1 Quand retentissent les derniers sons

La Roue du Temps tourne, les Ères vont et viennent, laissant des souvenirs qui deviennent des légendes. Les légendes se fondent dans les mythes, et les mythes sont oubliés depuis longtemps quand revient l’Ère qui leur a donné naissance. Au cours d’une Ère, appelée la Troisième, Ère à venir et Ère passée depuis longtemps, un vent s’éleva au-dessus de la montagne déchiquetée nommée le Mont du Dragon. Il n’y a ni commencement ni fin dans la révolution de la Roue du Temps. Or c’était un commencement.

Né à la pâle clarté d’une lune déclinante, à une altitude où l’homme ne peut respirer, parmi les courants tumultueux réchauffés par les feux intérieurs du pic déchiqueté, le vent prenait peu à peu de la force en dévalant les pentes abruptes. Charriant depuis les hauteurs des cendres et l’odeur du soufre brûlé, il rugissait à travers les collines enneigées surplombant la plaine qui entourait les hauteurs du Mont du Dragon, et transportait les arbres arrachés dans la nuit. À l’est des collines, le vent hurlait sur le vaste campement dressé dans une prairie, gros village de tentes et d’allées de planches couvrant les ornières gelées des rues. Bientôt, les dernières neiges disparaîtraient, remplacées par les pluies et les boues du printemps. Si le camp restait jusque-là. Malgré l’heure tardive, beaucoup d’Aes Sedai n’étaient pas couchées, rassemblées en petits groupes, entourées de gardes, discutant des nouvelles qui avaient transpiré. Les échanges étaient animés, à la limite de la dispute. Qu’allait-on faire à présent ? Telle était la question. À cette heure, toutes avaient appris la nouvelle arrivée par la rivière, même si les détails restaient vagues. L’Amyrlin en personne était partie en secret pour sceller le Port-du-Nord, et l’on avait retrouvé sa barque retournée dans les roseaux. Sa survie dans les courants rapides et glacés de l’Erinin était peu probable, et le serait de moins en moins au cours des heures, la certitude de sa mort se renforçant. L’Amyrlin était morte. Toutes les sœurs savaient que leur avenir et peut-être leur vie ne tenaient qu’à un fil, sans parler de la Tour Blanche. Que faire maintenant ? Les voix se turent et les têtes se relevèrent quand retentit la violente détonation qui fit onduler les toiles de tentes comme des drapeaux, projetant sur elles des mottes de neige. La puanteur soudaine du soufre en feu empesta l’air, annonçant d’où venait ce vent. Plus d’une Aes Sedai pria en silence. Le vent passa en quelques instants, et les sœurs revinrent à leurs discussions au sujet de leur avenir en corrélation avec l’odeur nauséabonde.

Le vent continuait sa route vers Tar Valon, forcissant de plus en plus, hurlant sur les camps militaires où des soldats et des civils qui dormaient à la belle étoile se voyaient dépouillés de leurs couvertures. Ceux qui dormaient dans les tentes se réveillaient au bruit des toiles claquant au vent et parfois s’envolant avec leurs piquets arrachés. Des chariots chargés oscillaient et se renversaient, et les bannières se raidissaient avant d’être emportées, leurs hampes devenues lances perçant tout sur leur passage. Pliés en deux pour résister à la tempête, les hommes s’efforçaient d’atteindre les lignes de piquets pour calmer les chevaux qui se cabraient et hennissaient de peur. Personne n’était au courant de ce que savaient les Aes Sedai, mais l’odeur sulfureuse emplissant l’air nocturne semblait un mauvais présage, et les guerriers endurcis priaient avec autant de ferveur que les adolescents imberbes. Les civils y ajoutaient leurs prières à voix haute, armuriers, maréchaux-ferrants, archers, épouses, blanchisseuses et couturières, tous blottis les uns contre les autres dans la peur soudaine que quelque chose de plus sombre que l’obscurité hantât la nuit.

Les claquements violents de la toile au-dessus de sa tête, le brouhaha des voix et les hennissements des chevaux aidèrent Siuan Sanche à se réveiller péniblement pour la deuxième fois. La puanteur du soufre lui irrita les yeux, ce dont elle se félicita. Egwene était peut-être capable de s’endormir et de se réveiller facilement, mais ce n’était pas son cas. Le sommeil avait tardé à venir. Une fois la nouvelle parvenue de la rivière, elle avait craint de ne plus jamais pouvoir dormir à moins d’être terrassée par l’épuisement. Elle avait prié pour Leane. Tous leurs espoirs qui reposaient sur les épaules d’Egwene semblaient anéantis. Elle s’était épuisée nerveusement, inquiète et agitée. Maintenant, l’espoir renaissait, et elle n’osait pas laisser ses paupières lourdes comme du plomb se refermer, de crainte de sombrer de nouveau dans le néant et de ne se réveiller qu’à midi. Le vent féroce tomba, mais les cris et les hennissements continuèrent.

Péniblement, elle rejeta ses couvertures et se leva en chancelant. Sa literie, étalée sur le tapis de sol dans un coin de la tente carrée, n’était guère confortable. Pourtant elle avait tenu à dormir ici, bien qu’elle soit venue à cheval. Mais elle était alors proche de l’évanouissement, l’esprit troublé par le chagrin. Elle toucha l’anneau torsadé du ter’angreal suspendu à son cou par un cordon de cuir. À son premier réveil, aussi difficile que celui-ci, son premier geste avait été d’aller le chercher dans son escarcelle. Elle avait vaincu le chagrin, il était temps qu’elle passe à l’action. Un bâillement soudain fit grincer ses mâchoires comme des tolets rouillés. On aurait pourtant cru que le message d’Egwene, preuve tangible qu’elle était bien vivante aurait suffi à bannir sa lassitude.

Canalisant un globe de lumière le temps de localiser la lanterne accrochée au mât central de la tente, elle l’alluma d’un fil de Feu. La flamme unique répandit une pâle clarté tremblotante. Il y avait bien d’autres lampes qu’elle aurait pu allumer, mais Gareth rabâchait sans arrêt que leur stock d’huile était limité. Bien que Gareth ne soit pas aussi regardant sur le charbon de bois – il était plus facile de s’en procurer –, elle n’alluma pas le brasero étant à peine consciente du froid. Elle fronça les sourcils en regardant le lit intact du général, de l’autre côté de la tente. Il était sans doute au courant de la découverte de la barque et de l’identité de sa passagère. Les sœurs avaient beau lui cacher leurs secrets, elles y parvenaient moins souvent qu’elles ne le croyaient. Plus d’une fois, il l’avait étonnée. Était-il en train d’organiser ses troupes pour accomplir ce que déciderait l’Assemblée ? Ou bien déjà parti, abandonnant une cause qu’il aurait pu croire perdue ?

— Non, marmonna-t-elle, se sentant coupable d’avoir douté de cet homme, ne fût-ce qu’en pensée.

Il serait encore là au lever du soleil, et les jours suivants jusqu’à ce que l’Assemblée lui ordonne de partir. Peut-être même après. Elle ne croyait pas qu’il abandonnerait Egwene quoi que lui ordonnât l’Assemblée. Il était trop têtu, trop orgueilleux. Non, ce n’était pas ça ; la parole de Gareth, c’était son honneur. Quand il la donnait, il ne la reprenait jamais, à moins qu’on l’en délie, quel que fût le prix à payer. Et peut-être qu’il avait d’autres raisons de rester. Elle refusa d’y penser.

Elle écarta Gareth de son esprit. Pourquoi était-elle venue dormir dans sa tente ? Il aurait été tellement plus facile de se coucher dans la sienne, au camp des sœurs, ou même de tenir compagnie à Chesa en pleurs, quoiqu’à la réflexion, cela aurait peut-être été au-dessus de ses forces. Elle ne supportait pas les larmes incessantes de sa servante. Elle se passa rapidement un peigne dans les cheveux, enfila une chemise propre et s’habilla dans la pénombre. Sa modeste robe d’équitation en drap bleu était fripée et l’ourlet maculé de boue – elle était allée à la rivière voir la barque –, mais elle ne prit pas le temps d’enlever les taches et de la repasser à l’aide du Pouvoir. Elle devait faire vite.

La tente était loin d’avoir la taille de celle d’un général. En se dépêchant, elle se cogna la hanche contre le bureau, trébucha sur le seul tabouret et s’écorcha les mollets sur les coffres cerclés de cuivre éparpillés un peu partout. Elle jura. Ces coffres à double usage servaient de sièges et de rangement. En vérité, ils avaient été disposés dans un ordre bien particulier. Gareth pouvait circuler dans ce dédale les yeux fermés, alors que toute autre personne pouvait se casser une jambe en essayant de parvenir jusqu’à son lit. C’était sans doute une protection contre des assassins éventuels, supposait-elle, quoiqu’il n’en eût jamais parlé.

Attrapant sa cape noire posée sur l’un des coffres et la pliant sur son bras, elle s’arrêta au moment d’éteindre la lanterne d’un flot d’Air. Un instant, elle considéra la seconde paire de bottes de Gareth, posée au pied du lit. Canalisant un petit globe de lumière, elle s’en approcha. Comme elle le pensait, elles avaient été récemment cirées. Ce satané Gareth tenait à ce qu’elle rembourse sa dette en travail, pour autant, il cirait ses foutues bottes dans son dos ! Ce satané Gareth Bryne la traitait comme une servante, sans jamais essayer de lui voler un baiser !

Elle se redressa d’une secousse, la bouche tendue comme une corde d’amarrage. Quoi que prétendît Egwene, elle n’était pas amoureuse de ce foutu Gareth Bryne. Absolument pas ! Elle avait trop de travail pour perdre son temps à ces sottises. « C’est sans doute pour ça que tu as cessé de porter des dentelles, murmura une petite voix dans sa tête. Tout ça rangé dans ces coffres parce que tu as peur. » Peur ? Qu’elle soit réduite en cendres si elle avait peur de cet homme !

Canalisant avec précaution un mélange de Terre, de Feu et d’Air, elle posa le tissage sur les bottes. Le cirage et une bonne partie de la teinture se détachèrent et s’agglutinèrent en une petite sphère brillante qui flotta dans l’air, laissant le cuir décoloré. Un instant, elle eut envie de déposer la sphère sur son lit. Ce serait pour lui une bonne surprise quand il viendrait se coucher.

En soupirant, elle poussa les rabats de la tente et emmena la sphère dehors où elle la laissa s’écraser sur le sol. Il savait la mettre au pas de façon expéditive et irrespectueuse quand elle se laissait emporter par son caractère, ainsi qu’elle l’avait découvert la première fois qu’elle lui avait tapé sur la tête avec les bottes qu’elle était en train de cirer. Un jour, il l’avait tellement mise en fureur qu’elle avait salé en grande quantité son thé. Mais il avait tellement soif qu’il avait vidé la tasse d’un trait. Il ne faisait pas attention quand elle criait, parfois lui parlait sur le même ton – ou se contentait de sourire, l’exaspérant davantage. Mais il avait ses limites. Bien sûr, elle aurait pu l’arrêter d’un simple tissage d’Air, mais elle avait son honneur comme lui avait le sien. Qu’il soit réduit en cendres ! De toute façon, elle devait rester près de lui, comme Min l’affirmait. Et cette fille semblait infaillible. C’était la seule raison qui l’empêchait de fourrer une poignée d’or dans la bouche de Gareth Bryne en lui disant qu’il était remboursé et qu’il pouvait aller au diable. En plus de son honneur, naturellement.

En bâillant, elle s’éloigna de la petite sphère noire brillant au clair de lune. L’odeur de soufre s’était légèrement atténuée. Elle ne lui irritait plus les yeux.

Le vaste camp enveloppé par la nuit n’avait jamais été très ordonné. Les rues creusées d’ornières étaient à peu près rectilignes et suffisamment larges pour que les soldats y circulent. Pour le reste, l’ensemble avait l’aspect d’un ramassis désordonné de tentes, d’abris rudimentaires et de fosses pour les feux de camp. Là, on aurait cru qu’il venait de subir une attaque. Des tentes effondrées s’étaient éparpillées et enchevêtrées les unes sur les autres. Des chariots et des charrettes étaient renversés. Des voix appelaient à l’aide pour secourir les nombreux blessés. Des hommes, soutenus par des camarades, passaient en boitant devant la tente de Gareth, tandis que de petits groupes se hâtaient, portant des couvertures faisant office de civières. Plus loin, elle vit au sol quatre corps recouverts de couvertures. À leur chevet, des femmes à genoux se balançant d’avant en arrière, hurlaient des lamentations funèbres.

Il n’y avait plus rien à faire pour les morts, mais elle pouvait proposer aux blessés son faible Don de Guérison, qu’elle avait recouvré depuis que Nynaeve l’avait Guérie. En outre, elle doutait qu’il y eût une autre sœur dans le camp. Il était urgent qu’elle transmette la nouvelle à qui de droit le plus vite possible. Alors, elle ferma les oreilles aux gémissements comme aux lamentations funèbres, ignora les blessés, et se hâta vers les lignes de piquets à la limite du camp, où l’odeur douceâtre du crottin commençait à dominer celle du soufre. Un homme décharné et mal rasé, au visage sombre et hagard, tenta de la dépasser, mais elle le rattrapa par la manche.

— Sellez-moi le cheval le plus doux que vous trouverez, lui intima-t-elle, et immédiatement.

Bela aurait été parfaite, mais elle ignorait où se trouvait la petite jument.

— Vous voulez monter ? dit-il, incrédule, dégageant sa manche. Si vous possédez un cheval, sellez-le vous-même. Moi, je dois m’occuper des blessés dans ce froid, et j’aurai de la chance si aucun ne meurt.

Siuan grinça des dents. L’imbécile la prenait pour une couturière ! Ou pire, pour une épouse ! Elle allongea si vite sa main droite sous son nez qu’il recula en jurant et loucha sur l’anneau du Grand Serpent.

— Le cheval le plus doux que vous trouverez, dit-elle, catégorique. Et vite !

L’anneau fit son effet. Il déglutit, puis se gratta la tête, embrassant du regard les lignes de piquets où tous les chevaux piaffaient ou tremblaient.

— Doux, marmonna-t-il. Je vais voir ce que je peux faire, Aes Sedai.

Se frappant le front, il remonta les rangées d’animaux.

Siuan se mit à marcher en long et en large, avec quelques jurons de son cru, trois pas dans un sens, trois pas dans l’autre. La neige gelée craquait sous ses pieds. D’après ce qu’elle voyait, il lui faudrait des heures pour lui trouver la monture qui lui conviendrait. Jetant sa cape sur ses épaules, elle la ferma de sa petite broche ronde, avec tant d’impatience qu’elle se piqua le pouce. Effrayée ? Il allait voir, ce foutu Gareth Bryne ! Trois pas dans un sens, trois pas dans l’autre. Peut-être devrait-elle faire tout le trajet à pied. Ce serait long et déplaisant, mais moins risqué. Elle ne montait jamais à cheval, y compris Bela, sans penser aux fractures qu’elle encourait. Mais le garçon revint avec une jument noire équipée d’une selle à haut troussequin.

— Elle est douce ? demanda Siuan, sceptique.

La jument était élégante et marchait avec grâce, telle une danseuse.

— Lis Nocturne est douce comme du lait, Aes Sedai. Elle appartient à ma femme, Nemaris, qui est du genre délicat. Elle n’aime pas les montures nerveuses.

— Si vous le dites, répondit-elle, reniflant d’un air dubitatif.

D’après son expérience, les chevaux n’étaient jamais doux. Enfin, elle devait s’y résoudre.

Prenant les rênes, elle se mit en selle gauchement, puis se contorsionna pour dégager sa cape sur laquelle elle s’était assise et qui manquait l’étrangler à chaque mouvement. Comme elle s’y attendait, la jument dansa, malgré la bride serrée. Elle essayait déjà de lui casser les os. Une barque lui semblait beaucoup plus maniable et docile, à moins qu’on ne connaisse rien des courants, des marées et des vents. Mais un cheval était doté d’un cerveau, si petit soit-il, et de sa propre volonté. Il fallait y penser quand on se juchait sur un tel animal.

— Encore une chose, Aes Sedai, dit l’homme tandis qu’elle essayait de trouver une position confortable.

Pourquoi les selles paraissaient-elles toujours dures comme du bois ?

— Si j’étais vous, j’irais au pas, ce soir. Ce vent, vous comprenez, et cette puanteur, l’ont rendue un poil…

— Pas le temps, dit Siuan, talonnant l’animal.

Lis Nocturne-douce-comme-du-lait se mit en route si vite que Siuan partit en arrière et faillit passer par-dessus le troussequin. Seule sa rapidité à se raccrocher au pommeau l’empêcha d’être désarçonnée. Elle crut que l’homme lui criait quelque chose, mais elle n’en fut pas sûre. Par la Lumière, quel genre de cheval Nemaris considérait-elle comme nerveux ? La jument sortit du camp ventre à terre, comme si elle voulait gagner une course et galopa sous la lune déclinante en direction du Mont du Dragon, pic noir se détachant sur le ciel étoilé.

Sa cape ballonnant derrière elle, Siuan ne fit rien pour la ralentir, la talonnant et lui frappant l’encolure avec ses rênes pour qu’elle accélère. Elle devait rejoindre les sœurs avant que l’une d’entre elles ne fasse quelque chose d’irréparable. De nombreuses hypothèses lui traversèrent l’esprit. La jument passa au galop devant des buissons, des hameaux minuscules, de vastes fermes entourées de murets. Bien à l’abri sous leurs toits d’ardoise couverts de neige, les habitants n’avaient pas été réveillés par le vent tempétueux ; toutes les maisons étaient sombres et silencieuses. Même les bêtes dormaient comme des souches.

Rebondissant follement sur le cuir dur de la selle, elle essaya de se coucher sur l’encolure, comme elle en avait déjà vu d’autre le faire. Presque aussitôt, elle perdit son étrier gauche et glissa sur le côté, se raccrochant de justesse et parvenant à remettre son pied en place. Il fallait qu’elle se tienne droite comme un piquet. D’une main, elle s’agrippa au pommeau comme si sa vie en dépendait, et de l’autre se crispa sur les rênes. Sa cape flottante l’étranglait et les cahotements lui faisaient claquer des dents quand elle ouvrait la bouche. Cependant, elle continuait, tout en talonnant sa monture. Par la Lumière, elle allait être moulue à mourir d’ici l’aube !

Enfin, les lignes de piquets et les rangées de chariots encerclant le camp des Aes Sedai apparurent dans la nuit au travers d’un cercle d’arbres. Avec un soupir de soulagement elle tira sur ses rênes aussi fort qu’elle put. Lis Nocturne s’arrêta si brusquement qu’elle serait passée par-dessus l’encolure si la jument ne s’était pas cabrée en même temps. Les yeux exorbités, elle se cramponna au cou de l’animal jusqu’à ce qu’il repose ses quatre sabots par terre.

Lis Nocturne paraissait essoufflée, réalisa-t-elle. En fait, elle haletait. Siuan n’en éprouva aucune compassion. Cette maudite jument avait tenté de la tuer, comme tous les autres chevaux ! Il lui fallut un moment pour se ressaisir, puis elle rajusta sa cape, rassembla ses rênes, et passa au pas devant les chariots et les piquets alignés. Des silhouettes sombres circulaient au milieu des chevaux, sans doute des palefreniers et des maréchaux-ferrants qui calmaient les animaux nerveux. À présent, la jument paraissait plus docile.

En entrant dans le camp, elle n’hésita qu’un instant avant d’embrasser la saidar. Elle trouva étrange de penser qu’un camp plein d’Aes Sedai pût être dangereux, pourtant deux sœurs y avaient été assassinées. Étant donné les circonstances, il semblait peu probable que sa possession du Pouvoir suffise à la sauver si elle était la prochaine cible. La saidar lui donnait pourtant l’impression d’être en sécurité, tant qu’elle savait que ce n’était qu’une illusion. Au bout d’un moment, elle tissa les flux d’Esprit pour cacher sa capacité et l’aura du Pouvoir.

Même à cette heure tardive, la lune déclinant à l’ouest sur l’horizon, quelques personnes s’affairaient dans les rues. La plupart des tentes étaient plongées dans l’obscurité, excepté quelques-unes plus grandes où brillaient les lueurs des lampes et des bougies. Rien d’étonnant compte tenu des circonstances. À proximité de celles-là, des hommes s’étaient rassemblés. Des Liges. Personne d’autre n’aurait pu rester immobile au point de se fondre dans la nuit, surtout pas par ce temps glacial. Grâce au Pouvoir, elle en distingua d’autres enveloppés dans des capes aux couleurs changeantes. Ils la remarquèrent, tournant la tête pour la suivre des yeux, avançant lentement dans les ornières gelées, scrutant la nuit.

Même si l’Assemblée devait être informée, il fallait qu’elle en prévienne d’autres avant. Elle estima que les sœurs risquaient davantage d’avoir une réaction… précipitée. Et probablement désastreuse. Des serments prêtés sous la contrainte les liaient à une femme qu’elles croyaient maintenant morte. Quant à l’Assemblée, la plupart des sœurs avaient cloué leur drapeau au mât en acceptant un siège. Aucune d’elles n’allait sauter avant d’être certaine de l’endroit où elles atterriraient.

La tente de Sheriam était trop petite pour ce qu’elle espérait y trouver, de surcroît plongée dans la pénombre, remarqua-t-elle en passant. Elle doutait fort qu’elle y fût endormie. Celle de Morvrin, assez grande pour y dormir confortablement à quatre, aurait convenu, s’il y avait eu assez de place parmi tous les livres que la Brune s’était arrangée pour acquérir au cours de leur marche, mais elle était sombre, elle aussi. Son troisième choix fut le bon. Elle arrêta Lis Nocturne non loin.

Myrelle possédait deux tentes au camp, une pour elle et une pour ses trois Liges, les seuls qu’elle osait reconnaître. La sienne était brillamment éclairée, avec des ombres mouvantes derrière les parois de toile rapiécée. Trois hommes très dissemblables attendaient dans l’allée devant la tente – leur immobilité les désignait comme Liges –, mais elle les ignora pour le moment. De quoi parlait-on exactement à l’intérieur ? Bien que certaine que c’était inutile, elle tissa de l’Air avec juste un soupçon de Feu ; son tissage toucha la tente et se heurta à une garde contre les écoutes. Inversée, bien entendu, et donc invisible pour elle. Elle avait fait cette tentative pour le cas où elles auraient été imprudentes. Mais c’était peu probable compte tenu des secrets qu’elles avaient à cacher. De l’autre côté de la toile, les ombres ne bougeaient plus. Elles savaient maintenant que quelqu’un avait essayé de les entendre. Elle se remit en route, se demandant de quoi elles étaient en train de parler.

Elle chuta quasiment de sa monture, tout en sauvant les apparences. L’un des Liges, l’Arinvar de Sheriam, un mince Cairhienin un peu plus grand qu’elle, s’avança pour prendre ses rênes en s’inclinant, mais elle l’écarta de la main. Lâchant la saidar, elle attacha la jument à une lame de l’allée en bois, par un nœud marin qui aurait retenu un bateau de bonne taille contre vents et marées. Elle n’aimait peut-être pas monter, mais quand elle attachait un cheval, elle entendait qu’il soit là à son retour. Arinvar haussa les sourcils en la regardant faire son nœud, et pensa qu’il n’aurait pas à payer si ce foutu animal s’échappait.

Seul l’un des deux autres Liges appartenait à Myrelle. Avar Hachami, un Saldaean au nez en bec d’aigle et aux grosses moustaches striées de gris. Après lui avoir jeté un bref coup d’œil et l’avoir saluée de la tête, il se remit à observer la nuit. Le Jori de Morvrin, petit, chauve et presque aussi large que haut, ne lui prêta aucune attention. Ses yeux scrutaient l’obscurité, et sa main reposait légèrement sur la longue poignée de son épée. Il était l’une des plus fines lames parmi les Liges. Où étaient les autres ? Impossible de l’interroger, pas plus qu’elle ne pouvait lui demander qui se trouvait dans la tente. Ça les aurait trop choqués. Aucun ne tenta de l’empêcher d’entrer. Au moins, les choses n’en étaient pas encore arrivées là.

À l’intérieur, deux braseros diffusaient une odeur de rose et une chaleur qui lui parut presque étouffante après l’air glacé du dehors. Toutes celles qu’elle espérait trouver se tenaient là tournées vers elle.

Myrelle elle-même, assise dans un large fauteuil à dossier droit, en robe de soie couverte de fleurs jaunes et rouges, les bras croisés, affichait un calme parfait sur son visage olivâtre qui renforçait le feu de son regard. L’aura du Pouvoir brillait autour d’elle. C’était sa tente, après tout ; c’était à elle d’y tisser une garde. Sheriam, assise très droite à un bout de la couchette de Myrelle, feignait d’ajuster ses jupes à taillades bleues, le visage aussi enflammé que ses cheveux, et qui s’enflamma encore un peu plus à la vue de Siuan. Elle ne portait pas l’étole de Gardienne ; c’était mauvais signe.

— J’aurais dû penser que c’était vous, dit Carlinya avec froideur, poings sur les hanches.

Même si elle n’avait jamais été chaleureuse, les bouclettes qui s’arrêtaient juste au-dessus de ses épaules encadraient un visage qui semblait taillé dans une glace presque aussi pâle que sa robe.

— Je ne supporterai pas que vous tentiez d’écouter mes conversations particulières, Siuan.

Oh oui, elles croyaient que tout était fini !

Morvrin au visage lunaire, qui pour une fois ne paraissait pas ailleurs ou endormie, malgré les plis de sa jupe de drap brun, contourna la petite table où reposaient sur un plateau un grand pichet et cinq tasses en argent. Il semblait que personne n’avait envie de thé ; toutes les tasses étaient sèches. Fouillant dans son escarcelle, la sœur grisonnante en tira un peigne de corne qu’elle fourra dans la main de Siuan.

— Vous êtes tout échevelée, mon amie. Mettez de l’ordre dans votre coiffure avant qu’un voyou ne vous prenne pour une souillon de taverne et ne vous fasse sauter sur ses genoux.

— Egwene et Leane sont vivantes et prisonnières dans la Tour, annonça Siuan, avec plus de calme qu’elle n’en ressentait.

Une souillon de taverne ? Touchant ses cheveux, elle constata que la sœur avait raison et se mit à démêler sa chevelure. Elle se devait d’être prise au sérieux.

— Egwene m’a parlé en rêve. Elles ont réussi à bloquer le port, enfin presque, mais elles ont été capturées. Où sont Beonin et Nisao ? Que l’une d’entre vous aille les chercher. Je ne veux pas écailler deux fois le même poisson.

Si elles se croyaient déliées de leurs serments et de leur vœu d’obéissance à Egwene, cela devrait les désabuser. Sauf qu’aucune ne bougea.

— Beonin avait sommeil, dit lentement Morvrin, étudiant Siuan.

Derrière son visage placide se cachait un esprit aiguisé.

— Elle était trop fatiguée pour continuer à parler. Et pourquoi aurions-nous demandé à Nisao de se joindre à nous ?

Cela fit froncer les sourcils à Myrelle, une amie de Nisao, mais les deux autres approuvèrent de la tête. Elles et Beonin trouvaient que Nisao faisait partie d’elles-mêmes malgré les serments d’allégeance qu’elles partageaient. Pour Siuan, ces femmes n’avaient jamais cessé de croire qu’elles pouvaient toujours guider les événements d’une façon ou d’une autre, même après qu’on leur eut enlevé le gouvernail des mains.

Sheriam se leva du lit comme s’apprêtant à partir en courant, allant même jusqu’à retrousser ses jupes, mais cela n’avait rien à voir avec l’ordre de Siuan. La colère s’était évanouie, remplacée par un empressement rayonnant.

— Nous n’avons pas besoin d’elles pour le moment. « Prisonnières », cela veut dire qu’elles sont retenues dans les cellules souterraines jusqu’à ce que l’Assemblée se réunisse pour le procès. Nous pouvons Voyager là-bas et les libérer bien avant qu’Elaida réalise ce qui se passe.

Myrelle se leva, hochant vigoureusement la tête, portant la main à sa ceinture comme pour la dénouer.

— Il vaut mieux se passer des Liges, à mon avis. Nous n’aurons pas besoin d’eux.

Elle puisa plus profondément à la Source, anticipant les événements.

— Non ! dit sèchement Siuan, grimaçant quand le peigne se prit dans ses cheveux.

Par moments, elle avait envie de les couper plus court que ceux de Carlinya, mais Gareth lui disait qu’il aimait beaucoup leur façon d’effleurer ses épaules. Par la Lumière, ne pouvait-elle donc pas échapper à cet homme, même ici ?

— Egwene ne sera pas jugée et elle ne se trouve pas dans les cellules souterraines. Elle n’a pas pu me dire où elle est enfermée, sauf qu’elle est surveillée jour et nuit. Et elle a donné l’ordre que les sœurs ne fassent aucune tentative pour la libérer.

Les autres la fixèrent dans un silence choqué. À la vérité, elle avait elle-même discuté cette décision d’Egwene, sans succès. C’était un ordre officiel, prononcé par le Siège d’Amyrlin.

— Ce que vous dites est irrationnel, dit enfin Carlinya.

Le ton était toujours froid et le visage serein, mais ses mains lissaient inutilement ses jupes blanches brodées.

— Si nous capturons Elaida, nous la jugerons et la neutraliserons très vraisemblablement.

Leurs doutes et leurs craintes n’étaient pas encore apaisés.

— Comme elle a Egwene en son pouvoir, elle fera probablement de même. Je n’ai pas besoin de Beonin pour savoir ce que dit la loi dans ce cas.

— Nous devons la secourir, quelle que soit sa volonté ! dit Sheriam, aussi véhémente que Carlinya était froide.

Ses yeux verts étincelaient, et elle crispait les poings sur ses jupes.

— Elle ne réalise pas le danger qu’elle encourt. Elle doit être en état de choc. A-t-elle fait des allusions sur l’endroit où elle est retenue ?

— N’essayez pas de nous cacher quelque chose, Siuan, dit Myrelle avec fermeté.

Ses yeux à elle semblaient de feu, et elle secoua sa ceinture en soie pour souligner son propos.

— Pourquoi cacherait-elle l’endroit où elle est enfermée ?

— Pour éviter ce que vous suggérez, vous et Sheriam.

Renonçant à démêler ses cheveux, Siuan jeta le peigne sur la table. Elle ne pouvait pas continuer à se peigner et penser qu’elles feraient attention à ses paroles. Échevelée, elle resterait.

— Elle est gardée, Myrelle. Par des sœurs. Et elles ne renonceront pas à elle facilement. Si nous tentons de la secourir, des Aes Sedai mourront par les mains d’autres Aes Sedai, aussi sûr que le brochet argenté fraye dans les roseaux. C’est déjà arrivé, mais cela ne doit plus se reproduire, sinon tout espoir de réunifier pacifiquement la Tour est anéanti. Nous ne pouvons pas permettre que ça se reproduise. De sorte qu’il n’y aura pas de tentative de sauvetage. Quant à savoir pourquoi Elaida a décidé de ne pas la juger, je n’en sais rien.

Egwene était restée vague sur la question, comme si elle ne comprenait pas cette décision, elle non plus. Mais elle avait été formelle sur les faits, et elle ne l’aurait pas été sans en être certaine.

— Pacifiquement, marmonna Sheriam avec une profonde amertume, se laissant retomber sur la couchette. Y en a-t-il jamais eu la possibilité, même au début ? Elaida a aboli l’Ajah Bleue ! La paix a-t-elle encore des chances ?

— Elaida ne peut pas simplement abolir une Ajah, murmura Morvrin.

Elle tapota l’épaule de Sheriam, mais la femme aux cheveux flamboyants repoussa sa main replète.

— Il y a toujours une chance, dit Carlinya. Les ports sont bloqués, ce qui renforce notre position. Les négociatrices se réunissent tous les matins…

Laissant sa voix mourir, le regard troublé, elle remplit une tasse de thé et la vida à moitié d’un seul trait sans y ajouter de miel. Le blocus des ports aurait en soi sûrement mis un terme aux négociations, qui d’ailleurs ne semblaient pas avancer. Est-ce qu’Elaida les prolongerait maintenant qu’elle tenait Egwene ?

— Je ne comprends pas pourquoi Elaida ne veut pas faire passer Egwene en jugement, dit Morvrin, puisqu’une condamnation semble sûre et certaine, mais il demeure qu’elle reste prisonnière.

Elle n’affichait ni la véhémence de Sheriam et Myrelle, ni la froideur de Carlinya. Elle exposait simplement les faits, la bouche légèrement crispée.

— Si elle n’est pas jugée, alors, sans aucun doute, elle sera brisée. Elle a prouvé qu’elle était plus forte que je ne l’avais cru au début, mais aucune femme n’est assez forte pour résister à la Tour Blanche quand elle décide de briser quelqu’un. Nous devons considérer les conséquences si nous ne pouvons pas la tirer de là avant.

Siuan secoua la tête.

— Elle ne sera même pas fouettée, Morvrin. Je ne comprends pas pourquoi, mais je ne crois pas qu’elle nous dirait de ne pas intervenir si elle pensait qu’elles allaient la torturer…

Elle s’interrompit quand quelqu’un poussa les rabats. Lelaine Akashi entra, son châle frangé de bleu drapé sur les bras. Sheriam se leva, bien que n’y étant pas obligée ; Lelaine était Députée, mais elle était Gardienne. Il faut dire que Lelaine était imposante dans sa robe en velours à taillades bleues malgré sa minceur, une image de la dignité incarnée, avec un air d’autorité qui semblait ce soir-là plus grand que jamais. Parfaitement coiffée, on aurait dit qu’elle se préparait à entrer à l’Assemblée après une bonne nuit de sommeil.

Docilement, Siuan se tourna vers la table et prit le pichet. Normalement, elle aurait dû servir le thé et ne prendre la parole que lorsqu’on lui demandait son avis. Si elle se taisait, peut-être que Lelaine en terminerait avec les autres et s’en irait bientôt sans lui accorder un autre regard. Elle la regardait rarement deux fois.

— J’ai pensé que le cheval attaché dehors était le même que celui sur lequel vous êtes arrivée, Siuan, dit Lelaine, promenant son regard sur les autres, totalement impassibles. Vous ai-je interrompues ?

— Siuan dit qu’Egwene est vivante, déclara Sheriam, comme si elle annonçait le prix de la perche à la criée. Et Leane aussi. Egwene lui a parlé en rêve. Elle refuse toute tentative de libération.

Myrelle lui jeta un regard en coin indéchiffrable, mais Siuan avait envie de lui frotter les oreilles ! C’est sans doute Lelaine qu’elle aurait avertie ensuite, mais d’une autre façon. Ces derniers temps, elle était redevenue aussi écervelée qu’une novice !

Avec une moue pensive, Lelaine braqua sur Siuan des yeux perçants comme des poinçons.

— Vraiment ? Vous devriez porter votre étole, Sheriam. Vous êtes la Gardienne. Voulez-vous faire quelques pas avec moi, Siuan ? Il y a beaucoup trop longtemps que nous n’avons pas eu une conversation particulière.

D’une main, elle tira le rabat, reportant son regard perçant sur les autres sœurs. Sheriam rougit et tira son étroite étole bleue de son escarcelle pour la poser sur ses épaules. Myrelle et Carlinya soutinrent sans broncher le regard de Lelaine. Morvrin s’était mise à tapoter de l’index son menton rond, comme inconsciente de la présence des autres. Peut-être l’était-elle.

Réfléchissait-elle aux ordres d’Egwene ? Siuan n’eut pas le temps de la regarder tout en posant le pichet. Une suggestion d’une sœur du rang de Lelaine, qu’elle soit Députée ou non, équivalait à un ordre pour quelqu’un du rang de Siuan. Retroussant sa cape et ses jupes, elle sortit, murmurant des remerciements à Lelaine qui lui tenait le rabat. Par la Lumière, elle espérait que ces idiotes avaient écouté ce qu’elle leur avait dit.

Quatre Liges se tenaient devant la tente, dont l’un était le Burin de Lelaine, un Domani massif à la peau cuivrée, enveloppé dans une grande cape de Lige. Avar avait été remplacé par un autre Lige de Myrelle, Nuhel Dromand, grand, imposant, avec une barbe à la mode d’Illian qui rendait glabre sa lèvre supérieure. Sa parfaite immobilité lui donnait l’aspect d’une statue, n’était les minces volutes de buée blanche qui sortaient de ses narines. Arinvar s’inclina rapidement devant Lelaine, avec courtoisie et cérémonieusement. Nuhel et Jori ne relâchèrent pas leur vigilance. Tout comme Burin.

Le nœud qui retenait Lis Nocturne prit autant de temps à défaire qu’à faire. Lelaine attendit patiemment que Siuan se redresse, les rênes à la main, puis elle se mit lentement au pas, sur le chemin qui séparait les tentes sombres. Des ombres lunaires lui masquaient le visage. Elle n’embrassa pas le Pouvoir, alors Siuan s’en abstint aussi. Suivie de Burin, Siuan marcha près de Lelaine, conduisant en silence la jument par la bride. C’était à la Députée de commencer, et pas seulement parce qu’elle était Députée. Siuan combattit l’envie de pencher la tête, et de perdre ainsi le pouce supplémentaire qu’elle avait sur l’autre. Maintenant, elle pensait rarement au temps où elle était Amyrlin. Elle avait été de nouveau reconnue comme Aes Sedai, ce qui signifiait en partie qu’elle devait trouver instinctivement sa niche parmi les sœurs. Cette maudite jument fourra son museau dans sa main, comme un animal familier. Elle passa les rênes dans son autre main, le temps de s’essuyer les doigts sur sa cape. Sale bête ! Lelaine la regarda du coin de l’œil, et elle sentit ses joues s’empourprer.

— Vous avez d’étranges amies, Siuan. Je crois que certaines étaient d’avis de vous renvoyer quand vous êtes arrivée à Salidar. Venant de Sheriam, je pourrais le comprendre, bien que le fait qu’elle soit maintenant tellement plus haut que vous dans la hiérarchie doive rendre vos rapports embarrassants. C’est d’ailleurs la principale raison pour laquelle je vous évite.

Siuan faillit en rester bouche bée d’étonnement. Elle ne s’attendait pas à une telle transgression de la part de cette femme.

— J’espère que nous pourrons redevenir amies, vous et moi, Siuan, mais je comprendrai si cela se révèle impossible. Cette réunion de ce soir confirme ce que me disait Faolain.

Lelaine eut un petit rire et croisa les mains à sa taille.

— Oh ! ne grimacez pas ainsi, Siuan. Elle ne vous a pas trahie, du moins pas intentionnellement. Elle a commis une indiscrétion de trop, et j’ai décidé de faire pression sur elle, mais pas comme on fait avec une autre sœur. Elle n’est encore qu’une Acceptée, jusqu’à ce qu’elle soit mise à l’épreuve. Faolain fera une bonne Aes Sedai. Elle m’a livré ce qu’elle savait avec beaucoup de répugnance, en fait quelques bribes et quelques noms qui se recoupent avec la réunion de ce soir. Je pense avoir ainsi une vue d’ensemble. Je peux la libérer maintenant. En tout cas, elle n’aura plus envie de m’espionner. Vous-même et vos amies avez été très fidèles à Egwene. Pourrez-vous m’être fidèle, à moi ?

Ainsi, c’était pour ça que Faolain semblait s’être cachée. Que lui avait-elle révélé sous la pression ? Bien que Faolain ne soit pas au courant de tout, il valait mieux supposer que Lelaine, elle, l’était.

Siuan s’arrêta net et se redressa. Lelaine l’imita attendant qu’elle lui réponde. Siuan se raidit pour affronter cette femme. Certains instincts sont gravés dans les os des Aes Sedai.

— Je vous suis fidèle en tant que Députée de mon Ajah, mais Egwene al’Vere est le Siège d’Amyrlin.

— Elle l’est.

Le visage de Lelaine resta imperturbable, pour autant que Siuan pût en juger.

— Elle vous a parlé dans ses rêves ? Dites-moi ce que vous savez de sa situation, Siuan.

Par-dessus son épaule, Siuan jeta un coup d’œil sur le grand Lige.

— Ne faites pas attention à lui, la rassura la Députée. En vingt ans, je n’ai pas eu un seul secret pour Butin.

— Dans mes rêves, acquiesça Siuan.

Elle n’avait certainement pas l’intention d’admettre que cela avait été uniquement pour la convoquer à Salidar dans le Tel’aran’rhiod. Elle n’était pas censée avoir cet anneau en sa possession. L’Assemblée le lui enlèverait si elle l’apprenait.

Calmement – extérieurement, du moins –, elle répéta ce qu’elle avait dit à Myrelle et aux autres, en plus détaillé, en évitant de parler de la trahison. Celle-ci devait venir de l’Assemblée elle-même – personne ne connaissait le projet de bloquer les ports à part les femmes impliquées –, mais les responsables, quelles qu’elles fussent, ne pouvaient pas savoir qu’elles trahissaient Egwene. Elles aidaient seulement Elaida, contre toute attente. Pourquoi l’une d’entre elles aurait-elle voulu aider Elaida ? Dès le début, on avait parlé de ses disciples secrètes, mais personnellement, elle avait écarté cette idée depuis longtemps. Assurément, toutes les Bleues souhaitaient avec ferveur qu’Elaida soit déposée, mais avant de savoir qui était responsable, aucune Députée, pas même une Bleue, n’apprendrait quoi que ce soit.

— Elle a convoqué une réunion de l’Assemblée pour demain… non, pour ce soir. Pour la Dernière Cloche, termina-t-elle. À l’intérieur de la Tour, dans la Salle de la Tour.

Lelaine rit aux larmes.

— Oh ! c’est hilarant. L’Assemblée siégeant sous le nez d’Elaida. J’aimerais pouvoir le lui dire, juste pour voir sa tête.

Subitement, elle reprit son sérieux. Lelaine avait toujours un éclat de rire en réserve quand elle en avait besoin, mais par nature, elle était sérieuse.

— Ainsi, Egwene pense que les Ajahs peuvent se retourner les unes contre les autres. Ça ne me semble guère possible. Elle n’a vu qu’une poignée de sœurs, dites-vous. Pourtant, il faudra approfondir la question à la prochaine incursion dans le Tel’aran’rhiod. Peut-être l’une pourra-t-elle voir ce qu’il y a dans les quartiers des Ajahs au lieu de se concentrer sur le bureau d’Elaida.

Siuan eut du mal à réprimer une grimace. Elle avait elle-même prévu de faire des recherches dans le Tel’aran’rhiod. Chaque fois qu’elle se rendait à la Tour dans le Monde des Rêves, elle était une autre femme dès qu’elle changeait de direction. Elle devrait être encore plus prudente que d’habitude.

— Qu’elle refuse d’être libérée est compréhensible, poursuivit Lelaine, et même louable – personne ne souhaite la mort de ses sœurs –, mais c’est très risqué. Pas de procès, pas même une flagellation ? À quoi joue donc Elaida ? Pense-t-elle la convaincre de redevenir une Acceptée ? Cela semble improbable.

Elle hocha la tête, comme considérant quand même la chose.

La conversation prenait une direction dangereuse. Si les sœurs se convainquaient qu’elles savaient où était Egwene, les chances augmentaient que quelqu’une se mette en tête de la libérer, qu’elle soit ou non gardée par des Aes Sedai. Faire une tentative au mauvais endroit serait aussi risqué qu’au bon, sinon plus. Pire, Lelaine ignorait quelque chose.

— Egwene a convoqué l’Assemblée en session, dit Siuan, acide. Irez-vous ?

Un silence réprobateur lui répondit. Elle s’empourpra une nouvelle fois.

Certaines choses étaient gravées dans les os.

— Bien sûr que j’irai, répondit finalement Lelaine, catégorique. Toute l’Assemblée ira. Egwene al’Vere est le Siège d’Amyrlin, et nous avons suffisamment de ter’angreals. Peut-être expliquera-t-elle comment elle croit pouvoir résister si Elaida ordonne qu’on la brise. J’aimerais beaucoup l’entendre.

— Alors, pourquoi me demandez-vous ma fidélité ?

Au lieu de répondre, Lelaine reprit sa marche lente au clair de lune, ajustant soigneusement son châle. Burin la suivait, lion à demi invisible dans la nuit. Siuan pressa le pas pour rester à sa hauteur, menant Lis Nocturne par la bride, repoussant les tentatives de cette idiote de jument pour nicher son museau dans sa main.

— Egwene al’Vere est le Siège légitime d’Amyrlin, dit enfin Lelaine. Jusqu’à sa mort. Ou sa neutralisation. Dans l’un ou l’autre cas, Romanda revendiquerait de nouveau l’étole et le sceptre, et moi, je m’efforcerais de l’en empêcher.

Elle eut un reniflement dédaigneux.

— Cette femme serait aussi désastreuse qu’Elaida. Malheureusement, assez de sœurs la soutiennent pour m’empêcher d’y parvenir. Nous serions de retour à la case départ, sauf que si Egwene est morte ou neutralisée, vous et vos amies me serez aussi fidèles que vous l’avez été à Egwene. Et vous m’aiderez à devenir le Siège d’Amyrlin malgré Romanda.

Siuan eut l’impression que son estomac s’était transformé en glace. Aucune Bleue n’avait pu commettre la première trahison, mais désormais, au moins l’une d’elles avait une raison de la trahir.

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