Appuyé sur le pommeau de sa selle, ashandarei posé en travers de l’encolure de Pips, Mat fronça les sourcils sur le ciel. Le soleil avait largement dépassé son zénith. Si Vanin et les gardes de la Mort ne revenaient pas bientôt, les arbalétriers combattraient avec le soleil dans les yeux, ou pire, au crépuscule. Des nuages noirs trônaient sur les montagnes, à l’est. Un vent violent soufflait du nord. Rien à attendre de ce côté. La pluie mettrait la belette dans le poulailler. Les arcs tiraient mal sous la pluie. Enfin, s’il pleuvait, ce serait dans quelques heures avec de la chance, mais il n’avait jamais remarqué que sa chance légendaire l’empêchait d’être trempé sous un déluge. Il n’avait pas osé attendre le lendemain. Ces types qui pourchassaient Tuon avaient peut-être flairé la présence de Karede. Il devrait alors essayer de les attaquer ou de leur tendre une embuscade, avant qu’ils puissent rattraper Karede. Mieux valait les faire venir à lui, en un lieu de son choix. Trouver l’endroit favorable n’avait pas été difficile, entre la collection de cartes de Maître Roidelle d’une part, et Vanin et les autres éclaireurs de l’autre.
Aludra s’affairait sur l’un de ses grands tubes de lancement cerclés de métal, ses tresses emperlées voilant son visage quand elle examina quelque chose à la base en bois du tuyau. Il regrettait qu’elle n’ait pas voulu rester en arrière avec les animaux de bât, comme Thom et Maîtresse Anan. Même Noal avait accepté de rester, ne fut-ce que pour aider Juilin et Amathera à surveiller Olver, afin qu’il n’aille pas regarder la bataille. Il était plein d’enthousiasme, ce qui pouvait facilement mener à la mort. Son éducation était déjà assez lamentable quand Haman et les trois autres le corrompaient. Maintenant, la moitié des hommes lui enseignaient à manier l’épée ou la dague, et vu la façon dont il se comportait, lui farcissaient la tête d’histoires de héros, de sorte qu’il suppliait pour participer à des raids avec Mat. Aludra ne valait guère mieux. N’importe qui aurait pu craquer ces bâtonnets pour allumer ses fusibles une fois qu’elle avait chargé son tube, mais elle insistait pour le faire elle-même. C’était une maîtresse femme, cette Aludra, et pas trop contente de se trouver du même côté que les Seanchans, même si l’accord n’était que temporaire. Il lui semblait néfaste qu’ils puissent être témoins de son travail, sans en être les destinataires. Leilwin et Domon, à cheval près d’elle, la surveillaient, autant pour s’assurer qu’elle ne faisait pas de bêtise que pour la protéger. Mat espérait que Leilwin ne commettrait pas d’erreur elle-même. Comme il n’y avait apparemment qu’un seul Seanchan parmi leurs adversaires, elle avait décidé qu’elle pouvait y participer. À la façon dont elle foudroyait Musenge et les gardes de la Mort, on aurait dit qu’elle avait quelque chose à leur prouver.
Les trois Aes Sedai regroupées, leurs rênes à la main, lançaient des regards noirs aux Seanchans, elles aussi, comme Blaeric et Fen, qui caressaient la poignée de leur épée, peut-être inconsciemment. Joline et ses deux Liges avaient été les seuls atterrés du départ de Sheraine avec Tuon, mais le souvenir d’avoir été à la laisse était encore trop frais chez Edesina et Teslyn pour qu’elles se sentent à l’aise entourées de soldats seanchans. Bethamin et Seta avaient une attitude très docile, mains croisées à la taille, un peu à l’écart des sœurs. Le bai clair de Bethamin lui poussait l’épaule de son museau, et cette grande femme noire leva la main pour le caresser, avant de la laisser retomber et de reprendre son attitude pleine d’humilité. Elles ne prendraient pas part aux combats. Joline et Edesina l’avaient dit clairement, pourtant elles semblaient désirer garder un œil sur les deux femmes pour en être sûres. À l’évidence, les Seanchanes ne regardaient rien sauf les soldats seanchans. D’ailleurs, Bethamin, Seta et Leilwin, auraient aussi bien pu ne pas exister pour l’attention que leur accordaient Musenge et ses hommes. Qu’il soit réduit en cendres, il y avait tellement de tension dans l’air qu’il sentait presque de nouveau le nœud coulant autour de son cou.
Pips piaffa, énervé de rester immobile Mat lui flatta l’encolure, puis gratta la cicatrice sur sa joue. Les onguents de Tuon piquaient autant qu’elle le lui avait dit, mais ils étaient efficaces. Sa nouvelle collection de cicatrices le démangeait. Tuon. Sa femme. Il était marié ! Il savait que ça arriverait, il le savait depuis longtemps, mais quand même… Marié. Il aurait dû se sentir… différent… d’une façon ou d’une autre, mais il se sentait toujours lui-même. Et il avait bien l’intention de le rester ; qu’il soit réduit en cendres dans le cas contraire ! Si Tuon pensait que Mat Cauthon allait se ranger, renoncer à jouer aux dés, elle allait avoir des surprises. Il devrait renoncer à courir les femmes, supposait-il, et encore plus à les séduire, mais il continuerait à danser avec elles avec plaisir. Et à les regarder. Sauf quand il serait avec elle. Qu’il soit réduit en cendres s’il savait quand cela arriverait. Il n’irait nulle part où elle commanderait, avec ses idées de le faire porteur de coupes ou palefrenier, et ses histoires de se marier pour servir l’Empire ! Comment l’épouser pouvait-il censément aider ce maudit Empire ?
Musenge quitta les dix autres Gardes de la Mort et les cinq Ogiers, et mit son hongre noir au trot pour rejoindre Mat. Le cheval avait des lignes harmonieuses, était bâti à la fois pour la vitesse et l’endurance, pour autant que Mat en pouvait juger sans un examen approfondi. Musenge, solide et trapu, était fait pour l’endurance avec un visage usé mais dur, et des yeux comme des pierres polies.
— Pardonnez-moi, Altesse, dit-il d’une voix traînante, tapant son gantelet contre son plastron, mais les hommes ne devraient-ils pas se remettre au travail ?
Il articulait encore moins que Selucia, au point d’être presque incompréhensible.
— Leur pause dure depuis longtemps. Je doute déjà qu’ils aient le temps de terminer le mur avant l’arrivée du traître.
Mat s’était demandé quand il en parlerait. Il pensait que ce serait plus tôt.
Leurs casques sans visière posés près d’eux, mais leurs plastrons sanglés sur la poitrine, les arbalétriers étaient assis par terre derrière un long mur en arrondi formé par la terre extraite d’une tranchée profonde de quatre pieds située derrière. Ils avaient eu vite fait. Les fantassins devaient savoir manier la pelle, la pioche et la hache aussi bien que les armes. Les outils étaient éparpillés tout le long de la tranchée. Certains jouaient aux dés, d’autres se prélassaient ou même dormaient. Les soldats profitaient de la moindre occasion pour dormir. Quelques-uns lisaient un livre, par la Lumière ! Ils lisaient ! Mandevwin circulait parmi eux, tripotant son couvre-œil, et se penchant de temps en temps pour dire quelques mots à un porte-bannière.
Le terrain était parfait pour ce que Mat avait en tête. Près de deux miles de grasses prairies, parsemées de fleurs sauvages et de quelques buissons s’étendaient, du mur jusqu’aux grands arbres du côté ouest. Au nord, un marais d’eau noire, plein de chênes et de curieux arbres à fleurs blanches qui semblaient des racines, avec un lac du côté ouest et une forêt en contrebas du lac. Sortant du marais, une petite rivière coulait vers l’est, à un demi-mile derrière Mat, avant de s’incurver vers l’ouest sur sa gauche. Il y avait une petite rivière, assez large et profonde pour que les chevaux soient obligés de nager pour la traverser. L’autre rive était hors de portée des archers. Il n’y avait qu’un moyen pour un attaquant d’atteindre le mur. Foncer droit sur lui.
— Quand ils arriveront, je ne veux pas qu’ils s’arrêtent pour compter combien il y a d’hommes en rouge et noir, dit-il.
Musenge grimaça légèrement, pour une raison inconnue.
— Je veux qu’ils voient un mur inachevé et des outils jetés par terre pour qu’ils comprennent que nous avons appris qu’ils approchaient. La promesse de cent mille couronnes d’or leur a échauffé le sang, et je veux qu’ils soient trop excités pour raisonner sainement. Ils nous croiront vulnérables, et avec un peu de chance, se jetteront droit sur nous. Ils se diront que la moitié d’entre eux mourront quand nous tirerons, mais que ça laissera plus d’or pour les autres. Ils n’attendront qu’une volée de flèches.
Il claqua dans ses mains et Pips remua.
— Et alors, le piège se referme.
— Quand même, Altesse, je souhaiterais que nous ayons davantage de vos arbalétriers. Il paraît que vous en possédez trente mille.
Musenge l’avait entendu dire à Tuon qu’il combattrait les Seanchans. Il allait à la pêche aux informations.
— J’en ai moins qu’avant, grimaça Mat.
Ses victoires lui avaient fait perdre des hommes, mais relativement peu. Quatre cents arbalétriers étaient enterrés en Altara, et près de cinq cents cavaliers. Les pertes étaient assez modestes, étant donné la situation, mais il préférait quand il n’en déplorait aucune.
— Mes effectifs suffiront pour aujourd’hui.
— À vos ordres, Altesse.
La voix de Musenge était si neutre qu’il aurait pu commenter le prix des haricots. Étrange. Musenge n’avait pas l’air d’un homme manquant d’assurance.
— J’ai toujours été prêt à mourir pour elle.
Aucun besoin de préciser de qui il parlait.
— Moi aussi, je suppose, Musenge.
Par la Lumière, il le pensait ! Oui, il le pensait. Cela signifiait-il qu’il était amoureux d’elle ?
— Mais il vaut mieux vivre pour elle, vous ne trouvez pas ?
— Ne devriez-vous pas endosser votre armure, Altesse ?
— Je n’ai pas l’intention d’approcher assez près du combat pour avoir besoin d’une armure. Un général tirant l’épée a renoncé à son bâton de commandement pour devenir simple soldat.
Voilà qu’il se remettait à citer Comadrin – il le faisait de plus en plus souvent quand il parlait du métier des armes, mais il faut dire que cet homme connaissait pratiquement tout ce qu’on pouvait savoir sur la carrière militaire –, ce n’était qu’une citation, mais elle sembla impressionner le soldat, qui le salua une fois de plus et lui demanda la foutue permission de retourner près de ses hommes. Mat fut tenté de lui demander ce que signifiait cette farce de le traiter d’« Altesse ». C’était sans doute la façon des Seanchans de l’appeler « Seigneur », mais il n’avait jamais entendu ce terme à Ebou Dar, où il était pourtant entouré de Seanchans.
Cinq silhouettes sortirent de la forêt au bord de la prairie, et il n’eut pas besoin de sa lunette d’approche pour les reconnaître. Les deux Ogiers en armure rouge et noir le lui auraient annoncé si la corpulence de Vanin n’avait pas suffi. Les hommes montés étaient au grand galop, mais les Ogiers suivaient facilement, balançant leurs longs bras et leur hache, comme des pistons.
— Frondeurs, préparez-vous ! cria Mat. Tous les autres, pelle en main !
L’illusion devait être parfaite.
Tandis que la plupart des arbalétriers se dispersaient pour attraper une pelle et faire leur numéro de terrassiers dans la tranchée et sur le mur, cinquante autres coiffèrent leur casque et s’alignèrent devant Aludra. Ils avaient à la ceinture une courte épée qu’ils appelaient « éventre-chat », mais au lieu d’une arbalète, ils étaient armés d’un tube lanceur de quatre pieds de long. Mat en aurait voulu plus de cinquante, mais Aludra n’avait pas suffisamment de poudre. Chacun portait un baudrier à nombreuses poches en travers de son plastron, dont chacune contenait un petit cylindre de cuir pas plus gros qu’une main d’homme, avec un fusible sortant à un bout. Aludra ne leur avait pas encore trouvé un nom hors du commun.
Un par un, les hommes lui tendirent une longue mèche pour qu’elle l’allume avec l’un de ses bâtonnets. Ce qu’elle fit rapidement, utilisant chacun jusqu’à ce que la flamme lui brûle presque les doigts, mais sans jamais grimacer, jetant simplement par terre le bâtonnet brûlé et en allumant un autre, tout en disant aux frondeurs d’aller plus vite et que sa réserve s’épuisait. Par la Lumière, ce qu’elle était avare de ces bâtonnets ! Mat savait qu’elle en avait encore cinq boîtes. Sa mèche allumée, chacun la mettait entre ses dents et prenait un cylindre dans une poche de son baudrier en retournant à son poste derrière le mur. Ils devaient couvrir le mur sur toute sa longueur.
— Il est temps de mettre vos gens en place, Musenge, dit Mat d’une voix forte.
Les gardes de la Mort se rangèrent côte à côte sur une seule ligne, avec les Jardiniers aux deux extrémités. Quiconque jetterait un coup d’œil dans une lunette saurait qui ils étaient. Par la Lumière, il suffisait de voir les Ogiers en armure, le soleil scintillant sur tout ce rouge et ce noir. S’ils prenaient le temps de se dire que les Gardes étaient bien peu nombreux, ils verraient aussi qu’ils avaient l’avantage du nombre sur Mat.
Vanin galopa derrière le mur, sauta à terre et fit marcher son cheval couvert d’écume pour le calmer. Dès qu’il eut passé le mur, les arbalétriers lâchèrent leurs pelles et coururent coiffer leur casque et ramasser leur arbalète. Elles avaient été disposées sur trois rangs espacés, avec des intervalles où se tiendraient les frondeurs. Peu importait si quelqu’un observait de la forêt. Ce qu’il verrait lui semblerait naturel.
Mat sur Pips rejoignit Vanin au trot. Il démonta. Les deux gardes de la Mort et les deux Ogiers rejoignirent les autres. Les chevaux haletaient, les naseaux palpitants, tandis que les Ogiers n’étaient pas essoufflés. L’un d’eux était Hartha, aux yeux de pierre, apparemment d’un grade très proche de celui de Musenge.
Vanin regarda sévèrement ceux qui n’avaient pas démonté pour faire marcher leur cheval. Il était peut-être un voleur de chevaux repenti, mais il détestait qu’on maltraite les bêtes.
— Ils se sont épanouis comme une fleur nocturne en nous voyant, dit-il, montrant Aludra de la tête. On s’est arrangés pour qu’ils voient bien cette armure criarde, et on a fait demi-tour dès qu’ils ont commencé à se mettre en selle. Ils arrivent juste derrière nous. Plus vite qu’ils ne devraient.
Il cracha par terre.
— J’ai pas pu examiner leurs animaux, mais ça m’étonnerait qu’ils supportent cette cavalcade. Il y en a pas mal qui crèveront avant d’arriver.
— Plus il y en aura, mieux ça vaudra, dit Mat. Moins ils seront nombreux, plus je serai content.
Tout ce qu’il lui fallait, c’était donner à Tuon un ou deux jours d’avance sur eux, et si, sortant des arbres, ils décidaient que Mat avait trop d’hommes pour qu’ils l’attaquent, il aimait encore mieux ça qu’une bataille. Après les opérations d’aujourd’hui, les chevaux devraient se reposer plusieurs jours avant de reprendre du service. Le regard sévère de Vanin n’épargna pas Mat. Les autres pouvaient bien lui donner du « mon Seigneur » et de « l’Altesse », mais pas Chel Vanin.
Mat rit et lui donna une bourrade sur l’épaule avant de se remettre en selle. C’était bon d’avoir quelqu’un qui ne pensait pas qu’il était un de ces idiots de nobles, ou du moins, qui ne se souciait pas qu’il le soit ou non. Il alla rejoindre les Aes Sedai qui étaient en selle.
Blaeric et Fen, l’un monté sur un hongre bai, l’autre sur un noir, le gratifièrent de regards presque aussi noirs que ceux qu’ils dirigeaient sur Musenge. Ils soupçonnaient toujours qu’il avait quelque chose à voir avec ce qui était arrivé à Joline. Il eut envie de dire à Fen que sa mèche en chignon sur le haut de son crâne était ridicule. Fen remua sur sa selle et caressa la poignée de son épée. Mais peut-être valait-il mieux qu’il s’en abstienne.
— … ce que je vous ai dit, disait Joline à Bethamin et Seta, les admonestant du doigt.
Bien que son hongre noir ait l’air d’un destrier, il ne l’était pas. L’animal courait vite, mais il était doux comme le lait.
— Si vous pensez seulement à embrasser la saidar, vous le regretterez.
Teslyn grogna. Elle tapota sa jument, créature bien plus rétive que la monture de Joline, et parla à la cantonade.
— Elle entraîne des Irrégulières et s’étonne quand elles font des bêtises dès qu’elle a le dos tourné. Elle pense peut-être que la Tour acceptera des novices trop âgées.
Des taches de couleur apparurent sur les joues de Joline, mais elle se redressa sur sa selle sans rien dire. Comme d’habitude quand ces deux-là étaient en conflit, Edesina se concentra sur autre chose, pour l’heure époussetant des poussières imaginaires sur ses jupes divisées. Une tension extrême.
Soudain des cavaliers sortirent des arbres à l’autre bout de la prairie, en un torrent qui s’enfla en une mer de pointes étincelantes quand ils tirèrent sur leurs rênes, sans doute surpris par ce qu’ils voyaient. Ils avaient crevé sous eux moins de chevaux que Mat ne l’espérait, semblait-il. Sortant sa lunette du fourreau attaché au pommeau de sa selle, il la porta à son œil. Les Tarabonais étaient faciles à reconnaître, avec leurs voiles cachant leurs visages jusqu’aux yeux, mais les autres portaient tous les genres de casques possibles, ronds ou coniques, avec ou sans barreaux. Il vit même quelques casques tairens nervurés, mais cela ne signifiait pas qu’il y avait des Tairens parmi eux. La plupart des hommes s’équipaient avec ce qui leur tombait sous la main. Ne réfléchissez pas, pensa-t-il. Cent mille couronnes d’or vous attendent. Ne…
Un clairon seanchan sonna, le son atténué par la distance, et les cavaliers se mirent à avancer au pas, se déployant au-delà des extrémités du mur.
— Déployez la bannière, Macoll, ordonna Mat.
Ainsi, ces maudits fils de chèvres croyaient venir pour assassiner Tuon, hein ?
— Cette fois, nous leur laisserons savoir qui les tue. Mandevwin, à vous !
Mandevwin se tourna face à l’ennemi.
— Préparez-vous ! cria-t-il. Sous-officiers et porte-bannières firent écho à son cri.
Macoll sortit la bannière de son étui, l’attachant soigneusement à sa selle. Elle se déploya dans le vent, carré blanc frangé de rouge, avec une grande main ouverte en son centre, et en dessous, brodé en lettres rouges Dovie’andi se tovya sagain. Il est temps de jeter les dés, pensa Mat, traduisant de l’Ancienne Langue. Et c’était vrai. Il vit Musenge la lorgner. Il semblait très calme pour un homme qui voit dix mille lances avancer sur lui.
— Vous êtes prête, Aludra ?
— Évidemment que je suis prête, répliqua-t-elle. Je regrette seulement de ne pas avoir mes dragons !
Musenge reporta son attention sur elle. Qu’elle soit réduite en cendres, elle devait apprendre à surveiller sa langue ! Mat voulait que ces dragons surprennent les Seanchans quand ils entreraient en action.
À environ mille deux cents toises du mur, les lanciers se mirent au trot, et à six cents, ils commencèrent à galoper, mais pas aussi vite qu’ils l’auraient pu. Ces bêtes étaient déjà fatiguées après une longue chevauchée. Leur galop était lourd. Aucune lance n’était en arrêt pour le moment. Certaines étaient ornées de rubans qui flottaient au vent, gros nœud rouge par-ci, pompons bleus ou verts par-là. C’étaient peut-être les couleurs de leurs Maisons, ou bien signalaient-elles les compagnies de mercenaires. Tous ces sabots faisaient un bruit de tonnerre.
— Aludra ! tonitrua Mat sans regarder derrière lui.
Un bruit creux et une âcre odeur de soufre annoncèrent que le tube de lancement des Fleurs Nocturnes s’était levé. Un « pop » sonore signala l’épanouissement d’une boule de raies rouges. Certains cavaliers la montrèrent du doigt, stupéfaits. Aucun ne regarda en arrière, là où les trois bannières de cavaliers de Talmanes sortaient des arbres en contrebas du lac. Ils avaient laissé les lances avec les animaux de bât, mais chacun avait son arc de cavalerie. Se déployant en une ligne unique, ils suivirent les attaquants au galop, de plus en plus vite. La nuit précédente, les cavaliers avaient combattu loin, mais ils n’avaient pas surmené leurs chevaux, et s’étaient reposés toute la matinée. La distance entre les deux groupes commença à diminuer.
— Premier rang ! rugit Mandevwin quand les cavaliers furent à quatre cents toises.
— Tirez !
Mille carreaux fendirent l’air. Immédiatement, ceux du premier rang se baissèrent pour tourner leurs manivelles et ceux du second rang levèrent leur arme.
— Second rang ! cria Mandevwin. Tirez !
Mille autres carreaux filèrent vers l’ennemi.
À cette distance, ils ne pouvaient pas percer un plastron malgré des pointes conçues pour ça. Cependant, des hommes aux jambes cassées tombèrent de leur selle. D’autres aux bras blessés tirèrent frénétiquement sur leurs rênes, en essayant d’arrêter le flot de sang qui coulait de leurs blessures. Et les chevaux… Par la Lumière, les pauvres bêtes ! Ils tombaient par centaines, hennissant et se débattant, s’efforçant de se relever, d’autres déjà morts. Les cavaliers catapultés tombaient sur la prairie, piétinés par ceux qui les suivaient.
— Troisième rang ! Tirez ! cria Mandevwin. Dès qu’ils eurent lâché leurs carreaux, le premier rang se redressa.
— Premier rang ! Tirez !
Et mille autres carreaux ajoutèrent au carnage.
— Second rang ! Tirez !
Certains des cavaliers au galop avaient jeté leur lance et pris leur arc. Des flèches se mirent à tomber sur les arbalétriers. Tirer avec précision d’un cheval au galop n’est pas chose aisée. Au début, la distance était trop longue pour que les flèches soient meurtrières, mais plus d’un homme continuait à manier son arbalète avec une flèche dans le bras. Le mur protégeait leurs jambes, pour le moment. Trop loin pour tuer, à moins que la chance n’ait tourné. Mat vit un homme tomber avec une flèche dans l’œil, un autre avec une hampe sortant de sa gorge. Il y avait aussi des lacunes dans les rangs. Les hommes se précipitaient pour les combler.
— Vous pouvez vous joindre à nous quand vous voulez, Joline, dit-il.
— Troisième rang ! Tirez !
L’Aes Sedai secoua la tête avec irritation.
— Je dois être en danger. Je ne ressens rien pour le moment.
Teslyn approuva de la tête. Elle regardait la charge comme elle aurait assisté à une parade ennuyeuse.
— Si vous vouliez nous permettre, à Seta et moi… commença Bethamin. Joline la regarda froidement par-dessus son épaule, et la Seanchane s’interrompit et baissa les yeux sur ses mains qui tenaient les rênes.
Seta eut un sourire nerveux, qui s’évanouit sous le regard de Joline.
— Premier rang ! Tirez !
Mat leva les yeux au ciel et marmonna une prière qui était pour moitié une bordée de jurons. Cette foutue femme ne se sentait pas en danger ! Lui, il avait l’impression d’avoir sa foutue tête sur le billot !
— Deuxième rang ! Tirez !
Talmanes qui était arrivé s’annonça par une volée de quatre mille flèches. Réduisant la distance, ils tirèrent encore. Et encore. Les rangs ennemis ondulaient sous le choc. Certains pivotèrent et chargèrent la ligne de Talmanes, les lances en arrêt. D’autres répondirent à leur grêle de flèches par des volées de leur cru. Mais la plupart continuèrent.
— Formez le carré ! cria Mandevwin, un battement de cœur avant Mat.
Il espéra que Mandevwin n’avait pas trop attendu.
Mais la bande était bien entraînée. Les hommes postés sur les flancs reculèrent en courant calmement. On aurait cru que les flèches ne pleuvaient pas sur eux, résonant sur les casques et les plastrons. Des hommes tombaient parfois. Les trois rangs d’arbalétriers ne perdirent jamais leur cohésion, quand ils formèrent le carré avec Mat en son centre. Musenge et les Gardes de la Mort avaient l’épée au poing, et les Ogiers levaient leurs longues haches.
— Frondeurs ! cria Mandevwin. Tir à volonté. Premier rang, ouest !
Les hommes à l’ouest du premier rang déplacèrent leur tube lanceur pour que le fusible qui sortait du petit cylindre touche la mèche allumée qu’ils tenaient entre leurs dents. Comme une volée de flèches, ils balancèrent le lanceur d’arrière en avant. Les cylindres atterrirent à plus de cent toises sur la charge de cavalerie. Les frondeurs mettaient déjà d’autres cylindres dans leurs lanceurs avant que les premiers ne tombent. Aludra avait marqué chaque fusible avec des fils de couleurs différentes pour indiquer le temps qu’il mettrait à brûler. Chaque cylindre explosa dans un bruit de tonnerre et de gerbes de flammes, certains au niveau du sol, d’autres à hauteur de tête d’un cavalier. L’explosion n’était pas l’arme principale, quoi qu’un homme frappé au visage se retrouvât soudain sans tête. Il restait en selle le temps de trois foulées avant de tomber à terre. Aludra avait ajouté des cailloux à la poudre de chaque cylindre, qui perçaient les chairs à l’impact. Les chevaux tombaient, hennissant et se débattant. Les cavaliers chutaient et ne bougeaient plus.
Une flèche effleura la manche gauche de Mat, une autre déchira la droite, seul l’empennage l’empêchant de pénétrer plus profondément, et une troisième lui ouvrit l’épaule droite. Il passa un doigt sous son écharpe noire et tira. Tout d’un coup, ce maudit foulard lui semblait affreusement serré. Peut-être devrait-il envisager de porter une armure en des moments pareils. Les flancs ennemis commençaient à se rabattre vers l’intérieur en un mouvement tournant destiné à cerner les arbalétriers derrière le mur. Les hommes de Talmanes continuaient à les cribler de flèches par-derrière, mais plusieurs centaines d’hommes avaient été forcés de jeter leur arc pour se défendre à l’épée. Il était peu probable que tous les chevaux sans cavalier aient appartenu aux Tarabonais ou aux Amadiciens. Il avait laissé un vide au centre de sa ligne, pour que puissent passer ceux qui décideraient de fuir, mais aucun n’en profita. Ils flairaient l’odeur de ces cent mille couronnes d’or.
— Je crois, dit lentement Joline, oui, je crois que je me sens en danger maintenant.
Teslyn lança une boule de feu plus grosse que la tête d’un cheval. L’explosion projeta en l’air des gerbes de terre et des membres d’hommes et de chevaux. Pas trop tôt, bon sang !
Les Aes Sedai se mirent à lancer des boules de feu aussi vite qu’elles pouvaient, provoquant des ravages qui ne ralentirent pas pour autant la charge. Ces hommes auraient dû voir qu’il n’y avait aucune femme correspondant à la description de Tuon à l’intérieur du carré, mais ils avaient le feu dans le sang, l’odeur de l’or dans les narines. Un homme pouvait vivre comme un noble le restant de ses jours avec une somme pareille. Le carré était encerclé, et ils luttaient pour s’en approcher, luttaient et mouraient sous les volées que lâchaient les arbalétriers et les frondeurs. Un autre mur de cadavres et de blessés commençait à s’ériger. De nombreux hommes démontèrent pour l’escalader. Les carreaux d’arbalètes les forcèrent à reculer. De si près, les projectiles perçaient les plastrons comme des couteaux chauds s’enfoncent dans du beurre. Ils allaient toujours de l’avant et mouraient.
Le silence sembla se faire soudain. On entendait pourtant des halètements des gémissements des blessés. Un cheval hennissait quelque part. Mais Mat ne vit plus un homme debout entre le mur de corps enchevêtrés et Talmanes, pas un en selle, à part des hommes en casque et plastron vert, qui avaient abaissé leurs armes. Les Aes Sedai croisèrent les mains sur le pommeau de leur selle. Elles haletaient, elles aussi.
— C’est fait, Mat ! cria Talmanes. Ceux qui ne sont pas morts sont mourants. Aucun de ces crétins n’a cherché à fuir.
Mat branla du chef. Il avait imaginé que l’or les aurait rendus à moitié fous. Il les avait rendus totalement fous.
Il serait nécessaire de déplacer les cadavres pour que Mat et les autres puissent sortir. Talmanes mit des hommes au travail, attachant des cordes aux chevaux pour traîner les carcasses. Personne ne voulait enjamber ce mur. Personne, sauf les Ogiers.
— Je veux voir si je peux trouver le traître, dit Hartha. Avec les autres Jardiniers, leur hache sur l’épaule, il grimpa sur le mur comme s’il avait été en terre.
— Eh bien, nous avons au moins réglé ça, fit Joline, se tamponnant le visage d’un mouchoir en dentelle. Vous avez une dette envers moi, Mat. En règle générale, les Aes Sedai ne participent pas à une guerre privée. Il faudra que j’y réfléchisse.
Mat avait une assez bonne idée de ce qu’elle avait en tête. Elle était folle si elle croyait qu’il accepterait.
— Ce sont les arbalètes qui ont été les plus efficaces, marath’damane, déclara Musenge.
Il avait ôté son casque, son plastron et sa tunique. La manche gauche de sa chemise avait été arrachée pour qu’un des gardes panse son bras percé d’une flèche. Il avait un corbeau tatoué sur l’épaule.
— Les arbalètes et les hommes de cœur. Vous n’en avez jamais eu davantage, n’est-ce pas. Altesse.
Ce n’était pas une question.
— Ceux-là, plus les pertes subies auparavant.
— Je vous l’avais dit, confirma Mat. Il y avait assez d’hommes.
Il n’allait pas révéler à ce Seanchan plus qu’il n’en fallait.
Musenge hocha la tête comme s’il avait confirmé ses paroles.
Le temps de faire une brèche dans le mur, assez large pour que Mat et les autres puissent sortir, Hartha et les Jardiniers étaient de retour.
— J’ai trouvé le traître, déclara Hartha, levant dans sa main une tête qu’il tenait par les cheveux.
Musenge haussa les sourcils à la vue de ce visage noir au nez busqué.
— Elle sera très intéressée de le voir, dit-il doucement.
Doucement, comme l’épée qu’on tire au fourreau.
— Nous devons la lui apporter.
— Vous le connaissez ? demanda Mat.
— Nous le connaissons, Altesse.
Le visage de Musenge, soudain comme taillé dans la pierre, annonçait qu’il n’en dirait pas plus.
— Écoutez, voulez-vous cesser de m’appeler Altesse ? Je m’appelle Mat. Après ce qui s’est passé aujourd’hui, vous avez le droit de m’appeler par mon nom, dit Mat, qui s’étonna lui-même en lui tendant la main.
Musenge parut comme frappé par la foudre, et son masque de pierre se désintégra sous le choc.
— Je ne peux pas faire ça, Altesse, répondit-il d’un ton outré. Quand elle vous a épousé, vous êtes devenu Prince des Corbeaux. Vous appeler par votre nom m’obligerait à baisser les yeux jusqu’à la fin de mes jours.
Mat ôta son chapeau et se passa la main dans les cheveux. Il avait toujours dit à qui voulait l’entendre qu’il n’aimait pas les nobles, qu’il ne voulait pas être anobli, et il le pensait. Il le pensait toujours. Et maintenant, il était un de ces foutus nobles ! Alors, il éclata de rire à s’en faire mal aux côtes.