardes de marchands – un métier rare pour les femmes – leur donnaient quotidiennement un cours d’escrime, ainsi qu’un Lige. Ned Yarman, le Lige de Sareitha, et Jaem, celui de Vandene, louaient leur rapidité à apprendre. Jaem disait que ce n’était pas parce qu’elles pensaient savoir quelque chose sur la façon de tenir une lame, mais c’était idiot. Comment pouvait-on croire qu’on connaissait déjà quelque chose si on avait besoin de leçons ?

Malgré les gardes déjà en faction, Devore en désigna deux qui, tirant leurs épées, entrèrent seules, tandis qu’Elayne attendait dans le couloir avec Aviendha, trépignant d’impatience. Tout le monde évita de la regarder. Cette fouille n’était pas un affront pour celles qui gardaient la porte – il était possible d’escalader le mur du palais –, pourtant elle s’irritait qu’on la fasse attendre. Et c’est seulement quand elles furent ressorties et eurent fait leur rapport à Devore, qu’elle et Aviendha furent autorisées à entrer, les Gardes-Femmes se rangeant des deux côtés de la porte avec les deux premières. Elle n’était pas certaine qu’elles l’auraient empêchée d’entrer plus tôt par la force, mais jusque-là, elle avait évité de tenter l’expérience. Être réduite à l’impuissance par ses propres gardes du corps aurait dépassé l’insupportable, même si elles ne faisaient que leur travail. Mieux valait ne pas les mettre à l’épreuve.

Un petit feu brûlait dans la cheminée de marbre de l’antichambre, sans donner beaucoup de chaleur. Comme les tapis avaient été enlevés au printemps, les dalles lui parurent froides à travers ses semelles, pourtant robustes. Essande, sa femme de chambre, déploya des jupes rouges bordées de gris avec une grâce surprenante, bien qu’elle eût les articulations douloureuses et refusât de les faire Guérir. Elle aurait décliné avec autant de véhémence toute proposition de repartir à la retraite. Le Lys d’Or d’Elayne était brodé en grand sur sa poitrine. Elle l’arborait fièrement. Elle était flanquée de deux jeunes femmes qui se tenaient un pas en arrière, en livrée semblable avec des lys plus petits. Les robustes filles au visage carré se nommaient Sephanie et Naris. Le regard timide, mais assez bien dressées par Essande, elles firent une profonde révérence, s’inclinant presque jusqu’au sol.

Pour frêle et lente que fût Essande, elle ne perdait jamais de temps en propos futiles. Elles ne se récrièrent pas devant l’état d’Elayne et d’Aviendha, même si les Gardes-Femmes les avaient sans aucun doute prévenues.

— Nous allons vous réchauffer et vous sécher toutes les deux, Ma Dame, et vous vêtir de quelque chose convenant pour des mercenaires. La soie rouge au col orné de gouttes de feu les impressionnerait. Il est grand temps que vous mangiez aussi. Ne venez pas me dire que c’est déjà fait, Ma Dame. Naris, va chercher deux repas à la cuisine pour Dame Elayne et Dame Aviendha.

Aviendha eut un petit rire de dérision, mais voilà longtemps qu’elle s’était résignée à ce qu’on l’appelle « Dame ». Avec les servantes, il y a des choses qu’on ordonne, et d’autres qu’on doit tolérer.

Naris grimaça et prit une profonde inspiration. Puis elle fit une nouvelle révérence, adressée à Essande, et une autre légèrement plus profonde à Elayne – elle et sa sœur étaient aussi impressionnées par Essande que par la Fille-Héritière d’Andor – avant de rassembler sa jupe et de s’élancer dans le couloir.

Elayne grimaça. Apparemment, les Gardes-Femmes avaient parlé des mercenaires à Essande et lui avaient dit qu’elle n’avait pas mangé. Elle détestait qu’on parle d’elle derrière son dos. Mais dans quelle mesure cela venait-il de ses sautes d’humeur ? Elle ne se souvenait pas avoir jamais été contrariée parce qu’une femme de chambre savait à l’avance quelle robe lui préparer, ou parce que quelqu’un savait qu’elle avait faim et envoyait chercher un repas sans lui demander son avis. Les servantes parlaient entre elles – cancanaient sans arrêt, à vrai dire – et se transmettaient tout ce qui pouvait permettre de mieux servir leur maîtresse, si elles faisaient bien leur travail. Essande s’en acquittait parfaitement. Mais ça la faisait rager, d’autant plus qu’elle savait que c’était irrationnel. Elle laissa Essande les conduire dans la garde-robe, Sephanie fermant la marche. Elle se sentait très malheureuse et furieuse contre Birgitte qui était partie dignement, encore effrayée d’avoir perdu son chemin en un lieu où elle avait grandi et mécontente que ses gardes du corps cancanent à son sujet. À la vérité, elle se sentait totalement désespérée.

Bientôt, Essande lui ôta ses vêtements mouillés et l’enveloppa dans une grande serviette blanche qui avait été chauffée devant l’immense cheminée de marbre à l’autre bout de la pièce. Cela eut un effet apaisant. La chaleur bienfaisante pénétrait les chairs et bannissait les frissons. Essande lui sécha les cheveux avec la serviette, tandis que Sephanie s’occupait d’Aviendha, ce qui la chagrina un peu, bien que ce ne fût pas la première fois. Elle et Elayne se brossaient souvent mutuellement les cheveux le soir, mais accepter ce simple service d’une femme de chambre fit monter le rouge à ses joues brunies par le soleil.

Quand Sephanie ouvrit l’une des garde-robes occupant tout un mur, Aviendha poussa un profond soupir. Négligemment enroulée dans une serviette, on lui avait enveloppé les cheveux dans une autre.

— Pensez-vous que je doive m’habiller à la mode des Terres Humides, Elayne, puisque nous allons rencontrer des mercenaires ? demanda-t-elle à contrecœur.

Essande sourit. Elle aimait la vêtir de soie.

Elayne sourit de son côté, en réprimant son envie de rire. Sa sœur affectait de dédaigner la soie, mais elle ne perdait pas une occasion d’en porter.

— Si vous pouvez le supporter, Aviendha, dit-elle gravement, ajustant soigneusement sa propre serviette.

Essande la voyait nue tous les jours, et Sephanie aussi, mais ce n’était pas une chose à faire sans raison.

— Pour leur faire plus d’effet, nous les impressionnerons toutes les deux. Ça ne vous ennuie pas trop ?

Mais Aviendha fouillait déjà dans la garde-robe, sa serviette bâillant largement. Plusieurs ensembles aiels pendaient dans une autre, mais Tylin lui avait donné des coffres entiers de belles robes de soie et de drap avant qu’elles ne quittent Ebou Dar, assez pour remplir près d’un quart des placards sculptés.

Après ce bref accès d’amusement, Elayne n’eut plus l’impression qu’elle devait discuter à propos de tout. Alors, sans hésiter, elle laissa Essande lui passer la robe de soie rouge au haut col orné de gouttes de feu de la taille d’une phalange disposées en bandeau autour du cou. Le vêtement impressionnerait à coup sûr, sans nul besoin d’autre bijou, d’ailleurs l’anneau du Grand Serpent à sa main droite suffisait en lui-même. Essande avait la main légère, mais Elayne grimaça quand sa femme de chambre se mit à boutonner les rangées de minuscules boutons dans son dos, resserrant le corsage sur ses seins devenus très sensibles. Les avis différaient quant à savoir combien de temps cela durerait, mais tous s’accordaient à dire que sa poitrine allait encore gonfler.

Oh, comme elle aurait voulu que Rand soit là pour profiter pleinement de son lien avec lui ! Cela lui apprendrait à l’engrosser si étourdiment. Bien sûr, elle aurait pu boire l’infusion abortive avant de coucher avec lui – elle repoussa fermement cette pensée. Tout était de la faute de Rand, il n’y avait pas à revenir là-dessus.

Aviendha choisit le bleu, comme souvent, avec des rangées de minuscules perles sur le corsage. Le décolleté n’était pas aussi profond que le voulait la mode d’Ebou Dar, mais révélerait quand même la naissance de ses seins. Comme Sephanie commençait à boutonner la robe, Aviendha tripota quelque chose qu’elle avait récupéré dans son escarcelle, une petite dague au manche de corne enveloppé de fils d’or. C’était un ter’angreal, quoique Elayne n’ait pas découvert ses fonctions avant que sa grossesse ne l’oblige à cesser ces recherches. Elle ne savait pas que sa sœur le portait sur elle. Aviendha le considérait, presque rêveuse.

— Pourquoi cela vous fascine-t-il tant ? demanda Elayne.

Ce n’était pas la première fois qu’elle voyait sa sœur absorbée dans la contemplation de cette dague.

Aviendha sursauta et cligna des yeux sur l’arme. La lame de fer – cela ressemblait à du fer au toucher – n’avait jamais été aiguisée pour autant qu’Elayne pouvait le voir, et n’était pas plus longue que sa paume, quoique proportionnellement large. Même la pointe était trop émoussée pour poignarder.

— Je pensais vous la donner, mais vous n’en avez jamais parlé, alors j’ai pensé que c’était une erreur, et qu’on vous croirait en sécurité avec, alors qu’il n’en serait rien. C’est pourquoi j’ai décidé de la garder. Comme ça, si j’ai raison, je peux au moins vous protéger, et si je me trompe, c’est sans conséquence.

Elayne branla du chef, confuse.

— Si vous avez raison sur quoi ? De quoi parlez-vous ?

— De ça, dit Aviendha, levant la dague. Si vous l’avez en votre possession, l’Ombre ne peut pas vous voir. Pas le Sans-Yeux, ou l’Ombre Torturée, ni même le Tueur de Feuilles. Mais je dois me tromper si vous n’avez rien vu.

Sephanie ravala son air et ses mains s’immobilisèrent jusqu’à ce qu’Essande lui murmure un reproche. Essande avait vécu assez longtemps pour ne pas être perturbée à la seule mention de l’Ombre. Ou de toute autre chose, d’ailleurs.

Elayne la regarda fixement. Elle avait tenté d’apprendre à sa sœur à fabriquer des ter’angreals, mais Aviendha n’avait pas le moindre don dans ce domaine. Pourtant, il se pouvait qu’elle en eût un autre, qui pouvait même être qualifié de Talent.

— Venez avec moi, dit-elle, et la prenant par le bras, elle l’entraîna hors de la garde-robe. Essande suivit avec un torrent de protestations et Sephanie, qui tentait de terminer le boutonnage en marchant.

Dans le plus grand des deux salons, un bon feu ronflait dans les deux cheminées et, s’il ne faisait pas aussi chaud que dans la garde-robe, la température était quand même agréable. Elle et Aviendha prenaient la plupart de leurs repas à la table entourée de chaises à dossier bas dressée au milieu du sol dallé de blanc. Plusieurs livres reliés, venant de la bibliothèque du palais, étaient empilés à un bout de la table, des histoires de l’Andor et des recueils de contes. Elles lisaient souvent là, le soir.

Une longue table appuyée contre le mur lambrissé était couverte de ter’angreal venant de la cache que la Famille avait dissimulée à Ebou Dar. Il y avait des coupes et des bols, des statuettes et des figurines, des bijoux et toutes sortes d’autres choses. La plupart avaient un aspect assez banal, à part, peut-être, une certaine étrangeté dans la forme, mais celui d’apparence la plus fragile ne pouvait pas être cassé et certains étaient beaucoup plus légers ou plus lourds qu’ils ne le paraissaient. Elle ne pouvait plus les étudier sérieusement en toute sécurité – Min l’avait assurée que cela ne nuirait pas à ses bébés, mais avec son contrôle du Pouvoir tellement aléatoire, la possibilité de se nuire à elle-même était plus vraisemblable que jamais – pourtant elle changeait tous les jours ce qu’il y avait sur la table, prenant au hasard des objets dans les paniers, juste pour les regarder et réfléchir à ce qu’elle avait appris avant d’être enceinte. Non qu’elle eût appris grand-chose – rien, en réalité – mais elle pouvait réfléchir. Aucune inquiétude que quoi que ce soit fût volé. Reene avait renvoyé la plupart des serviteurs malhonnêtes, et les gardes de la porte faisaient le reste. Pinçant les lèvres de désapprobation – l’habillage se faisait décemment dans la garde-robe et non en un lieu où n’importe qui pouvait entrer –, Essande se remit à boutonner la robe d’Elayne. Sephanie, sans doute autant perturbée par le mécontentement de la vieille femme que par toute autre chose, s’affaira sur Aviendha, haletante.

— Prenez un objet et dites-moi quelle est sa fonction, dit Elayne.

L’observation et la réflexion ne lui avaient rien appris, comme elle s’y attendait. Toutefois, si Aviendha pouvait percevoir le pouvoir du ter’angreal juste en le tenant dans sa main… Un accès de jalousie monta en elle, amer et brûlant, mais elle le réprima. Elle ne serait pas jalouse d’Aviendha.

— Je ne suis pas certaine de pouvoir, Elayne. Je crois seulement que cette dague crée une sorte d’écran protecteur. Et je me trompe peut-être. Vous en savez plus que personne dans ce domaine.

Elayne s’empourpra d’embarras.

— Je suis loin d’en savoir autant que vous le pensez. Essayez, Aviendha. Je n’ai jamais entendu parler de personne capable de lire un ter’angreal, mais si vous le pouvez, vous, même un peu, ce serait merveilleux !

Aviendha hocha la tête, mais garda l’air dubitatif. Avec hésitation, elle toucha, au milieu de la table, une mince baguette noire d’une coudée de long, si flexible qu’on pouvait la recourber en cercle et qu’elle reprenait sa forme quand on la lâchait. Elle la toucha et retira vivement sa main, essuyant machinalement ses doigts sur ses jupes.

— Ça fait mal.

— Nynaeve nous l’a déjà dit, répondit Elayne avec impatience. Aviendha la regarda avec insistance.

— Nynaeve al’Meara n’a pas dit qu’on pouvait changer l’intensité de la douleur.

Mais l’incertitude la submergea brusquement, et sa voix se fit hésitante.

— Cependant, je crois que c’est possible. Je pense qu’un coup peut être ressenti de manière très douloureuse. Mais je ne fais que deviner. C’est seulement ce que je pense.

— Continuez, lui dit Elayne d’un ton encourageant. Nous trouverons peut-être quelque chose qui nous apportera une certitude. Et celui-là ?

Elle prit une coiffure en métal de forme bizarre. Recouverte de motifs anguleux, de ce qui semblait être de minuscules gravures. Elle était trop mince pour servir de casque mais elle était deux fois plus lourde qu’elle ne le paraissait. Le métal était lisse au toucher, comme s’il avait été huilé.

Aviendha posa la dague à contrecœur, et retourna la coiffure dans ses mains, avant de la reposer et de reprendre la dague.

— Je crois que cela permet de diriger un… un appareil quelconque. Une machine, dit-elle secouant sa tête toujours enturbannée. Mais je ne sais pas comment, ni quel genre de machine. Vous voyez ? Je ne fais que deviner, une fois de plus.

Elayne ne la laissa pas s’arrêter. Ter’angreal après ter’angreal, Aviendha les toucha, et parfois les tint un instant dans sa main. À chaque fois, elle eut une réponse hésitante. En précisant que ce n’était qu’une supposition. Elle pensa qu’une petite boîte apparemment en ivoire et couverte de rayures rouges et vertes, était une boîte à musique, contenant des centaines de mélodies. Avec un ter’angreal, c’était possible. Après tout, une bonne boîte à musique pouvait contenir des cylindres enregistrant jusqu’à cent airs, et certaines pouvaient jouer des morceaux très longs en passant d’un cylindre à l’autre. Une sorte de saladier peu profond, de près d’une coudée de diamètre, servait à regarder des choses lointaines, pensait-elle, et un grand vase décoré de lianes vertes et bleues – des lianes bleues ! – pouvait condenser l’eau contenue dans l’air. C’était un objet bien inutile, pensa-t-elle, et réalisa que ce serait effectivement bien utile dans le Désert. S’il fonctionnait comme le croyait Aviendha. Et que quelqu’un découvrît comment le faire fonctionner. La figurine d’un oiseau noir et blanc au long cou et aux ailes déployées en vol servait à parler à des gens éloignés, dit-elle. De même que la figure bleue d’une femme, assez petite pour tenir dans sa main, en jupe et tunique de coupe bizarre. Et avec cinq boucles d’oreilles, six bagues et trois bracelets.

Elayne commença à penser qu’Aviendha abandonnait la recherche, donnant tout le temps la même réponse dans l’espoir qu’elle cesserait de la questionner. Puis elle se rendit compte que la voix de sa sœur devenait plus assurée. Ses « suppositions » comportaient davantage de détails. Une baguette tordue et informe d’un noir terne, aussi grosse que son poignet – elle semblait en métal, mais une de ses extrémités se moulait sur toute main qui la saisissait – lui fit penser à couper du métal ou de la pierre. Mais rien qui pût brûler. La figure d’un homme apparemment en verre, d’un pied de long, avec la main levée comme pour signaler « stop », devait servir à chasser la vermine, ce qui aurait certainement été bien utile, étant donné que Caemlyn était infesté de rats et de mouches. Une pierre sculptée de la taille de sa main, toute en courbes bleu foncé – enfin, on aurait dit de la pierre au toucher – servait à faire pousser quelque chose. Pas des plantes. Elle la faisait penser à des trous, sauf que ce n’étaient pas exactement des trous. Et elle ne croyait pas qu’il fallait canaliser pour la faire fonctionner. Il suffisait de chanter la chanson appropriée ! Certains ter’angreals n’exigeaient pas que quelqu’un canalise, mais chante !

En ayant terminé avec la robe d’Aviendha, Sephanie était captivée par ses révélations, les yeux de plus en plus grands. Essande écoutait avec intérêt, elle aussi, la tête penchée, et murmurait des exclamations à chaque nouvelle déclaration.

— Et celui-là, Ma Dame ? demanda-t-elle quand Aviendha fit une pause.

Elle montra du doigt la statuette d’un homme trapu et barbu au joyeux sourire, tenant un livre. De deux pieds de haut, il semblait être en bronze foncé par l’âge, et devait être assez ancien.

— Quand je le regarde, j’ai toujours envie de sourire, Ma Dame.

— Moi aussi, Sephanie Pelden, dit Aviendha, caressant la tête de l’homme en bronze. Il ne tient pas seulement le livre que vous lui voyez dans les mains. Il tient des milliers et des milliers de livres.

Brusquement, l’aura de la saidar l’enveloppa, et elle dirigea un mince faisceau de Feu et de Terre sur la statuette.

Sephanie couina quand deux mots de l’Ancienne Langue apparurent dans l’air au-dessus de la statuette, aussi noirs que s’ils avaient été imprimés à l’encre. Certaines lettres étaient formées un peu bizarrement, mais les mots étaient clairs. « Ansoen » et « Imsoen ». Aviendha avait l’air aussi stupéfaite que la femme de chambre.

— Je crois que nous avons enfin une preuve, dit Elayne, avec plus de calme qu’elle n’en ressentait.

Son cœur battait la chamade. « Mensonges » et « Vérité », ainsi pouvait-on traduire ces deux mots. Ou, en contexte, peut-être « Fiction » et « Non-Fiction » conviendraient mieux ; c’était une preuve suffisante pour elle. Elle fit une marque à l’endroit où le faisceau touchait la statuette, pour quand elle reprendrait ses recherches.

— Mais vous n’auriez pas dû faire ça. C’est dangereux.

L’aura disparut autour d’Aviendha.

— Par la Lumière, s’écria-t-elle, jetant ses bras autour d’Elayne, je n’y avais pas pensé ! J’ai maintenant un grand toh envers vous ! Je n’avais pas l’intention de vous nuire, à vous ni à vos bébés ! Jamais !

— Mes bébés et moi, nous sommes en sécurité, dit Elayne en riant, serrant sa sœur dans ses bras.

Ses bébés étaient enfin en sécurité. Jusqu’à leur naissance. Mais beaucoup de nourrissons mouraient au cours de leur première année. Min n’avait rien dit, sauf qu’ils seraient en bonne santé à la naissance.

— Vous n’avez aucun toh envers moi. C’est à vous que je pensais. Vous auriez pu mourir, ou vous brûler.

Aviendha prit du recul pour regarder Elayne dans les yeux. Ce qu’elle vit dut la rassurer, car un petit sourire incurva ses lèvres.

— Mais je l’ai quand même fait fonctionner. Je pourrais peut-être reprendre l’étude de ces objets. Avec vous pour me guider, ce devrait être sans danger. Vous ne pourrez pas le faire vous-même avant des mois.

— Vous n’en aurez pas le temps, Aviendha, dit une voix de femme depuis la porte. Nous partons. J’espère que vous n’êtes pas trop habituée à porter de la soie. Je vous vois, Elayne.

Aviendha sauta en arrière, rougissant furieusement, comme deux Aielles entraient dans la salle. Nadere, aux cheveux clairs, était une Sagette d’autorité considérable chez les Goshiens ; Dorindha, ses cheveux roux striés de fils blancs, était l’épouse de Bael, chef du clan des Goshiens, mais sa véritable supériorité venait de ce qu’elle était Maîtresse du Toit du Fort des Sources Fumées, le plus grand fort du clan. C’est elle qui avait parlé.

— Je vous vois, Dorindha, dit Elayne. Je vous vois, Nadere. Pourquoi emmenez-vous Aviendha ?

— Vous aviez dit que je pouvais rester avec Elayne, pour protéger ses arrières, protesta Aviendha.

— C’est vrai, Dorindha, dit Elayne, serrant fermement la main de sa sœur. Vous et les autres Sagettes.

Dorindha ajusta ses châles, faisant cliqueter ses bracelets d’or et d’ivoire.

— Combien de personnes vous faut-il pour protéger vos arrières, Elayne ? demanda-t-elle, ironique. Vous en avez plus d’une centaine qui s’en occupent, et dures comme des Far Dareis Mai.

Un sourire creusa ses pattes-d’oie.

— Je parle de ces femmes devant la porte qui voulaient nous enlever nos dagues avant de nous laisser entrer.

Nadere toucha le manche en corne de son couteau, une lueur farouche dans ses yeux verts, quoiqu’il fût peu probable que les gardes aient eu une telle exigence. Même Birgitte, qui soupçonnait tout le monde quand la sécurité d’Elayne était en cause, ne considérait pas les Aielles comme dangereuses, et Elayne avait accepté certaines obligations quand elle et Aviendha s’étaient adoptées mutuellement. Les Sagettes qui avaient pris part à la cérémonie, comme Nadere, pouvaient aller où elles voulaient dans le palais et quand elles voulaient ; c’était l’une des obligations. Quant à Dorindha, sa présence était si sereinement impérieuse, qu’il semblait inconcevable que quiconque tentât de lui barrer le chemin.

— Votre entraînement est négligé depuis trop longtemps, Aviendha, dit fermement Nadere. Allez vous changer et vous habiller convenablement.

— Mais j’apprends tant de choses avec Elayne, Nadere. Des tissages que, même vous, vous ne connaissez pas. Je crois que je peux faire pleuvoir dans la Terre Triple ! Et nous venons d’apprendre que je peux…

— Quoi que vous ayez appris, l’interrompit sèchement Nadere, il semble que vous en ayez oublié autant. Le fait que vous soyez encore une apprentie, par exemple. Le Pouvoir est la chose la moins importante qu’une Sagette doit savoir, sinon, seulement celles qui peuvent canaliser deviendraient des Sagettes. Maintenant, allez vous changer et estimez-vous heureuse que je ne vous fasse pas déshabiller pour vous fouetter. On démonte les tentes pendant que nous parlons, et si le départ du clan est retardé, vous serez flagellée.

Sans ajouter un mot, Aviendha lâcha la main d’Elayne et sortit en courant, se cognant dans Naris qui chancela et faillit laisser tomber le grand plateau couvert d’un linge qu’elle portait. Sur un petit geste d’Essande, Sephanie se hâta derrière Aviendha. Naris ouvrit de grands yeux à la vue des deux Aielles. Essande la gronda d’avoir mis si longtemps à revenir et lui fit poser le plateau sur la table.

Elayne avait envie de courir derrière Aviendha, pour passer tous ces derniers instants avec elle, mais les paroles de Nadere la retinrent.

— Vous quittez Caemlyn, Dorindha ? Où allez-vous ?

Elayne aimait beaucoup les Aiels, mais elle n’avait pas envie pour autant qu’ils se mettent à vagabonder dans la campagne. Avec la situation instable, il y avait déjà assez de problèmes quand ils sortaient de leur camp pour chasser ou commercer.

— Nous quittons l’Andor, Elayne. Dans quelques heures, nous serons loin de vos frontières. Quant à l’endroit précis, il vous faudra le demander au Car’a’carn.

Nadere s’était approchée pour voir ce que Naris apportait à manger, et elle se mit à trembler tellement qu’elle faillit casser plusieurs plats.

— Ça a l’air bon, mais je ne reconnais pas certaines de ces herbes, dit la Sagette. Votre sage-femme approuve tout cela, Elayne ?

— Je convoquerai la sage-femme quand mon temps sera venu, Nadere. Dorindha, vous ne pensez quand même pas que Rand voudrait me cacher votre destination. Qu’est-ce qu’il a dit ?

Dorindha haussa les épaules.

— Il a envoyé un messager, un de ses tuniques noires, avec une lettre pour Bael. Bael m’a laissée la lire, bien entendu, dit-elle d’un ton assurant qu’il n’avait jamais été question qu’elle ne la lise pas, mais le Car’a’carn a demandé à Bael de n’en parler à personne, alors je ne peux rien dire.

— Pas de sage-femme ? dit Nadere, incrédule. Qui vous dit ce que vous devez manger et boire ? Qui vous donne les herbes qu’il faut ? Arrêtez ces regards meurtriers, mon enfant. Melaine a encore plus mauvais caractère que vous, mais dans son état, elle a assez de bon sens pour se laisser gouverner par Monaelle.

— Toutes les femmes du palais décident de ce que je mange, répondit Elayne avec amertume. Parfois, j’ai l’impression que toutes les femmes de Caemlyn me gouvernent. Dorindha, pourriez-vous au moins…

— Ma Dame, votre repas refroidit, dit doucement Essande, avec juste la nuance de fermeté permise à une servante.

Grinçant des dents, Elayne glissa vers la chaise derrière laquelle se tenait Essande, sans démonstration d’indignation, malgré l’envie qu’elle en avait. Essande sortit de sa poche une brosse à manche d’ivoire et, ôtant la serviette enroulée autour de la tête d’Elayne, elle lui brossa les cheveux pendant qu’elle mangeait. Elle s’exécutait surtout pour qu’on n’envoie pas une servante chercher d’autres plats chauds, car Essande et ses propres gardes du corps étaient capables de l’obliger à rester là jusqu’à ce qu’elle ait terminé. À part une pomme séchée qui n’était pas gâtée, le repas n’était guère appétissant. Le pain était croustillant mais moucheté de charançons, et les haricots secs, durs et insipides. La pomme était agrémentée d’herbes – racine de bardane, viorne noire, pissenlit, ortie – avec un peu d’huile et, en fait de viande, un morceau de chevreau bouilli dans un bouillon fade. Et le tout, pratiquement sans sel, pour autant qu’elle en pouvait juger. Elle aurait tué pour un morceau de bœuf salé ruisselant de graisse. Dans l’assiette d’Aviendha, il y avait du bœuf, mais qui paraissait dur. Elle pouvait aussi demander du vin, elle. Tandis qu’Elayne avait le choix entre de l’eau et du lait de chèvre. Elle avait envie de thé presque autant que de viande grasse, mais le thé le plus léger l’expédiait en courant aux toilettes. Alors elle mastiqua mécaniquement, méthodiquement, s’efforçant de penser à autre chose.

Elle essaya de soutirer des nouvelles de Rand aux deux Aielles, mais elles en avaient encore moins qu’elle. D’après ce qu’elles disaient, en tout cas. Elles pouvaient être muettes comme des huîtres quand elles le voulaient. Elayne savait au moins qu’il était quelque part loin dans le Sud. Quelque part au Tear, supposait-elle, mais il aurait pu tout aussi bien être dans les Plaines de Maredo ou à l’Échine du Monde. À part ça, elle savait qu’il était vivant, et rien de plus. Elle essaya de garder la conversation sur Rand, dans l’espoir qu’il leur échapperait quelque chose, mais en vain. Dorindha et Nadere avaient pour objectif de la convaincre d’engager immédiatement une sage-femme. Elles ne tarissaient pas sur le danger qu’elle faisait courir à ses bébés et à elle-même. Même la vision de Min ne parvenait pas à les dissuader.

— Très bien, dit-elle enfin, posant bruyamment ses couverts. Je vais commencer à en chercher une dès aujourd’hui.

Et si elle n’en trouvait pas, eh bien, elles ne le sauraient jamais.

— J’ai une nièce sage-femme, Ma Dame, dit Essande. Melfane vend des herbes et des onguents dans sa boutique de la rue des Chandelles de la Cité Neuve, et elle est assez savante.

Elle tapota une dernière fois les boucles d’Elayne et recula avec un sourire satisfait.

— Vous me rappelez tellement votre mère, Ma Dame.

Elayne soupira. Il semblait qu’elle allait avoir une sage-femme, qu’elle le veuille ou non. Une personne de plus à s’assurer que ses repas étaient épouvantables. Enfin, peut-être qu’une sage-femme aurait un remède pour ses douleurs dorsales et la sensibilité de ses seins. Louée soit la Lumière, les nausées lui avaient été épargnées ! Les femmes qui canalisaient n’en souffraient jamais pendant leurs grossesses.

Quand Aviendha revint, elle était de nouveau en vêtements aiels, son châle encore humide drapé sur ses bras, une écharpe noire nouée autour de la tête pour retenir ses cheveux, et un baluchon sur le dos. Contrairement à Dorindha et Nadere qui portaient une multitude de colliers et de bracelets, elle n’avait qu’un seul collier en argent composé de disques disposés selon des motifs complexes et un seul bracelet d’ivoire sculpté de roses et d’épines. Elle tendit à Elayne la dague émoussée.

— Vous devez la garder. Vous serez alors en sécurité. J’essaierai de venir vous voir aussi souvent que je pourrai.

— Vous en aurez peut-être le loisir de temps en temps, dit Nadere avec sévérité, mais vous avez pris du retard et vous devrez travailler dur pour rattraper le temps perdu. Étrange, ajouta-t-elle rêveusement, d’imaginer venir voir quelqu’un de si loin. De couvrir des lieues et des lieues en un seul pas. Nous avons appris des choses étranges dans les Terres Humides.

— Venez, Aviendha, nous devons partir, dit Dorindha.

— Attendez ! dit Elayne. Attendez s’il vous plaît, juste un instant.

La dague à la main, elle courut à sa garde-robe. Sephanie, qui rangeait la robe d’Aviendha, s’interrompit pour faire la révérence, mais Elayne l’ignora et ouvrit le couvercle sculpté de son coffret à bijoux en ivoire. Posés sur les colliers, bracelets et broches rangés dans leurs compartiments particuliers, se trouvait une broche en forme de tortue qui paraissait être en ambre, et une femme assise enveloppée dans ses propres cheveux, apparemment sculptée dans un vieil ivoire jauni par les ans. Les deux étaient des angreals. Couchant la dague au manche de corne dans le coffret, elle prit la tortue puis, impulsivement, saisit l’anneau des rêves rouge, bleu, et brun. Il lui était inutile depuis qu’elle était enceinte, et si elle parvenait à tisser un peu d’Esprit, elle avait toujours l’anneau d’argent décoré de spirales tressées, qui avait été récupéré sur Ispan.

Retournant dans le salon, elle y trouva Dorindha et Nadere en train de se disputer, ou tout au moins en discussion animée, tandis qu’Essande feignait de vérifier les poussières, passant ses doigts sous le rebord de la table. Mais d’après l’angle de sa tête, elle écoutait avidement. Naris, qui remettait les assiettes d’Elayne sur le plateau, était bouche bée devant les Aielles.

— Je lui ai dit qu’elle tâterait du fouet si notre départ était différé, disait Nadere avec véhémence quand Elayne rentra dans la pièce. Ça n’est pas juste si elle n’est pas responsable, mais ce qui est dit est dit.

— Vous ferez votre devoir, répondit calmement Dorindha, mais d’une voix tendue qui suggérait qu’elles n’en étaient pas aux premières critiques. Peut-être que nous ne retarderons rien. Ou bien Aviendha est-elle prête à prendre ce risque pour pouvoir faire ses adieux à sa sœur.

Elayne ne prit pas la peine de défendre Aviendha. Il n’en aurait rien résulté de bon.

Aviendha elle-même afficha une sérénité qui aurait fait honneur à une Aes Sedai, comme si être fouettée par la faute d’une autre n’avait aucune importance.

— Voilà pour vous, dit Elayne, lui mettant la broche et l’anneau dans la main. Ce ne sont pas des cadeaux, j’en ai peur. La Tour Blanche voudra les récupérer. Mais vous pourrez vous en servir au besoin.

Aviendha regarda les deux objets et inspira.

— Même leur simple prêt est un présent de choix. J’ai honte, ma sœur. Je n’ai pas de cadeau d’adieu à vous donner en échange.

— Vous m’avez donné votre amitié, vous m’avez donné une sœur.

Elayne sentit une larme couler sur sa joue. Elle tenta de rire, d’un petit rire tremblotant.

— Comment pouvez-vous dire que vous n’avez rien à me donner ? Vous m’avez tout donné !

Des larmes brillaient aussi dans les yeux d’Aviendha. Malgré les témoins, elle entoura Elayne de ses bras et la serra très fort contre elle.

— Vous me manquerez, ma sœur, murmura-t-elle. Mon cœur est froid comme la nuit.

— Le mien aussi, ma sœur, murmura Elayne, l’étreignant tout aussi fort. Vous me manquerez aussi. Mais vous serez autorisée à me rendre visite de temps en temps. Cette séparation ne durera pas toujours.

— Non, pas toujours. Mais vous me manquerez quand même.

Elles étaient au bord des larmes. Dorindha posa ses mains sur leurs épaules.

— Il est temps, Aviendha. Nous devons partir s’il vous reste un espoir d’éviter le fouet.

Aviendha se redressa en soupirant.

— Puissiez-vous toujours trouver de l’eau et de l’ombre, ma sœur, dit-elle.

— Puissiez-vous toujours trouver de l’eau et de l’ombre, ma sœur, répondit Elayne.

La formule aielle semblait trop définitive, alors elle ajouta :

— Jusqu’à ce que nous nous revoyions.

Et aussitôt, elles disparurent. Elayne se sentit très seule. La présence d’Aviendha était devenue une certitude, une sœur à qui parler, avec qui partager un éclat de rire, ses espoirs et ses peurs. Elle était maintenant privée de ce réconfort.

Essande, qui s’était éclipsée pendant leur étreinte, revint et posa sur la tête d’Elayne la couronne de la Fille-Héritière, un simple cercle d’or orné d’une rose sur le front.

— Pour que ces mercenaires n’oublient pas à qui ils parlent, Ma Dame.

Elayne ne réalisa pas que ses épaules s’étaient affaissées jusqu’au moment où elle se redressa. Sa sœur était partie, mais elle avait une cité à défendre et un trône à conquérir. Désormais, c’est le devoir qui devrait la soutenir.

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