7 Un médaillon froid

Des soldats seanchans ! Sang et cendres ! Pour Mat, il ne manquait plus que ça, en plus des dés qui lui vrillaient le cerveau !

— Noal, trouvez Egeanin et prévenez-la. Olver, va prévenir les Aes Sedai, Bethamin et Seta.

Ces cinq-là seraient ensemble, ou pas trop éloignées les unes des autres. Les deux anciennes sul’dams suivaient les sœurs comme leur ombre dès qu’elles sortaient de leur roulotte. Par la Lumière, il espérait qu’elles n’étaient pas retournées en ville.

— Je vais surveiller l’entrée.

— Elle ne répondra pas à ce nom, marmonna Noal, glissant sur le lit pour se lever.

Il était alerte, pour un homme qui avait subi sa vie durant de multiples fractures.

— Vous savez qu’elle ne répondra pas.

— Vous savez de qui je parle, lui dit sèchement Mat, fronçant les sourcils sur Tuon et Selucia.

Ce nom idiot, c’était de leur faute. Selucia avait dit à Egeanin qu’elle s’appelait maintenant Leilwin Sans Navire, et c’était le nom qu’utilisait Egeanin. Mais Mat n’avait pas l’intention de tolérer ce genre de choses, ni pour lui ni pour elle. Il fallait que Tuon revienne à la raison, tôt ou tard.

— C’était juste une remarque, dit Noal. Viens, Olver.

Mat se faufila derrière eux, mais avant qu’il ait atteint la porte, Tuon parla.

— Et pour nous, devons-nous rester à l’intérieur ? Y a-t-il des gardes devant la porte ?

Les dés disaient qu’il devait trouver Harnan ou un autre Bras Rouges et le planter devant la porte. Il répondit sans hésiter :

— Vous m’avez donné votre parole.

Le sourire qu’elle lui adressa en retour était à la mesure du risque. Qu’il soit réduit en cendres, son visage était illuminé !

Arrivé à l’entrée, il vit que les jours de Jurador sans présence seanchane étaient terminés. Juste de l’autre côté de la route, plusieurs centaines d’hommes ôtaient leur armure, déchargeaient des chariots, montaient des tentes en rangées bien alignées, installaient des lignes de piquets pour les chevaux. Le tout avec une grande efficacité. Des Tarabonais avec leur voile de mailles tombant de leur casque, des rayures bleues, jaunes et vertes, peintes sur leur plastron, et des hommes, à l’évidence des fantassins en armures assorties, empilaient de longues piques et des arcs beaucoup plus courts que ceux des Deux Rivières. Il se dit que c’étaient sans doute des Amadiciens. Ni les Tarabonais ni les Altarans n’aimaient beaucoup marcher. Les Altarans en service auprès des Seanchans avaient leurs armures peintes différemment pour une raison inconnue. Il y avait aussi de vrais Seanchans, naturellement, peut-être vingt ou trente, bien visibles. Impossible de ne pas reconnaître ces armures à plates chevauchantes et ces étranges casques semblables à des têtes d’insectes.

Trois soldats minces et endurcis traversèrent tranquillement la route. Leur tunique bleue au col rayé vert et jaune était simple, malgré l’abondance des couleurs, et arborait des signes d’usure dus à l’armure, mais pas d’insigne de grade. Ce n’étaient donc pas des officiers, mais ils semblaient quand même aussi dangereux que des vipères rouges. Deux d’entre eux auraient pu être originaires de l’Andor ou du Murandy, ou même des Deux Rivières, mais le troisième avait des yeux bridés de Saldaean et la peau couleur miel. Sans ralentir, ils entrèrent dans le cirque.

L’un des palefreniers postés à l’entrée émit un sifflement strident sur trois notes, qui partit en écho dans tout le camp, tandis que l’autre, Bolin, leur brandit sous le nez son pichet de verre.

— C’est un sou d’argent par personne, capitaine, dit-il avec une douceur trompeuse.

Mat l’avait entendu parler sur ce ton à un autre palefrenier, une fraction de seconde avant qu’il ne l’assomme avec un tabouret.

— Pour les enfants, c’est cinq cuivres s’ils m’arrivent à la taille, trois s’ils sont plus petits, et c’est gratuit seulement pour les gosses qui ne marchent pas.

Le Seanchan à la peau couleur de miel leva une main comme pour repousser Bolin de côté, puis il hésita, durcissant son visage. Les deux autres se plantèrent près de lui, pieds écartés, fermant les poings, tandis que des bruits de bottes annonçaient l’arrivée de tous les hommes du cirque, artistes en costumes de scène flamboyants et palefreniers en grossières tuniques de laine. Tous tenaient une matraque à la main, y compris Luca en tunique de soie rouge tombant jusqu’aux rabats de ses bottes, brodée d’étoiles au fil d’or, et même, torse nu, Petra, l’homme le plus doux que Mat eût jamais vu. Mais pour l’heure, Petra semblait vraiment en colère.

Par la Lumière, un massacre s’annonçait. Pour Mat Cauthon, le moment était bien choisi pour disparaître. Subrepticement, il toucha les couteaux cachés dans ses manches, et remua les épaules juste pour sentir celui qui pendait derrière son dos. Impossible de vérifier ceux qu’il avait sous sa tunique ou dans ses bottes sans se faire remarquer. Les dés tonnaient sans discontinuer. Il commença à échafauder un plan pour sortir de là Tuon et les autres.

Mais avant que le désastre ne frappe, une Seanchane apparut, en armure bleue rayée vert et jaune, son casque sur la hanche droite. Elle avait les yeux bridés et la peau couleur de miel, et quelques fils blancs dans ses courts cheveux noirs. Elle faisait un pied de moins que les trois autres, et son casque sans plume était surmontée d’une petite crête, comme une pointe de flèche en bronze. Tous les trois se redressèrent.

— Eh bien, pourquoi ne suis-je pas surprise de vous trouver ici, à ce qui ressemble bien à un début d’émeute, Murel ? dit-elle d’une voix nasillarde. Que se passe-t-il ?

— On a payé notre entrée, Porte-Bannière, répondit l’homme à la peau couleur de miel du même ton nasillard, puis ils ont dit qu’on devait payer plus parce qu’on est des soldats de l’Empire.

Bolin ouvrit la bouche, mais elle lui imposa le silence en levant la main. Promenant son regard sur les hommes rassemblés en demi-cercle avec leurs matraques, et le posant un instant sur Luca en branlant du chef, elle finit par l’arrêter sur Mat.

— Avez-vous vu ce qui s’est passé ?

— Oui, dit Mat. Ils ont tenté d’entrer sans payer.

— Très bien, Murel, dit-elle à l’homme, qui cilla de surprise. Vous allez faire des économies, parce que vous serez consignés, vous et les autres, au camp pendant dix jours, et je doute que le cirque reste là aussi longtemps. Avec en plus une amende de dix jours de solde. Vous êtes censés décharger les chariots pour que les indigènes n’imaginent pas que nous nous trouvons meilleurs qu’eux. Ou préférez-vous être accusés de causer la dissension dans les rangs ?

Tous pâlirent visiblement. Apparemment, c’était une grave accusation.

— C’est bien ce que je pensais. Maintenant, disparaissez et mettez-vous au travail avant que la punition passe de dix jours à un mois.

— À vos ordres, Porte-Bannière, dirent-ils en chœur.

Puis ils traversèrent la route dans l’autre sens, courant aussi vite qu’ils pouvaient tout en rajustant leur tunique. C’étaient des durs, mais la Porte-Bannière l’était encore davantage.

Pourtant, elle n’en avait pas fini. Luca s’avança, avec une révérence pleine de panache. Elle coupa court aux remerciements qu’il s’apprêtait à lui faire.

— Je n’aime pas beaucoup qu’on menace mes hommes avec des gourdins et des matraques, dit-elle de sa voix traînante, posant sa main libre sur la poignée de son épée, même Murel. Manifestement, vous avez du cran. Y en a-t-il parmi vous qui ont envie d’une vie pleine d’aventure et de gloire ? Traversez la rue avec moi, et je vous signe un engagement. Vous, là, en luxueuse tunique rouge, vous avez le physique d’un lancier. Je parie que je peux faire de vous un héros.

Les hommes assemblés secouèrent la tête. Quelques-uns, dont Petra, voyant que la crise était passée, s’éclipsèrent discrètement. Luca semblait frappé par la foudre. Certains autres semblaient aussi stupéfaits que lui de cette proposition. Le cirque était plus rémunérateur que l’armée, sans, par ailleurs, courir le risque de se retrouver avec une épée en travers du corps.

— Bien, tant que vous resterez là, je pourrai peut-être vous convaincre. Sans doute que vous ne ferez pas fortune, mais la solde tombe régulièrement, et il y a toujours une chance de gagner davantage quand le pillage est autorisé. Cela arrive de temps en temps. La nourriture, c’est variable, mais elle est généralement chaude, et assez abondante pour remplir l’estomac. Les journées sont longues, ce qui signifie simplement que vous êtes assez fatigués pour bien dormir. Quand vous n’avez pas aussi à travailler la nuit. Il y a des candidats ?

Luca se secoua.

— Non merci, capitaine, dit-il d’une voix étranglée.

Certains sots pensaient qu’on flattait les soldats quand on les affublait d’un grade supérieur au leur.

— Excusez-moi, s’il vous plaît. Nous avons une représentation à préparer. Les spectateurs seront mécontents s’ils doivent attendre encore longtemps pour y assister.

Avec un dernier regard circonspect à la femme, comme s’il craignait qu’elle lui mette la main au collet pour l’enrôler de force, il pivota vers les hommes debout derrière lui.

— Retournez tous dans vos stands. Qu’est-ce que vous faites là à traînasser ? J’ai la situation bien en main. Retournez à vos stands avant que les gens ne demandent à être remboursés.

Pour lui, cela aurait été un désastre. Le remboursement ou l’émeute, Luca avait du mal à décider lequel des deux était le pire.

Les artistes se dispersèrent et Luca s’éloigna en hâte, tout en la regardant par-dessus son épaule. La femme se tourna vers Mat, le seul homme qui restait mis à part les deux palefreniers.

— Et vous ? À ce que je vois, vous pourriez être nommé officier et en venir à me donner des ordres.

L’idée semblait l’amuser. Il savait ce qu’elle faisait. Dans la queue, les gens avaient vu qu’elle renvoyait rudement trois soldats seanchans, mais maintenant, ils l’avaient vue disperser une foule plus importante à elle toute seule. Il lui aurait donné une place dans la Bande sur-le-champ.

— Je ferais un soldat lamentable, Porte-Bannière, dit-il, portant la main à son chapeau. Elle se mit à rire.

Comme il se détournait, il entendit Bolin dire avec douceur :

— Vous n’avez pas entendu ce que j’ai dit à cet homme ? C’est un sou en argent pour vous, et un autre pour votre charmante femme.

Les pièces cliquetèrent dans le pichet.

— Merci.

La situation était redevenue normale. Et les dés tournoyaient toujours dans sa tête.

Parcourant le camp, Mat décida d’aller voir les Aes Sedai. Les acrobates accomplissaient leur tour sur leurs plate-formes en bois, les jongleurs s’activaient, les petits chiens de Clarine couraient sur de grosses boules de bois et les léopards de Miyora marchaient sur leurs pattes postérieures dans une cage qui semblait à peine assez solide pour eux. Il pensa aux Aes Sedai en voyant les léopards. Certes, les soldats passaient toute la journée à travailler, il aurait parié cependant qu’au moins quelques officiers viendraient bientôt jeter un coup d’œil sur le spectacle. Curieusement, il avait confiance en Tuon. En outre, Egeanin avait assez de bon sens pour ne pas se montrer quand des Seanchans étaient susceptibles d’être dans les parages. Le bon sens semblait une denrée des plus rares chez les Aes Sedai. Même Teslyn et Edesina, qui avaient été damanes un certain temps, prenaient des risques stupides, et Joline, qui ne l’avait jamais été, semblait se croire invulnérable.

Désormais, tous les gens du cirque savaient que les trois femmes étaient des Aes Sedai. Leur grande roulotte au toit blanchi à la chaux, délavée par la pluie, se dressait près des chariots bâchés de l’intendance, non loin des piquets des chevaux. Luca avait accepté de réorganiser son camp pour une Haute Dame en échange de sa protection, mais pas pour des Aes Sedai sans le sou dont la présence lui faisait courir des risques. Parmi les artistes, la plupart des femmes éprouvaient de la sympathie pour les sœurs. Les hommes restaient méfiants – il en était presque toujours ainsi avec les Aes Sedai. Il est probable que Luca les aurait renvoyées, n’était l’or de Mat. Les Aes Sedai étaient les plus dangereuses tant qu’ils étaient sur des terres contrôlées par les Seanchans. Mat n’en obtenait aucun remerciement, non qu’il en espérât. Il se serait contenté d’un peu de respect. Après tout, les Aes Sedai restaient des Aes Sedai. Comme Blaeric, Fen et les Liges de Joline n’étaient pas en vue, il n’eut pas à parlementer avec eux pour entrer. Quand il approcha des marches boueuses à l’arrière de la roulotte, le médaillon à tête de renard qu’il portait sous sa chemise devint froid comme la glace contre sa peau. Un instant, il se figea comme une statue. Ces folles canalisaient là-dedans ! Se ressaisissant, il monta les marches rageusement et ouvrit la porte d’un coup de poing.

Les femmes qu’il venait voir étaient toutes là, Joline, Sœur Verte aux grands yeux, mince et jolie, Teslyn, Sœur Rouge aux épaules étroites qui avait l’air de mastiquer des cailloux, et Edesina, Sœur Jaune plus élégante que jolie, avec des cheveux noirs cascadant jusqu’à sa taille. Il les avait sauvées toutes les trois des Seanchans, avait fait sortir Teslyn et Edesina des chenils des damanes, or leur gratitude était mesurée, dans le meilleur des cas. Bethamin, aussi noire que Tuon, grande avec des rondeurs agréables, et la blonde Seta, avaient été sul’dams avant d’être contraintes à participer au sauvetage des trois Aes Sedai. Toutes les cinq partageaient cette roulotte, les Aes Sedai pour garder l’œil sur les anciennes sul’dams, les anciennes sul’dams pour garder l’œil sur les Aes Sedai. Aucune ne remplissait consciemment cette mission, mais la méfiance mutuelle les incitait à l’exécuter scrupuleusement. La seule qu’il ne s’attendait pas à voir, c’était Setalle Anan, qui avait été propriétaire de l’auberge La Femme Errante à Ebou Dar, avant qu’elle ne décide de participer à ce sauvetage. Mais il faut dire que Setalle avait le chic pour s’imposer, ou plutôt se mêler des affaires des autres. Elle s’immisçait tout le temps entre Tuon et lui.

Au milieu de la roulotte, Bethamin et Seta se tenaient debout, raides comme des poteaux, épaule contre épaule entre les deux lits fixes. Joline giflait Bethamin sans discontinuer, d’abord d’une main, puis de l’autre. Des larmes silencieuses coulaient sur les joues de la grande femme. Seta semblait craindre d’être la suivante. Edesina et Teslyn, bras croisés, regardaient sans expression, tandis que Maîtresse Anan fronçait les sourcils de désapprobation par-dessus l’épaule de Teslyn.

Traversant la roulotte en une enjambée, il saisit le bras levé de Joline et la fit pivoter vers lui.

— Par la Lumière, qu’est-ce que vous… ?

Il n’alla pas plus loin. Elle se servit de son autre main pour lui donner un soufflet magistral qui lui fit tinter les oreilles.

— Ça, c’est le bouquet ! dit-il, des étoiles flottant toujours devant ses yeux, tout en couchant sur ses genoux une Joline stupéfaite.

Sa main droite s’abattit sur son postérieur, en une claque bruyante qui lui arracha un grognement incrédule. Le médaillon se fit encore plus froid. Edesina bloqua sa respiration. Il s’efforça de garder un œil sur les deux autres sœurs et un autre sur la porte pour les Liges de Joline, tandis qu’il la maintenait fermement et la fessait aussi fort qu’il pouvait. Sans aucune idée de l’épaisseur des jupons qu’elle portait sous sa robe bleue élimée, il voulait s’assurer qu’elle s’en souviendrait. Il semblait que sa main battait la mesure au rythme des dés qui tournoyaient dans sa tête. Joline, gigotant comme une folle, se mit à jurer comme un charretier, tandis que le médaillon semblait se transformer en glace, au point qu’il se demanda s’il allait avoir des gelures. Bientôt, elle se mit à hoqueter. Son bras ne pouvait pas rivaliser avec celui de Petra, mais il était loin d’être rachitique. La pratique de l’arc et du bâton le lui avait musclé.

Edesina et Teslyn semblaient pétrifiées sur place, comme les deux anciennes sul’dams aux yeux exorbités. Bethamin souriait de stupéfaction, tout comme Seta. Comme il commençait à penser que les hoquets de Joline étaient plus nombreux que ses jurons, Maîtresse Anan voulut passer entre les deux Aes Sedai. Teslyn, d’un geste péremptoire, lui imposa de rester là où elle était ! Très peu de femmes ou d’hommes discutaient un ordre d’une Aes Sedai, mais Maîtresse Anan gratifia la Sœur Rouge d’un regard glacial et se glissa entre les deux Aes Sedai en marmonnant quelque chose qui lui valut des regards bizarres. Elle dut encore passer de force entre Bethamin et Seta, et il en profita pour asséner à Joline une dernière série de claques vigoureuses avant de la lâcher. Elle atterrit par terre avec un bruit mat et fit « oh ! » en un souffle.

Se plantant devant lui, assez près pour gêner Joline qui se relevait précipitamment, Maîtresse Anan l’observa, bras croisés, tirant sur son décolleté plongeant et révélant un peu plus sa poitrine généreuse. Malgré sa robe, elle n’était pas Ebou Darie, pas avec ces yeux noisette, mais elle avait de grands anneaux d’or aux oreilles, un couteau de mariage au manche incrusté de pierres rouges et blanches pour ses fils et ses filles, suspendu à un large collier d’argent, et une dague incurvée passée dans sa ceinture. Ses jupes vert foncé étaient relevées du côté gauche pour dévoiler des jupons rouges. Avec quelques fils gris dans ses cheveux, elle était jusqu’au bout des ongles la majestueuse aubergiste ebou-darie, sûre d’elle et habituée à donner des ordres. Comme il s’attendait à des reproches – elle était digne d’une Aes Sedai dans ce domaine ! –, il fut surpris quand elle déclara d’un ton pensif :

— Joline a essayé de vous arrêter, et Teslyn et Edesina aussi, mais elles ont échoué. À mon avis, cela signifie que vous possédez un ter’angreal qui peut dissiper les flux du Pouvoir. J’ai entendu parler de ces choses – Cadsuane Melaidhrin en possédait un, selon la rumeur –, mais je n’en ai jamais vu. J’aimerais beaucoup en voir un. Je n’essayerai pas de vous le prendre, mais j’apprécierais de le regarder.

— Comment connaissez-vous Cadsuane ? demanda Joline, s’efforçant d’épousseter l’arrière de sa robe.

Le premier frôlement de sa main la fit grimacer. Elle foudroya Mat pour lui montrer qu’elle ne l’oubliait pas. Des larmes brillaient dans ses yeux et sur ses joues, mais si elle les lui faisait payer, le jeu en valait la chandelle.

— Elle a dit quelque chose sur l’épreuve du châle, dit Edesina.

— Elle a dit : « Comment avez-vous pu passer l’épreuve du châle si vous vous figez à des moments pareils ? », ajouta Teslyn.

Maîtresse Anan pinça les lèvres un instant. Si elle fut déconcertée un moment, elle se ressaisit aussitôt.

— Vous vous rappelez peut-être que j’étais propriétaire d’une auberge, dit-elle, ironique. Bien des gens descendaient à La Femme Errante, et nombre d’entre eux parlaient, peut-être plus qu’ils n’auraient dû.

— Aucune Aes Sedai n’aurait parlé, commença Joline. Elle se tourna précipitamment.

Blaeric et Fen montaient les marches. Tous deux originaires des Marches, c’étaient de grands gaillards. Mat se leva vivement, prêt à se servir de ses couteaux. Ils étaient capables de lui donner une raclée, mais pas sans dommages.

Curieusement, Joline se précipita vers la porte, la claqua au nez de Fen puis poussa le verrou. Le Saldaean ne fit aucune tentative pour ouvrir le battant, mais Mat fut certain qu’ils attendraient sa sortie. Quand elle se retourna, ses yeux larmoyants flamboyaient, et elle semblait avoir oublié Maîtresse Anan pour le moment.

— Et si vous espérez… commença-t-elle, le menaçant du doigt.

Il fit un pas en avant et toucha si vite le nez de Joline de son index, qu’elle sauta en arrière et se cogna à la porte contre laquelle elle rebondit en couinant, de grandes taches rouges éclosant sur ses joues. Peu importait à Mat que ce fût d’embarras ou de colère. Elle ouvrit la bouche, mais il refusa de lui laisser placer un mot.

— S’il n’y tenait qu’à moi, vous porteriez au cou le collier de damane, de même qu’Edesina et Teslyn, dit-il avec autant de colère dans le ton qu’il y en avait dans les yeux de la sœur. En guise de remerciement, vous essayez tout le temps de m’intimider. Vous faites à votre guise et vous nous mettez tous en danger. Sang et cendres, vous canalisez alors qu’il y a des Seanchans juste de l’autre côté de la route ! Ils ont peut-être une damane avec eux, ou bien même une douzaine, pour ce que vous en savez !

Il doutait qu’il y en ait même une seule, mais il n’allait pas partager ses doutes avec elle pour l’heure.

— Bien, j’aurais peut-être supporté ça, bien que vous sachiez que j’arrive à bout de patience, mais je ne supporterai pas que vous me frappiez. Si vous recommencez, je jure de vous corriger deux fois plus fort et deux fois plus longtemps. Vous avez ma parole !

— Et je ne tenterai pas de l’arrêter la prochaine fois, renchérit Maîtresse Anan.

— Moi non plus, ajouta Teslyn, imitée par Edesina.

Joline semblait avoir reçu un coup de marteau entre les deux yeux. C’était très gratifiant, dans la mesure où il pouvait imaginer comment éviter de se faire briser les os par ses Liges.

— Maintenant, quelqu’un pourrait-il me dire pourquoi vous avez décidé de canaliser comme si c’était la Dernière Bataille ? Vous êtes obligée de continuer à les tenir comme ça, Edesina ? dit-il, montrant Seta et Bethamin.

Ce n’était qu’une hypothèse, mais les yeux d’Edesina se dilatèrent un instant, comme si elle pensait que son ter’angreal lui permettait de voir les flux du Pouvoir aussi bien que de les arrêter. Quoi qu’il en soit, un instant plus tard, les deux femmes se tenaient normalement. Bethamin se mit calmement à sécher ses larmes avec un mouchoir de lin blanc. Seta s’assit sur le lit le plus proche, bras croisés sur les épaules et frissonnante, l’air plus secouée que Bethamin.

Comme aucune des Aes Sedai ne paraissait vouloir répondre, Maîtresse Anan déclara à leur place :

— Il y a eu une dispute. Joline voulait aller voir les Seanchans de ses propres yeux, et il était impossible de l’en dissuader. Bethamin a décidé de la punir, comme si elle n’avait aucune idée de ce qui se passerait.

L’aubergiste branla du chef, écœurée.

— Elle a voulu coucher Joline sur ses genoux pour la fesser, avec l’aide de Seta, et Edesina les a enveloppées d’un flux d’Air. C’est une supposition, dit-elle quand les Aes Sedai la gratifièrent de regards pénétrants. Je ne suis peut-être pas capable de canaliser, mais j’ai des yeux pour voir.

— Cela ne rend pas compte de ce que j’ai senti. On canalisait beaucoup ici.

Maîtresse Anan et les Aes Sedai l’étudièrent d’un air dubitatif par de longs regards à l’affût du médaillon. Elles n’oublieraient pas son ter’angreal, c’était sûr.

Joline continua :

— Bethamin a canalisé. Je n’avais encore jamais vu le tissage dont elle s’est servie, mais pendant quelques instants, jusqu’à ce qu’elle perde la Source, elle a fait danser des étincelles sur nous trois. Je crois qu’elle a utilisé autant de Pouvoir qu’elle a pu en tirer.

Soudain, Bethamin fut secouée de sanglots. Elle s’affaissa, manquant s’affaler par terre.

— Ça n’était pas dans mes intentions, dit-elle, les épaules tremblantes, le visage torturé. Je croyais que vous alliez me tuer, mais ce n’était pas mon intention. Pas du tout.

Seta se mit à se balancer d’avant en arrière, fixant son amie avec horreur. Ou peut-être son ancienne amie. Elles savaient toutes les deux qu’un a’dam pouvait les retenir, et peut-être retenir n’importe quelle sul’dam, mais elles auraient pu en nier l’importance. N’importe quelle femme capable d’utiliser un a’dam pouvait apprendre à canaliser. Par la Lumière, elles avaient essayé de toutes leurs forces de nier ce fait, de l’oublier. Pourtant canaliser changeait tout.

Il ne manquait plus que ça !

— Qu’est-ce que vous allez y faire ?

Seule une Aes Sedai pouvait répondre.

— Maintenant qu’elle a commencé, elle ne pourra pas s’arrêter comme ça. Je ne sais pas grand-chose, mais ça, je le sais.

— La laisser mourir, dit durement Teslyn. Nous pouvons l’entourer d’un écran jusqu’à ce que nous puissions nous débarrasser d’elle, puis la laisser mourir.

— Nous ne pouvons pas faire ça, déclara Edesina, choquée. Une fois qu’on l’aura laissée partir, elle sera un danger pour tout son entourage.

— Je ne le ferai plus, sanglota Bethamin, presque suppliante. Jamais plus !

Passant devant Mat comme s’il était un portemanteau, Joline vint se planter devant Bethamin, poings sur les hanches.

— Vous ne vous arrêterez pas. On ne peut plus s’arrêter une fois qu’on a commencé. Oh ! il se passera peut-être des mois, mais vous recommencerez, et chaque fois le danger sera pire.

Elle abaissa les bras en soupirant, puis reprit :

— Vous êtes bien trop âgée pour devenir novice, il n’y a rien à y faire. Nous serons obligées de vous instruire pour que vous soyez en sécurité.

— L’instruire ? glapit Teslyn, plantant à son tour ses poings sur ses hanches. Je dis qu’il faut la laisser mourir ! Vous avez idée de la façon dont ces sul’dams m’ont traitée quand j’étais leur prisonnière ?

— Non, vu que vous ne nous avez jamais donné de détails, à part pleurnicher que c’était horrible, rétorqua Joline avec ironie. Mais je ne laisserai pas mourir une femme quand je peux l’empêcher.

Cela ne mit pas fin à la discussion. Edesina prit le parti de Joline, de même que Maîtresse Anan, comme si elle avait le même droit de parler qu’une Aes Sedai.

Curieusement, Bethamin et Seta se rangèrent du côté de Teslyn, niant tout désir d’apprendre à canaliser, agitant les mains et s’égosillant aussi fort que les autres. Mat profita sagement de l’occasion pour s’éclipser, refermant doucement la porte derrière lui. Inutile de se rappeler à leur bon souvenir. Mais les Aes Sedai ne l’oublieraient pas. Au moins, il pouvait cesser de s’inquiéter de l’endroit où se trouvaient ces fichus a’dams, et si les sul’dams essaieraient à nouveau de s’en servir. Ça, c’était bel et bien terminé.

Il avait vu juste pour Fen et Blaeric. Ils attendaient au bas des marches, le visage menaçant. Sans aucun doute, ils savaient exactement ce qui était arrivé à Joline.

— Qu’est-ce qui s’est passé là-dedans, Cauthon ? demanda Blaeric.

Légèrement plus grand que Fen, il avait rasé son chignon shienaran.

— Vous étiez impliqué ? demanda froidement Fen.

— Comment l’aurais-je pu ? répliqua Mat, descendant légèrement les marches avec insouciance. Elle est Aes Sedai, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué. Si vous voulez savoir ce qui s’est passé, je vous conseille de le lui demander. Je ne suis pas assez bête pour en parler, vous pouvez me croire. Sauf que si j’étais vous, je ne le lui demanderais pas tout de suite. Elles continuent à se disputer. J’ai sauté sur l’occasion pour m’éclipser tant que j’étais encore entier.

Il n’avait peut-être pas choisi les bons mots. Le visage des deux Liges se durcit davantage. Cependant, ils le laissèrent passer sans qu’il ait à tirer ses couteaux.

C’était toujours ça. Ni l’un ni l’autre n’avait l’air très impatient d’entrer dans la roulotte. Ils s’assirent bêtement sur les marches pour attendre. Il doutait que Joline leur dise la vérité, mais elle passerait peut-être ses nerfs sur eux parce qu’ils étaient au courant. À leur place, il aurait trouvé quelque chose à faire loin de la roulotte pendant… oh, disons un mois ou deux. Cela arrangerait peut-être les choses. En partie. Les femmes n’ont pas la mémoire courte dans certains domaines. Désormais, il devrait lui-même se méfier de Joline.

Les Seanchans étaient campés de l’autre côté de la route, les Aes Sedai se disputaient, les femmes canalisaient comme si elles n’avaient jamais entendu parler des Seanchans, et les dés continuaient à tournoyer dans sa tête. Il était toujours inquiet. Il alla se coucher – par terre, car c’était le jour de Domon de dormir dans le lit et Egeanin couchait tous les jours dans l’autre – avec les dés rebondissant dans son crâne, mais il était certain que le lendemain serait meilleur. Enfin, il n’avait jamais prétendu avoir toujours raison. Il regrettait seulement de se tromper si souvent.

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