20 La grue dorée

Le vent était tombé en même temps que la pluie s’était estompée, mais des nuages gris cachaient toujours le soleil. Pourtant, le crachin suffisait à mouiller les cheveux de Rand et commençait à percer sa tunique noire brodée d’or, tandis qu’il circulait au milieu des cadavres des Trollocs. Logain avait tissé un écran d’Air sur lequel les gouttes rebondissaient ou glissaient autour de lui sur quelque chose d’invisible, mais Rand refusait de prendre le risque que Lews Therin s’empare encore du saidin. Il avait dit pouvoir attendre la Dernière Bataille pour mourir, mais jusqu’où peut-on se fier à un fou ?

Fou ? murmura Lews Therin. Suis-je plus fou que vous ? demanda-t-il dans un caquètement démentiel.

De temps en temps, Nandera regardait Rand par-dessus son épaule. Grande et vigoureuse, ses cheveux grisonnants cachés sous la shoufa, elle commandait les Vierges, du moins celles de ce côté du Mur du Dragon, et elle avait décidé de prendre personnellement la tête des Vierges faisant office de gardes du corps de Rand. Ses yeux gris, seul trait de son visage brun qu’il voyait au-dessus du voile noir, n’avaient aucune expression, mais il était certain qu’elle s’inquiétait parce qu’il ne se protégeait pas de la pluie. Les Vierges remarquent ce qui sort de l’ordinaire. Il espéra qu’elle se tairait.

Vous devez me faire confiance, dit Lews Therin. Faites-moi confiance. Par la Lumière, je parle avec une voix dans ma tête ! Je dois être fou !

Nandera et les cinquante autres Vierges formaient un large cercle autour de Rand, presque épaule contre épaule, enfonçant leur lance dans tous les Trollocs et Myrddraals qu’elles rencontraient, enjambant avec désinvolture d’énormes membres sectionnés, des têtes tranchées à cornes, à hure, ou à crocs acérés. De temps en temps, un Trolloc gémissait et s’efforçait de ramper pour se jeter sur eux en grognant. La guerre contre les Trollocs, c’était comme la guerre contre des chiens enragés. On les tuait ou ils vous tuaient. Pas de reddition, pas de quartier, pas de demi-mesure.

Jusque-là, Rand avait écarté les vautours, mais des corbeaux et des corneilles survolaient le champ de bataille, leurs plumes noires luisantes de pluie. Même si certains étaient des yeux du Ténébreux, ça ne les empêchait pas de se poser pour picorer un œil de Trolloc ou arracher un bout de chair. Il y avait tant de Trollocs déchiquetés que les oiseaux faisaient bombance. Pourtant, aucun n’approchait d’un Myrddraal mort, ni d’un Trolloc à proximité d’un Myrddraal. Simple prudence. Sans doute que les Myrddraals sentaient mauvais pour les oiseaux. Leur sang attaquait l’acier s’il y restait trop longtemps. Pour ces oiseaux, cela devait avoir l’odeur d’un poison.

Les Saldaeans survivants criblaient les oiseaux de flèches ou les embrochaient sur leurs épées, ou simplement les assommaient à coups de pelle, de houe ou de râteau, tout ce qui pouvait servir à taper – dans les Marches, laisser en vie un corbeau ou une corneille était impensable ; ils étaient trop souvent les yeux du Ténébreux –, mais ils étaient trop nombreux. Des centaines de petits corps noirs gisaient inanimés au milieu des Trollocs, et pour chaque charogne, il semblait y en avoir des centaines qui se disputaient bruyamment les meilleurs morceaux, y compris ceux de leur espèce. Les Asha’man et les Aes Sedai avaient depuis longtemps renoncé à les tuer tous.

— Je n’aime pas que mes hommes se fatiguent à un travail pareil, dit Logain.

Ses hommes !

— Ni les sœurs, d’ailleurs. Gabrelle et Toveine seront épuisées ce soir.

Comme les deux Aes Sedai lui étaient liées, il devait savoir.

— Et s’il y a une autre attaque ?

Autour du manoir et des dépendances, des feux s’allumaient. Les hommes se protégeaient les yeux de leur éclat, Aes Sedai et Asha’man incinérant Trollocs et Myrddraals sur place. Il y en avait trop pour les regrouper en tas. Avec moins de vingt Aes Sedai et moins de douze Asha’man, et plus de cent mille Trollocs, cela prendrait du temps. Avant la fin, la puanteur de la décomposition s’ajouterait sans doute aux odeurs nauséabondes qui flottaient déjà dans l’air, l’odeur fétide du sang des Myrddraals, la pestilence des viscères des Trollocs éventrés. Mieux valait ne pas trop y penser. Il n’y avait peut-être plus un fermier ou un villageois vivant entre le manoir et l’Échine du Monde. C’était sans doute de là que venaient les Trollocs, par la Porte des Voies proche du Stedding Shangtai. Au moins, le foyer proprement dit de Loial était indemne. Ni les Myrddraals ni les Trollocs n’entreraient jamais dans un stedding à moins d’y être poussés.

— Préféreriez-vous les laisser pourrir sur place ? demanda Cadsuane.

Elle retroussait ses jupes vertes pour qu’elles ne traînent pas dans la boue sanglante qui jonchait le sol, tout en enjambant les membres et en contournant les têtes aussi calmement que les Vierges. Elle aussi à l’instar d’Alivia avait tissé une ombrelle pour se protéger de la pluie. Rand avait demandé aux sœurs lui ayant juré allégeance d’apprendre à la Seanchane davantage de choses sur le Pouvoir, mais dans leur idée, cela n’avait rien à voir avec leur serment. Elle restait de son côté et les sœurs du leur, et elles semblaient s’en satisfaire. Nynaeve avait aussi refusé, à cause de la vision de Min. Cadsuane l’avait froidement informé qu’elle ne s’occupait pas de l’instruction des Irrégulières.

— Ce serait un vrai charnier, dit Min.

Malgré sa démarche chaloupée, elle s’efforçait de ne pas penser à ce qu’elle avait sous les pieds quand elle posait sa botte bleue à talon, et trébuchait par moments. Elle commençait à être mouillée, ses bouclettes collant à son crâne, mais le lien ne transmettait aucune irritation. Seulement de la colère, qui paraissait dirigée contre Logain, à en juger les regards noirs qu’elle lui lançait.

— Où iraient les domestiques, les paysans qui s’occupent des champs, des écuries et des granges ? Comment vivraient-ils ?

— Il n’y aura pas d’autre attaque, dit Rand. Pas avant que celui qui a envoyé celle-là ne sache qu’elle a échoué, et encore… Tous étaient présents. Les Myrddraals n’auraient pas divisé leurs forces.

Rand regarda vers le manoir. En certains endroits, les Trollocs avaient atteint les fondations. Aucun n’était entré, mais… Logain avait raison, pensa-t-il, considérant le carnage. Ils l’avaient échappé belle. Sans les Asha’man et les Aes Sedai que Logain avait amenés, l’issue aurait peut-être été différente. Et s’ils revenaient à l’attaque… ? À l’évidence, quelqu’un connaissait le secret d’Ishamael. Ou bien l’homme aux yeux bleus dans sa tête pouvait vraiment le localiser. Une autre attaque serait plus importante, ou viendrait d’une direction inattendue. Peut-être devrait-il laisser Logain amener quelques Asha’man de plus.

Vous auriez dû les tuer, sanglota Lews Therin. Trop tard maintenant. Trop tard.

La Source est propre, imbécile, pensa Rand.

Oui, rétorqua Lews Therin. Mais le sont-ils ? Le suis-je ?

Rand s’était lui-même posé la question. Une partie de ses blessures au flanc lui venait d’Ishamael, l’autre de la dague de Padan Fain qui portait la souillure de Shadar Logoth. Elles pulsaient souvent, et dans ces moments-là paraissaient vivantes.

Le cercle des Vierges s’écarta légèrement pour laisser passer un domestique aux cheveux blancs et au long nez pointu qui semblait encore plus frêle qu’Ethin. Il essayait de s’abriter sous un double parasol du Peuple de la Mer qui avait perdu la moitié de ses franges, mais la soie élimée était percée de plusieurs trous, et plusieurs filets d’eau tombaient sur sa tunique jaune et sur sa tête. Ses cheveux, clairsemés et collés à son crâne, dégoulinaient. Il semblait plus trempé que s’il n’avait pas été abrité. Sans aucun doute, un ancêtre d’Algarin l’avait gardé en souvenir, mais la façon dont il se l’était procuré représentait pour lui une énigme. Parce que Rand doutait fort que le Peuple de la Mer eût donné gratuitement le parasol d’une Maîtresse-des-Vagues.

— Mon Seigneur Dragon, dit le vieillard, Verin Sedai m’a demandé de vous apporter ça séance tenante, dit-il, sortant un papier plié et scellé de sa tunique.

Rand le mit vivement dans sa poche. L’encre coulait facilement.

— Merci. Mais vous auriez pu attendre que je rentre au manoir. Retournez-y vite avant d’être complètement trempé.

— Elle a dit séance tenante, mon Seigneur Dragon, dit-il, l’air offensé. C’est une Aes Sedai.

Rand acquiesça de la tête, puis le vieillard s’inclina et il repartit lentement vers le manoir, le dos raide de fierté, le parasol l’arrosant copieusement. Elle était Aes Sedai. Tout le monde plaçait son espoir dans les Aes Sedai, même à Tear où on ne les aimait guère. Qu’est-ce que Verin avait à dire qui justifiât une lettre ? Tripotant le sceau, Rand se dirigea vers une grange, au toit de chaume partiellement noirci. C’était celle où les Trollocs étaient entrés. À l’approche de Rand entouré des Vierges qui s’écartèrent pour encercler le bâtiment, un homme corpulent en grossière tunique brune et bottes boueuses, appuyé contre un montant de la porte, se redressa et regarda à l’intérieur par-dessus son épaule.

Rand s’arrêta pile sur le seuil, Min et les autres à ses côtés. Logain jura entre ses dents. Une paire de lanternes suspendues aux poutres soutenant le grenier répandait une lumière parcimonieuse, mais suffisante pour voir que tous les murs grouillaient de mouches, même le sol en terre battue couvert de paille. Des milliers d’autres bourdonnaient dans l’air.

— D’où viennent-elles ? demanda Rand.

Algarin n’était peut-être pas riche, mais ses granges et écuries étaient aussi propres que de tels lieux pouvaient l’être. Le gros sursauta, l’air coupable. Il était plus jeune que la plupart des domestiques, mais il était à moitié chauve, et sa large bouche était cernée de rides profondes, et ses yeux de pattes d’oie.

— Je ne sais pas, mon Seigneur, marmonna-t-il, se frictionnant le front d’une main crasseuse.

Il regardait Rand si fixement qu’à l’évidence, il n’avait pas envie de voir l’intérieur de la grange.

— Je suis sorti pour respirer un peu d’air pur, et quand je me suis retourné, elles étaient partout. Je pensais… je pensais que c’étaient peut-être des mouches mortes.

Rand branla du chef, écœuré. Ces insectes n’étaient que trop vivants. Tous les Saldaeans qui avaient défendu la grange n’étaient pas morts, mais tous les cadavres y avaient été rassemblés. Les Saldaeans n’aimaient pas les funérailles sous la pluie. Aucun ne savait dire pourquoi, mais ils n’enterraient personne quand il pleuvait. Dix-neuf cadavres alignés gisaient par terre. Ils avaient été soigneusement disposés par leurs compagnons, le visage lavé, les yeux clos. C’est pour eux qu’il était là. Pas pour leur dire adieu ou pour toute autre raison affective. Il n’en avait connu aucun, et il reconnaissait à peine un visage ici ou là. Il était venu pour se rappeler à lui-même que même la victoire avait un prix. Ils méritaient mieux qu’être couverts de mouches.

Je n’ai pas besoin qu’on me le rappelle, dit Lews Therin.

Je ne suis pas vous, pensa Rand. Je dois m’endurcir.

— Logain, débarrassez-nous de ces maudites mouches, dit-il tout haut.

Vous êtes plus dur que je ne l’ai jamais été, dit Lews Therin, qui gloussa soudain. Si vous n’êtes pas moi, alors qui êtes-vous ?

— Alors me voilà réduit au rôle de chasse-mouches ? marmonna Logain.

Rand pivota vers lui avec colère, mais Alivia parla de sa voix traînante avant qu’il ait pu placer un mot.

— Permettez-moi d’essayer, mon Seigneur.

Ce fut dit de façon naturelle, mais en tant qu’Aes Sedai, elle n’attendit pas l’autorisation. Il eut la chair de poule quand elle embrassa la saidar et canalisa. Les mouches ont l’habitude de se mettre à l’abri, même de la bruine, parce que la moindre goutte les plaque au sol et les transforme en proies pour les prédateurs avant que leurs ailes ne sèchent. Soudain un nuage compact de mouches se rua vers la porte, comme si la pluie représentait moins de danger que la grange. Du geste, Rand les écartait de son visage. Min se cachait la tête dans ses mains, le lien lourd de dégoût, mais les mouches ne pensaient qu’à fuir. En quelques instants, elles avaient toutes disparu. L’homme à moitié chauve, fixant Alivia, bouche bée, toussa et cracha deux mouches dans sa main. Cadsuane le gratifia d’un regard qui lui fit fermer la bouche précipitamment et propulsa sa main jusqu’à son front.

— Ainsi, vous observez, dit-elle à Alivia, ses yeux noirs fixés sur la Seanchane.

Mais Alivia ne sursauta pas, ne bredouilla pas.

Elle était moins impressionnée que la plupart par les Aes Sedai.

— Et je retiens ce que je vois. Je dois apprendre d’une façon ou d’une autre si je veux aider le Seigneur Dragon. J’ai appris plus que vous ne croyez.

Min émit un bruit de gorge, très proche du grondement, et le lien se gonfla de colère. Mais la femme aux cheveux blonds l’ignora.

— Vous n’êtes pas furieux contre moi ? demanda-t-elle à Rand d’un ton anxieux.

— Je ne suis pas furieux. Apprenez tout ce que vous pouvez. Vous faites de gros progrès.

Elle rougit et baissa les yeux, comme une gamine surprise par un compliment inattendu. De fines pattes-d’oie s’évasaient sur ses tempes, mais il était parfois difficile de se rappeler qu’elle avait cent ans de plus que les Aes Sedai, au lieu de la demi-douzaine d’années plus jeune que Rand qu’elle paraissait. Il devait trouver quelqu’un pour parfaire son instruction.

— Rand al’Thor, dit Min avec colère, croisant les bras, tu ne vas pas laisser cette femme…

— Tes visions ne se trompent jamais, intervint-il. Ce que tu vois arrive toujours. Tu as tenté de changer les choses, et ça n’a jamais marché. Tu me l’as dit toi-même, Min. Qu’est-ce qui te fait croire que ça va être différent cette fois ?

— Parce qu’il faut que ça le soit, répondit-elle avec véhémence.

Elle se pencha, comme sur le point de se jeter sur lui.

— Parce que je veux que ce soit différent. Parce que ce sera différent. De toute façon, je ne sais pas tout sur ce que je vois. Les gens évoluent. Je me suis trompée pour Moiraine. Je voyais des tas de choses dans son avenir, et elle est morte. Certaines choses que j’ai vues ne se réaliseront peut-être pas.

Ça ne doit pas être différent cette fois, haleta Lews Therin. Tu as promis.

Logain fronça légèrement les sourcils, et il secoua la tête. Ça ne pouvait pas lui plaire que Min mette ses capacités en question. Rand regrettait presque de lui avoir révélé la vision de Min à son sujet, même si cela lui avait paru un encouragement inoffensif sur le moment. Il avait même demandé aux Aes Sedai de confirmer le don de Min, mais il avait eu la sagesse de cacher ses doutes à Rand.

— Je ne vois pas ce qui rend cette jeune femme si véhémente à votre sujet, mon garçon, dit rêveusement Cadsuane.

Elle eut une moue pensive puis secoua la tête, faisant osciller ses ornements.

— Oh, vous êtes assez joli, mais je ne m’en rends pas compte.

Pour éviter une autre dispute avec Min – elle ne les qualifiait pas de disputes mais de « conversations », mais il savait faire la différence –, Rand sortit la lettre de Verin et brisa le sceau de cire jaune de la tête de l’anneau du Grand Serpent. Les pattes de mouche de la Sœur Brune couvraient la plus grande partie de la feuille, certaines lettres effacées aux endroits où des gouttes de pluie avaient mouillé le papier. Il s’approcha de la plus proche lanterne, qui émettait une odeur d’huile rance.

« Comme je l’ai dit, j’ai fait tout ce que je pouvais ici. Je crois que je peux mieux honorer ailleurs le serment que je vous ai prêté, alors j’emmène Tomas et nous partons. Il y a plusieurs façons de vous servir après tout, et de nombreux besoins. Je suis convaincue que vous pouvez avoir confiance en Cadsuane et que vous devez écouter ses conseils, mais méfiez-vous des autres sœurs, y compris de celles qui vous ont juré allégeance. Un tel serment ne signifie rien pour une Sœur Noire, et même celles qui marchent dans la Lumière peuvent l’interpréter différemment. Vous savez déjà que peu considèrent ce serment comme imposant l’obéissance en toutes choses. D’autres peuvent trouver d’autres lacunes. Ainsi, que vous suiviez ou non les conseils de Cadsuane, et je répète que vous le devriez, suivez les miens. Soyez très méfiant. »

C’était simplement signé Verin. Il grogna, amer. Peu pensaient que le serment leur imposait l’obéissance. Elle aurait plutôt dû écrire « aucune ». Elles obéissaient généralement, mais la lettre n’était pas toujours l’esprit. Verin elle-même, par exemple. Elle le mettait en garde contre des choses qu’il pouvait désapprouver, mais elle ne disait pas où elle allait ni ce qu’elle avait l’intention de faire. Craignait-elle son désaccord ? C’était peut-être juste une cachotterie d’Aes Sedai. Les sœurs gardaient leurs secrets comme elles respiraient.

Quand il tendit la lettre à Cadsuane, son sourcil gauche frémit légèrement. Elle devait être vraiment stupéfaite pour avoir une telle réaction, mais elle prit la lettre et l’approcha de la lumière de la lanterne.

— Une femme aux multiples masques, dit-elle finalement, lui rendant la feuille. Mais elle donne de bons conseils.

Que voulait-elle dire par « masques » ? Il s’apprêtait à le lui demander quand Loial et l’Ancien Haman apparurent sur le seuil, chacun portant sur l’épaule une hache à long manche avec une lame richement ornée. Les oreilles de l’Ogier aux cheveux blancs étaient rabattues en arrière, et celles de Loial tremblotaient. D’excitation, supposa Rand. C’était difficile à dire.

— J’espère que nous ne vous interrompons pas, dit l’Ancien Haman, ses oreilles se soulevant à la vue de la rangée de cadavres.

— Non, dit Rand, mettant la lettre dans sa poche. Je voudrais venir à votre mariage, Loial, mais…

— Oh, c’est déjà fait, Rand, dit Loial.

Il devait être excité, car cela ne lui ressemblait pas de couper la parole.

— Ma mère a insisté. Nous n’aurons même pas le temps d’organiser un grand banquet de noces, peut-être même pas de banquet du tout, avec la Souche, et moi qui dois…

L’Ancien lui posa une main sur le bras.

— Quoi ? dit Loial, le regardant. Oh, oui. Oui, bien sûr.

Il se frictionna la lèvre supérieure d’un doigt gros comme une saucisse.

— Voilà ce que je vous promets, Rand, dit Loial. Quoi qu’il arrive, je serai avec vous à la Tarmon Gai’don. Quoi qu’il arrive.

— Mon garçon, murmura l’Ancien Haman, je ne crois pas que tu devrais…

Sa voix mourut, il secoua la tête en murmurant entre ses dents, sonore comme un lointain tremblement de terre.

Rand traversa le sol couvert de paille en trois enjambées et lui tendit sa main droite. Avec un large sourire, Loial la prit dans la sienne où elle disparut totalement. De si près, Rand dut lever la tête pour voir le visage de son ami.

— Merci, Loial. Je ne veux pas vous dire ce que ça signifie pour moi. Mais j’aurai besoin de vous avant.

— Vous… besoin de moi ?

— Loial, j’ai scellé les Portes des Voies que je connais à Caemlyn et au Cairhien, en Illian et à Tear, et j’ai posé des pièges dans celle qui a été éventrée à Fal Dara, mais je n’ai pas pu trouver celle qui est proche de Far Madding. Même quand je sais qu’il y a une Porte des Voies dans une cité, je ne peux pas la trouver tout seul, et il y a aussi toutes ces cités qui n’existent plus. J’ai besoin de vous pour les trouver, Loial, sinon les Trollocs pourraient envahir tous les pays en même temps, et personne ne saurait qu’ils arrivent avant qu’ils ne soient au milieu de l’Andor ou du Cairhien.

Le sourire de Loial s’évanouit. Ses oreilles tremblèrent et ses sourcils s’affaissèrent.

— Je ne peux pas, Rand, dit-il d’un ton lugubre. Je dois partir demain à la première heure, et je ne sais pas quand je pourrai revenir à l’Extérieur.

— Je sais que vous avez vécu longtemps hors du stedding, Loial, dit Rand, s’efforçant de parler avec gentillesse.

Mais sa voix était dure. La gentillesse semblait un lointain souvenir.

— Je parlerai à votre mère. Je lui demanderai de vous laisser ressortir quand vous serez un peu reposé.

— Il a besoin de plus que d’un peu de repos, dit l’Ancien Haman plantant la pointe de sa hache dans le sol, tenant la hampe à deux mains, et gratifiant Rand d’un regard sévère.

Même si les Ogiers étaient des gens pacifiques, son regard était tout sauf ça.

— Il est resté dehors plus de cinq ans. Beaucoup trop longtemps. Il a besoin de plusieurs semaines de repos dans un stedding. Des mois seraient préférables.

— Ce n’est plus ma mère qui prend ces décisions, Rand. Mais à dire vrai, je crois qu’elle en est encore surprise. C’est Erith. Ma femme.

Sa voix caverneuse mit tant de fierté dans ce mot qu’il semblait près d’en éclater. Sa poitrine se gonfla et son sourire fendit son visage.

— Et je ne vous ai même pas félicité, dit Rand, lui serrant l’épaule.

Sa tentative de cordialité sonna faux même à ses propres oreilles, mais ce fut le plus qu’il pût faire.

— S’il vous faut des mois et des mois de repos, prenez-les. Mais j’aurai toujours besoin d’un Ogier pour trouver ces Portes des Voies. Au matin, je vous amènerai moi-même au Stedding Shangtai. Je pourrai peut-être convaincre quelqu’un de venir m’aider.

L’Ancien Haman transféra son froncement de sourcils sur ses mains tenant la hache, et se remit à marmonner, trop bas pour qu’on saisisse ses paroles, semblables à un bourdon de la taille d’un mastiff dans une immense amphore. Il semblait en conversation avec lui-même.

— Cela pourrait prendre du temps, dit Loial, dubitatif. Vous savez que nous n’aimons pas prendre des décisions précipitées. Je ne suis même pas certain qu’ils laissent un humain entrer dans le stedding, à cause de la Souche. Rand ? Si je ne peux pas revenir avant la Dernière Bataille… vous répondrez à mes questions sur ce qui s’est passé pendant que j’étais dans le stedding, n’est-ce pas ? Je veux dire, sans m’obliger à vous tirer les vers du nez ?

— Si je peux, je le ferai, lui dit Rand.

Si vous pouvez, grogna Lews Therin. Vous êtes tombé d’accord sur le fait que nous pourrions enfin mourir à la Tarmon Gai’don !

— Il répondra à toutes vos questions, Loial dit fermement Min, même si je dois le piétiner pendant tout ce temps.

La colère se diffusait dans tout le lien, comme si elle savait ce qu’il pensait.

L’Ancien Haman s’éclaircit la gorge.

— Il me semble que je suis moi-même plus accoutumé à l’Extérieur que n’importe quel autre Ogier, à part les maçons. Hum. Oui. En fait, je crois que je suis sans doute le meilleur candidat pour votre mission.

— Peuh ! dit Cadsuane. Il semble que vous pervertissiez tous les Ogiers, mon garçon, dit-elle, le ton sévère, mais le visage indéchiffrable, cachant tout ce qui se passait derrière ses yeux noirs.

Les oreilles de Loial se raidirent sous le choc, et il faillit lâcher sa hache.

— Vous ? Mais la Souche, Ancien Haman ? La Grande Souche !

— Je crois que je peux laisser ça entre tes mains, mon garçon. Tes paroles étaient simples mais éloquentes. Hum, hum. Mon conseil est le suivant : n’aspire pas à la beauté. Sois éloquent avec simplicité, et tu en surprendras beaucoup. Y compris ta mère.

Il semblait impossible que les oreilles de Loial se rigidifient davantage, mais c’est pourtant ce qu’elles firent. Il remua la bouche, d’où aucun son ne sortit. Ainsi, il allait parler devant la Souche. Qu’est-ce qu’il y avait de si secret à ça ?

— Mon Seigneur Dragon, le Seigneur Davram est rentré.

C’était Elza Penfell, qui escortait Bashere jusqu’à la grange.

Elle était élégante en robe d’équitation vert foncé ; ses yeux bruns se firent fiévreux quand ils se posèrent sur Rand. Au moins, elle n’était pas de celles dont il devait se méfier. Elle était fanatique dans sa dévotion.

— Merci, Elza, dit-il. Il vaut mieux que vous retourniez aider au nettoyage. Il y a encore beaucoup à faire.

Elle pinça légèrement les lèvres, embrassa du regard tous les assistants, de Cadsuane aux Ogiers, d’un air jaloux, puis s’éloigna après avoir fait une révérence. Oui, fanatique, c’était bien le mot.

Bashere était petit et mince, en tunique grise brodée d’or, avec le bâton de Maréchal-Général de Saldaea en ivoire, couronné d’une tête de loup dorée, coincé dans son ceinturon à l’opposé de son épée. Ses larges braies étaient enfoncées dans ses bottes à revers, si bien cirées qu’elles luisaient comme des miroirs malgré quelques petites taches de boue. Sa récente mission avait exigé autant d’apparat et de dignité qu’il pouvait en montrer, et il était capable d’en montrer beaucoup. Même les Seanchans devaient connaître sa réputation maintenant. Ses moustaches, qui encadraient sa bouche comme des cornes retournées, et ses cheveux noirs, étaient striés de gris. Ses yeux en amandes pleins de tristesse, il passa près de Rand de la démarche chaloupée d’un homme plus habitué à la selle qu’à la terre ferme, et marcha lentement le long de la rangée de cadavres, fixant intensément chaque visage. Malgré son impatience, Rand lui donna le temps de s’affliger.

— Je n’ai jamais rien vu de pareil à ce qu’il y a dehors, dit-il calmement tout en marchant. Un grand raid hors de la Dévastation, c’est un millier de Trollocs. La plupart n’en comprennent que quelques centaines. Ah, Kirkun, vous n’avez jamais gardé votre gauche comme vous auriez dû. Même ainsi, il faut être trois à quatre fois plus nombreux qu’eux pour être sûr qu’on ne finira pas dans leurs marmites. Dehors… j’ai vu les signes avant-coureurs de la Tarmon Gai’don. D’une petite partie de la Tarmon Gai’don. Espérons que c’est vraiment la Dernière Bataille. Si nous y survivons, je ne crois pas que nous désirerons en voir une autre. Mais nous en verrons une autre. Il y a toujours une autre bataille. Je suppose qu’il en sera ainsi jusqu’à ce qu’il n’y ait plus au monde que des Rétameurs.

Au bout de la rangée, il s’arrêta devant un homme dont le visage était fendu jusqu’à sa luxuriante barbe noire.

— Ahzkan avait un brillant avenir devant lui. Mais on pourrait dire la même chose de beaucoup de morts.

Avec un profond soupir, il se tourna face à Rand.

— La Fille des Neuf Lunes vous rencontrera dans trois jours dans un manoir du nord de l’Altara, proche de la frontière de l’Andor.

Il porta la main à sa poitrine.

— J’ai une carte. Elle est déjà quelque part dans les parages, mais ils disent que ce n’est pas sur des terres qu’ils contrôlent. Quand il s’agit de secret, ces Seanchans peuvent en remontrer aux Aes Sedai elles-mêmes.

Cadsuane renifla avec dédain.

— Vous soupçonnez un piège ? dit Logain, remuant son épée dans son fourreau, peut-être inconsciemment.

Bashere eut un geste de dénégation, mais lui aussi remua son épée.

— Je soupçonne toujours un piège. Ce n’est pas ça. La Haute Dame Suroth n’a toujours pas voulu que moi ou Manfor parlions à quelqu’un d’autre qu’elle. Nos serviteurs étaient des muets, comme quand nous sommes allés à Ebou Dar avec Loial.

— Le mien avait la langue coupée, dit Loial avec dégoût, ses oreilles rabattues en arrière.

Ses phalanges blanchirent sur le manche de sa hache. Haman grogna, choqué, ses oreilles raides comme des poteaux.

— L’Altara vient juste de couronner un nouveau roi, poursuivit Bashere, mais tous au Palais Tarasin semblent marcher sur des œufs et regarder par-dessus leur épaule, les Seanchans comme les Altarans. Même Suroth semblait avoir une épée suspendue au-dessus de sa tête.

— Peut-être qu’ils ont peur de la Tarmon Gai’don, dit Rand. Ou du Dragon Réincarné. Je dois être prudent. Les gens effrayés font des bêtises. Quels sont les arrangements, Bashere ?

Le Saldaean sortit la carte de sa tunique et revint vers Rand en la dépliant.

— Ils sont très précis. Elle amènera six sul’dams et damanes, mais personne d’autre.

Alivia émit un sifflement de chat en colère, et il cligna des yeux avant de continuer, dubitatif.

— Vous pouvez amener cinq personnes pouvant canaliser. Elle suppose que tous les hommes qui vous accompagneront le pourront, mais vous pouvez aussi amener une femme, pour que les honneurs soient égaux des deux côtés.

Min se retrouva soudain près de Rand, passant son bras sous le sien.

— Non, dit-il fermement.

Il ne voulait pas l’emmener dans ce qui pouvait être un piège.

— Nous en reparlerons, murmura-t-elle, le lien plein d’une résolution têtue.

Les mots les plus menaçants qu’une femme puisse dire, à part « je vais te tuer », pensa Rand.

Soudain, il se glaça. Cette pensée était-elle de lui ? Ou de Lews Therin ? Le fou gloussa doucement dans sa tête. Peu importait. Dans trois jours, une difficulté serait résolue. D’une façon ou d’une autre.

— Quoi d’autre, Bashere ?

Soulevant le linge humide posé sur ses yeux, avec précaution pour ne pas accrocher son bracelet-bagues angreal dans ses cheveux, Nynaeve s’assit au bord du lit. À cause des hommes dans l’attente d’être Guéris de blessures affreuses, certains ayant perdu une main ou un bras, il lui avait semblé déplacé de demander la Guérison pour un simple mal de tête. L’écorce de saule semblait avoir fait l’affaire. Quoique plus lentement. L’une de ses bagues, sertie d’une pierre verte qui semblait luire d’une douce lumière intérieure, paraissait vibrer continuellement à son doigt, mais sans vraiment bouger. Les vibrations semblaient rythmées par les réactions au saidin et à la saidar qu’on canalisait dehors. Peut-être que quelqu’un canalisait à l’intérieur ; Cadsuane était certaine que ça pouvait indiquer une direction, mais elle ne pouvait pas dire comment. Ah ! Cadsuane et ses connaissances soi-disant supérieures ! Elle aurait voulu le lui dire en face. Ce n’est pas que Cadsuane l’intimidait – elle était supérieure à Cadsuane –, mais juste qu’elle désirait maintenir l’harmonie. C’est la raison pour laquelle elle surveillait sa langue en sa présence.

L’appartement qu’elle partageait avec Lan était spacieux, mais plein de courants d’air, les fenêtres étant mal ajustées. Au fil des ans, la maison s’était suffisamment tassée elle-même pour qu’on soit obligé de raboter les portes afin qu’elles ferment, créant d’autres interstices par lesquels le vent pouvait s’introduire ; les feux dans les âtres de pierre flambaient comme en plein air, crépitant et projetant des gerbes d’étincelles. Le tapis, tellement passé qu’on n’en distinguait plus les motifs, avait plus de trous qu’elle n’en pouvait compter. Le lit, avec son ciel et ses colonnes, était large et robuste, mais le matelas était bosselé, les oreillers contenaient plus de plumes pointant à travers les enveloppes que de duvet, et les couvertures avaient été rapiécées de nombreuses fois. Mais Lan partageait l’appartement, et c’est là qu’était toute la différence. Cela en faisait un palais.

Il se tenait debout devant une fenêtre, où il se trouvait depuis le début de l’attaque, regardant ce qui se passait en bas. Ou peut-être observant le champ de bataille qu’étaient devenues les terres du manoir. Il était si immobile qu’on aurait pu le prendre pour une statue. Grand, en tunique verte de bonne facture, ses épaules étaient assez larges pour souligner la finesse de sa taille. Il portait le cordon de cuir du hadori qui nouait sur la nuque ses cheveux noirs striés de gris aux tempes. Visage dur, et pourtant beau. Aux yeux de Nynaeve, il était beau, et peu importait ce que disaient les autres. Sauf qu’il ne fallait pas le dire à portée de ses oreilles. Même Cadsuane. Une bague ornée d’un saphir très pur était froide à sa main droite. Il semblait plus probable que Lan ressentît de la colère que de l’hostilité. À son avis, cette bague avait un défaut. C’était très bien de savoir que quelqu’un du voisinage ressentait de la colère ou de l’hostilité, mais ça ne vous disait pas contre qui.

— Il est temps que je retourne dehors pour aider, dit-elle en se levant.

— Pas maintenant, répondit-il, sans se détourner de la fenêtre.

Sa voix grave était calme et ferme.

— Moiraine disait que ses maux de tête étaient le signe qu’elle avait trop canalisé. C’est dangereux.

Nynaeve déplaça sa main vers sa tresse avant de l’abaisser. Comme s’il en savait plus qu’elle sur le canalisage ! Enfin, dans un certain sens, c’était vrai. Vingt années auprès de Moiraine lui avaient enseigné tout ce qu’un homme pouvait savoir de la saidar.

— Mes maux de tête ont totalement disparu. Je me sens parfaitement bien maintenant.

— Ne sois pas irascible, mon amour. Il n’y a plus que quelques heures avant l’aube. Il y aura encore beaucoup de travail, demain.

Sa main gauche se contracta sur la poignée de son épée, se détendit, puis se crispa.

Elle pinça les lèvres. Irascible ? Elle lissa furieusement ses jupes. Elle n’était pas irascible ! Il usait rarement de son droit de commander en privé – maudits soient ces Atha’an Mieres d’avoir inventé ça – mais quand c’était le cas, il était inflexible. Bien sûr, elle pouvait quand même faire ce qu’elle voulait. Il ne l’en empêcherait pas physiquement. Elle en était certaine. Pratiquement certaine. Sauf qu’elle ne voulait pas violer ses vœux de mariage. Même si ça lui donnait envie de donner des coups de pied dans les mollets de son bien-aimé.

Écartant ses jupes du pied, elle le rejoignit devant la fenêtre et passa son bras sous le sien. Il avait le bras dur comme du roc. Ses muscles étaient durs, merveilleusement durs, mais c’était dû à la tension, comme s’il s’apprêtait à soulever un poids énorme. Comme elle aurait voulu avoir son lien, qui l’aurait informée de ce qui le troublait ! Quand elle mettrait la main sur Myrelle… Non, mieux valait ne pas penser à cette traînée ! Ah, les Vertes ! On ne pouvait pas leur faire confiance avec les hommes !

Dehors, non loin de la maison, elle voyait deux de ces Asha’man en tunique noire liés à deux Aes Sedai. Elle les avait évités dans la mesure du possible – les Asha’man pour des raisons évidentes, les sœurs parce qu’elles soutenaient Elaida –, mais on ne pouvait pas séjourner dans la même maison, même dans celle aussi vaste soit-elle d’Algarin, sans finir par les reconnaître. Arel Malevin était un Cairhienin qui semblait encore plus large qu’il ne l’était, arrivant à peine à la poitrine de Lan.

Donalo Sandomere était un Tairen avec un grenat à l’oreille gauche et une barbe striée de gris taillée en pointe et graissée, mais elle doutait beaucoup que son visage parcheminé et ridé appartînt à un noble. Malevin avait lié Aisling Noon, une Verte aux yeux farouches parsemant son discours de jurons des Marches, ce qui parfois faisait grimacer Lan. Nynaeve aurait voulu les comprendre, mais Lan refusait de les traduire ; la captive de Sandomere était Ayako Norsoni, minuscule Blanche aux longs cheveux noirs ondulés lui arrivant à la taille, à la peau presque aussi brune qu’une Domanie. Elle semblait timide, une rareté chez les Aes Sedai. Les deux femmes portaient leur châle frangé, comme toujours, peut-être par défi ; mais elles semblaient s’entendre étrangement bien avec les hommes. Souvent, Nynaeve les avait vues bavarder amicalement, ce qui n’avait rien d’un comportement de captives. Et Nynaeve soupçonnait que Logain et Gabrelle n’étaient pas les seuls à partager un lit hors des liens du mariage. C’était honteux !

Soudain, des feux s’épanouirent en bas, dont six enveloppant des cadavres de Trollocs devant Malevin et Aisling, et sept autres devant Sandomere et Ayako. C’était comme de regarder treize soleils à midi dans un ciel sans nuage. Ils étaient liés. Elle le voyait à la façon dont la saidar circulait, avec raideur comme si les hommes essayaient de les forcer. Cela ne marchait jamais avec la part féminine du Pouvoir. C’était du Feu à l’état pur, et les embrasements étaient plus violents qu’on ne l’aurait attendu d’un Feu. Mais naturellement, ils utilisaient aussi le saidin. Le peu qu’elle se rappelait de son lien avec Rand ne lui laissait aucun désir de s’approcher de ça. En quelques minutes, les feux s’évanouirent, ne laissant que des tas de cendres grises sur le sol calciné, dur et craquelé. Cela ne pouvait guère faire de bien à la terre.

— Tu ne peux pas trouver ça très divertissant, Lan. À quoi penses-tu ?

— Pensées oiseuses, répondit-il.

De nouveaux feux surgirent en bas.

— Fais-m’en part.

Elle parvint à prononcer ces paroles avec une nuance interrogative. Il semblait amusé par la nature de leurs vœux, pourtant, il refusait d’en suivre les moindres instructions quand ils étaient seuls. Les requêtes, il les acceptait instantanément – enfin, la plupart du temps – mais il pouvait laisser ses bottes boueuses jusqu’à ce que la boue s’en détache toute seule si elle lui disait de ne pas salir le sol.

— Des pensées déplaisantes. Mais si ça t’intéresse… Les Myrddraals et les Trollocs me font penser à la Tarmon Gai’don.

— Des pensées déplaisantes, en effet.

Regardant toujours par la fenêtre, il hocha la tête. Il n’y avait aucune expression sur son visage, mais une nuance véhémente teinta ses paroles.

— Elle approche, Nynaeve, et pourtant al’Thor semble penser qu’il a l’éternité devant lui pour danser avec les Seanchans. Les Engeances de l’Ombre pourraient descendre de la Dévastation pendant que nous restons là, à travers…

Il ferma brusquement la bouche. À travers Malkier, avait-il failli dire, Malkier mort, son pays de naissance assassiné. Elle en était certaine. Il reprit comme s’il ne s’était pas interrompu.

— Ils pourraient frapper au Shienar, dans toutes les Marches, demain ou la semaine prochaine. Et al’Thor continue à tisser ses stratagèmes avec les Seanchans. Il devrait envoyer quelqu’un pour convaincre le Roi Easar et les autres de retourner à leur devoir le long de la Dévastation. Il devrait rassembler toutes les forces qu’il pourrait trouver et les poster le long de la Dévastation. C’est là que la Dernière Bataille se déroulera, et au Shayol Ghul. La guerre est là.

Une grande tristesse monta en elle, mais elle parvint à la dissimuler.

— Il faut que tu retournes là-bas, dit-elle doucement.

Enfin, il tourna la tête, fronçant les sourcils. Ses yeux bleu clair étaient si froids ; ils n’étaient pas aussi hantés par la mort qu’autrefois, mais ils étaient toujours très froids.

— Ma place est avec toi, tu es le cœur de mon cœur, pour toujours et à jamais.

Elle rassembla tout son courage et s’y cramponna tant que ça lui fit mal. Elle aurait voulu parler très vite, pour prononcer les mots avant de perdre courage, mais elle se força à prendre un ton calme et posé.

— Un dicton des Marches que tu m’as appris dit : « La mort est plus légère qu’une plume, le devoir plus lourd qu’une montagne. » Mon devoir est ici, pour m’assurer qu’Alivia ne tue pas Rand. Mais je t’amènerai dans les Marches. Ton devoir est là-bas. Tu veux aller au Shienar ? Tu as parlé du Roi Easar et du Shienar. Et c’est proche de Malkier.

Il baissa les yeux sur elle un long moment, mais il soupira doucement, et la tension quitta son bras.

— En es-tu sûre, Nynaeve ? Si tu l’es, alors oui, le Shienar. Pendant les Guerres Trolloques, l’Ombre utilisait la Trouée de Tarwin pour déplacer un grand nombre de Trollocs, tout comme il y a quelques années quand nous cherchions l’Œil du Monde. Mais seulement si tu es tout à fait sûre.

Non, elle n’était pas sûre. Elle avait envie de pleurer, et de le traiter d’imbécile, que sa place était avec elle, et non en train de mourir dans une futile guerre privée contre l’Ombre. Sauf qu’elle ne pouvait pas le dire. Elle savait qu’il était intérieurement déchiré entre son amour pour elle et son devoir, déchiré et meurtri autant que s’il avait été blessé par une épée. Elle ne voulait pas ajouter à ses blessures. Mais elle voulait qu’il survive.

— Ferais-je cette proposition si je n’étais pas sûre ? dit-elle avec ironie, se surprenant elle-même par son calme. Cela ne me plaît pas de t’envoyer au loin, mais tu as ton devoir et j’ai le mien.

L’entourant de ses bras, il la serra contre son cœur, doucement d’abord puis plus intensément. Peu importait. Elle l’étreignit tout aussi farouchement, et eut du mal à détacher ses mains de son dos quand elle s’écarta de lui. Par la Lumière, elle avait envie de pleurer !

Puis il remplit ses fontes, et elle se changea rapidement, enfilant une robe d’équitation de soie verte à crevés jaunes, et de robustes chaussures en cuir, puis se glissa hors de la pièce avant qu’il ait fini. La bibliothèque d’Algarin était grande : une salle carrée haute de plafond aux murs couverts de rayonnages. Une demi-douzaine de fauteuils rembourrés étaient dispersés dans la pièce, et une longue table et un râtelier à cartes complétaient l’ameublement. L’âtre de pierre était froid. Comme les torchères en fer forgé étaient éteintes, elle canalisa brièvement pour les allumer. Une rapide recherche lui permit de trouver les cartes dans les compartiments. Elles étaient aussi anciennes que la plupart des livres, mais les terres ne changent guère en deux ou trois cents ans.

Quand elle retourna dans leur appartement, Lan était au salon, ses fontes à l’épaule, sa cape de Lige aux couleurs changeantes rabattue dans son dos. Son visage affichait un masque de pierre. Elle prit juste le temps d’endosser sa cape de soie bleue doublée de velours, et ils se dirigèrent en silence vers la porte, la main de Nynaeve légèrement posée sur le poignet de Lan, pour aller aux écuries où se trouvaient leurs chevaux. Ça sentait le cheval, le foin et le crottin, comme toujours dans les écuries.

Un palefrenier mince et chauve avec un nez cassé soupira quand Lan lui demanda de seller Mandarb et Nœud d’Amour. Une femme aux cheveux gris s’affaira sur la jument brune de Nynaeve, tandis que trois garçons d’écurie âgés s’occupèrent du grand étalon noir de Lan pour lui passer la bride et le sortir de son box.

— Je veux que tu me fasses une promesse, dit doucement Nynaeve tandis qu’ils attendaient.

Mandarb tournait sur lui-même, de sorte que le petit gros qui cherchait à lui mettre la selle sur le dos devait courir pour le rattraper.

— Je veux prononcer un serment, Lan Mandragoran. Nous ne sommes plus seuls.

— Que dois-je jurer ? demanda-t-il, méfiant.

Le chauve appela deux aides à la rescousse.

— Que tu ailles à Fal Moran avant d’entrer dans la Dévastation, et que si quelqu’un désire t’accompagner, tu acceptes.

Il eut un petit sourire, plein de tristesse.

— J’ai toujours refusé de conduire des hommes dans la Dévastation, Nynaeve. Il y eut un temps où des hommes y venaient avec moi, mais je ne veux pas…

— Si certains y sont venus avec toi autrefois, alors d’autres le peuvent aujourd’hui, l’interrompit-elle. Jure, ou c’est moi qui vais jurer de te laisser chevaucher jusqu’au Shienar.

La vieille femme finissait de boucler la sangle de Nœud d’Amour. Mais les trois hommes bataillaient toujours pour poser la selle sur le dos de Mandarb et pour l’empêcher de se débarrasser de sa couverture de selle.

— À quelle distance du sud du Shienar as-tu l’intention de me laisser ? demanda-t-il.

Elle ne répondit pas. Il hocha la tête.

— Très bien, Nynaeve. Si c’est ce que tu veux. Je jure sous la Lumière et sur mes espoirs de renaissance et de salut.

Elle eut du mal à ne pas soupirer de soulagement. Elle était parvenue à ses fins, et sans mentir. Elle s’efforçait d’agir selon le désir d’Egwene, et de se comporter comme si elle avait déjà prêté les Trois Serments sur la Baguette aux Serments, mais c’était très difficile de traiter avec un mari si on ne pouvait pas mentir, même par nécessité.

— Embrasse-moi dit-elle, ajoutant précipitamment : Ce n’était pas un ordre ; je veux juste embrasser mon mari.

Un baiser d’adieu. Plus tard, ils n’auraient plus le temps de s’embrasser.

— Devant tout le monde ? lui demanda-t-il en riant. Tu as toujours été si pudique.

La femme avait presque fini de préparer Nœud d’Amour et l’un des palefreniers s’efforçait de tenir Mandarb immobile pendant que les deux autres bouclaient rapidement ses sangles.

— Ils sont trop occupés pour voir quoi que ce soit. Embrasse-moi, ou je penserai que tu es celui…

Les lèvres de Lan sur les siennes la firent taire. Puis elle se blottit contre sa large poitrine pour retrouver son souffle, tandis qu’il lui caressait les cheveux.

— Peut-être pourrons-nous passer une dernière nuit ensemble au Shienar, murmura-t-il doucement. Nous ne nous reverrons sans doute pas avant un certain temps, et ça me manquera que tu me griffes le dos.

Elle s’empourpra et s’écarta de lui en chancelant. Les palefreniers avaient terminé leur travail et fixaient le sol avec ostentation. Ils étaient peut-être assez près pour les avoir entendus !

— Je ne crois pas, dit-elle, fière de parler d’une voix égale. Je ne veux pas laisser Rand seul si longtemps avec Alivia.

— Il a confiance en elle, Nynaeve. Je ne le comprends pas, mais c’est ainsi, et c’est tout ce qui compte.

Elle renifla avec dédain. Comme si un homme savait jamais ce qui est bon pour lui.

Sa jument hennit, comme inquiète, quand ils avancèrent au milieu des Trollocs abattus vers une parcelle de terrain qu’elle connaissait assez bien pour y tisser un portail. Mandarb, destrier bien dressé, ne réagit pas à l’odeur du sang et à la puanteur des immenses cadavres. L’étalon noir semblait aussi calme que Lan, maintenant qu’il avait un cavalier sur son dos. Elle le comprenait. Lan avait le plus souvent un effet calmant sur elle. Parfois, il lui faisait l’effet contraire. Elle aurait bien voulu qu’ils passent une nuit de plus ensemble. De nouveau, elle s’empourpra. Démontant, elle embrassa la saidar sans utiliser son angreal, et tissa un portail juste assez large pour y passer à pied tenant Nœud d’Amour par la bride, dans une prairie parsemée de bouquets de hêtres et d’arbres qu’elle ne reconnut pas. Le soleil formait une boule dorée à peine au zénith, pourtant l’air était nettement plus frais qu’à Tear. Assez froid pour qu’elle resserre sa cape autour d’elle. À l’est, au nord et au sud s’élevaient des montagnes couronnées de neige et de nuages. Dès que Lan fut passé, elle laissa le tissage se dissiper, et tissa immédiatement un autre portail, plus large, tandis qu’elle se remettait en selle. Lan fit avancer Mandarb quelques pas vers l’ouest, le regard fixe. Le terrain s’interrompait soudain à l’à-pic d’une falaise, à une vingtaine de toises de lui, à partir de laquelle l’océan s’étendait jusqu’à l’horizon.

— Qu’est-ce que ça signifie ? demanda-t-il en se retournant. Ce n’est pas le Shienar. C’est la Fin du Monde en Saldaea, aussi loin du Shienar qu’on peut l’être tout en étant encore dans les Marches.

— Je t’ai dit que je t’emmènerais dans les Marches, Lan, et je l’ai fait. Rappelle-toi ton serment, mon cœur, parce que moi, je ne l’oublierai pas. Sur quoi, elle talonna les flancs de sa jument qui bondit à travers le portail ouvert. Elle entendit Lan crier son nom, mais elle laissa le portail se refermer derrière elle. Elle lui donnerait une chance de survivre.


Quelques heures après midi, seules quelques tables étaient occupées dans la grande salle commune de la Lance de la Reine, par des hommes et des femmes bien vêtus pour la plupart, avec leurs clercs et leurs gardes du corps debout derrière leurs chaises ; ils étaient là pour acheter ou vendre du poivre qui poussait bien dans les contreforts des Monts de Banikhan, appelés le Mur de la Mer par beaucoup en Saldaea. Weilin Aldragoran ne s’intéressait pas au poivre. Le Mur de la Mer produisait d’autres récoltes, et plus riches.

— C’est mon dernier prix, dit-il, agitant une main au-dessus de la table.

Il avait une bague ornée d’une pierre à chaque doigt. Il s’agissait de pierres fines. Un homme qui vend des pierres précieuses doit faire sa publicité. Il vendait aussi d’autres articles – fourrures, bois rares pour les ébénistes, armures et épées et d’autres marchandises rentables – mais les gemmes lui assuraient tous les ans la plus grande partie de ses bénéfices.

— Je ne descends pas plus bas.

La table était couverte d’un tissu de velours noir, qui mettait le mieux en valeur ses plus belles pièces : émeraudes, saphirs, gouttes de feu, et surtout diamants. Certains étaient assez gros pour intéresser un souverain. Il était connu dans toutes les Marches pour ses gemmes parfaites.

— Acceptez-les, ou un autre les acceptera.

Le plus jeune des deux Illianers aux yeux noirs assis en face de lui, un jeune homme glabre du nom de Pavil Geraneos, ouvrit la bouche avec colère, mais le plus âgé, Jeorg Damentanis, sa barbe striée de gris tremblotant, posa une main boudinée sur le bras de Geraneos et le gratifia d’un regard horrifié. Aldragoran ne fit aucun effort pour dissimuler son sourire, qui découvrit légèrement ses dents.

Comme il n’était encore qu’un enfant quand les Trollocs avaient dévasté Malkier, il n’avait aucun souvenir de ce pays – il pensait rarement au Malkier ; le pays était mort et enterré – pourtant, il se félicitait que ses oncles lui aient donné le hadori. À une autre table, Managan se disputait avec une Tairene à la peau sombre avec une fraise de dentelle autour du cou et aux oreilles, des grenats d’assez piètre qualité. Leurs vociférations couvraient presque le son du tympanon dont jouait une jeune fille sur une estrade proche d’une des grandes cheminées de pierre. Le jeune homme mince avait refusé le hadori, comme Gorenellin, qui avait à peu près l’âge d’Aldragoran. Gorenellin marchandait âprement avec deux Altarans à la peau olivâtre, dont l’un avait un beau rubis à l’oreille gauche. La sueur perlait au front de Gorenellin. Personne ne s’emportait contre ceux qui portaient le hadori et une épée, comme Aldragoran, et on s’efforçait d’éviter qu’ils se mettent dans un tel état. Ils avaient la réputation d’être d’une violence imprévisible. Si Gorenellin avait rarement été obligé de se servir de son épée, on savait qu’il le ferait au besoin.

— J’accepte, Maître Aldragoran, dit Damentanis, regardant son compagnon de travers.

Sans le remarquer, Geraneos découvrit les dents. Aldragoran laissa passer. Il était marchand, après tout. La réputation, c’est très bien quand elle accroît votre pouvoir de marchandage, mais seul un imbécile recherche la bagarre. Le clerc des Illianers, malingre, grisonnant, et Illianer également, ouvrit leur coffre-fort en bois cerclé de fer sous l’œil vigilant des deux gardes du corps, gaillards corpulents en tuniques de cuir couvertes de disques d’acier, avec ces barbes bizarres découvrant la lèvre supérieure. Chacun portait une épée et un solide gourdin à son ceinturon. Aldragoran avait un clerc derrière lui. Saldaean aux yeux durs, qui ne savait pas distinguer une extrémité d’une épée de l’autre, il n’engageait jamais de gardes du corps. Des gardes pour sa maison, mais pas d’escorte. Cela ajoutait encore à sa réputation. Et, naturellement, il n’en avait pas besoin.

Une fois que Damentanis eut endossé deux lettres de change et donné trois bourses de cuir remplies d’or, les Illianers rassemblèrent soigneusement les pierres, les trièrent et les mirent dans des bourses qu’ils rangèrent dans le coffre. Il leur offrit encore du vin, mais le plus gros refusa poliment. Ils partirent, les gardes du corps chargés du coffre-fort. Comment pouvaient-ils protéger qui que ce soit ainsi encombrés, cela le dépassait. Kayacun était certes loin d’être une ville livrée à l’anarchie, mais ces derniers temps, il y avait davantage de délinquants, de voleurs, de meurtriers, d’incendiaires, de criminels, sans parler de la folie à laquelle il valait mieux ne pas penser. Pourtant, c’était maintenant aux Illianers de protéger les gemmes.

Ruthan avait ouvert le coffre-fort d’Aldragoran – deux porteurs attendaient dehors pour le transporter – mais, immobile, il regardait les lettres de change et les bourses. C’était moitié plus que ce qu’il espérait obtenir. Ce serait sa meilleure année.

— Maître Aldragoran, dit une femme, se penchant sur la table, on me dit que vous êtes un marchand qui bénéficie d’une vaste correspondance par pigeons.

Il remarqua d’abord ses bijoux, par déformation professionnelle. La mince ceinture d’or et le long sautoir étaient sertis de très beaux rubis, comme l’un de ses bracelets, et aussi de pierres bleues et vert pâle qu’il ne reconnut pas et négligea comme sans valeur ; le bracelet de son poignet gauche, un curieux bijou relié à quatre bagues par des chaînettes plates couvertes de gravures alambiquées, n’avait pas de gemmes, mais ses deux derniers bracelets étaient sertis de beaux saphirs et de pierres vertes. Deux bagues de sa main droite s’ornaient de ces mêmes pierres vertes, mais les deux derniers avaient des saphirs particulièrement beaux. Puis il réalisa qu’elle portait une cinquième bague à cette main, près d’un anneau avec une pierre sans valeur. Un serpent d’or qui se mordait la queue.

Il leva vivement les yeux sur son visage, et eut un nouveau choc. Encadrée de la capuche de sa cape, elle était très jeune, mais elle portait l’anneau, et rares étaient celles assez folles pour l’arborer sans en avoir le droit. Il avait déjà rencontré de jeunes Aes Sedai, deux ou trois fois. Non, son âge ne le choqua pas. Mais sur le front, elle portait le ki’sain, une pastille rouge qui était le signe des femmes mariées. Elle ne semblait pas malkierie. Elle n’avait pas l’accent malkieri. Beaucoup de jeunes avaient l’accent de Saldaea ou de Kandor, d’Arafel ou de Shienar – lui-même avait celui de Saldaea –, mais elle n’avait pas un accent des Marches. De plus, il ne se rappelait pas la dernière fois où il avait entendu dire qu’une fille de Malkier était allée à la Tour Blanche. Il se leva vivement. Avec les Aes Sedai, il était sage de se montrer courtois ; ses yeux noirs étaient farouches.

— En quoi puis-je vous servir, Aes Sedai ? Vous voulez que je mette mes pigeons à votre disposition ? Ce serait avec le plus grand plaisir.

Il était de bon ton d’accorder à une Aes Sedai une faveur qu’elle demandait, comme lui proposer un pigeon.

— Un message à chacun des marchands avec qui vous correspondez. La Tarmon Gai’don approche.

Il haussa les épaules, mal à l’aise.

— Cela n’a rien à voir avec moi. Je ne suis qu’un marchand.

Il faudrait de nombreux pigeons. Il correspondait avec des marchands aussi éloignés que ceux du Shienar.

— Mais j’enverrai votre message.

Il le ferait, quel que soit le nombre d’oiseaux nécessaire. Seuls les fieffés idiots ne tenaient pas une promesse faite à une Aes Sedai. De plus, il voulait se débarrasser d’elle et de son discours sur la Dernière Bataille.

— Reconnaissez-vous cela ? dit-elle, péchant un cordon de cuir dans l’encolure de sa robe.

Le souffle d’Aldragoran s’arrêta, et, tendant le bras, il frôla du doigt le lourd sceau d’or suspendu au cordon. Sur la grue en vol. Comment était-elle en possession de cet objet ? Sous la lumière !

— Je le reconnais, dit-il, la voix soudain étranglée.

— Mon nom est Nynaeve al’Meara Mandragoran. Le message que je veux envoyer est le suivant. Mon mari chevauche du Bout du Monde vers la Trouée de Tarwin et vers la Tarmon Gai’don. Sera-t-il seul ?

Il tremblait. Il ne savait pas s’il riait ou pleurait. Peut-être les deux. Elle était sa femme ?

— J’enverrai votre message, ma Dame, mais cela n’a rien à voir avec moi. Je suis marchand. Malkier est bel et bien mort.

Ses yeux étaient encore plus farouches, et elle saisit d’une main sa longue tresse.

— Lan m’a appris que Malkier vivra tant qu’il y aura un homme pour porter le hadori, signe qu’il combattra l’Ombre, et qu’une femme portera le ki’sain. Je porte le ki’sain, maître Aldragoran. Mon mari porte le hadori. Vous aussi. Est-ce que Lan Mandragoran chevauchera seul à la Dernière Bataille ?

Il riait, secoué d’hilarité, et pourtant il sentait les larmes couler sur ses joues. C’était de la folie ! Mais il ne pouvait s’en empêcher.

— Il ne chevauchera pas seul, ma Dame. Je ne peux pas m’engager pour les autres, mais je vous jure sous la Lumière et sur mon espoir de renaissance et de salut, qu’il ne sera pas seul.

Un instant, elle scruta son visage, puis hocha la tête et se détourna. Il tendit la main vers elle.

— Puis-je vous offrir du vin, ma Dame ? Ma Femme voudra faire votre connaissance.

Alida était saldaeane, mais elle voudrait connaître l’épouse du Roi Non Couronné.

— Merci, Maître Aldragoran, mais j’ai encore plusieurs villes à visiter aujourd’hui, et je dois être rentrée à Tear ce soir.

Il cligna les yeux tandis qu’elle se dirigeait vers la porte, resserrant sa cape autour d’elle. Elle avait encore plusieurs villes à visiter ce jour-là, et elle devait être rentrée à Tear le soir ? Vraiment, les Aes Sedai étaient capables de merveilles.

Un profond silence s’était abattu sur la salle. Tout le monde le regardait. La plupart des étrangers étaient bouche bée.

— Eh bien, Managan, Gorenellin, vous rappelez-vous encore qui vous êtes ? Vous rappelez-vous votre sang ? Qui chevauchera avec moi jusqu’à la Trouée de Tarwin ?

Un instant, il crut qu’ils ne répondraient pas, puis Gorenellin se leva, des larmes dans les yeux :

— La Grue Dorée vole pour la Tarmon Gai’don, dit-il doucement.

— La Grue Dorée vole pour la Tarmon Gai’don ! vociféra Managan, se levant si vite qu’il renversa sa chaise.

Riant, Aldragoran se joignit à eux, tous trois criant de toute la force de leurs poumons :

— La Grue Dorée vole pour la Tarmon Gai’don !

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