18 Nouvelles pour le Dragon

— Assez, Loial, dit Rand, en bourrant son brûle-gueule.

C’était du tabac tairen, avec un léger goût huileux venant de la coupe, mais il n’y en avait pas d’autre. Le tonnerre retentit dans le ciel, lent et lourd.

— Je suis enroué de répondre à toutes vos questions.

Ils étaient assis à une longue table, dans l’une des plus grandes salles du manoir du Seigneur Algarin, devant les restes du repas de midi. Les domestiques étaient vieux pour la plupart, et encore plus lents depuis que le Seigneur Algarin était parti pour la Tour Noire. La pluie torrentielle semblait se calmer, mais de violentes rafales fouettaient toujours les fenêtres et faisaient trembler les carreaux. Les vitres, couvertes de grosses bulles, déformaient le paysage extérieur. La table et les chaises étaient modestement sculptées, tout comme les corniches jaunes courant sous les poutres du plafond. Les cheminées aux deux extrémités de la pièce étaient hautes et larges, en simples pierres taillées, les chenets, tisonniers, et pincettes en fer forgé. Algarin n’était pas riche.

Fourrant sa blague à tabac dans sa poche, Rand s’approcha d’une cheminée et prit de petites pincettes en cuivre sur le manteau pour extraire de l’âtre un minuscule morceau de chêne avec lequel il alluma sa pipe. Il évitait de canaliser plus que nécessaire, surtout quand il n’était pas seul – les vertiges qui le prenaient alors étaient difficiles à dissimuler – mais personne ne lui avait fait aucune remarque jusqu’à présent. Une rafale provoqua des craquements, comme si des branches d’arbre balayaient les vitres. Imagination. Les arbres les plus proches se trouvaient au-delà des champs, à plus d’un demi-mile.

Loial avait descendu un haut fauteuil des appartements ogiers. Il devait se pencher pour écrire dans son carnet relié cuir. Le volume était assez petit pour tenir dans l’une des vastes poches de sa tunique, mais toutefois aussi grand que la plupart des livres pour humains que Rand avait vus. Des poils fins ornaient sa lèvre supérieure et son menton ; il tentait de se laisser pousser la moustache et la barbe depuis quelques semaines et le résultat n’était pas encore convaincant.

— Mais vous ne m’avez presque rien dit d’utile, gronda l’Ogier, en un grondement qui exprima sa déception.

Ses oreilles huppées s’affaissèrent. Il se mit à essuyer la pointe en acier de son porte-plume en bois. Long et plus gros que le pouce de Rand, il convenait parfaitement aux doigts épais de Loial.

— Vous ne mentionnez jamais aucune action héroïque, sauf lorsqu’elle est commise par quelqu’un d’autre. Vous faites tout paraître banal. À vous entendre, la chute d’Illian était aussi excitante que regarder une tisserande réparer son métier. Et le nettoyage de la Vraie Source ? Vous et Nynaeve liés, puis assis et canalisant pendant que tous les autres pourchassaient les Réprouvés ? Même Nynaeve m’en a dit plus que ça, et elle prétend avoir presque tout oublié.

Nynaeve, portant tous ses bijoux ter’angreals, et son étrange parure bracelet-bagues angreals, remua dans son fauteuil devant l’autre cheminée, puis se remit à observer Alivia. De temps en temps, elle jetait un coup d’œil vers les fenêtres et tirait sur sa tresse, mais la plupart du temps elle se concentrait sur la Seanchane aux cheveux jaunes. Debout près de la porte, telle une garde, Alivia eut un petit sourire amusé. L’ancienne damane savait que Nynaeve s’était mise en frais de bijoux pour elle. Mais son regard bleu demeura intense. Comme toujours depuis qu’on lui avait enlevé son collier à Caemlyn. Les deux Vierges de la Lance, accroupies sur leurs talons près de la porte jouaient aux ficelles magiques, pendant que Harilin des Taardads des Montagnes de Fer et Enaila des Jarras Chareens faisaient leur propre numéro. Shoufa enroulée autour de la tête et voile noir pendant sur la poitrine, chacune avait trois ou quatre lances passées dans le harnais maintenant leur arc sur le dos, et un bouclier en peau de bœuf posé au sol. Il y avait cinquante Vierges dans le manoir, plusieurs d’entre elles Shaidos, et toutes prêtes à exécuter la danse des lances en un clin d’œil. Peut-être avec lui. Apparemment partagées entre le ravissement de le protéger à nouveau, et le mécontentement… il les avait évitées si longtemps.

Quant à lui, il ne pouvait porter son regard sur l’une d’elles sans que la litanie des femmes qui étaient mortes pour lui – celles qu’il avait tuées – ne se mette à défiler dans sa tête. Moiraine Damodred, surtout. Son nom était écrit à l’intérieur de son crâne en lettres de feu. Liah des Cosaida Chareens, Sendara des Tardaads de la Montagne de Feu, Lamelle des Miagomas de l’Eau Fumée, Andhilin des Goshiens du Sel Rouge, Desora des Musara Reyns… Tant de noms. Parfois, il se réveillait au milieu de la nuit en marmonnant cette liste, Min le serrant dans ses bras en lui murmurant des paroles apaisantes comme pour rassurer un enfant. Il lui disait toujours qu’il n’avait rien et qu’il voulait se rendormir, mais quand il avait fermé les yeux, il ne dormait jamais avant d’avoir terminé la liste. Parfois Lews Therin la psalmodiait avec lui.

Min leva les yeux du livre ouvert sur la table devant elle, un livre de Herid Fel. Elle les dévorait tous, et elle se servait comme marque-page de la note qu’il avait envoyée à Rand avant son assassinat, et dans laquelle il se plaignait qu’elle le distrayait de son travail parce qu’elle était si jolie. Sa courte tunique bleue, brodée de fleurs blanches sur les manches et les revers, moulait son buste, et l’échancrure de sa blouse de soie crème révélait la naissance des seins. Ses grands yeux noirs, encadrés de boucles brunes tombant sur ses épaules, luisaient de satisfaction. Elle aimait qu’il la regarde. Sans aucun doute, le lien lui transmettait à quel point il aimait la regarder. Curieusement, le lien disait qu’elle aussi aimait le regarder. Jolie ? Il fredonna, se tripotant le lobe de l’oreille. Oui, et liée à lui plus que jamais. Elle, Elayne et Aviendha. Comment pouvait-il assurer leur sécurité maintenant ? Il se força à lui rendre son sourire. Une nuance d’irritation s’était insinuée dans le lien. Pourquoi s’irritait-elle chaque fois qu’il s’inquiétait de sa sécurité, cela le dépassait. Par la Lumière, elle voulait le protéger, lui !

— Rand n’est pas très causant aujourd’hui, Loial, dit-elle, sans sourire.

Sa voix grave, presque musicale, n’exprimait aucune colère, mais le lien racontait une autre histoire.

— En fait, il est parfois aussi causant qu’une huître.

Elle le gratifia d’un regard qui le fit soupirer. Ils auraient beaucoup à se dire une fois seuls, semblait-il.

— Je ne peux pas vous révéler grand-chose moi-même, mais je suis certain que Cadsuane et Verin vous diront tout ce que vous voulez savoir. D’autres aussi. Questionnez-les si vous souhaitez d’autres réponses que oui ou non.

La solide petite Verin, qui tricotait près de Nynaeve, sembla stupéfaite d’entendre prononcer son nom. Cadsuane, à l’autre bout de la table, son panier à ouvrage ouvert près d’elle, ne détourna son attention de son tambour à broder que le temps de jeter un rapide coup d’œil sur Loial. Les ornements en or, piqués dans le chignon gris fer roulé sur le dessus de sa tête, oscillèrent. Ce n’était rien de plus qu’un regard, pas un froncement de sourcils, mais les oreilles de Loial frémirent. Les Aes Sedai l’impressionnaient toujours, et Cadsuane plus que toute autre.

— Oh, je le ferai, Min, je le ferai, dit-il. Mais Rand est primordial pour mon livre.

Sans jarre à sable sous la main, il se mit à souffler sur sa page pour sécher l’encre, mais Loial étant Loial, il continua à parler entre deux souffles.

— Vous ne donnez jamais assez de détails, Rand. Je suis obligé de vous les soutirer péniblement. Pourquoi n’avez-vous jamais dit que vous aviez été emprisonné à Far Madding jusqu’à ce que Min m’en parle ? Vous ne l’avez jamais mentionné ! Qu’a dit le Conseil des Neuf en vous offrant la Couronne de Laurier ? Et quand vous lui avez donné un autre nom ? Je ne peux pas croire que ça leur ait plu. Comment s’est passé le couronnement ? Y a-t-il eu des banquets, des fêtes, des parades ? Combien de Réprouvés vous ont combattu à Shadar Logoth ? Lesquels ? À quoi le lieu ressemblait-il, après ? Qu’avez-vous ressenti ? Mon livre ne sera pas très bon sans ces détails. J’espère que Mat et Perrin me donneront des réponses plus fournies.

Il fronça les sourcils, leurs pointes frôlant ses joues.

— J’espère qu’ils vont bien.

Des couleurs tournoyèrent dans la tête de Rand tels des arcs-en-ciel. Désormais, il savait comment les supprimer, mais cette fois, il n’essaya pas. L’un d’eux évoqua une brève image de Mat chevauchant dans une forêt à la tête d’une file de cavaliers. Il semblait discuter avec une petite femme noire qui chevauchait près de lui, ôta son chapeau et regarda à l’intérieur, puis le remit sur sa tête. Cela ne dura que quelques instants, et l’image fut remplacée par celle de Perrin, assis devant une coupe de vin dans la salle commune d’une taverne, avec un homme et une femme portant des tuniques rouges identiques bordées de jaune et de bleu. Vêtements bizarres. Perrin avait l’air sinistre comme la mort, ses compagnons méfiants. De lui ?

— Ils vont bien, dit-il avec calme, ignorant le regard perçant de Cadsuane.

Elle ne savait pas tout, et il entendait bien que cela continue. Calme extérieurement, content, soufflant des volutes de fumée. Intérieurement, c’était une autre histoire. Où étaient-ils ? pensa-t-il avec colère, réprimant une nouvelle apparition des couleurs. Maintenant, c’était aussi facile que de respirer. J’ai besoin d’eux, et ils se prélassent dans les Jardins d’Ansaline !

Brusquement, une autre image flotta dans sa tête, un visage d’homme, et sa respiration s’arrêta. Pour la première fois, ce fut sans vertige. Pour la première fois, il le vit nettement avant qu’il ne disparaisse. Un homme aux yeux bleus et au menton carré, avec peut-être quelques années de plus que lui. Ou plutôt, il le vit nettement pour la première fois depuis longtemps. C’était le visage de l’étranger qui lui avait sauvé la vie à Shadar Logoth quand il combattait Sammael. Pire…

Il avait conscience de ma présence, dit Lews Therin. Il semblait sensé pour une fois. Mais la folie finissait toujours par revenir. Comment un visage apparaissant dans ma tête peut-il avoir conscience de moi ?

Si vous ne le savez pas, comment voulez-vous que je le sache ? pensa Rand. Mais j’avais conscience de lui, moi aussi. La sensation avait été étrange, comme s’il… touchait… l’autre homme, d’une façon ou d’une autre. Mais pas physiquement. Un résidu persistait. Il lui semblait qu’il n’avait qu’à déplacer la main d’un cheveu, dans n’importe quelle direction, pour le toucher de nouveau. Je crois qu’il a vu mon visage, lui aussi.

Parler à une voix dans sa tête ne lui paraissait plus bizarre. À dire vrai, cela faisait longtemps. Et maintenant… ? Maintenant, il pouvait voir Mat et Perrin rien qu’en pensant à eux ou en entendant leur nom, et il y avait cet autre visage qu’il voyait sans le vouloir. L’homme avait eu conscience de lui, et réciproquement.

Quand nos flots de malefeu ont touché Shadar Logoth, cela a dû créer un lien quelconque entre nous. Je ne vois aucune autre explication. C’est la seule fois où nous nous sommes rencontrés. Il utilisait leur prétendu Vrai Pouvoir. Il faut que ce soit ça. Je n’ai rien vu et rien senti, excepté les flots de malefeu. Que certaines connaissances semblent personnelles alors qu’il savait qu’elles émanaient de Lews Therin, cela ne lui semblait plus bizarre. Il se rappelait les Jardins d’Ansaline, détruits pendant la Guerre de l’Ombre, aussi bien que la ferme de son père. Parfois, Lews Therin parlait, lui, du Champ d’Emond comme s’il y avait grandi. Cela a-t-il un sens pour vous ?

Oh, Lumière, pourquoi ai-je cette voix dans ma tête ? gémit Lews Therin. Pourquoi ne puis-je pas mourir ? Oh, Ilyena, ma précieuse Ilyena, je veux te rejoindre. Sa voix mourut dans des sanglots. Cela arrivait souvent quand il parlait de l’épouse qu’il avait tuée dans sa folie.

Peu importait. Rand supprima le son des sanglots, le réduisit à un bruit imperceptible, à la limite de l’audible. Il était certain d’avoir raison. Mais qui était cet homme ? Un Ami du Ténébreux, sans aucun doute, mais pas un Réprouvé. Lews Therin connaissait leurs visages aussi bien qu’il connaissait le sien, et maintenant, Rand aussi. Une idée soudaine le fit grimacer. Jusqu’où l’autre homme avait-il conscience de lui ? Les ta’verens pouvaient être découverts par leur effet sur le Dessin, mais seuls les Réprouvés savaient comment. Lews Therin n’avait jamais mentionné qu’il le savait – leurs « conversations » étaient toujours brèves, et il donnait rarement des informations volontairement – et rien venant de lui n’avait filtré sur le sujet. Au moins, Lanfear et Ishamael avaient su comment, mais personne n’avait retrouvé Rand de cette façon depuis leur mort. Ce lien pouvait-il être utilisé de la même façon ? Ils pouvaient tous être en danger. Plus que d’habitude, comme si le danger habituel ne suffisait pas.

— Ça va bien, Rand ? demanda Loial, inquiet, vissant sur son encrier le couvercle gravé de feuilles d’argent.

Le verre en était si épais qu’il aurait survécu à tout, sauf si on le lançait contre une pierre, mais Loial le maniait précautionneusement.

— J’ai trouvé que le fromage était gâté, et vous en avez mangé un bon morceau.

— Je vais bien, dit Rand.

Mais naturellement, Nynaeve n’en eut cure. Elle se leva et traversa la pièce en un éclair, ses jupes bleues tournoyant autour d’elle. Il eut la chair de poule quand elle embrassa la saidar et posa les mains sur sa tête. Un instant plus tard, un frisson le traversa. Elle ne demandait jamais ! Parfois, elle se comportait comme si elle était toujours la Sagesse du Champ d’Emond et qu’il allait retourner dans sa ferme au matin.

— Vous n’êtes pas malade, dit-elle, soulagée.

La nourriture gâtée provoquait toutes sortes de maladies parmi les domestiques. Des gens seraient morts, sans la présence des Asha’man et des Aes Sedai pour Guérir. Répugnant à gaspiller l’argent de leur seigneur en jetant de la nourriture, malgré toutes les admonestations de Cadsuane, de Nynaeve et des autres Aes Sedai, ils mangeaient des denrées qu’ils auraient dû jeter au fumier. Un titillement différent émana brièvement de la double blessure de son flanc gauche.

— Cette blessure ne va pas mieux, dit-elle, fronçant les sourcils.

Elle avait tenté de la Guérir, sans mieux réussir que Flinn. Cela ne lui plaisait pas. Nynaeve considérait l’échec comme un affront personnel.

— Comment pouvez-vous encore tenir debout ? Vous devez souffrir le martyre.

— Il l’ignore, dit Min, catégorique.

Oh oui, ils auraient beaucoup à se dire une fois seuls.

— Ça ne fait pas plus mal debout qu’assis, dit-il doucement à Nynaeve, ôtant ses mains de sa tête.

La simple vérité. Mais ce qu’avait dit Min était vrai également. Il ne pouvait pas être prisonnier de la souffrance.

Une porte s’ouvrit livrant passage à un homme aux cheveux blancs, en tunique jaune élimée bordée de bleu et de rouge, qui pendouillait sur son corps maigre. Sa révérence fut hésitante, non par irrespect mais à cause de ses vieux os.

— Mon Seigneur Dragon, dit-il d’une voix aussi grinçante que ses articulations, le Seigneur Logain est revenu.

Logain n’attendit pas l’invitation, entrant quasiment sur les talons du domestique. Grand, avec des cheveux noirs bouclant jusque sur ses épaules, et la peau brune pour un Ghealdanin, il plaisait aux femmes en général, pourtant, il avait un côté sombre. Il portait sa tunique noire avec l’Épée et le Dragon sur le haut col, une épée à longue poignée sur la hanche, mais il avait aussi une broche émaillée bleue sur l’épaule, avec trois couronnes d’or sur champ d’azur. Avait-il adopté un sceau ? Le vieux serviteur haussa ses sourcils touffus et regarda Rand, comme demandant s’il devait le faire sortir.

— Les nouvelles de l’Andor sont assez bonnes, je suppose, dit Logain, coinçant ses gantelets dans son ceinturon.

Il gratifia Rand d’un salut de la tête à peine perceptible.

— Elayne tient toujours Caemlyn, et Arymilla maintient toujours son siège, mais Elayne a l’avantage, car Arymilla ne peut pas empêcher l’entrée du ravitaillement, et encore moins des renforts. Inutile de froncer les sourcils. Je ne suis pas entré dans la cité. D’ailleurs, les tuniques noires n’y sont pas les bienvenues. Ceux des Marches sont toujours au même endroit. Vous avez été sage de vous tenir à l’écart. La rumeur prétend qu’ils ont treize Aes Sedai avec eux. Bashere est-il revenu ?

Nynaeve le gratifia d’un regard noir et s’éloigna de Rand en serrant sa tresse. Les Aes Sedai liant les Asha’man, elle n’avait rien contre, mais pas l’inverse.

Treize ? Il était resté à l’écart parce qu’Elayne ne voulait pas de son aide – interférence, disait-elle, et il commençait à penser qu’elle avait raison ; c’était à elle de conquérir le Trône du Lion, non à lui de le lui donner – et peut-être avait-il bien fait. Ceux des Marches avaient des liens avec la Tour Blanche, et Elaida avait sans doute toujours envie de lui mettre la main dessus. Cette femme, et sa folle proclamation selon laquelle personne ne devait l’approcher sauf par son intermédiaire ! Si elle croyait que cela le forcerait à venir à elle, elle se trompait lourdement.

— Merci. Ce sera tout, Ethin. Seigneur Logain ? demanda-t-il, comme le serviteur se retirait en s’inclinant, avec un dernier regard renfrogné au visiteur.

Si Rand le lui avait dit, il aurait sans doute tenté d’éjecter Logain.

— Ce titre lui appartient de naissance, dit Cadsuane, sans lever les yeux de son tambour à broder.

Elle devait le savoir, car elle avait participé à sa capture à l’époque où il se faisait appeler le Dragon Réincarné. Lui et Taim. Elle hocha la tête, faisant osciller ses ornements capillaires.

— Peuh ! Un tout petit seigneur avec un domaine minuscule dans les montagnes. Mais le Roi Johanin et le Haut Conseil de la Couronne l’ont dépouillé de son titre et de ses terres après qu’il s’était présenté comme un faux Dragon.

Quelques taches de couleur montèrent aux joues de Logain, mais sa voix resta posée.

— Ils ont réussi à me dépouiller de mes terres, mais pas de ce que je suis.

Apparemment toujours concentrée sur sa broderie, Cadsuane rit doucement. Les aiguilles à tricoter de Verin s’étaient arrêtées. Elle étudiait Logain, tel un moineau potelé étudiant un insecte. Alivia avait posé sur lui son regard intense, et Harilin et Enaila semblaient concentrées sur leur jeu. Min paraissait lire, mais chacune de ses mains était posée sur la manchette opposée de sa tunique. C’est là qu’elle cachait certains de ses couteaux. Tous se méfiaient de Logain.

Rand fronça les sourcils. Logain pouvait se faire appeler comme il voulait, pourvu qu’il fît ce qu’il était censé faire, mais Cadsuane l’asticotait, comme toutes les tuniques noires, autant qu’elle asticotait Rand lui-même. Lui non plus ne savait pas jusqu’où il pouvait faire confiance à Logain, mais il devait travailler avec les outils à sa disposition.

— C’est fait ?

Avec l’arrivée de Logain, Loial débouchait son encrier.

— Plus de la moitié de la Tour Noire est en Arad Doman et en Illian. J’ai envoyé tous les hommes liés à des Aes Sedai, excepté celles d’ici, selon vos ordres.

Tout en parlant, Logain s’approcha de la table, trouva, au milieu des assiettes et des restes, un pichet bleu contenant du vin, et se remplit une coupe en faïence bleue. Il y avait très peu d’objets en argent dans la maison.

— Puisque c’est partiellement votre œuvre, grogna Rand, vous pouvez vivre avec. D’autres devront s’y faire aussi. Continuez.

— Dobraine et Rhuarc enverront un soldat avec un message dès qu’ils trouveront quelqu’un en charge de plus d’un village. Le Conseil des Marchands prétend que le Roi Alsalam règne toujours, mais ils n’ont pas voulu ou pas pu le montrer ni dire où il se trouve ; ils semblent se tenir mutuellement à la gorge, et Bandar Eban est plus qu’à moitié déserté, et abandonné à la populace, grimaça Logain dans sa coupe. Des bandes de gros bras font régner un peu d’ordre, et extorquent argent et nourriture aux gens qu’ils prétendent protéger. Ils prennent par ailleurs tout ce qu’ils veulent, y compris les femmes.

Le lien transmit soudain une rage aveugle, et Nynaeve émit un grognement guttural.

— Rhuarc s’était mis en devoir de mettre fin à cette situation, mais elle tournait déjà à la bataille quand je suis parti, conclut Logain.

— Des gros bras ne tiendront pas longtemps devant des Aiels. Si Dobraine ne trouve aucun responsable, il devra s’y coller lui-même.

Si Alsalam était mort, ce qui semblait probable, il devrait nommer un Gouverneur du Seigneur Dragon en Arad Doman. Mais qui ? Ce devrait être un homme que les Domanis accepteraient.

Logain but une longue rasade.

— Taim n’était pas content que j’emmène tant d’hommes de la Tour Noire, sans lui dire où ils allaient. J’ai cru qu’il allait déchirer votre ordre. Il a cherché par tous les moyens à savoir où vous étiez. Il brûle de le savoir. Ses yeux lançaient des éclairs. Je le crois capable de me faire subir la question si j’avais été assez bête pour le rencontrer seul à seul. Une chose lui a quand même fait plaisir : que je ne lui enlève aucun de ses compères. Cela se voyait sur son visage.

Il sourit, d’un sourire sombre et sans joie.

— Ils sont quarante et un, maintenant. Ces derniers jours, il a donné l’épingle du Dragon à plus d’une douzaine, et il en a cinquante de plus dans une de ses classes « spéciales », la plupart recrutés récemment. Il mijote quelque chose, et je doute que ça vous fasse plaisir.

Je vous avais dit de le tuer quand vous en aviez l’occasion, caqueta Lews Therin. Je vous l’avais dit. Et maintenant, il est trop tard. Trop tard.

Rand exhala avec colère un jet de fumée bleu gris.

— Laissez tomber, dit-il, à la fois pour Logain et Lews Therin. Taim a construit la Tour Noire au point qu’elle égale presque la Tour Blanche en nombre, et elle s’accroît tous les jours. S’il est un Ami du Ténébreux, comme vous le prétendez, pourquoi ferait-il ça ?

Logain le regarda sans ciller.

— Parce qu’il ne peut pas s’en empêcher. D’après ce que j’ai entendu, même au début il y avait des hommes qui pouvaient Voyager, et il n’avait aucune excuse d’être le seul à partir recruter. Mais il s’est constitué sa propre Tour à l’intérieur de la Tour Noire, et les hommes qui la composent lui sont fidèles. Il a modifié les listes des déserteurs et a envoyé des excuses pour ses erreurs « de bonne foi », mais vous pouvez parier qu’il ne s’agissait pas d’erreurs.

Et dans quelle mesure Logain était-il fidèle ? Si un faux Dragon se rebiffait, pourquoi pas un autre ? Il pouvait penser qu’il avait ses raisons. En tant que faux Dragon, il avait été beaucoup plus célèbre que Taim, avait mieux réussi en rassemblant une armée qui était sortie du Ghealdan, et avait presque atteint Lugard sur le chemin de Tear. La moitié du monde connu avait tremblé au nom de Logain. Pourtant, Taim commandait la Tour Noire, alors que Logain n’était qu’un Asha’man parmi d’autres. Min voyait toujours une aura de gloire autour de lui. Mais comment acquérait-il cette gloire, sa vision ne le disait pas.

Rand ôta la pipe de sa bouche, le fourneau brûlant contre le héron marqué au fer rouge dans sa paume. Il devait avoir furieusement tiré des bouffées sans s’en rendre compte. L’ennui, c’est que Taim et Logain étaient les moindres de ses problèmes. Ils devraient attendre. Les outils disponibles. Il fit un effort pour parler d’une voix égale.

— Taim a effacé leurs noms de la liste. C’est là l’important. S’il a fait preuve de favoritisme, j’y mettrai fin quand j’aurai le temps. Mais les Seanchans passent d’abord. Et peut-être la Tarmon Gai’don aussi.

— Vous croyez que j’imagine des choses ? s’écria-t-il, avec de plus en plus d’emportement. Ou que je les invente ? Pensez-vous que ce soit de la jalousie, al’Thor ? C’est ça que vous pensez ?

— Vous allez m’écouter, dit Rand, élevant la voix pour dominer un coup de tonnerre.

— Je vous ai dit que j’attendais de vous et de vos amis que vous soyez polis envers moi, mes amis et mes invités, dit sévèrement Cadsuane, mais j’ai décidé que cela devait s’appliquer aussi à vous deux.

La tête toujours penchée sur son ouvrage, elle parlait comme si elle brandissait un index menaçant sous leur nez.

— Au moins en ma présence. Ce qui signifie que, si vous continuez à vous chamailler, je serai obligée de vous fesser tous les deux.

Harilin et Enaila se mirent à rire si fort qu’elles embrouillèrent leur fil. Nynaeve rit aussi, mais elle tenta de le dissimuler derrière sa main. Même Min se mit à rire !

Logain se hérissa et serra les dents, au point que Rand crut les entendre grincer. Il s’efforçait de ne pas se hérisser lui-même. Cadsuane et ses maudites règles ! Ses conditions pour devenir sa conseillère. Elle prétendait que c’était lui qui les avait exigées, et de temps en temps, elle en ajoutait à sa liste. Les règles n’étaient pas spécialement pénibles, bien que leur existence le fût, mais sa façon de les présenter était toujours comme un coup d’aiguillon. Il ouvrit la bouche pour dire qu’il en avait fini avec ses règles, et aussi avec elle s’il le fallait.

— Taim devra vraisemblablement attendre la Dernière Bataille, quoi qu’il ait en tête, dit soudain Verin, son tricot informe posé sur ses genoux. Elle arrivera bientôt. D’après tout ce que j’ai lu sur le sujet, les signes sont très clairs. La moitié des domestiques ont reconnu des cadavres dans les couloirs, des gens qu’ils connaissaient quand ils étaient vivants. C’est arrivé si souvent maintenant que ça ne leur fait plus peur. Et une douzaine d’hommes déplaçant le bétail vers les pâtures de printemps, ont vu une ville considérable fondre dans le brouillard juste à quelques miles d’ici.

Cadsuane avait relevé la tête et fixait la petite Brune.

— Merci de nous répéter ce que vous nous avez dit hier, Verin, dit-elle avec ironie.

Verin cligna des yeux, puis reprit son tricot, le considérant en fronçant les sourcils comme si, elle aussi, se demandait ce que ça deviendrait.

Min croisa le regard de Rand et secoua lentement la tête. Il soupira. Le lien transmit de l’irritation et de la méfiance, un message d’avertissement à son égard, supposa-t-il. Par moments, elle semblait capable de lire dans son esprit. Bien, s’il avait besoin de Cadsuane, comme Min l’affirmait, alors il avait besoin d’elle. Il se demandait seulement ce qu’elle était censée lui enseigner à part lui apprendre comment grincer des dents.

— Conseillez-moi, Cadsuane. Que pensez-vous de mon plan ?

— Enfin, il pose la question, murmura-t-elle, posant son tambour à broder sur son panier à ouvrage. Tous ses projets en cours, dont j’ignore certains, et maintenant, il pose la question… La paix avec les Seanchans sera impopulaire.

— C’est une trêve, intervint-il. Or une trêve avec le Dragon Réincarné ne durera que le temps du Dragon Réincarné. Quand je mourrai, tous seront libres de partir en guerre contre les Seanchans s’ils le désirent.

Min ferma bruyamment son livre et croisa les bras.

— Ne parlez pas comme ça, dit-elle, rouge de colère.

Le lien transmit aussi de la peur.

— Les Prophéties, Min, dit-il avec tristesse.

Il n’était pas triste pour lui, mais pour elle. Il voulait la protéger, elle, et Elayne et Aviendha, mais il finirait par leur faire du mal.

— Ne parlez pas comme ça ! Les Prophéties ne disent pas que vous devez mourir ! Je ne vous laisserai pas mourir, Rand al’Thor ! Elayne, Aviendha et moi, nous ne vous laisserons pas mourir !

Elle foudroya Alivia qui, d’après sa vision, devait aider Rand à mourir, et ses mains glissèrent jusqu’à ses manchettes.

— Pas de ça, Min, dit-il.

Elle éloigna les mains de ses poignets, mais serra les dents, et soudain, le lien transmit de l’entêtement. Par la Lumière, devait-il s’inquiéter que Min tente de tuer Alivia ? Non qu’elle eût des chances de réussir – lancer un couteau sur la Seanchane n’avait pas plus de chance de réussir qu’en lancer un sur une Aes Sedai – mais elle risquait de se faire blesser. Il n’était pas sûr qu’Alivia connût aucun tissage, à part ceux destinés aux armes.

— Impopulaire comme je l’ai dit, répéta Cadsuane avec fermeté, élevant la voix.

Elle gratifia Min d’un regard noir avant de ramener son attention sur Rand. Son visage était lisse, composé, un vrai visage d’Aes Sedai, et ses yeux noirs, durs comme de la pierre.

— Surtout au Tarabon, en Amadicia et en Altara, mais aussi ailleurs. Si vous acceptez de laisser aux Seanchans ce qu’ils ont déjà conquis, quelles terres leur donnerez-vous ensuite ? C’est ainsi que les souverains verront les choses.

Rand se laissa tomber dans son fauteuil, étendit ses jambes qu’il croisa au niveau des chevilles.

— Peu importe l’impopularité. Je suis passé par cette porte ter’angreal à Tear, Cadsuane. Vous êtes au courant ?

Elle hocha la tête avec impatience, faisant osciller ses ornements.

— L’une de mes questions aux Aelfinns était : comment puis-je gagner la Dernière Bataille ?

— Une question dangereuse, dit-elle avec calme, car elle touche à l’Ombre. Censément, les résultats peuvent être assez déplaisants. Quelle fut la réponse ?

— Le Nord et l’Est doivent être unifiés. Ils ne doivent faire qu’un.

Il souffla une volute de fumée, en plaça une autre au centre quand la première se dilata. Ce n’était pas tout. Il avait demandé comment gagner et survivre. La dernière partie de la réponse avait été : pour vivre, vous devez mourir. Ce n’était pas quelque chose dont il allait parler devant Min d’ici longtemps. Devant quiconque d’ailleurs, excepté Alivia. Maintenant, il lui restait juste à comprendre comment il pouvait vivre en mourant.

— D’abord, j’ai pensé que ça signifiait que je devais tout conquérir, mais ce n’est pas ce qu’ils avaient dit. Et si ça signifiait plutôt que les Seanchans contrôlent l’Ouest et le Sud, et qu’il y a une alliance entre tous pour livrer la Dernière Bataille, les Seanchans inclus ?

— C’est possible, concéda-t-elle. Mais si vous voulez conclure cette… trêve…, pourquoi envoyez-vous ce qui paraît être une grande armée en Arad Doman et renforcez-vous celle qui est déjà en Illian ?

— Parce que la Tarmon Gai’don est proche, Cadsuane, et que je ne peux pas combattre l’Ombre et les Seanchans en même temps. Je conclurai une trêve, ou je les écraserai à n’importe quel prix. Les Prophéties disent que je dois m’attacher les Neuf Lunes. J’ai compris ce que cela veut dire il y a seulement quelques jours. Dès que Bashere reviendra, je saurai où et quand je dois rencontrer la Fille des Neuf Lunes. Maintenant, la seule question est de savoir comment la lier à moi, et elle devra y répondre.

Il parlait avec naturel maintenant, et souffla une volute pour conclure. Les réactions varièrent. Loial écrivait très vite, s’efforçant de noter tous les mots, tandis qu’Harilin et Enaila continuaient leur jeu. Si les lances devaient danser, elles étaient prêtes. Alivia hocha farouchement la tête, sans doute espérant que seraient écrasés ceux qui lui avaient fait porter l’a’dam pendant cinq cents ans. Logain qui avait trouvé une autre coupe l’avait remplie avec le reste du vin, sans la boire, le visage indéchiffrable. Maintenant, c’était Rand que Verin scrutait. Mais elle avait toujours été curieuse à son égard ; par la Lumière, pourquoi Min était-elle triste jusqu’aux moelles ? Et Cadsuane…

— Une pierre se fend sous un coup assez fort, dit-elle, le visage calme comme un masque. L’acier se brise. Le chêne lutte contre le vent, et casse. Le roseau plie quand il le faut et survit.

— Un roseau ne gagnera pas la Tarmon Gai’don, lui répondit-il.

La porte s’entrouvrit, et Ethin entra au petit trot.

— Mon Seigneur Dragon, trois Ogiers sont arrivés. Ils ont été ravis d’apprendre que Maître Loial est ici. L’un d’eux est sa mère.

— Ma mère ? couina Loial.

Il se leva si vite qu’il renversa son fauteuil, se tordant les mains, les oreilles affaissées. Il tourna la tête dans tous les sens, comme cherchant une autre issue que la porte.

— Qu’est-ce que je vais faire, Rand ? Les autres doivent être l’Ancien Haman et Erith. Qu’est-ce que je dois faire ?

— Maîtresse Covril dit qu’elle est très impatiente de vous parler, Maître Loial, ajouta Ethin de sa voix grinçante. Très impatiente. Ils sont tout trempés, mais ils ont dit qu’ils vous attendraient en haut dans le salon des Ogiers.

— Qu’est-ce que je vais faire, Rand ?

— Vous avez dit que vous vouliez épouser Erith, dit Rand, aussi gentiment qu’il put.

La gentillesse lui était difficile, sauf avec Min.

— Mais mon livre ! Mes notes sont incomplètes, et je ne découvrirai jamais ce qui s’est passé par la suite. Erith me ramènera avec elle au Stedding Tsofu.

— Peuh ! fit Cadsuane, reprenant sa broderie et maniant délicatement l’aiguille.

Elle brodait l’antique symbole des Aes Sedai, les Crocs du Dragon et la Flamme de Tar Valon, associés dans un disque, le blanc et le noir séparés par une ligne sinueuse.

— Allez voir votre mère, Loial. Si elle est Covril, fille d’Ella, fille de Soong, il ne faut pas la faire attendre. Comme vous le savez, j’espère.

Loial sembla interpréter les paroles de Cadsuane comme un ordre. Il essuya sa plume et reboucha lentement son encrier, les oreilles affaissées. De temps en temps, il gémissait tristement entre ses dents : « Mon livre ! »

— Eh bien, dit Verin levant son tricot pour inspecter son ouvrage, je crois que j’ai fait là tout ce que je pouvais. Je vais retrouver Tomas. Il a mal aux genoux quand il pleut, bien qu’il le nie, même à moi. On dirait qu’elle ralentit, ajouta-t-elle, jetant un coup d’œil vers la fenêtre.

— Je vais rejoindre Lan, dit Nynaeve, rassemblant ses jupes. Il est de meilleure compagnie.

Cela avec un coup sec sur sa tresse et un regard noir à Alivia et Logain.

— Le vent me dit qu’une tempête se prépare, Rand. Et tu sais que je ne parle pas de la pluie.

— La Dernière Bataille ? demanda Rand. Quand ?

S’agissant du temps, Écouter le Vent pouvait parfois lui dire quand il pleuvrait, à une heure près.

— Peut-être, je ne sais pas. Souviens-t’en, c’est tout. Une tempête se prépare. Une terrible tempête.

Au-dessus de leurs têtes, le tonnerre gronda.

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