5 Quelque chose… d’étrange

Le tambourinement de la pluie, qui était tombée presque toute la nuit sur le toit de la tente, s’estompait peu à peu. Faile s’approcha du fauteuil sculpté de Sevanna, au centre des tapis multicolores empilés sur le sol, les yeux soigneusement baissés en signe de respect. Le printemps était arrivé d’un seul coup et l’on avait laissé les braseros éteints. Cependant, l’air était frais. Avec une profonde révérence, elle lui présenta le plateau en ficelle tressée. L’Aielle prit le gobelet en or et but le vin sans même lui jeter un regard. Après s’être de nouveau inclinée, Faile se retira à reculons puis posa le plateau sur un coffre bleu cerclé de cuivre, sur lequel reposaient une carafe en argent et trois autres gobelets. Ensuite, elle retourna à sa place au milieu des onze autres gai’shains présents, debout entre les torchères à miroirs alignées le long des parois de soie rouge de la tente. La tente était spacieuse et haute.

Souvent, il était difficile de voir en elle une Aielle. Ce matin-là, elle se prélassait en robe de chambre de brocart de soie rouge, nouée de telle sorte qu’elle s’entrouvrait presque jusqu’à la taille, révélant une partie de son opulente poitrine. Pourtant, elle portait tant de colliers qu’elle restait presque décente. Les Aielles ne se paraient jamais de bagues, or Sevanna en avait une à chaque doigt. L’épais bandeau d’or et de gouttes de feu posé sur l’écharpe en soie bleue retenant ses cheveux blonds en arrière prenait l’aspect d’un diadème, sinon d’une couronne. Il n’y avait là rien d’Aiel.

Faile et ses compagnons, six femmes et cinq hommes, avaient été réveillés au milieu de la nuit pour qu’ils se tiennent prêts, autour du lit de Sevanna – deux matelas de plume posés l’un sur l’autre – au cas où elle se réveillerait et désirerait quelque chose. Existait-il au monde une seule souveraine avec douze domestiques veillant à son sommeil ? Elle réprima une envie de bâiller. Les gai’shains étaient dociles et désiraient plaire, et il semblait que cela signifiât qu’ils devaient se montrer obséquieux jusqu’à ramper. Bain et Chiad, malgré leur tempérament explosif, semblaient trouver cela facile, ce qui n’était pas le cas de Faile. Depuis près d’un mois qu’elle avait été dévêtue et troussée comme une volaille pour avoir dissimulé un couteau, elle avait été fouettée neuf fois pour de bénignes offenses, graves aux yeux de Sevanna. Ses dernières marques de coups n’étaient pas complètement cicatrisées, et elle n’avait nulle intention d’en recevoir d’autres par négligence.

Elle espérait que Sevanna la croyait soumise depuis la nuit qu’elle avait passée nue et ligotée dans le froid. Seul Rolan et ses braseros l’avaient sauvée. Elle espérait ne pas être soumise. La simulation, quand elle se prolonge, devient une seconde nature. Bien qu’elle soit prisonnière depuis moins de deux mois, elle ne se souvenait pas exactement depuis combien de jours on l’avait capturée. Par moments, il lui semblait qu’elle était en robe blanche depuis plus d’un an. Parfois, les larges ceintures et le collier à maillons d’or lui paraissaient naturels. Cela l’effrayait. Elle se cramponnait à l’espoir. Bientôt, elle s’évaderait. Elle le devait. Avant que Perrin ne tente de la libérer. Pourquoi n’était-il pas encore là ? Les Shaidos campaient à Malden depuis longtemps, maintenant. Il ne l’aurait pas abandonnée. Son loup viendrait la sauver. Elle devait s’enfuir avant qu’il ne se fasse tuer en se portant à son secours, avant qu’elle cesse de faire semblant.

— Jusqu’à quand allez-vous continuer à punir Galina Sedai, Therava ? demanda Sevanna, fronçant les sourcils.

Therava était assise en tailleur devant elle, sur un coussin bleu à glands, très droite.

— Hier soir, elle m’a préparé un bain trop chaud. Elle a tant de marques sur le corps que j’ai dû la faire fouetter sur la plante des pieds. Ce n’est pas très efficace si l’on veut qu’elle puisse continuer à marcher.

Faile avait évité de regarder Galina depuis que Therava l’avait amenée dans la tente, mais à la mention de son nom, ses yeux se portèrent sur elle. Galina se tenait à genoux, très droite, à mi-distance des deux femmes et légèrement sur le côté, les joues marbrées d’ecchymoses, la peau luisante d’avoir marché sous la pluie pour venir jusque-là, les chevilles et les pieds couverts de boue. Elle ne portait que sa ceinture et son collier d’or, et n’en semblait que plus nue. Son crâne et ses sourcils avaient été rasés. Tous les poils de son corps, de la tête aux pieds, avaient été brûlés par le Pouvoir Unique. Faile avait entendu que l’Aes Sedai avait été pendue par les pieds pour sa première flagellation. Pendant des jours, les gai’shains n’avaient guère parlé d’autre chose. Seuls ceux qui reconnaissaient son visage à l’éternelle jeunesse croyaient encore qu’elle était une Aes Sedai, et certains d’entre eux entretenaient les mêmes doutes que Faile sur la présence d’une Aes Sedai parmi les gai’shains. Après tout, elle possédait le visage et l’anneau, alors pourquoi une Aes Sedai aurait-elle laissé Therava la traiter ainsi ? Faile se posait souvent la question sans y trouver de réponse. Elle se répétait que les Aes Sedai agissaient souvent pour des raisons incompréhensibles, mais ça n’était pas très satisfaisant.

Quelles que fussent ses raisons pour tolérer de tels sévices, Galina avait les yeux exorbités. Elle les posa sur Therava. Elle haletait si fort que sa poitrine se soulevait. Elle avait des raisons d’avoir peur. Quiconque passait à proximité de la tente de Therava pouvait entendre Galina hurler miséricorde. Quotidiennement, Faile apercevait Galina s’affairant dans tous les sens, le visage paniqué. Tous les jours, Therava ajoutait d’autres marques de fouet à celles qui lui zébraient le dos, des épaules jusqu’aux plis des genoux. Chaque fois qu’une plaie commençait à cicatriser, Therava la rouvrait. Faile avait entendu des Shaidos marmonner que Galina était traitée trop durement, mais personne n’allait se mêler d’interférer avec une Sagette.

Therava ajusta son châle noir dans un cliquetis de bracelets d’or et d’ivoire et regarda Galina comme un aigle aurait observé une souris. Ses colliers paraissaient sobres à côté de ceux de Sevanna ; ses jupes de laine noires et sa blouse blanche en algode étaient ternes. Mais des deux femmes, c’était Therava que Faile craignait le plus. Sevanna pouvait la punir pour un faux pas, mais Therava était capable de la tuer ou de l’écraser par caprice. Elle le ferait à coup sûr si Faile tentait de s’évader et échouait.

— Tant qu’il restera une ecchymose sur son visage, le reste de son corps sera meurtri également. Je ne l’ai pas encore frappé de face, afin de pouvoir la punir d’autres méfaits.

Galina se mit à trembler. Des larmes silencieuses inondèrent son visage.

Faile détourna les yeux. C’était pénible à regarder. Même si elle parvenait à dérober la baguette dans la tente de Therava, l’Aes Sedai pourrait-elle l’aider à s’enfuir ? Tout en elle annonçait qu’elle était brisée. Galina la trahirait-elle pour faire cesser les flagellations ? Elle l’en avait menacée si Faile ne lui apportait pas la baguette. Sevanna s’intéresserait beaucoup à la femme de Perrin Aybara, et Galina semblait suffisamment désespérée pour tenter n’importe quoi. Faile pria pour que la femme ait la force de tenir. Bien sûr, elle projetait une évasion au cas où Galina ne tiendrait pas sa promesse de les emmener avec elle, mais ce serait tellement plus facile, plus sûr, si elles pouvaient partir ensemble. Par la Lumière, pourquoi Perrin n’était pas encore arrivé ? Non ! Elle devait rester concentrée !

— Elle ne m’impressionne pas comme ça, marmonna Sevanna, fronçant les sourcils sur son gobelet. Même cet anneau ne la fait pas ressembler à une Aes Sedai.

Elle secoua la tête avec irritation. Pour une raison inconnue, Faile ne comprenait pas que c’était important pour Sevanna que tous reconnaissent une sœur en Galina.

— Pourquoi venez-vous de si bonne heure, Therava ? Je n’ai pas encore déjeuné. Voulez-vous du vin ?

— De l’eau, répondit Therava avec fermeté. Pour ce qui est de l’heure, le soleil est déjà au-dessus de l’horizon. J’ai déjeuné avant qu’il ne se lève. Vous devenez aussi paresseuse que ceux des Terres Humides, Sevanna.

Lusara, Domanie gai’shaine à la forte poitrine, remplit prestement un gobelet à la carafe en argent. Sevanna semblait s’amuser de l’insistance des Sagettes à ne boire que de l’eau, mais elle en avait à leur disposition. Toute autre chose aurait été une injure, même si elle n’avait pas eu l’intention de les insulter. La Domanie à la peau cuivrée avait été une marchande ; son âge mûr et les quelques fils blancs striant ses cheveux noirs n’avaient pas suffi à la sauver. Elle était d’une beauté exceptionnelle, or Sevanna collectionnait les riches, les beaux et les puissants, même s’ils appartenaient à quelqu’un d’autre. Il y avait tant de gai’shains que rares étaient ceux qui se plaignaient qu’on leur en enlève un. Lusara fit une gracieuse révérence et s’inclina pour présenter à Sevanna le plateau sur un coussin, selon un rituel parfait. Cependant, en retournant à sa place, elle sourit à Faile… d’un sourire de connivence.

Faile réprima un soupir. La dernière fois qu’elle avait été battue, c’est parce qu’elle avait soupiré au mauvais moment. Lusara était de celles qui lui avaient fait allégeance ces deux dernières semaines. Après Aravine, Faile s’était efforcée de choisir prudemment ses compagnes. Rejeter quelqu’un qui désirait lui prêter serment, comportait le risque d’en faire un traître. Elle était donc entourée de trop de partisans, dont pour certains elle n’était pas sûre. Lusara gagnait peu à peu sa confiance. Elle commençait à croire qu’elle ne la trahirait pas intentionnellement. Or celle-ci considérait leur plan d’évasion comme un jeu d’enfant, sans conséquence si elles échouaient. Sans doute avait-elle exercé son métier de la même façon, accumulant les revers de fortune. Faile n’aurait pas la possibilité de recommencer si elles échouaient. Alliandre et Maighdin non plus. Ou Lusara. Parmi les gai’shains de Sevanna, ceux qui avaient tenté de s’évader restaient enchaînés quand on n’avait pas besoin d’eux.

Therava but une gorgée d’eau, posa son gobelet sur le tapis et fixa Sevanna d’un regard d’acier.

— Les Sagettes estiment qu’il est grand temps que nous nous dirigions vers le nord et vers l’est. Les vallées sont faciles à défendre dans les montagnes, et nous pouvons les atteindre en moins de deux semaines, même ralentis par le grand nombre des gai’shains. Cet endroit est ouvert de tous les côtés, et pour trouver à manger, nos expéditions nous conduisent de plus en plus loin.

Les yeux verts de Sevanna soutinrent son regard sans ciller, chose dont Faile doutait d’être capable. Cela agaçait Sevanna quand les Sagettes se réunissaient sans elle. De plus, elle passait fréquemment ses nerfs sur les gai’shains. Elle sourit et but une gorgée de vin avant de répondre d’un ton calme, comme si elle expliquait quelque chose à une demeurée pas assez intelligente pour comprendre.

— Ici, la terre est fertile, et nous avons leurs semences en plus des nôtres. Qui sait comment est la terre dans les montagnes ? Nos expéditions nous fournissent aussi du bétail, des moutons et des chèvres. Ici, il y a de bons pâturages. Connaissez-vous des pâturages dans ces montagnes, Therava ? Ici, nous avons plus d’eau qu’aucun clan n’en a jamais eu. Savez-vous où l’on peut trouver de l’eau dans les montagnes ? Quant à nous défendre, qui viendrait nous attaquer ? Ceux des Terres Humides s’enfuient devant nos lances.

— Pas tous, dit Therava, ironique. Certains savent même faire danser les lances. Et si Rand al’Thor envoie l’un des autres clans contre nous, nous ne le saurions jamais avant qu’ils nous tombent dessus.

Soudain elle eut un léger sourire.

— On dit que votre plan consiste à vous laisser capturer pour devenir une gai’shaine de Rand al’Thor afin de le séduire et de vous faire épouser. C’est amusant, ne trouvez-vous pas ?

Malgré elle, Faile se troubla. La folle intention de Sevanna d’épouser al’Thor – elle délirait pour croire cela possible ! – la mettait en danger par l’intermédiaire de Galina. Si Sevanna ignorait que Perrin avait des liens avec al’Thor, Galina risquait de le lui dire si elle ne parvenait pas à mettre la main sur cette maudite baguette. Dans ce cas-là, Sevanna ne prendrait aucun risque de la voir s’échapper et la ferait enchaîner.

Les yeux étincelants, Sevanna se pencha, révélant totalement sa poitrine.

— Qui dit cela ? Qui ?

Therava reprit son gobelet et but une nouvelle gorgée d’eau. Réalisant qu’elle n’obtiendrait aucune réponse, Sevanna se redressa et rajusta sa tenue. Les yeux étincelants comme des émeraudes polies, elle eut des paroles aussi dures que ses yeux.

— J’épouserai Rand al’Thor, Therava. Je l’avais presque jusqu’au moment où vous et les autres Sagettes avez failli. Je l’épouserai, j’unirai tous les clans et je conquerrai toutes les Terres Humides !

Therava ricana dans son gobelet.

— Couladin était le Car’a’carn, Sevanna. Je n’ai pas trouvé les Sagettes qui l’ont autorisé à aller à Rhuidean, mais je les retrouverai. Rand al’Thor est la créature des Aes Sedai. Elles lui ont soufflé ce qu’il devait dire à Alcair Dal, et ce fut un jour sombre que celui où il révéla des secrets que peu sont assez forts pour connaître. Félicitez-vous que la plupart aient cru qu’il mentait. Mais j’oubliais. Vous n’êtes jamais allée à Rhuidean. Vous avez cru vous-même à ses mensonges secrets.

Des gai’shains apparurent à l’entrée de la tente, leurs robes trempées de pluie et retroussées jusqu’aux genoux tant qu’ils n’étaient pas à l’intérieur. Chacun portait le collier et la ceinture d’or. Leurs bottes lacées laissaient des traces sur les tapis. Plus tard, quand elles auraient séché, ils devraient les nettoyer. Ils devaient avant tout éviter d’avoir de la boue sur leurs robes de peur de se faire fouetter. Sevanna voulait que ses gai’shains soient impeccables quand ils étaient près d’elle. Aucune des deux Aielles n’accorda la moindre attention à leur entrée.

Sevanna semblait totalement déconcertée par les propos de Therava.

— Que vous importe qui a donné la permission à Couladin ? C’est sans importance, dit-elle. Elle agita la main comme pour chasser une mouche, quand elle vit qu’elle n’obtenait pas de réponse. Couladin est mort. Rand al’Thor a les marques. Quelle que soit la façon dont il les a obtenues, je l’épouserai et je me servirai de lui. Si les Aes Sedai sont capables de le contrôler, et je les ai vues le manipuler, je le peux aussi. Avec votre aide. Et vous m’aiderez. Vous convenez que l’unification des clans est un enjeu légitime, quel que soit le moyen employé ? Vous étiez d’accord.

Il y avait plus que de la menace dans ses paroles.

— Nous autres Shaidos, nous deviendrons le clan le plus puissant.

Défaisant leur capuche, les nouveaux venus, neuf hommes et trois femmes, dont Maighdin, s’alignèrent en silence contre les parois de la tente. La femme aux cheveux d’or avait la mine lugubre depuis le jour où Therava l’avait trouvée dans la tente des Sagettes.

Quoi que Therava lui eût fait, Maighdin disait simplement qu’elle voulait la tuer. Parfois, elle gémissait dans son sommeil.

Therava garda pour elle ce qu’elle pensait de l’unification des clans.

— Le sentiment général est contre la prolongation de notre séjour ici. Beaucoup de chefs de tribus pressent tous les matins le disque rouge sur leur nar’baha. Je vous conseille d’écouter les Sagettes.

Nar’baha ? Cela signifiait « boîte à sots », ou quelque chose d’approchant. Mais qu’est-ce que ça pouvait bien être ? Bain et Chiad lui enseignaient toujours les coutumes des Aiels quand elles en trouvaient le temps, or elles n’avaient jamais parlé d’une telle chose. Maighdin s’arrêta près de Lusara. Un mince noble cairhienin du nom de Doirmanes s’arrêta près de Faile. Il était jeune et beau garçon, mais il se mordillait nerveusement les lèvres. S’il apprenait l’existence des serments d’allégeance, il faudrait le tuer. Elle était certaine qu’il courrait en informer Sevanna dans la minute.

— Nous restons ici, assena Sevanna, jetant son gobelet sur les tapis dans une gerbe de vin. Je parle pour le chef de clan !

— Très bien, acquiesça calmement Therava. Bendhuin, chef de la tribu des Sels Verts, a obtenu la permission d’aller à Rhuidean. Il est parti il y a cinq jours, avec vingt de ses algai’d’siswais, et quatre Sagettes qui seront ses témoins.

Quand chacun des nouveaux gai’shains se trouva près d’un autre déjà présent, Faile et les autres remontèrent leur capuche et se dirigèrent vers la sortie à la queue leu leu, retroussant déjà leurs robes jusqu’aux genoux. Elle n’hésitait plus à montrer ses jambes.

— Il aspire à me remplacer, et je n’ai pas été informée ?

— Pas vous, Sevanna. À remplacer Couladin. En tant que veuve, vous parlez pour le chef de clan jusqu’à ce qu’un nouveau chef revienne de Rhuidean, mais vous n’êtes pas le chef de clan.

Faile sortit dans la bruine grise et glaciale du matin. Les rabats de la tente retombèrent, étouffant la suite de la conversation. Que se passait-il entre les deux femmes ? Parfois, comme ce matin, elles se comportaient en ennemies quand d’autres jours, elles semblaient des conspiratrices forcées, liées par quelque chose qui ne les satisfaisait ni l’une ni l’autre. Ou peut-être était-ce le fait d’être liées qui les mettait mal à l’aise. Le savoir importait peu. Mais ce mystère la tracassait.

Six Vierges voilées s’étaient regroupées devant la tente, leurs lances passées dans le harnais du carquois qu’elles portaient dans le dos. Bain et Chiad méprisaient Sevanna parce que, n’ayant jamais été une Vierge de la Lance, elle utilisait les Vierges pour sa garde d’honneur, et parce qu’elle faisait surveiller sa tente en permanence. Elles méprisaient aussi certaines Vierges shaidos. N’être ni chef de clan ni porte-parole d’un chef, donnait autant de pouvoir qu’en possédaient la plupart des nobles. Ces Vierges agitaient les mains en une conversation animée. Elle saisit plusieurs fois le signe pour Car’a’carn, mais pas assez d’autres pour comprendre ce qu’elles disaient, ou si elles parlaient d’al’Thor ou de Couladin.

Rester là assez longtemps pour l’apprendre était hors de question. Avec les autres qui s’éloignaient en hâte dans les rues boueuses, elle éveillerait les soupçons des Vierges pour commencer, et peut-être qu’elles lui donneraient des verges elles-mêmes, ou pire, se serviraient de ses propres lacets de bottes. Elle en avait déjà eu une bonne dose à cause de ses « yeux insolents », et elle ne tenait pas à renouveler l’expérience. Surtout qu’il fallait se dénuder en public. Être gai’shaine de Sevanna ne lui valait aucune protection. N’importe quel Shaido pouvait punir tout gai’shain qui ne se comportait pas correctement. De plus, la pluie glaciale, bien que légère, aurait tôt fait de tremper sa robe de laine. Le trajet était court jusqu’à sa tente, mais elle ne le terminerait pas sans être arrêtée.

Elle bâilla en tournant le dos à la tente rouge. Elle avait besoin de quelques heures de sommeil. D’autres corvées l’attendaient dans l’après-midi. Lesquelles ? Elle ne le savait pas. La vie aurait été plus simple si Sevanna décidait d’attribuer une tâche à chacun, mais elle semblait choisir les noms au hasard, et toujours à la dernière minute. Cela compliquait tout, et particulièrement leur évasion. Au dehors, toutes sortes de tentes entouraient celle de Sevanna : des tentes aielles surbaissées, des pointues, des carrées, séparées par un dédale de chemins boueux. Les Shaidos s’appropriaient toutes celles qu’ils pouvaient trouver. Quatorze tribus campaient autour de Malden, cent mille Shaidos et autant de gai’shains, et selon la rumeur, les Morais et les Falaises Blanches arriveraient dans quelques jours. À part quelques enfants gambadant dans la boue en compagnie de leurs chiens, elle ne vit que des silhouettes en robes blanches maculées de boue, qui portaient des paniers. La plupart des femmes couraient. Excepté les forgerons, les Shaidos travaillaient rarement et généralement par ennui, soupçonnait-elle. Avec autant de gai’shains, leur trouver quelque chose à faire était en soi une corvée. Sevanna n’était pas la seule à se prélasser dans son bain avec une gai’shaine pour lui frictionner le dos. Aucune Sagette n’était encore allée jusque-là, mais certaines ne faisaient pas deux pas pour aller chercher quelque chose quand un gai’shain pouvait le faire à leur place.

Elle était presque arrivée au quartier gai’shain du camp, le long de la muraille grise de Malden, quand elle vit une Sagette se hâter vers elle, son châle noir enroulé autour de la tête pour se protéger de la pluie. Faile ne ralentit pas, mais elle fléchit un peu les genoux. Meira n’était pas aussi effrayante que Therava, mais la femme au visage lugubre était assez dure, et plus petite que Faile. Sa bouche étroite semblait encore rétrécir quand elle se trouvait avec une femme plus grande qu’elle. Faile aurait pensé que le fait de savoir que sa propre tribu, la Falaise Blanche, allait arriver dans quelques jours l’aurait mise de bonne humeur, mais manifestement, la nouvelle n’avait eu aucun effet sur elle.

— Ainsi, vous traînassiez, dit Meira, les yeux aussi durs que les saphirs auxquels ils ressemblaient. J’ai laissé Rhiale écouter les autres, parce que je craignais que quelque imbécile vous ait attirée dans sa tente.

Elle promena autour d’elle un regard flamboyant comme cherchant le coupable.

— Personne ne m’a accostée, Sagette, dit vivement Faile.

Quelques-uns s’y étaient risqués au cours des dernières semaines, mais Rolan était toujours apparu juste à temps. À deux reprises, le grand Mera’din avait dû se battre pour elle, et une fois, il avait tué son adversaire. Elle s’était attendue à toutes sortes d’ennuis, mais les Sagettes avaient jugé que le combat avait été régulier, et Rolan avait dit que son nom n’avait pas été mentionné. Bain et Chiad affirmaient que cela violait toutes les coutumes, mais ici, les agressions étaient un danger permanent pour les gai’shaines. Elle était certaine qu’Alliandre avait été agressée une fois, avant qu’elle et Maighdin n’aient trouvé un Mera’din pour les défendre, elles aussi. Rolan niait leur avoir demandé de défendre ses gens. Il disait qu’ils s’ennuyaient et cherchaient simplement à se rendre utiles.

— Je suis désolée d’être en retard.

— Inutile de rentrer sous terre. Je ne suis pas Therava. Je ne vais pas vous battre pour le plaisir.

Elle avait prononcé ces paroles avec la dureté d’un bourreau. Meira ne sévissait pas par pur plaisir, mais Faile savait d’expérience qu’elle maniait vigoureusement les verges.

— Maintenant, dites-moi ce que Sevanna a dit et fait. Cette eau qui tombe du ciel est peut-être une chose merveilleuse, mais ce n’est pas agréable de se promener dessous.

Sevanna ne s’était pas réveillée de la nuit, et une fois debout, elle n’avait parlé que des vêtements et surtout des bijoux qu’elle porterait. Son coffre, qui avait été prévu pour des vêtements, regorgeait de gemmes. Avant même de s’habiller, Sevanna avait passé un bon moment à essayer différentes combinaisons de bagues et de colliers et à s’étudier devant la psyché. Pour Faile, cela avait été très embarrassant.

Elle en était arrivée au récit de l’entrée de Therava avec Galina quand tout se mit à onduler devant ses yeux. Elle ondulait ! Ce n’était pas son imagination. Les yeux bleus de Meira se dilatèrent ; elle aussi avait senti les ondulations. De nouveau, tout ondula, y compris elle-même, plus fort qu’avant. En état de choc, Faile se redressa et lâcha sa robe. Le monde ondula encore plus fort, et, quand le mouvement la traversa, elle eut l’impression qu’elle allait exploser dans la brise ou se dissiper sous forme de brume.

Haletante, elle attendit la quatrième ondulation, celle dont elle savait qu’elle détruirait tout. Rien ne se passa. Elle expira de soulagement.

— Qu’est-ce qui se passe, Sagette ? Qu’est-ce qu’il se passe ?

Meira se toucha le bras, l’air vaguement étonné que sa main ne passe pas à travers sa chair et ses os.

— Je… je ne sais pas, répondit-elle lentement.

Elle se secoua et ajouta :

— Allez à votre travail, ma fille !

Rassemblant ses jupes, elle passa près de Faile en courant dans la boue.

Les enfants avaient déserté les rues, mais Faile les entendait geindre dans les tentes. Les chiens abandonnés frissonnaient et geignaient, la queue entre les jambes. Dans la rue, les gens se palpaient, se touchaient les uns les autres, Shaidos aussi bien que gai’shains. Faile se palpa fermement les mains. Elle était bien solide ! Elle avait juste eu l’impression de se transformer en brume. Retroussant ses robes pour éviter de trop se salir, elle se remit à marcher. Puis elle courut, sans se soucier de la boue. Elle savait qu’elle n’échapperait pas à une nouvelle ondulation, mais elle courut quand même, aussi vite que ses jambes le pouvaient.

Les tentes des gai’shains, plantées en cercle autour des murailles de Malden, étaient aussi disparates que celles des autres quartiers du camp, mais la plupart étaient petites. Sa tente pointue conçue pour deux personnes en abritait trois en plus d’elle-même : Alliandre, Maighdin et une noble cairhienine nommée Dairaine, qui cherchait à se faire bien voir de Sevanna en colportant des ragots sur les autres gai’shains. Cela leur compliquait la vie, mais il n’y avait rien à y faire, à part la tuer, et Faile ne s’y résignait pas. Pas à moins que Dairaine ne représente un sérieux danger. À l’instar d’une portée de chiots, elles dormaient blotties les unes contre les autres pour se réchauffer mutuellement.

Il faisait sombre dans la tente quand elle y pénétra. Seule Alliandre était là, à plat ventre sur sa couverture, avec un linge imbibé d’une infusion d’herbes médicinales sur son postérieur meurtri.

Alliandre, qui n’avait rien fait de mal, avait été désignée la veille parmi les cinq qui avaient le moins satisfait Sevanna. Contrairement à certaines, elle s’était assez bien comportée pendant la punition – Doirmanes s’était mise à pleurer avant même qu’on la frappe. Cependant, elle semblait faire partie de celles sélectionnées tous les trois ou quatre jours. Être reine ne vous apprend pas à servir une reine. Il faut dire que Maighdin était désignée presque aussi souvent, elle qui n’était qu’une femme de chambre. Faile elle-même n’avait été choisie qu’une seule fois.

Le fait qu’Alliandre n’avait pas fait un geste pour se couvrir montrait à quel point elle était abattue ; elle se redressa simplement sur les coudes. Elle avait quand même peigné ses longs cheveux noirs. Quand elle s’en abstiendrait, Faile saurait qu’elle était au bout du rouleau.

— Est-ce que quelque chose… d’étrange… vient de vous arriver, Ma Dame ? demanda-t-elle, d’une voix tremblante de peur.

— Oui, dit Faile, accroupie près du mât. Je ne sais pas ce que c’était. Meira ne sait pas non plus de quoi il s’agissait. Je doute qu’aucune Sagette le sache. Mais nous ne sommes pas blessées.

Bien sûr que ça ne les avait pas blessées.

— Et ça ne change rien à nos projets.

En bâillant, elle détacha sa ceinture et la jeta sur ses couvertures, puis elle saisit sa robe pour la passer par-dessus sa tête. Alliandre cacha son visage dans ses mains et se mit à pleurer doucement.

— Nous ne nous évaderons jamais. Je serai encore battue ce soir. Je le sais. On me frappera tous les jours jusqu’à la fin de ma vie.

En soupirant, Faile laissa tomber sa robe et s’agenouilla pour caresser les cheveux de sa vassale.

— De temps en temps, j’ai les mêmes craintes, dit-elle doucement. Mais je refuse de me laisser abattre. Je m’évaderai. Nous nous évaderons. Il faut conserver son courage, Alliandre. Je sais que vous êtes brave. Je sais que vous avez discuté avec Masema en gardant votre sang-froid. Vous en êtes capable, alors continuez !

Aravine passa la tête entre les rabats de la tente. Elle était quelconque et boulotte. Faile était sûre qu’elle était noble, bien qu’elle ne s’en vante jamais. Malgré la pénombre, Faile vit qu’elle rayonnait. Elle aussi portait la ceinture et le collier de Sevanna.

— Ma Dame, Alvon et son fils ont quelque chose pour vous.

— Il faudra que ça attende quelques minutes, répondit Faile.

Alliandre avait cessé de pleurer et ne bougeait plus.

— Ma Dame, vous regretterez d’avoir attendu.

La respiration de Faile s’arrêta. Était-ce possible ? Cela semblait trop beau pour être vrai.

— Je peux garder mon sang-froid, dit Alliandre, relevant la tête pour regarder Aravine. Si ce qu’apporte Alvon est ce que j’espère, je saurai garder mon sang-froid même si Sevanna me met à la torture.

Attrapant sa ceinture et son collier – être vue à l’extérieur sans collier ni ceinture valait une punition presque aussi sévère que pour une tentative d’évasion –, Faile sortit de la tente en toute hâte. Le crachin s’était transformé en brouillard. Elle releva quand même sa capuche pour se protéger du froid.

Alvon était trapu, plus petit que son fils Theril, grand garçon dégingandé. Tous deux portaient des robes blanches tachées de boue, taillées dans de la toile de tente. Theril, le fils aîné d’Alvon, âgé de quatorze ans – les Shaidos ne l’avaient pas cru à cause de sa taille –, était aussi grand que la plupart des Amadiciens. Faile avait fait confiance à Alvon depuis le début. Lui et son fils étaient presque légendaires parmi les gai’shains. Ils avaient fait trois tentatives d’évasion, et à chaque fois les Shaidos avaient mis plus de temps à les retrouver. Et malgré des punitions de plus en plus sévères, le jour où ils lui avaient juré allégeance, ils avaient prévu une quatrième tentative pour rejoindre le reste de leur famille. Faile ne les avait jamais vus sourire, mais aujourd’hui leurs visages, buriné pour Alvon et creux pour Theril, étaient rayonnants.

— Qu’avez-vous pour moi ? demanda Faile, bouclant sa ceinture en hâte.

Son cœur battait si fort qu’elle eut l’impression qu’il allait jaillir hors de sa poitrine.

— C’est mon Theril, Ma Dame, dit Alvon avec son accent de bûcheron qui rendait ses paroles quasi incompréhensibles. Il passait juste par là, vous voyez, et il n’y avait personne, alors il s’est baissé vivement et… Montre à la Dame, Theril.

Timidement, Theril passa une main dans sa manche et en tira une baguette blanche et lisse qui semblait faite d’ivoire, d’environ un pied de long et épaisse comme son poignet.

Regardant autour d’elle pour voir si quelqu’un les observait – la rue était déserte à part eux, du moins pour le moment –, Faile la prit vivement et la dissimula dans une poche de sa manche. La poche était juste assez profonde pour l’empêcher de tomber. Maintenant qu’elle l’avait, elle ne voulait pas la lâcher. Au toucher, on aurait dit du verre, et elle était vraiment froide. C’était peut-être un angreal ou un ter’angreal. Cela expliquerait pourquoi Galina la convoitait. La main passée dans sa manche, Faile serra très fort la baguette. Galina n’était plus une menace. Maintenant, elle était leur salut.

— Vous comprenez, Alvon, que Galina ne pourra peut-être pas vous emmener, vous et votre fils, quand elle s’en ira, dit-elle. Elle ne l’a promis qu’à moi et à celles capturées en même temps que moi. Mais je vous promets que je trouverai le moyen de vous libérer, vous et tous ceux qui m’ont juré allégeance. Tous les autres aussi, si c’est possible, mais les miens avant tout. Sous la Lumière et sur mon espoir de salut et de renaissance, je le jure !

Comment elle s’y prendrait, elle n’en avait aucune idée, mais elle le ferait.

Le bûcheron fit mine de cracher, puis il la regarda et rougit. Finalement, il déglutit.

— Cette Galina, elle n’aidera personne, Ma Dame. Paraît qu’elle est Aes Sedai et tout ça, mais à mon avis, c’est le joujou de Therava, et cette Therava la laissera jamais partir. De toute façon, je sais que si on arrive à vous libérer, vous reviendrez chercher tous les autres. Inutile de jurer et tout ça. Vous avez dit que vous vouliez la baguette si quelqu’un pouvait mettre la main dessus sans se faire prendre, et Theril vous l’a trouvée, c’est tout.

— Je veux être libre, dit soudain Theril. Mais si nous libérons tout le monde, on les aura vaincus.

Étonné d’avoir parlé, il s’empourpra. Son père fronça les sourcils, puis hocha pensivement la tête.

— Bien parlé, dit doucement Faile au garçon, mais j’ai prêté un serment, et je m’y tiendrai. Vous et votre père…

Elle s’interrompit quand Aravine, regardant par-dessus son épaule, posa une main sur son bras, son grand sourire ayant fait place à la peur.

Tournant la tête, Faile vit Rolan debout près de la tente. Deux bonnes mains plus grand que Perrin, sa shoufa était enroulée autour de son cou, son voile noir pendant sur sa large poitrine. La pluie glissait sur son visage et trempait ses courtes boucles rousses. Depuis quand était-il là ? Pas longtemps, sinon Aravine l’aurait remarqué plus tôt. La minuscule tente n’était pas propice aux cachettes. Alvon et son fils courbaient les épaules, comme se préparant à attaquer le grand Mera’din.

— Retournez à vos affaires, Alvon, ordonna Faile. Vous aussi, Aravine. Allez vite !

Aravine et Alvon eurent le bon sens de ne pas se répandre en politesses avant de s’éloigner avec un dernier regard inquiet à Rolan, mais Theril leva à moitié une main avant de se ressaisir. Rougissant, il détala derrière son père.

Rolan sortit de derrière la tente et s’arrêta devant elle. Curieusement, il avait à la main un petit bouquet de fleurs bleues et jaunes. Elle était très consciente de la baguette qu’elle dissimulait dans sa manche. Où allait-elle la cacher ? Quand Therava constaterait sa disparition, elle allait mettre tout le camp sens dessus dessous.

— Vous devez être prudente, Faile Bashere, dit Rolan, lui souriant de tout son haut.

Alliandre ne le trouvait pas tout à fait beau garçon, mais Faile avait décidé qu’elle se trompait. Ces yeux bleus et ce sourire le rendaient presque beau.

— Ce que vous préparez est dangereux, et je ne serai peut-être pas là pour vous protéger.

— Dangereux ? dit-elle, sentant son sang se glacer. Que voulez-vous dire ? Et où allez-vous ?

L’idée de perdre son protecteur lui noua l’estomac. Sans lui…

— Certains d’entre nous pensent à retourner dans la Terre Triple.

Son sourire s’évanouit.

— Nous ne pouvons pas suivre un faux Car’a’carn, issu des Terres Humides, mais on nous laissera peut-être vivre sur nos terres. Nous y pensons. Voilà longtemps que nous sommes loin de chez nous, et ces Shaidos nous dégoûtent.

Elle trouverait le moyen de survivre après son départ. Il le faudrait. D’une façon ou d’une autre.

— Et qu’est-ce qui est dangereux ?

Elle s’efforçait de parler avec légèreté. Par la Lumière, que lui arriverait-il sans lui ?

— Ces Shaidos sont aveugles même quand ils ne sont pas saouls, Faile Bashere, répondit-il avec calme.

Rabattant sa capuche en arrière, il piqua une fleur dans ses cheveux au-dessus de son oreille gauche.

— Nous autres Mera’dins, nous n’avons pas les yeux dans nos poches.

Il piqua une autre fleur de l’autre côté.

— Vous vous êtes fait beaucoup de nouveaux amis ces derniers temps, et vous projetez de vous évader avec eux. C’est un plan audacieux, mais dangereux.

— Préviendrez-vous les Sagettes ou Sevanna ?

Elle fut stupéfaite d’avoir parlé d’une voix égale. Son estomac faisait des nœuds.

— Pourquoi le ferais-je ? demanda-t-il, ajoutant une fleur à son ouvrage. Jhoradin pense qu’il emmènera Lacile Aldorwin dans la Terre Triple, bien qu’elle soit une Tueuse d’Arbres. Il croit pouvoir la convaincre de tresser une couronne de noces et de la poser à ses pieds.

Lacile s’était trouvé un protecteur en entrant dans le lit du Mera’din qui l’avait faite gai’shaine, et Arrela avait fait de même avec l’une des Vierges qui l’avaient capturée. Les deux femmes étaient concentrées sur l’évasion comme une flèche sur sa cible.

— Et maintenant que j’y réfléchis, je vous emmènerai peut-être avec moi si nous partons.

Elle leva les yeux sur lui et le fixa intensément. La pluie commençait à lui mouiller les cheveux.

— Dans le Désert ? Rolan, j’aime mon mari. Je vous l’ai déjà dit, et c’est vrai.

— Je sais, dit-il, continuant à parsemer de fleurs ses cheveux. Mais pour le moment, vous êtes encore en blanc, et ce qui arrive quand on est en blanc est oublié quand on l’enlève. Votre mari ne pourra pas vous le reprocher. De plus, si nous partons, je vous libérerai quand nous arriverons près d’une ville des Terres Humides. Je n’aurais jamais dû faire de vous une gai’shaine. Ce collier et cette ceinture contiennent assez d’or pour vous ramener en toute sécurité à votre mari.

Sa mâchoire s’affaissa sous le choc. Et elle fut surprise quand son poing martela la vaste poitrine de Rolan. Bien que des gai’shains ne soient pas autorisés à user de violence, il se contenta de sourire.

— Vous… !

Elle frappa de nouveau, plus fort.

— Vous… ! Je ne trouve pas de mot assez fort. Vous me laissez croire que vous allez m’abandonner à ces Shaidos alors que vous avez toujours eu l’intention de m’aider à retrouver ma liberté ?

Finalement, il lui prit le poing et l’immobilisa facilement d’une main qui enveloppa complètement la sienne.

— Si nous partons, Faile Bashere, dit-il en riant.

En riant !

— Ce n’est pas encore décidé. De toute façon, un homme ne peut pas laisser une femme penser qu’il est trop entreprenant.

De nouveau, elle se surprit elle-même en se mettant à rire et pleurer en même temps, si fort qu’elle dut s’appuyer contre lui pour ne pas tomber. Ce satané sens de l’humour des Aiels !

— Vous êtes très belle avec des fleurs dans les cheveux, Faile Bashere, murmura-t-il, ajoutant une nouvelle fleur. Même sans fleurs. Et pour le moment, vous portez toujours le blanc.

Par la Lumière ! Elle avait la baguette, froide contre son bras, mais il n’y avait aucun moyen de la donner à Galina tant que Therava ne la laisserait pas circuler librement, aucun moyen d’être certaine que Galina ne la trahirait pas avant par désespoir. Rolan lui proposait la liberté si les Mera’dins décidaient de partir, mais il continuerait de la convaincre d’entrer dans son lit tant qu’elle porterait le blanc. Et si les Mera’dins décidaient de rester, l’un d’eux trahirait-il ses projets d’évasion ? S’il fallait en croire Rolan, ils étaient tous au courant ! L’espoir et le danger inextricablement mêlés. Un écheveau impossible à démêler.

Elle ne s’était pas trompée sur la réaction de Therava. Juste avant midi, tous les gai’shains furent rassemblés à l’extérieur, avec ordre de se déshabiller. Se couvrant de ses mains du mieux possible, Faile se blottit contre d’autres femmes portant la ceinture et le collier de Sevanna – on les leur avait fait remettre aussitôt – pour préserver un semblant de pudeur, pendant que des Shaidos fouillaient les tentes des gai’shains. Tout ce que Faile put faire, c’est penser à sa cachette en ville et prier. Espoir et danger. Aucun moyen de débrouiller l’écheveau.

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