10 Un village au Shiota

Le jour suivant lui apporta un répit. Tuon, en robe d’équitation de soie bleue et ceinture en cuir chevaucha près de lui quand le cirque s’ébranla lentement vers le nord. Elle agita les doigts à l’adresse de Selucia quand celle-ci voulut s’interposer entre eux. Selucia avait acquis sa propre monture : un hongre compact qui ne pouvait rivaliser avec Pips ou Akein, mais qui valait quand même mieux que son pommelé précédent. La femme aux yeux bleus, la tête couverte d’une écharpe verte sous sa capuche, se rangea de l’autre côté de Tuon. Son visage aurait fait la fierté d’une Aes Sedai car il ne révélait rien. Mat ne put s’empêcher de sourire. À son tour de dissimuler sa frustration, pour changer ! N’ayant pas de chevaux, les Aes Sedai étaient confinées dans leur roulotte. Metwyn était trop loin, près du cocher de la roulotte pourpre, pour entendre ce qu’il disait à Tuon. Seuls quelques nuages demeuraient dans le ciel après la pluie de la nuit. Le monde lui semblait parfait. Et même les dés cliquetant dans sa tête n’y changeaient rien.

Un vol d’une douzaine de corbeaux vira au-dessus de leurs têtes. Ils volaient en ligne droite, sans dévier de leur course. Il les suivit des yeux jusqu’à ce qu’ils disparaissent. Rien qui puisse gâcher la journée. Pour lui, en tout cas. Peut-être pour quelqu’un d’autre, plus au nord.

— Avez-vous vu en eux quelque présage, Joujou ? demanda Tuon. Elle était aussi gracieuse en selle qu’en toute autre circonstance. La plupart des présages que je connais impliquant des corbeaux les décrivent perchés sur un toit ou croassant à l’aube ou au crépuscule.

— Ils pourraient être des espions du Ténébreux, lui dit-il. Comme les corneilles et les rats. Comme ils n’ont pas ralenti pour nous regarder, inutile de nous inquiéter.

Passant sur son crâne sa main gantée de vert, elle soupira.

— Joujou, Joujou, murmura-t-elle, rajustant sa capuche, croyez-vous tous les contes de bonnes femmes ? Croyez-vous que si vous dormez sur la Colline du Vieux Hob par une nuit de pleine lune, les serpents vous donneront les réponses à trois questions, ou que les renards volent la peau des hommes, ou enlèvent toute valeur nutritive à la nourriture, de sorte qu’on peut mourir de faim tout en mangeant à satiété ?

Il s’efforça de sourire.

— Je ne crois pas avoir jamais entendu parler de ces présages, dit-il d’un ton faussement amusé.

Quelles étaient les probabilités qu’elle parle de serpents donnant de bonnes réponses, ce que faisaient les Aelfinns en un sens, en mentionnant les renards voleurs de peau dans la foulée ? Il était pratiquement sûr que les Eelfinns le faisaient, et en confectionnaient des ceintures. Mais c’est le Vieux Hob qui faillit le faire craquer. Le reste n’était sans doute que l’effet du ta’veren dans le monde. Elle ne savait certainement rien sur lui, les serpents et les renards. À Shandalle, pays où était né Artur Aile-de-Faucon, le Vieux Hob, Caisen Hob, était un autre nom du Ténébreux. Les Aelfinns et les Eelfinns méritaient certainement tous d’être associés au Ténébreux, mais ce n’était pas une chose à laquelle il désirait penser alors qu’il était lié à ces foutus renards. Et aussi avec les serpents ? Cette possibilité suffit à lui donner des aigreurs d’estomac.

La promenade lui semblait quand même agréable. L’air se réchauffait à mesure que le soleil montait dans le ciel, sans toutefois devenir chaud. Il jongla avec six boules en bois de couleurs différentes, et Tuon rit en battant des mains. Cet exploit avait déjà impressionné le jongleur qui lui avait vendu les boules. C’était encore plus difficile à cheval. Il lui raconta des blagues qui la firent rire, dont une qui lui fit lever les yeux au ciel et provoqua un échange de signes avec Selucia. Peut-être qu’elle n’aimait pas les histoires sur les serveuses de taverne. Pourtant, celle-ci n’était en rien inconvenante. Il n’était pas idiot. Mais il regrettait qu’elle n’ait pas réagi, pour entendre son rire merveilleux, spontané et chaleureux. Ils parlèrent chevaux et discutèrent des méthodes de dressage. Sa jolie tête abritait quelques idées curieuses, comme par exemple celle de calmer un cheval rebelle en lui mordant l’oreille. Elle ignorait qu’on pouvait fredonner doucement pour calmer un cheval nerveux, et ne voulait pas croire que son père lui avait enseigné ce talent.

— Je ne peux guère vous en faire la démonstration sans un cheval ayant besoin d’être calmé, non ? dit-il.

De nouveau, elle leva les yeux au ciel, et Selucia l’imita.

Malgré tout, il n’y avait aucune véhémence dans la discussion, aucune colère. Tuon avait tant d’énergie qu’il semblait impossible qu’elle tienne dans une si petite femme. Ses silences mirent quelque froid durant la journée, plus que les serpents et les renards. Ils étaient loin, et il n’y avait rien à faire. Elle était tout près de lui, et il avait beaucoup de choses à faire la concernant. Elle ne fit jamais allusion à ce qui s’était passé avec les trois Aes Sedai. Elle ne mentionna jamais son ter’angreal ou le fait que, quoiqu’elle ait fait tisser contre lui par Teslyn ou Joline, cela avait raté. La soirée précédente aurait aussi bien pu être un rêve.

Elle était comme un général échafaudant un plan de bataille, avait dit Setalle. Dressée pour l’intrigue et la dissimulation depuis le berceau, selon Egeanin. Le tout dirigé droit sur lui. Mais dans quel but ? Ce n’était sûrement pas une façon seanchane de courtiser. Egeanin n’en savait pas grand-chose. Il connaissait Tuon depuis quelques semaines, l’avait enlevée, et elle l’appelait Joujou et avait essayé de l’acheter. Seul un imbécile pouvait interpréter ce comportement comme étant celui d’une femme amoureuse. Elle l’avait menacé de le faire porteur de coupes, c’est-à-dire da’covale, d’après Egeanin. Selon elle, les porteurs de coupes étaient choisis pour leur beauté, or il était loin d’en être digne. Bien qu’il ne voulût pas l’admettre, c’était aussi son avis. Beaucoup de femmes avaient admiré son visage. Rien ne disait que Tuon ne pouvait pas conclure le mariage juste pour qu’il se croie libre et en sécurité, et qu’elle le fasse exécuter ensuite.

Pendant un long moment, ils ne virent pas même une ferme. Environ deux heures après que le soleil eut dépassé son zénith, ils arrivèrent dans un gros village. Le tintement d’un marteau sur une enclume résonnait au loin. Les bâtisses à colombages étaient recouvertes de toits pointus en chaume et de cheminées de pierre. Quelque chose en elles titilla la mémoire de Mat, mais il ne sut dire quoi. Il n’y avait pas une ferme en vue dans la forêt. Il imagina qu’elles devaient être plus loin sur la route, vers la forêt.

Curieusement, les habitants qu’ils rencontraient les ignoraient. Au bord de la rue, un homme en bras de chemise, qui aiguisait une hachette sur une meule actionnée au pied, leva les yeux de son travail puis le reprit comme s’il n’avait rien vu. Un groupe d’enfants surgit en courant d’une ruelle, puis détala dans une autre sans jeter plus qu’un coup d’œil dans leur direction. Très bizarre. La plupart des enfants des villages s’arrêtaient pour contempler un train de marchands, or le cirque formait un convoi bien plus long qu’un train de marchands. Un colporteur arriva du nord, derrière un attelage de six chevaux, la haute bâche de son chariot disparaissant presque sous sa marchandise. Cela aussi aurait dû susciter l’intérêt. Même les gros villages situés sur des routes passantes dépendaient des colporteurs pour la plus grande partie de leurs achats. Mais personne ne le montra du doigt ni ne cria qu’un colporteur arrivait. Ils continuaient simplement à vaquer à leurs occupations.

À peut-être trois cents pas du village, Luca se leva de son siège et regarda en arrière par-dessus le toit de sa roulotte.

— On va tourner ici, beugla-t-il, montrant une vaste prairie où des fleurs sauvages parsemaient l’herbe printanière, déjà haute d’un pied. Se rasseyant, il fit tourner son attelage, et les autres suivirent, les roues s’enfonçant dans le sol gorgé de pluie.

Mat entendit les sabots des chevaux du colporteur résonner sur les pavés. Il se redressa. Cette route n’avait pas été pavée depuis… Il se retourna. Le chariot bâché roulait sur les pavés gris et réguliers, qui s’étendaient juste sur la longueur du village. Le colporteur lui-même regardait le pavement puis le village en branlant du chef. Les colporteurs avaient l’habitude de suivre des itinéraires fixes. Comme il avait dû passer par là des centaines de fois, il devait savoir. Il arrêta son attelage et noua les rênes au manche du frein.

Mat mit ses mains en porte-voix.

— Continuez, mon brave, hurla-t-il à pleins poumons. Aussi vite que vous pouvez ! Continuez !

Le colporteur jeta un coup d’œil dans sa direction, puis se précipita sur son siège, avec une agilité surprenante pour un homme de sa corpulence. Gesticulant aussi pompeusement que Luca, il se mit à déclamer. Mat ne saisit pas ses paroles mais il savait ce qu’elles disaient : des nouvelles du monde qu’il avait glanées en passant, la liste de ses articles à vendre… Personne au village ne l’écouta ni même ne s’arrêta.

— Continuez ! vociféra Mat. Ils sont morts ! Continuez !

Derrière lui, quelqu’un ravala son air. Tuon ou Selucia. Peut-être les deux.

Soudain, les chevaux du colporteur hennirent, agitant la tête dans tous les sens comme des animaux ayant dépassé le stade de la folie.

Pips se cabra de peur et Mat ne sut plus où donner de la tête. Le hongre se mit à tourner en rond, tentant de partir au galop, dans n’importe quelle direction pourvu que ce fût loin de cet endroit. Tous les chevaux du cirque l’entendirent et se mirent à hennir de frayeur. Les lions et les ours commencèrent à rugir et les léopards se joignirent à eux. Le tumulte s’enfla en quelques instants. Mat pivota, bataillant pour contrôler Pips, comme tous les autres cavaliers. La jument de Tuon et celle de Selucia piaffaient. Il craignit un instant pour Tuon, mais elle semblait manier Akein avec autant d’aisance que lors de leur course dans la forêt. Même Selucia semblait sûre de son assiette, sinon de sa monture. Enfin, Mat parvint à contrôler Pips qui haletait, comme s’il avait galopé pendant trop longtemps. Il était trop tard. Chapeau à la main, le gros colporteur sauta à terre pour voir ce qui arrivait à ses chevaux.

Il atterrit gauchement et regarda ses pieds. Son chapeau était tombé de sa main, sur la route en terre battue. C’est alors qu’il se mit à hurler. Les pavés avaient disparu, et il s’enfonçait dans le sol jusqu’aux chevilles, exactement comme ses chevaux qui gémissaient. Enlisé jusqu’aux chevilles dans l’argile dure, comme dans un marais, à l’instar de ses chevaux et de son chariot ! Et le village, avec ses maisons et ses habitants, sombrait lentement dans le sol. Comme si de rien n’était les gens continuaient leurs activités avec de la boue jusqu’aux genoux.

Tuon retint Mat par sa tunique d’un côté, Selucia de l’autre. Alors, il réalisa qu’il avait fait avancer Pips vers le colporteur. Par la Lumière !

— Qu’allez-vous pouvoir faire ? demanda Tuon d’un ton farouche.

— Rien, répondit-il.

Son arc était prêt, les encoches taillées, la corde tressée et cirée, mais il n’avait pas encore encoché de flèche, et avec toute la pluie qui était tombée, la colle qui maintenait les plumes de l’empennage poissait. Il ne voyait rien d’autre que la miséricorde d’une flèche dans le cœur du colporteur avant qu’il ne sombre définitivement dans la boue. Allait-il mourir, ou serait-il emporté vers le lieu où se dirigeaient tous ces Shiotans morts ?

Il ne pouvait pas en détacher les yeux. Le colporteur hurlait à tel point qu’on l’entendait par-dessus les hurlements de ses chevaux.

— Au secours ! criait-il en agitant les bras. Il semblait regarder Mat droit dans les yeux. Au secours !

Mat espérait pour lui qu’il meure rapidement, mais il continuait à hurler tout en s’enfonçant jusqu’à la taille puis jusqu’à la poitrine. Dans un geste désespéré il renversa la tête en arrière, comme un homme qui se noie et aspire une dernière goulée d’air. Puis sa tête disparut, et seuls ses bras continuaient à s’agiter jusqu’au moment où, eux aussi, furent engloutis. Son chapeau abandonné sur la route attestait qu’il y avait eu là un homme.

Quand le dernier toit de chaume eut sombré, Mat expira lentement. À la place du village s’étendait une prairie paisible, semée de marguerites et de bleuets. Il aurait voulu pouvoir croire que le colporteur était mort.

À part les rares qui avaient suivi Luca, les roulottes et les chariots du cirque étaient arrêtés à la queue leu leu sur la route. Tous les passagers en étaient descendus, les femmes consolant les enfants qui pleuraient, les hommes s’efforçant de calmer les chevaux effrayés. Tous, sauf les trois Aes Sedai. Elles remontaient vivement la route, Joline avec Blaeric et Fen sur les talons. À voir l’expression des Aes Sedai et des Liges, on aurait pu croire que la disparition du village n’avait rien d’extraordinaire. S’arrêtant près du chapeau du colporteur, toutes les trois baissèrent les yeux sur lui. Teslyn le ramassa, le tourna dans ses mains, puis le lâcha. Entrant dans la prairie où s’était dressé le village, elles s’y promenèrent de manière désinvolte, comme si les fleurs et les herbes sauvages pouvaient leur apprendre quelque chose. Aucune n’avait pris le temps de mettre une cape, mais pour une fois, il n’eut pas le courage de leur faire des reproches. Elles avaient peut-être canalisé, et si c’était le cas, elles n’avaient pas utilisé assez de Pouvoir pour que la tête de renard refroidisse.

Les disputes commencèrent immédiatement. Personne ne voulait traverser cette parcelle d’argile tassée qui avait apparemment été pavée. Ils s’invectivaient les uns les autres, y compris les palefreniers et les costumières, en criant à Luca ce qu’il fallait faire. Certains voulaient rebrousser chemin afin de reprendre la direction de Lugard par les routes de campagne. D’autres étaient partisans d’oublier Lugard et de mettre le cap sur l’Illian ou de retourner à Ebou Dar. On pouvait se diriger vers l’Amadicia ou le Tarabon. Le Ghealdan aussi, d’ailleurs. Il existait un grand nombre de cités, loin de ce maudit endroit.

Mat resta immobile sur Pips, jouant machinalement avec ses rênes, impassible au milieu des cris et des gesticulations. Le hongre frissonnait de temps en temps, mais il ne tentait plus de s’enfuir. Thom se fraya un chemin dans la foule et posa une main sur l’encolure de Pips, suivi de près par Juilin et Amathera accrochée à lui et lorgnant craintivement les artistes, Noal et Olver sur les talons. L’enfant semblait avoir envie de se raccrocher à quelqu’un pour se rassurer, mais il était assez grand pour ne pas vouloir qu’on le voie faire. Noal semblait troublé lui aussi, branlant du chef et marmonnant entre ses dents. Il regardait la route devant lui, vers les Aes Sedai. Aucun doute que, dès le soir, il prétendrait avoir déjà vu quelque chose de semblable, mais à plus grande échelle.

— Je crois que nous allons voyager seuls à partir d’ici, dit Thom avec calme.

Juilin hocha sombrement la tête.

— S’il le faut, répliqua Mat.

Un petit groupe serait plus facilement repérable pour les poursuivants de Tuon, l’héritière de l’Empire seanchan, sinon il aurait quitté le cirque depuis longtemps. Se cacher sans le cirque serait beaucoup plus dangereux, mais c’était faisable. Il ne pouvait pas, en revanche, faire changer d’avis tous ces gens. Un seul coup d’œil sur ces visages apeurés lui apprit qu’il n’avait pas assez d’or pour ça. Il n’y avait peut-être pas assez d’or dans le monde entier.

Luca les écouta, enveloppé dans une cape rouge vif, jusqu’à ce que leur énervement se soit en partie dissipé. Quand leurs cris diminuèrent, il rejeta sa cape en arrière et avança parmi eux, sans manière. Ici, il serrait l’épaule d’un homme, là, avec le plus grand sérieux, il regardait une femme dans les yeux. Les routes de campagne ? Elles étaient boueuses, après les pluies de printemps. Il faudrait au moins deux fois plus de temps pour arriver à Lugard. Mat faillit s’étrangler en entendant Luca. Il parla ensuite du travail qu’il leur faudrait fournir pour désembourber les chariots, en s’efforçant de noircir le tableau. De plus, ils trouveraient, sur ces petites routes, peu d’endroits où se produire. La nourriture viendrait à manquer. Il dit cela tout en souriant tristement à une fillette de cinq ou six ans qui s’était réfugiée dans les jupes de sa mère, comme s’il se la représentait déjà affamée et en larmes. Plus d’une femme étreignit ses enfants.

Pour ce qui était de l’Amadicia, du Tarabon et du Ghealdan, c’étaient de bons endroits pour se produire.

Un jour, « Le Grand Spectacle Itinérant et la Magnifique Production de Merveilles Étonnantes » de Valan Luca visiterait ces lieux et attirerait des foules immenses. Pour y aller, il fallait retourner à Ebou Dar, traverser les mêmes villes, où les gens n’auraient pas envie de dépenser leur argent pour revoir le spectacle. En résumé, un long trajet, un manque à gagner et des estomacs affamés. Ou alors, ils décidaient de continuer vers Lugard.

Sa voix se fit plus énergique. Il continua à circuler parmi eux, accélérant son pas. Lugard était une grande cité. Ebou Dar n’était rien comparé à Lugard, l’une des plus grandes cités du monde. Elle était si peuplée qu’ils pourraient s’y produire jusqu’au printemps sans manquer de public. Mat n’avait jamais été à Lugard, mais il avait entendu dire que la ville était à moitié en ruine, avec un roi qui n’avait même pas les moyens de faire nettoyer les rues. Pourtant, à en croire Luca, elle était l’égale de Caemlyn. Sûrement certains d’entre eux y étaient allés mais, le visage extasié, ils l’écoutaient tous décrire les palais auprès desquels le Palais Tarasin d’Ebou Dar n’était qu’un taudis, parler des innombrables nobles vêtus de soie qui viendraient les applaudir ou les engager pour des représentations privées, dont le Roi Roedran, à coup sûr. Qui parmi eux avait déjà fait son numéro devant un roi ? Eux, oui, ils le feraient. De Lugard, ils iraient à Caemlyn, cité auprès de laquelle Lugard ne paraissait qu’une pâle imitation. Caemlyn, l’une des plus grandes et plus riches cités du monde, où ils pourraient se produire tout l’été devant des foules toujours renouvelées.

— J’aimerais voir ces cités, dit Tuon, rapprochant Akein de Pips. Me les montrerez-vous, Joujou ?

Selucia poussa sa monture près de Tuon. Elle avait l’air calme, mais nul doute qu’elle ne fût secouée par ce qu’elle venait de voir.

— Lugard, peut-être. De là, je devrais trouver un moyen de vous renvoyer à Ebou Dar.

Avec un train de marchands sous bonne garde, et autant de gardes du corps qu’il pourrait en payer. Tuon pouvait être aussi dangereuse que le prétendait Egeanin, mais deux femmes seules seraient une proie facile et pas seulement pour des bandits.

— Peut-être Caemlyn.

Après tout, il se pouvait qu’il ait besoin de plus de temps pour lui trouver un convoi sécurisé qu’ils n’en mettraient pour aller d’ici à Lugard.

— Nous verrons ce que nous verrons, dit Tuon, énigmatique. Puis elle et Selucia s’engagèrent dans une conversation muette.

Elles parlent de moi derrière mon dos, sauf qu’elles le font sous mon nez. Il détestait ce procédé.

— Luca est aussi éloquent qu’un ménestrel, Thom, mais je doute qu’il les fasse changer d’avis.

Thom grogna avec dérision et caressa du doigt ses longues moustaches blanches.

— Il se défend bien, je le reconnais, mais il n’est pas aussi bon qu’un ménestrel. Pourtant, il sait se faire écouter. On parie, mon garçon ? Disons, une couronne d’or ?

Mat se surprit lui-même en éclatant de rire. Il avait été certain qu’il ne pourrait plus rire avant d’avoir débarrassé sa tête de l’image du colporteur et de ses chevaux sombrant dans la boue. Il les entendait hurler si fort qu’ils dominaient le bruit des dés.

— Vous voulez parier avec moi ? Très bien. Tope là !

— Je n’irais pas jusqu’à jouer aux dés avec vous, dit Thom, ironique. Mais je sais reconnaître un homme capable de retourner une foule. Je l’ai déjà fait moi-même.

En ayant terminé avec Caemlyn, Luca retrouva un reste de sa superbe et, en se pavanant, annonça :

— Et de là, à Tar Valon même, j’affréterai des bateaux pour nous tous.

Mat faillit s’étrangler. Luca, affréter des bateaux ? Luca, si regardant qu’il cherchait toujours à payer en monnaie de singe ?

— De telles foules viendront nous admirer à Tar Valon que nous pourrons passer le restant de nos jours dans les splendeurs de cette cité, où les boutiques construites par les Ogiers ressemblent à des palais, et où les palais défient la description ! Des souverains, en voyant Tar Valon pour la première fois, ont pleuré en réalisant que leurs cités n’étaient que des villages et leurs palais des huttes de paysans, auprès de ces merveilles. N’oubliez pas que la Tour Blanche elle-même, le plus grand édifice du monde, se trouve à Tar Valon. Le Siège d’Amyrlin elle-même nous demandera de nous produire devant elle. Nous avons accueilli trois Aes Sedai dans le besoin. Qui pourrait dire qu’elles ne parleront pas en notre faveur au Siège d’Amyrlin ?

Mat regarda par-dessus son épaule et constata que les trois sœurs ne se promenaient plus dans la prairie où le village s’était abîmé. Elles se tenaient au bord de la route et l’observaient, images parfaites de la sérénité des Aes Sedai. Non, ce n’était pas lui qu’elles observaient, réalisa-t-il. C’était Tuon. Toutes les trois avaient accepté de ne plus l’importuner et, étant Aes Sedai, elles étaient liées par leur parole. Mais jusqu’où allait la parole d’une Aes Sedai ? Elles trouvaient tout le temps des moyens de contourner le Serment sur le mensonge. Ainsi, Tuon ne verrait peut-être pas Caemlyn, et peut-être pas Lugard non plus. Il y avait des chances qu’il y eût des Aes Sedai dans ces deux cités. Quoi de plus facile pour Joline et les autres que d’informer ces Aes Sedai que Tuon était une Haute Dame seanchane ? Et Tuon serait sans doute en route pour Tar Valon avant qu’il ait eu le temps de cligner des yeux. En tant qu’« invitée », naturellement, pour aider à mettre fin aux hostilités. Aucun doute que beaucoup affirmeraient que c’était pour le bien général, et qu’il devrait la livrer lui-même et leur dire qui elle était vraiment. Mais il avait donné sa parole. Il commença à calculer jusqu’à quelle distance de Lugard il oserait attendre avant de la renvoyer à Ebou Dar.

Luca avait eu du mal à faire paraître Tar Valon plus magnifique que Caemlyn, après son baratin sur cette cité. S’ils arrivaient jamais à Tar Valon, certains seraient sans doute déçus en comparant ses folles descriptions à la réalité. Luca finit par demander un vote à main levée sur la poursuite du voyage. Toutes les mains se levèrent, même celles des enfants qui n’avaient pas le droit de vote.

Mat tira une bourse de sa poche et tendit une couronne d’Ebou Dar à Thom.

— Je n’ai jamais été plus content de perdre, Thom.

Thom accepta en s’inclinant.

— Je crois que je la garderai en souvenir, dit-il, palpant l’épaisse pièce d’or. Pour me rappeler que même l’homme le plus chanceux du monde peut parfois perdre un pari.

Malgré le vote unanime, il y eut pas mal de réticence à traverser la parcelle de route devant eux. Après avoir ramené sa roulotte sur la chaussée, Luca s’immobilisa, le regard fixe, Latelle s’accrochant à son bras aussi fort qu’Amathera s’était jamais accrochée à celui de Juilin. Finalement, il marmonna quelque chose qui était peut-être un juron, et fouetta son attelage avec ses rênes. Le temps qu’ils arrivent à l’endroit fatal, ils étaient au galop. Luca maintint l’allure bien après avoir dépassé l’ancien pavement. Il en fut de même pour tous. Mat prit lui-même une profonde inspiration avant de talonner Pips pour qu’il avance. Il eut du mal à ne pas l’éperonner, surtout en passant devant le chapeau du colporteur. Le visage sombre de Tuon et le visage clair de Selucia restèrent impassibles comme ceux des Aes Sedai.

— Je verrai Tar Valon un jour, dit Tuon calmement au milieu de toute cette agitation. J’en ferai probablement ma capitale. Vous me ferez visiter la cité. Vous y êtes déjà allé ?

Par la Lumière ! Cette petite femme était vraiment dure. Splendide, mais dure comme l’acier.

Après le galop, Luca mit son attelage au pas rapide. Le soleil déclinait. Ils passèrent près de plusieurs prairies assez vastes pour accueillir le cirque, mais Luca continua jusqu’à ce que les ombres s’allongent devant eux et que le soleil ne soit plus qu’une grosse boule rouge au-dessus de l’horizon. Puis, immobile, il inspecta une étendue herbeuse près de la route.

— C’est juste un champ, clama-t-il enfin. Puis il fit tourner ses chevaux pour y entrer.

Mat accompagna Tuon et Selucia jusqu’à la roulotte pourpre après que les chevaux furent confiés à Metwyn, mais il n’y aurait pas de dîner ni de partie de pierres ce soir-là.

— C’est un soir pour la prière, lui dit-elle, avant d’entrer avec sa suivante. Êtes-vous donc tellement ignorant, Joujou ? Les morts qui marchent, c’est un présage annonçant que la Tarmon Gai’don est proche.

Il ne prit pas cela comme une superstition ; après tout, il avait pensé pratiquement la même chose lui-même. Il n’était pas très doué pour la prière, mais il priait de temps en temps. Parfois, il n’y avait rien d’autre à faire.

Comme personne n’avait sommeil, les lumières brûlèrent jusque tard dans la nuit. Mat mangea tout seul dans sa tente, avec peu d’appétit. Les dés se faisaient plus bruyants que jamais. Thom vint jouer aux pierres juste comme il finissait son repas, Noal arrivant peu après. Lopin et Nerim entraient toutes les cinq minutes, s’inclinant et demandant si Mat et les autres avaient besoin de quelque chose. Quand ils eurent apporté à boire, Mat leur donna l’ordre d’aller rejoindre Harnan et les autres soldats.

— Ils doivent être en train de se saouler, ce qui me paraît une bonne idée, dit-il. Dites-leur que j’ai dit qu’ils devaient partager avec vous.

Lopin s’inclina gravement sur son gros ventre.

— J’ai souvent aidé le chef de file en lui procurant quelques articles, Mon Seigneur. Je pense qu’il nous offrira de son brandy. Viens, Nerim. Le Seigneur Mat veut qu’on se saoule, et tu te saouleras avec moi, dussé-je m’asseoir sur toi et te verser le brandy dans la gorge.

Le visage étroit du sobre Cairhienin se pinça de désapprobation, mais il s’inclina et suivit le Tairen avec empressement. Mat pensa que Lopin n’aurait pas besoin de s’asseoir sur lui ce soir.

Juilin arriva avec Amathera et Olver. Une partie de Serpents et Renards, jouée sur le tapis, s’ajouta à la partie de pierres installée sur la petite table. Amathera se révéla assez bonne joueuse de pierres, ce qui n’était pas surprenant vu qu’elle avait autrefois gouverné un pays, mais sa bouche se fit encore plus boudeuse que d’ordinaire quand elle et Olver perdirent aux Serpents et Renards, quoique personne ne gagnât jamais à ce jeu. De plus, Mat soupçonnait qu’elle n’avait pas été une très bonne souveraine. Ceux qui ne jouaient pas étaient assis sur la couchette. Mat regardait les parties quand c’était son tour de s’y asseoir, comme Juilin quand Amathera jouait. Il la quittait rarement des yeux, sauf quand c’était à lui de jouer. Noal continuait à raconter ses histoires, tout en jouant, et Thom s’asseyait et lisait la lettre que Mat lui avait apportée voilà bien longtemps. La feuille était froissée après son long séjour dans sa poche, et tachée d’avoir été lue et relue. Thom avait dit qu’elle venait d’une morte.

Ils furent surpris quand Domon et Egeanin se baissèrent pour passer sous les rabats de la tente. Ils n’avaient pas précisément évité Mat depuis qu’il avait déménagé de la roulotte verte, mais ils n’avaient fait non plus aucun effort pour le rencontrer. Comme les autres, ils étaient mieux habillés qu’avant. Les jupes divisées et la tunique à haut col d’Egeanin, toutes deux en drap bleu, brodées en jaune d’or à l’ourlet et aux poignets, avaient quelque chose d’un uniforme, tandis que Domon, en tunique brune bien coupée et larges braies enfoncées dans des bottes à revers lui arrivant aux genoux, était l’image même du riche marchand illianer.

Dès l’entrée d’Egeanin, Amathera, qui était assise sur le tapis au sol, se mit à genoux et se prosterna. Juilin soupira et se leva de son tabouret en face de Mat.

— Inutile de vous prosterner, pour moi ou pour n’importe qui d’autre, dit-elle de sa voix traînante, se baissant et prenant Amathera par les épaules pour la remettre debout.

Amathera se releva lentement, hésitante, baissant les yeux jusqu’à ce qu’Egeanin lui relève doucement le menton.

— Regardez-moi dans les yeux. Regardez chacun de nous dans les yeux.

La Tarabonaise s’humecta nerveusement les lèvres, mais elle continua à regarder Egeanin en face quand elle lui lâcha le menton. En revanche, ses yeux étaient dilatés.

— C’est un changement, dit Juilin avec méfiance, un soupçon de colère dans la voix.

Il se tenait raide comme une statue en bois noir. Il n’aimait pas les Seanchans pour ce qu’ils avaient fait à Amathera.

— Vous m’avez traité de voleur parce que je l’ai libérée.

Là, il y avait plus qu’un soupçon de colère. Il haïssait les voleurs et les contrebandiers, ce qu’était Domon.

— Tout change avec le temps, dit jovialement Domon, souriant pour éviter que la situation s’envenime. Vous avez devant vous un homme honnête, Maître preneur-de-larrons. Leilwin m’a fait promettre d’abandonner la contrebande avant d’accepter de m’épouser. Que la fortune m’emporte, qui a jamais entendu parler d’une femme refusant d’épouser un homme avant qu’il ne renonce à un métier lucratif ? conclut-il, riant comme si c’était la plaisanterie la plus drôle du monde.

Egeanin lui donna un coup de poing dans les côtes, assez fort pour que son rire se change en grognement. En tant qu’époux, sa cage thoracique devait être couverte de bleus.

— J’entends que vous teniez cette promesse, Bayle. Je suis en train de changer, et vous devez changer aussi.

Lorgnant brièvement Amathera – peut-être pour s’assurer qu’elle obéissait : Egeanin adorait commander –, elle tendit la main à Juilin.

— Je change, Maître Sandar. Changerez-vous aussi ?

Juilin hésita, puis lui serra la main.

— J’essaierai, dit-il, l’air dubitatif.

— Une honnête tentative, c’est tout ce que je demande.

Inspectant la tente en fronçant les sourcils, elle branla du chef.

— J’ai vu des faux ponts moins embouteillés que cette tente. Nous avons du bon vin dans notre roulotte, Maître Sandar. Voulez-vous vous joindre à nous pour boire une coupe ou deux, vous et votre Dame ?

De nouveau, Juilin hésita.

— Il a pratiquement gagné la partie, dit-il enfin. Inutile de la jouer jusqu’au bout.

Coiffant son chapeau conique rouge, il ajusta sa tunique évasée qui n’en avait nul besoin, et offrit cérémonieusement son bras à Amathera. Elle le serra étroitement, les yeux toujours sur le visage d’Egeanin, et tremblant visiblement.

— Je pense qu’Olver voudra rester ici pour faire sa partie, mais ma dame et moi partagerons volontiers une coupe avec vous et votre mari, Maîtresse Sans-Bateau.

Il y avait une nuance de défi dans son regard. Pour lui, il était clair qu’Egeanin devait faire davantage pour prouver qu’à ses yeux, Amathera n’était plus une propriété volée.

Egeanin hocha la tête, en femme qui comprend parfaitement.

— La Lumière puisse-t-elle briller sur vous ce soir, et pour tous les jours et les nuits qui nous restent à vivre, dit-elle en guise d’au revoir à ceux qui restaient.

À peine étaient-ils sortis qu’un coup de tonnerre éclata. La pluie se mit à tomber, crépitant sur le toit, s’enflant bientôt en un déluge tambourinant sur la toile rayée verte. À moins que Juilin et les autres n’aient couru jusqu’à la roulotte, ils boiraient trempés jusqu’aux os.

Noal s’installa de l’autre côté de l’échiquier de toile rouge, prenant la place d’Amathera en face d’Olver, et fit rouler les dés pour les Serpents et les Renards. Les disques noirs qui représentaient Olver et lui étaient maintenant près du bord du réseau tracé sur l’échiquier, mais il était évident qu’ils n’arriveraient pas jusque-là. Enfin, pas pour ceux d’Olver. Il grogna bruyamment quand un disque clair gravé d’une ligne sinueuse, un serpent, toucha sa pièce, et de nouveau, quand un disque marqué d’un triangle toucha celle de Noal.

Noal reprit le fil de l’histoire qu’il était en train de raconter, celle d’un prétendu voyage sur un raker du Peuple de la Mer.

— Les femmes des Atha’ans Mieres sont les plus gracieuses du monde, dit-il, déplaçant les disques noirs jusqu’au cercle marquant le centre de l’échiquier. Encore plus que les Domanies, et vous savez que ce n’est pas rien. Quand elles sont hors de vue de la terre ferme…

Il s’interrompit brusquement, s’éclaircissant la gorge et lorgnant Olver qui empilait les serpents et les renards dans les coins de l’échiquier.

— Alors, qu’est-ce qu’elles font ? demanda Olver.

— Eh bien, fit Noal, se frictionnant le nez d’un doigt noueux, elles montent dans les gréements avec tant d’agilité qu’on pourrait croire qu’elles ont des mains à la place des pieds. Voilà ce qu’elles font.

Olver s’émerveilla, et Noal soupira de soulagement.

Mat enleva les pierres noires et les blanches de l’échiquier posé sur la table, les rangeant dans deux boîtes en bois sculpté. Dans sa tête, les dés cliquetaient et rebondissaient.

— Une autre partie, Thom ?

Il leva les yeux de sa lettre.

— Je ne crois pas, Mat. J’ai la cervelle brouillée ce soir.

— Si ce n’est pas indiscret, Thom, pourquoi lisez-vous cette lettre ainsi ? Je veux dire, parfois, vous avez l’air de vous demander ce qu’elle veut dire.

Olver hurla de joie après avoir lancé les dés.

— C’est bien parce que je me le demande. En un sens.

Il lui tendit la lettre, mais Mat refusa de la tête.

— Ça ne me regarde pas, Thom. C’est la vôtre. Et je ne vaux rien pour résoudre les énigmes.

— Oh, mais ça vous regarde aussi. Moiraine l’a écrite juste avant… Bon, en tout cas, elle l’a écrite.

Mat le considéra un long moment avant de prendre la feuille froissée, et quand ses yeux tombèrent sur l’encre qui avait coulé, il cligna des yeux. La lettre, écrite d’une petite calligraphie précise, commençait par « Mon très cher Thom ». Qui aurait pensé que Moiraine, entre toutes, se serait ainsi adressée à Thom Merrilin ?

— Thom, c’est personnel. Je ne crois pas que je devrais…

— Lisez, l’interrompit Thom. Vous verrez.

Mat prit une profonde inspiration. Une lettre d’une Aes Sedai décédée, qui était une énigme et qui le concernait ? Soudain, il n’y eut rien qu’il désirât moins que lire cette lettre. Mais il en commença quand même la lecture, qui faillit lui faire dresser les cheveux sur la tête.

« Mon très cher Thom,

Il y a beaucoup de choses que je voudrais vous écrire, des paroles venant du cœur, mais j’y ai renoncé. Il y a bien des choses que je dois taire à moins de provoquer le désastre, mais ce que je peux dire, je le dirai. Faites bien attention à mes paroles. Dans un court moment, je me rendrai sur le port et là, j’affronterai Lanfear. Comment le sais-je ? Ce secret appartient à d’autres. Qu’il suffise de dire que je le sais, et que cette prescience soit la preuve du reste de ce que je vous écris.

Quand vous recevrez cette lettre, on vous dira que je suis morte. Tout le monde le croira. Je ne suis pas morte, et peut-être vivrai-je toutes les années qui m’étaient destinées. Peut-être aussi que vous, Mat Cauthon, et un autre homme que je ne connais pas, vous essaierez de me sauver. Je dis “peut-être”, parce qu’il se peut que vous ne le fassiez pas ou ne le puissiez pas, ou que Mat refuse. Il ne me porte pas dans son cœur, contrairement à vous, et il a ses raisons que, sans aucun doute, il trouve bonnes. Si vous tentez de me sauver, il faut absolument que ce soit exactement vous, Mat et un autre homme. Autrement, nous mourrons tous. Même si vous ne venez qu’avec Mat et un autre, la mort sera peut-être de la partie. Je vous ai vus essayer et mourir, un ou deux d’entre vous, ou les trois. Je me suis vue mourir dans cette tentative. Et je nous ai vus aussi tous les quatre vivre et mourir en prisonniers. Si vous décidiez toutefois de faire cette tentative, le jeune Mat sait où me trouver, mais vous ne devez pas lui montrer cette lettre avant qu’il ne vous le demande. Cela est de la plus grande importance. Il ne doit rien savoir de ce que contient cette lettre jusqu’à ce qu’il le demande. Les événements doivent se dérouler d’une certaine façon, quel qu’en soit le prix à payer.

Si vous revoyez Lan, dites-lui que tout cela est pour le mieux. Sa destinée suit une autre voie que la mienne. Je lui souhaite d’être heureux avec Nynaeve.

Encore une chose. Souvenez-vous de ce que vous savez du jeu des Serpents et des Renards. Souvenez-vous-en, et faites attention.

Le moment est venu, et je dois faire ce qui doit être fait.


Que la Lumière vous illumine et vous donne la joie, mon très cher Thom, que nous nous revoyions ou non à l’avenir.

Moiraine. »

Un coup de tonnerre éclata quand il termina sa lecture. C’était de circonstance. Branlant du chef, Mat rendit la lettre.

— Thom, dit-il avec douceur, le lien de Lan avec elle était rompu. Il faut la mort pour que ça arrive. Il disait qu’elle était morte.

— Et la lettre dit que tout le monde le croira. Elle savait, Mat. Elle savait tout à l’avance.

— Peut-être, mais Moiraine et Lanfear sont entrées dans ce ter’angreal en forme de porte, et il a fondu. Il était en pierre rouge, Thom, et il a fondu comme de la cire. Je l’ai vu. Elle est allée là où se trouvent les Eelfinns, et même si elle est vivante, nous n’avons plus aucun moyen de la rejoindre.

— La Tour de Ghenjei, pépia Olver. Les trois adultes tournèrent la tête et le regardèrent fixement. C’est Birgitte qui me l’a dit, ajouta-t-il, sur la défensive. La Tour de Ghenjei est l’entrée des pays des Aelfinns et des Eelfinns.

Il fit le geste par lequel on commençait toujours une partie de Serpents et Renards, un triangle tracé dans l’air, traversé d’une ligne sinueuse.

— Elle connaît encore plus d’histoires que vous, Maître Charin.

— Il s’agit de Birgitte Arc d’Argent ? demanda Noal, ironique.

L’enfant le regarda gravement.

— Je ne suis pas un bébé, Maître Charin. Mais elle est très habile au tir à l’arc. Birgitte re-née, je veux dire.

— Je ne pense pas qu’il y ait de grandes chances, dit Mat. J’ai aussi parlé avec elle, tu sais, et la dernière chose qu’elle désire, c’est qu’on fasse d’elle une héroïne.

Il tenait ses promesses, et les secrets de Birgitte étaient bien gardés avec lui.

— En tout cas, connaître l’existence de cette tour ne nous aide guère si elle ne t’a pas dit où elle est.

Olver secoua tristement la tête et Mat lui ébouriffa les cheveux.

— Pas ta faute, petit. Sans toi, nous ne saurions même pas qu’elle existe.

Cela ne semblait pas d’un grand secours. Olver fixait l’échiquier de toile rouge, découragé.

— La Tour de Ghenjei, dit Noal, se redressant en tailleur et rajustant sa tunique. Peu de gens connaissent encore son histoire. Jain disait toujours qu’il irait la voir un jour. Quelque part le long de la Côte de l’Ombre.

— Ça laisse quand même beaucoup de terrain à explorer, dit Mat, mettant un couvercle sur l’une des boîtes. Ça pourrait prendre des années.

Des années qu’ils n’avaient pas, si Tuon avait raison, et il était certain qu’elle ne se trompait pas.

Thom secoua la tête.

— Elle dit que vous savez, Mat. « Mat connaît le chemin pour me trouver. » Je doute qu’elle ait écrit ça à la légère.

— Bon, je ne suis pas responsable de ce qu’elle a écrit, d’accord ? Je n’ai jamais entendu parler de la Tour de Ghenjei jusqu’à ce soir.

— Dommage, soupira Noal. J’aurais aimé la voir, chose que ce foutu Jain Farstrider n’a jamais faite. Vous feriez bien de renoncer, ajouta-t-il quand Thom ouvrit la bouche. Il ne l’aurait pas oubliée, même s’il n’avait jamais entendu son nom. Il aurait dû y penser en entendant parler d’une étrange tour donnant accès à d’autres pays. L’édifice brille comme de l’acier poli, paraît-il, de deux cents pieds de haut et quarante de diamètre, et sans aucune ouverture. Qui pourrait oublier une chose pareille ?

Mat se pétrifia. Son écharpe noire lui parut trop serrée sur sa cicatrice. La marque elle-même se fit soudain fraîche et brûlante à la fois. Il eut du mal à inspirer.

— S’il n’y a aucune ouverture, comment y entre-t-on ? voulut savoir Thom.

Noal haussa les épaules, mais Olver prit la parole une fois de plus.

— Birgitte dit qu’on trace un signe dessus, n’importe où, avec un couteau en bronze, dit-il faisant le signe par lequel on commençait la partie. Elle dit qu’il faut que le couteau soit en bronze. On trace le signe, et la porte s’ouvre.

— Qu’est-ce qu’elle t’a dit d’autre sur… commença Thom, puis il s’interrompit en fronçant les sourcils. Qu’avez-vous, Mat ? Vous semblez nauséeux.

Il avait ses propres souvenirs, pour une fois. Ceux des anciens lui avaient été fourrés dans la tête pour colmater les lacunes de ses propres souvenirs, ce qu’ils avaient fait et au-delà, lui semblait-il. Assurément, il se rappelait beaucoup plus de jours qu’il n’en avait vécus. Mais de vastes pans de sa vie étaient perdus pour lui, et d’autres étaient comme une couverture mitée, ou flous et fantomatiques. Il n’avait que des souvenirs lacunaires de sa fuite de Shadar Logoth et de très vagues réminiscences de son évasion de la péniche de Domon, mais une chose de ce voyage demeurait très nette dans sa mémoire : une tour qui brillait comme de l’acier poli. Nauséeux ? Son estomac ne demandait qu’à se vider.

— Je crois savoir où est cette tour, Thom. Ou plutôt, Domon le sait. Mais je ne peux pas vous accompagner. Les Eelfinns me verraient approcher, et peut-être, les Aelfinns aussi. Que je sois réduit en cendres, mais ils connaissent sans doute l’existence de cette lettre parce que je l’ai lue. Vous ne pouvez pas leur faire confiance. Ils prendront l’avantage s’ils le peuvent, et s’ils savent que vous venez, ils le feront. Ils vous écorcheront vif et se feront des harnais de votre peau.

Ses souvenirs n’engageaient que lui, mais ils étaient plus que suffisants pour justifier son jugement.

Ils le regardèrent comme s’il était fou, même Olver. Il n’y avait rien d’autre à faire que leur raconter ses rencontres avec les Eelfinns et les Aelfinns. Tout ce qui pouvait être utile, au moins. Pas les réponses des Eelfinns, certainement, ni ses deux cadeaux des Aelfinns. Mais les souvenirs des autres étaient nécessaires pour expliquer maintenant son raisonnement sur ses liens avec les Eelfinns et les Aelfinns. Et les harnais de cuir clair que portaient les Eelfinns ; ils semblaient importants. Et comment ils avaient essayé de le tuer. Cela, c’était très important ; il avait dit qu’il voulait s’en aller et avait omis de préciser s’en aller vivant, alors ils l’avaient emmené dehors et ils l’avaient pendu. Il ôta même son écharpe et leur montra sa cicatrice pour donner plus de poids à ses paroles, et il laissait rarement quiconque la voir. Tous les trois écoutèrent en silence. Thom et Noal intensément, la mâchoire d’Olver s’affaissant peu à peu de stupéfaction. À part sa voix, le crépitement de la pluie sur la tente était le seul bruit perceptible.

— Tout cela doit rester entre nous, termina-t-il. Les Aes Sedai ont déjà assez de raisons de vouloir me mettre la main dessus. Si elles apprennent l’existence de ces souvenirs, je ne me débarrasserai jamais d’elles.

Pourrait-il jamais s’en libérer totalement ? Il commençait à croire que non, mais il n’y avait aucune raison de leur donner de nouveaux arguments pour se mêler de sa vie.

— Êtes-vous apparenté à Jain ?

Noal leva une main en un geste d’apaisement.

— Du calme, mon ami. Je vous crois. C’est juste que cela dépasse tout ce que j’ai jamais fait. Et aussi tout ce que Jain a jamais fait. Cela vous ennuierait-il que je sois le troisième ? Je peux être utile en cas de danger, comme vous le savez.

— Que je sois réduit en cendres, tout ce que j’ai dit est donc entré par une oreille et ressorti par l’autre ? Ils savent que je vais venir. Peut-être savent-ils déjà tout !

— Et cela n’a pas d’importance, intervint Thom. Pas pour moi. J’irai seul si nécessaire. Mais si je comprends bien, commença-t-il, repliant la lettre presque avec tendresse, le seul espoir de succès est que vous fassiez partie du trio.

Assis sur la couchette, il fixa Mat dans les yeux.

Mat aurait voulu détourner le regard. Maudites Aes Sedai ! Cette femme, certainement morte, tentait de le forcer à être un héros. On tapotait un héros sur la tête puis on le mettait de côté jusqu’à la fois suivante où l’on avait besoin de lui, si toutefois il avait survécu à son héroïsme. Ce n’était pas très fréquent. Il n’avait jamais vraiment eu confiance en Moiraine, et il ne l’aimait guère non plus. Seuls les imbéciles avaient confiance en une Aes Sedai. Pourtant, n’était sa venue, il serait toujours aux Deux Rivières, à nettoyer l’étable et à s’occuper des vaches de son père. Ou il serait mort. Et voilà que le vieux Thom ne disait rien, le regardant juste avec insistance. C’était là que le bât le blessait. Il aimait Thom. Oh, sang et foutues cendres !

— Que ma bêtise me réduise en cendres, marmonna-t-il. J’irai.

Un coup de tonnerre assourdissant éclata en même temps que fulgurait un éclair si intense que sa lumière traversa la toile de tente. Quand ses roulements s’éloignèrent, il régnait un silence de mort dans sa tête. Les derniers dés s’étaient arrêtés. Il en aurait pleuré.

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