11 Un enfer à Maderin

Bien que tout le monde se fût couché tard ce soir-là, le cirque partit de très bonne heure le lendemain. Encore endormi et les yeux larmoyants, Mat sortit de sa tente en titubant. Dehors des hommes et des femmes, des lanternes à la main, s’activaient en préparant leurs affaires. Beaucoup avaient la démarche chancelante de ceux qui n’ont pas dormi. Tous semblaient penser que, plus vite ils s’éloigneraient de ce village englouti dans la boue, mieux ça vaudrait. La grande roulotte de Luca s’ébranla avant que le soleil ne se soit montré au-dessus de l’horizon. Ils croisèrent deux convois de marchandises d’une vingtaine de chariots chacun se dirigeant vers le sud, et une lente caravane de Rétameurs. Plus ils s’éloigneraient du village, mieux ça vaudrait.

Mat chevauchait en compagnie de Tuon et de Selucia. Ils ne parlaient pas, malgré les efforts de Mat pour engager la conversation. De temps à autre, Tuon lui adressait un regard indéchiffrable, quand il osait une saillie ou racontait une blague. Le reste du temps, elle regardait droit devant elle, le capuchon de sa cape bleue dissimulant son visage. Il y avait quelque chose de boudeur dans son silence, et il s’en inquiéta. Quand une femme ne vous parle plus, c’est qu’il y a un problème. Il doutait que ce fût le village des morts qui la tourmentât. Elle avait le tempérament trop bien trempé pour ça. Non, il y avait autre chose.

Un peu plus d’une heure après le départ, une ferme apparut dans un paysage vallonné, avec des douzaines de chèvres à tête noire broutant dans une vaste prairie et dans une oliveraie. Des garçons qui désherbaient entre les rangées d’oliviers aux feuilles sombres lâchèrent leur houe et se ruèrent vers les clôtures en pierre pour regarder passer la caravane, criant avec excitation pour savoir qui ils étaient, d’où ils venaient et où ils allaient. Hommes et femmes sortirent de l’immense ferme aux toits de tuile et des deux granges coiffées de chaume, la main en visière pour mieux voir. Mat fut soulagé de cette réaction. Les morts n’accordent aucune attention aux vivants. À mesure que le cirque avançait, fermes et oliveraies se multipliaient jusqu’à se toucher, repoussant la forêt à un mile ou plus des deux côtés de la route. Bien avant le milieu de la matinée, ils arrivèrent dans une ville prospère, un peu plus grande que Jurador. Un long train de chariots bâchés entrait par la porte principale, où une demi-douzaine d’hommes en casques coniques et tuniques de cuir couvertes de disques métalliques, montaient la garde avec des hallebardes. D’autres, armés d’un arc, surveillaient du haut des deux tours de chaque côté de la porte. Si le Seigneur de Maderin, un certain Nathin Sarmain, s’attendait à des troubles, les gardes en étaient le seul indice. Fermes et oliveraies arrivaient jusque sous les murailles, une erreur coûteuse, si la ville devait être défendue. Luca dut marchander avec un paysan pour avoir le droit de camper dans une prairie inoccupée, et revint en grommelant qu’il venait d’acheter à ce coquin un nouveau troupeau de chèvres, et peut-être deux. Mais le mur de toile s’éleva bientôt, Luca les harcelant tous pour qu’ils se dépêchent. Ils devaient donner une représentation le soir même et repartir de bonne heure le lendemain matin. Personne ne se plaignit ni ne prononça un mot de trop. Plus ils s’éloigneraient du village des morts, mieux ça vaudrait.

— Et ne dites à personne ce que vous avez vu, leur conseilla Luca plus d’une fois. Nous n’avons rien vu qui sorte de l’ordinaire. Il ne faut pas effrayer les clients.

Ses gens le regardaient comme s’il était fou. Personne n’avait envie de penser à ce village englouti, ni au colporteur, et encore moins d’en parler.

Assis en bras de chemise dans sa tente, Mat attendait le retour de Thom et Juilin, qu’il avait envoyés en ville pour savoir s’il y avait des Seanchans. Il jetait machinalement les dés sur la petite table. Après une première série de chiffres élevés, il eut dix fois de suite cinq points uniques qui le regardaient ; la plupart des gens pensaient que les Yeux du Ténébreux portaient malheur.

Selucia souleva un rabat et entra. Malgré ses jupes divisées très simples et sa blouse blanche, elle avait l’air d’une reine entrant dans une écurie. Une écurie très sale à en juger son expression, bien que Lopin et Nerim auraient pu satisfaire sa mère concernant la propreté.

— Elle vous demande, dit-elle d’une voix traînante mais péremptoire, touchant son écharpe pour s’assurer que ses courts cheveux blonds étaient bien couverts. Venez.

— Que veut-elle de moi ? dit-il, s’accoudant sur la table.

Il allongea même les jambes, qu’il croisa aux chevilles. Si on laisse une femme penser qu’on se plie à ses moindres désirs, on est fini.

— Elle vous le dira elle-même. Nous perdons du temps, Joujou. Elle sera mécontente.

— Si Précieuse croit que je vais lui obéir au doigt et à l’œil, elle devra s’habituer à être souvent mécontente.

Grimaçant – si sa maîtresse tolérait le nom de Précieuse, Selucia le prenait comme une insulte personnelle –, elle croisa les bras sous son opulente poitrine.

Il était clair comme de l’eau de roche qu’elle avait l’intention d’attendre jusqu’à ce qu’il la suive, et il était d’humeur à la faire attendre longtemps. Il jeta les dés. Les Yeux du Ténébreux, attendant qu’il cède au moindre caprice de Tuon. Ah ! Nouveau jet des dés, tourbillonnant à travers la table, l’un d’eux manquant tomber par terre. Les Yeux du Ténébreux. Bien, il n’avait rien d’autre à faire pour le moment.

Il enfila sa tunique de soie couleur bronze sans se presser. Le temps qu’il prenne son chapeau, il l’entendait déjà taper du pied avec impatience.

— Eh bien, qu’attendez-vous ? demanda-t-il.

Elle souleva le rabat, tout en sifflant comme un chat.

Tuon et Setalle, assises sur une couchette, bavardaient dans la roulotte pourpre. Dès qu’il eut franchi le seuil, elles se turent et l’évaluèrent brièvement du regard. Il comprit que le sujet de leur conversation avait été Mat Cauthon. Ça lui fit dresser les cheveux sur la tête. À l’évidence, quoi que voulût Tuon, elles pensaient qu’il désapprouverait. Et il était tout aussi évident qu’elle obtiendrait gain de cause. La table avait été remontée au plafond. Selucia le frôla pour prendre place derrière Tuon, qui s’était assise sur le tabouret, le visage sévère et ses beaux yeux impassibles. Pendez immédiatement tous les prisonniers !

— Je veux visiter la salle commune d’une auberge, annonça-t-elle. Ou d’une taverne. Je n’y suis jamais entrée. Vous allez m’y emmener dans cette ville, Joujou.

Il relâcha sa respiration.

— C’est assez facile. Dès que Thom et Juilin me diront que c’est sans danger.

— Ce doit être un estaminet de bas étage. Ce qu’on appelle un enfer.

La mâchoire de Mat s’affaissa. De bas étage ? Les enfers étaient bien pires que cela, sales, mal éclairés. La bière et le vin y étaient bon marché mais ne valaient quand même pas ce qu’on les payait, sans parler de la nourriture. Quand une femme s’asseyait sur vos genoux, elle essayait de vous faire les poches, de vous couper votre bourse, ou vous entraînait dans sa chambre à l’étage où deux hommes attendaient pour vous fendre le crâne. À toutes les heures du jour et de la nuit, il y avait des parties en cours, parfois avec des enjeux surprenants, étant donné la clientèle. Des pièces d’argent changeaient souvent de mains. Peu de joueurs obtenaient leurs gains par des moyens honnêtes. Des hommes de main, payés par les propriétaires, étaient chargés d’empêcher les clients de s’entretuer, et quand ils échouaient, on sortait les cadavres par-derrière et on les abandonnait dans une ruelle ou sur un tas d’ordures. Et pendant ce temps-là, tout le monde continuait à boire et à jouer. Voilà ce que c’était qu’un enfer. Comment en avait-elle entendu parler ?

— C’est vous qui lui avez mis cette idée folle dans la tête ? demanda-t-il à Setalle.

— Par la Lumière, qu’est-ce qui vous fait croire ça ? répliqua-t-elle avec des yeux ronds d’étonnement pour avoir l’air innocent.

— C’est hors de question, Précieuse. Si j’entre dans un enfer avec une femme comme vous, je devrai me battre au couteau six fois dans l’heure, si je survis jusque-là.

Tuon eut un sourire satisfait, presque imperceptible.

— Vous le croyez vraiment ?

— J’en suis certain.

Elle sourit de nouveau. Cette maudite femme voulait le voir se bagarrer !

— Cependant, Joujou, vous avez promis.

Ils se mirent à discuter pour déterminer s’il avait fait une promesse : il présenta calmement l’argument logique selon lequel dire que quelque chose est facile ne constitue pas une promesse ; Tuon, têtue, continuait à soutenir qu’il avait promis. Pendant ce temps-là, Setalle avait pris son tambour à broder et Selucia le regardait, l’air amusé. On frappa à la porte.

Tuon fit une pause.

— Vous voyez, Joujou, dit-elle au bout d’un moment, c’est ainsi qu’il faut faire. Frapper, puis attendre.

Par-dessus son épaule, elle fit un signe à sa suivante.

— Vous pouvez entrer en sa présence, déclama Selucia, se redressant majestueusement. Elle s’attendait sans doute à ce que le visiteur se prosterne.

C’était Thom, en tunique bleu foncé et cape gris foncé qui le faisaient passer inaperçu dans n’importe quelle taverne. Il avait l’allure d’un homme qui pouvait payer ses consommations en écoutant les potins, ou payer une coupe de vin à un autre en lui parlant des dernières rumeurs. Il ne se prosterna pas, mais il fit une élégante révérence malgré sa jambe droite.

— Ma Dame, murmura-t-il à l’adresse de Tuon, avant de se tourner vers Mat. Haman dit qu’il vous a vue entrer ici. J’espère que je ne vous interromps pas ? J’ai entendu… des voix.

Mat se rembrunit, il n’avait pourtant pas haussé le ton pendant la discussion.

— Vous n’interrompez rien. Qu’avez-vous découvert ?

— Il y a beaucoup de Seanchans dans la ville, par moments. Pas des soldats, mais il semble qu’ils construisent deux villages de paysans à quelques miles au nord de la ville, et trois autres à quelques miles au sud. Les villageois viennent en ville de temps en temps pour faire leurs achats.

Mat parvint à réprimer un sourire en parlant par-dessus son épaule. Il donna même à sa voix une nuance de regret.

— Je crains que vous ne puissiez vous balader à Maderin, Précieuse. Ce serait trop dangereux.

Tuon croisa les bras, faisant ressortir sa poitrine. Elle avait plus de rondeurs qu’il ne l’avait pensé au début. Pas autant que Selucia, mais des formes agréables.

— Des paysans, Joujou, dit-elle avec dédain de sa voix traînante. Aucun fermier n’a jamais vu mon visage. Vous m’avez promis de m’emmener dans une taverne, et vous n’y échapperez pas avec une si mauvaise excuse.

— Ces paysans ne fréquentent pas les auberges, dit Thom. Ils viennent pour acheter une paire de ciseaux ou une nouvelle marmite, pas pour boire un verre. Ils fabriquent leur propre bière, semble-t-il, et ils n’apprécient guère la production locale.

— Merci, Thom, dit Mat, les dents serrées. Ce qu’elle veut voir, c’est un enfer.

Thom eut une toux sifflante et caressa vigoureusement sa moustache.

— Un enfer, marmonna-t-il.

— Un enfer. Connaissez-vous dans cette ville un enfer où je pourrais l’emmener sans provoquer une émeute ?

Il voulait être sarcastique, mais Thom le surprit en hochant la tête.

— Il se peut que je connaisse un tel endroit, dit-il lentement. L’Anneau Blanc. J’ai l’intention d’y aller de toute façon, pour y glaner des nouvelles.

Mat cligna des yeux. Même si on ne le remarquait pas ailleurs, Thom se ferait regarder de travers dans un enfer, avec cette tunique. Dans ces endroits, la tenue habituelle était en drap grossier et plein de taches. De plus, poser des questions dans un enfer était un bon moyen de se retrouver avec un couteau planté dans le dos. Mais peut-être que Thom voulait dire que cet Anneau Blanc n’était pas du tout un enfer. Tuon ne verrait pas la différence si l’endroit était juste un peu plus malfamé que d’ordinaire.

— Dois-je emmener Haman et les autres ? demanda-t-il, pour tester son idée.

— Oh, je crois que vous et moi suffirons pour protéger la Dame, dit Thom. Mat sentit les muscles de ses épaules se détendre.

Il n’était pas question que Selucia reste en arrière. Maîtresse Anan déclina l’invitation de Tuon de les accompagner, disant qu’elle avait déjà vu assez d’enfers pour le restant de ses jours. Il conseilla quand même aux deux femmes de garder leur capuchon relevé. Tuon croyait peut-être qu’aucun fermier n’avait jamais vu son visage, mais si un chat peut lever les yeux sur un roi, comme dit l’ancien dicton, alors un fermier pouvait l’avoir vue à un moment ou à un autre, et ce serait bien leur chance si un ou deux se trouvait à Maderin. D’après son expérience, être ta’veren semblait déformer le Dessin à son désavantage.

— Joujou, dit Tuon avec douceur tandis que Selucia posait la cape bleue sur ses frêles épaules, j’ai rencontré bien des fermiers pendant mes tournées dans le pays, mais ils gardaient les yeux baissés même quand je leur permettais de se relever. Croyez-moi, ils n’ont jamais vu mon visage.

Il alla chercher sa cape. Des nuages blancs voilaient le soleil, encore loin de son zénith, et la journée était fraîche pour le printemps, avec une forte brise en prime.

Les habitants de la ville se pressaient dans l’allée principale du cirque, les hommes en drap grossier ou en tunique sobre de drap plus fin, avec quelques broderies aux manchettes, les femmes, dont beaucoup en bonnet de dentelle, étaient en robe sous leur long tablier blanc ou noir, ou bien en robe à haut col, au corsage couvert de broderies. Les enfants, échappant à leurs parents qui s’élançaient à leur poursuite, détalaient dans toutes les directions, bâillant d’admiration devant les léopards de Miyora, ou les ours de Latelle, devant les jongleurs, ou Balat et Abar, les avaleurs de feu, les deux frères élancés évoluant à l’unisson. Sans faire une pause pour regarder les acrobates, Mat se fraya un chemin dans la foule, Tuon à son bras. Bien que Thom eût offert son bras à Selucia, elle resta à la gauche de sa maîtresse.

Luca, en tunique et cape écarlates, se trouvait sous la grande bannière à l’entrée du cirque, écoutant les pièces tomber dans le pichet de verre. Il souriait. La file d’attente s’étirait sur près de cent toises le long du mur de toile.

— Je pourrais me faire un bon paquet en restant ici deux ou trois jours, dit-il à Mat. Après tout, cet endroit est bien réel, et nous sommes assez loin du…

Son sourire tremblota et s’éteignit comme une chandelle qu’on souffle.

— Vous ne pensez pas que nous sommes assez loin, non ?

Mat soupira. Chez Luca, l’or vaincrait toujours la peur.

Comme il ne pouvait pas fermer sa cape avec Tuon à son bras, elle flottait derrière lui, et c’était bien ainsi. À la porte principale de la ville, les gardes qui surveillaient avec indolence les lorgnèrent avec curiosité, puis esquissèrent une révérence. La soie et la dentelle ont cet effet sur les guerriers campagnards, et c’est ce qu’ils étaient, quel que fût le soin avec lequel ils avaient astiqué leur casque et les disques métalliques couvrant leur tunique. La plupart s’appuyaient sur leur hallebarde comme des fermiers sur leur fourche. Mais Thom s’arrêta, et Mat fut forcé de l’imiter, quelques pas après son entrée en ville. Après tout, il ne savait pas où se trouvait L’Anneau Blanc.

— Garde renforcée, capitaine, dit Thom, avec une nuance d’inquiétude. Y a-t-il des brigands dans la région ?

— Pas de hors-la-loi par ici, répondit un garde grisonnant et bourru.

Une cicatrice blanche et boursoufflée barrant son visage carré, combinée à un froncement de sourcils, lui donnait un air patibulaire. Il tenait sa hallebarde en homme qui sait s’en servir.

— Les Seanchans ont éliminé les rares que nous n’avions pas arrêtés. Maintenant, circule, vieil homme. Tu bloques l’entrée.

Il n’y avait pas une charrette en vue, et les rares personnes quittant la ville à pied avaient largement la place de passer l’arche de la porte, assez large pour que deux chariots y roulent de front.

— Les Seanchans nous ont dit que nous ne postions pas assez de gardes, dit jovialement un soldat trapu d’à peu près l’âge de Mat, et le Seigneur Nathin écoute toujours ce que disent les Seanchans.

De sa main gantée, le capitaine grisonnant lui asséna une claque à l’arrière de son casque, qui le fit tituber.

— Mes excuses, capitaine, dit humblement Thom, inclinant sa tête blanche, tel un serviteur réprimandé. Je ne voulais pas vous offenser. Toutes mes excuses.

— Il vous aurait claqué aussi si je n’avais pas été là, dit Mat quand il le rattrapa.

Le boitillement de Thom s’était accusé. Il devait être fatigué pour que ça se voie autant.

— Il a bien failli vous frapper, d’ailleurs. Et qu’avez-vous appris pour prendre ce risque ?

— C’est un risque que je n’aurais pas pris si vous n’aviez pas été là, avec cette tunique, gloussa Thom tandis qu’ils s’enfonçaient dans la ville. La première leçon, c’est quelles questions il faut poser. La seconde, tout aussi importante, c’est quand et comment les poser. Il n’y a pas de brigands, ce qui est toujours bon à savoir, bien que je n’aie pas entendu parler de bandes assez grosses pour attaquer le cirque. Les Seanchans font marcher Nathin à la baguette. Ou bien il obéit à un ordre en postant tous ces gardes supplémentaires, ou bien il prend leurs désirs pour des ordres. Et, plus important encore, les guerriers de Nathin ne voient pas les Seanchans d’un mauvais œil.

Mat haussa un sourcil interrogateur.

— Ils n’ont pas craché par terre en entendant leur nom, Mat. Ils n’ont ni grimacé ni grogné. Ils ne combattront pas les Seanchans, sauf si Nathin l’ordonne, ce qu’il ne fera pas.

Thom exhala bruyamment.

— C’est très étrange. J’ai constaté la même chose partout, depuis Ebou Dar jusqu’ici. Ces étrangers arrivent, prennent tout en main, imposent leurs lois, arrêtent les femmes capables de canaliser, et si les nobles s’en offensent, il ne semble pas en être de même du petit peuple. Sauf s’ils ont une femme ou une parente mise à la laisse, en tout cas. Très étrange, et cela n’augure rien de bon pour pouvoir les chasser du pays. Mais l’Altara est l’Altara. Je parie qu’ils seront reçus plus fraîchement en Amadicia et au Tarabon, dit-il, branlant du chef. Espérons qu’il en sera ainsi, sinon…

Bien qu’il n’achevât pas sa phrase, c’était assez facile à imaginer.

Mat jeta un coup d’œil sur Tuon. Que ressentait-elle à entendre Thom parler ainsi de son peuple ? Elle se taisait, se contentant de le suivre, observant la scène avec curiosité à l’abri sous son capuchon.

Des bâtisses au toit de tuile, de deux ou trois étages, la plupart en brique, bordaient la rue principale de Maderin, pavée de pierre. Des boutiques et des auberges aux enseignes se balançant au vent jouxtaient des écuries et des maisons cossues ou des habitations plus humbles abritant des gens plus pauvres, à en juger sur le linge qui séchait aux fenêtres. Des charrettes attelées et des brouettes chargées de ballots, de caisses et de tonneaux, avançaient lentement dans la foule clairsemée d’hommes et de femmes marchant d’un pas vif, conformément à la réputation légendaire des gens du Sud. Des enfants couraient partout, jouant aux gendarmes et aux voleurs. Un homme, qui poussait une meule de rémouleur sur roues et qui criait qu’il aiguisait ciseaux et couteaux jusqu’à ce qu’ils soient capables de couper les souhaits retint son attention, ainsi qu’une grande femme svelte au visage dur, en braies de cuir, avec deux épées attachées dans le dos. Sans aucun doute un garde de marchand, ou peut-être un Chasseur en Quête du Cor. Une Domanie à l’opulente poitrine, en robe moulante presque transparente, avec sur les talons une paire de gardes du corps corpulents en justaucorps armuré, n’obtint ni plus ni moins d’attention qu’un borgne dégingandé en drap élimé vendant des épingles, des aiguilles et des rubans sur un plateau. À Jurador, il n’avait pas remarqué chez Tuon ce genre d’intérêt, elle y avait plutôt cherché des tissus en soie. Ici, elle semblait s’efforcer de mémoriser tout ce qu’elle voyait.

Thom les engagea bientôt dans un dédale de rues tortueuses la plupart pavées de pierres grosses comme les deux poings d’un homme. Des bâtisses aussi hautes que celles de la grand-rue, certaines abritant des commerces au rez-de-chaussée, les dominaient de tout leur haut, cachant presque le ciel. Beaucoup de ces ruelles n’étaient pas assez larges pour les charrettes à chevaux – à certains endroits, Mat n’avait qu’à ouvrir les deux bras pour toucher les maisons de chaque côté de la chaussée –, et plus d’une fois, il dut plaquer Tuon contre un mur pour laisser passer une brouette lourdement chargée, qui cahotait sur le pavement, l’homme qui la poussait leur criant des excuses, sans toutefois ralentir. Des portefaix peinaient dans ces boyaux exigus, courbés sous un ballot maintenu par un bourrelet de cuir sur les hanches. Rien qu’à les voir, Mat en avait mal au dos. Ils lui rappelaient trop à quel point il détestait le travail.

Il s’apprêtait à demander à Thom s’ils étaient encore loin – Maderin n’était pas une très grande ville –, quand ils arrivèrent à L’Anneau Blanc, dans l’une de ces ruelles sinueuses. La bâtisse en brique à deux étages était située en face d’une coutellerie. L’enseigne qui se balançait au-dessus de la porte peinte en rouge lui crispa immédiatement les épaules. Elle annonçait un anneau, mais c’était une jarretière de femme ou il ne s’y connaissait pas. Ce n’était peut-être pas un enfer à proprement parler, mais les auberges avec de telles enseignes étaient généralement des endroits assez tapageurs. Il déplaça doucement les couteaux qu’il avait dans les manches de sa tunique et aussi ceux dans ses bottes, en tâta le tranchant et haussa les épaules juste pour sentir celui suspendu derrière son cou. Mais s’il fallait en venir là… Tuon hocha la tête avec approbation. Cette maudite femme avait une envie folle de le voir dans un combat au couteau. Selucia eut le bon sens de froncer les sourcils.

— Ah oui ! dit Thom. Sage précaution.

Et il vérifia ses propres couteaux, de sorte que les muscles de Mat se nouèrent un peu plus. Thom était armé de presque autant de lames que lui, cachées dans ses manches et sous sa tunique.

Selucia agita les doigts à l’adresse de Tuon : elles s’engagèrent dans une dispute muette. Bien sûr, ça n’était pas une dispute – Tuon possédait bel et bien Selucia comme on possède un chien, et on ne se dispute pas avec son chien –, mais cela ressemblait bien à une discussion, les deux femmes serrant les dents avec entêtement. Finalement, Selucia croisa les mains et inclina la tête en signe d’acquiescement. Soumission récalcitrante.

— Tout ira bien, lui dit Tuon d’un ton joyeux. Vous verrez. Tout ira bien.

Mat espéra qu’elle disait vrai. Prenant une profonde inspiration, il lui tendit son poignet sur lequel elle posa sa main. Puis ils suivirent Thom.

Sous son plafond à grosses poutres, la spacieuse salle lambrissée de L’Anneau Blanc abritait plus de deux douzaines d’hommes et de femmes, dont une moitié d’étrangers, installés devant de petites tables carrées ; tous bien vêtus de drap fin sans broderies, la plupart devisant tranquillement deux par deux devant leur vin, leur cape drapée sur le dossier de leur chaise. À l’une des tables, trois hommes et une femme aux longues tresses emperlées jetaient des dés rouge vif qu’ils secouaient dans un verre à vin. Des odeurs alléchantes sortaient de la cuisine. De la chèvre rôtie, sans doute. Près de la grande cheminée de pierre où brûlait un petit feu, avec une pendule en cuivre posée sur le manteau, une jeune femme aux yeux effrontés dont les seins pouvaient rivaliser avec ceux de Selucia – et avec sa blouse délacée presque jusqu’à la taille pour le prouver – balançait les hanches et chantait d’une voix convenablement canaille, accompagnée d’une flûte et d’un tympanon, une chanson parlant d’une femme jonglant avec tous ses amants. Personne ne semblait l’écouter.

Comme je sortais un beau jour de printemps

J’ai rencontré l’jeune Jac qui rentrait du foin

Les cheveux si beaux, et les yeux aussi.

J’lui donne un baiser ; qu’est-ce que j’pouvais fair’ d’aut’

On s’bécote, on s’chatouille jusqu’en plein midi

Et j’vous dirai pas combien d’fois j’ai soupiré.

Abaissant son capuchon, Tuon s’arrêta dès qu’elle eut franchi le seuil. Fronçant les sourcils, elle promena son regard sur la salle.

— Êtes-vous certain qu’il s’agit bien d’un enfer, Maître Merrilin ? demanda-t-elle à voix basse.

Louée soit la Lumière ! Dans certains lieux, une question pareille pouvait vous faire éjecter sans ménagements, quelle que soit votre tenue. Dans d’autres, les prix doublaient immédiatement.

— Je vous assure qu’à cette heure, vous ne trouverez nulle part dans Maderin une plus belle collection de voleurs et de canailles, murmura Thom, se caressant la moustache.

Maint’nant, Jac a une heure quand le ciel est clair,

Wili une heure quand mon père est loin.

C’est le tas d’foin avec Morris, mais il a pas peur

Et Keilin vient à midi ; il a peur de rien !

Monseigneur Brelan a un soir quand il fait froid

Maître Andril a un matin, mais il est bien vieux

Qu’est-ce qu’une pauv’ fille peut faire d’autre ?

Mes amants sont nombreux, et les heures trop courtes.

Bien que Tuon semblât dubitative, Selucia sur les talons, elle alla se planter devant la chanteuse qui se troubla un instant à cet examen minutieux avant de reprendre sa chanson. Elle chantait le regard porté par-dessus la tête de Tuon, essayant à l’évidence de l’ignorer. On aurait dit qu’à chaque vers de la ballade la femme ajoutait un nouvel amant à sa liste. Le musicien qui jouait du tympanon sourit à Selucia qui le gratifia en retour d’un regard glacial. Les deux femmes attirèrent d’autres regards, l’une par sa petite taille et ses courts cheveux noirs, l’autre par ses rondeurs rivalisant avec celles de la chanteuse, et sa tête enveloppée d’une écharpe. Cependant, les clients s’occupaient de leurs affaires.

— Ce n’est pas un enfer, dit Mat doucement, mais qu’est-ce que c’est ? Pourquoi tant de monde en pleine journée ?

C’était plutôt le matin et le soir que les salles étaient aussi remplies.

— Les habitants vendent de l’huile d’olive, des objets laqués ou de la dentelle, répondit Thom, tout aussi doucement, que les étrangers achètent. La coutume locale veut que l’on commence les échanges par quelques verres de vin et des conversations. Et si vous ne tenez pas l’alcool, ajouta-t-il, ironique, vous constatez quand vous dessaoulez que vous n’avez pas fait une si bonne affaire que vous le pensiez.

— Par la Lumière, Thom, elle ne croira jamais que cet endroit est un enfer. Je pensais que vous nous emmeniez dans une taverne où boivent des gardes de marchands, ou des apprentis. Au moins, cela aurait été crédible.

— Faites-moi confiance, Mat. Vous allez découvrir qu’elle a vécu une vie très protégée à certains égards.

Protégée ? Alors que ses propres frères et sœurs avaient tenté de la tuer ?

— Seriez-vous prêt à parier une couronne là-dessus, Thom ?

— Toujours content d’empocher votre or, gloussa Thom.

Tuon et Selucia revinrent d’un pas glissé, le visage impassible.

— Je pensais que les clients seraient plus mal habillés, dit Tuon à voix basse. Et que j’assisterais à une ou deux rixes. Mais la chanson est trop paillarde pour une auberge respectable. Quoique à mon avis, la chanteuse soit trop décemment vêtue pour la chanter convenablement. Qu’est-ce que ça signifie ? ajouta-t-elle d’un ton soupçonneux, voyant Mat tendre une couronne à Thom.

— Oh, dit Thom, glissant la pièce dans sa poche, je pensais que vous seriez déçue de ne voir que les gardes noirs les plus importants – pas aussi pittoresques que les plus pauvres –, mais Mat disait que vous ne le remarqueriez pas.

Elle regarda sévèrement Mat, qui ouvrit la bouche avec indignation puis la referma. Que pouvait-il dire ? Il était déjà dans la marmite. Inutile d’attiser le feu.

Comme l’aubergiste approchait, une femme rondouillarde aux cheveux d’un noir suspect sous un bonnet de dentelle blanche, saucissonnée dans une robe grise brodée de rouge et de vert sur sa poitrine plus qu’opulente, Thom s’écarta en s’inclinant, et murmura assez fort pour que Maîtresse Heilin l’entende :

— Avec votre permission, Mon Seigneur, Ma Dame.

L’aubergiste au sourire dur s’inclina si profondément qu’elle grogna en se redressant, l’air un peu déçu qu’il ne commande que du vin. Il lui laissa pourtant voir, au moment où il paya, qu’il avait de l’or et de l’argent dans sa bourse.

— De la bière, dit Tuon de sa voix traînante. Je n’en ai jamais goûté. Dites-moi, ma bonne, est-il vraisemblable que ces personnes commencent bientôt une rixe ?

Mat faillit en avaler sa langue.

Maîtresse Heilin cligna des yeux et secoua la tête, comme incertaine d’avoir entendu ce qu’elle croyait avoir compris.

— Inutile de vous inquiéter, Ma Dame, répondit-elle. Cela arrive de temps en temps, quand ils ont trop levé le coude, mais j’y mets bon ordre en vitesse.

— Pas à cause de moi, dit Tuon. Il faut les laisser s’amuser.

Le sourire de l’aubergiste se crispa et faillit disparaître, mais elle parvint à faire une autre révérence avant de détaler, serrant les pièces de Mat dans sa main et criant :

— Jera, du vin pour le seigneur et la dame. Un pichet de Kiranaille, et une chope de bière.

— Vous ne devez pas poser de telles questions, Précieuse, dit doucement Mat en escortant Tuon et Selucia jusqu’à une table libre.

Selucia refusa de s’asseoir, prenant la cape de Tuon et la drapant sur le dossier de la chaise qu’elle recula pour elle, puis elle resta debout derrière.

— Ce n’est pas poli. De plus, cela fait baisser les yeux.

Louée soit la Lumière pour ces conversations avec Egeanin, quel que fût le nom dont elle voulait qu’on l’appelle. Les Seanchans étaient capables de n’importe quelle bévue, ou refusaient d’agir avec bon sens pourvu que cela leur évite de baisser les yeux.

Tuon hocha pensivement la tête.

— Vos coutumes sont souvent bizarres, Joujou. Vous devrez m’en instruire. J’en connais certaines, mais je dois connaître toutes celles du peuple que je gouvernerai au nom de l’impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais.

— Je me ferai un plaisir de vous apprendre ce que je sais, dit Mat, ouvrant la broche qui fermait sa cape et la laissant choir sur le dossier de sa chaise. Il est bon que vous connaissiez nos coutumes même si, finalement, vous gouvernez beaucoup moins de terres que vous ne l’espérez.

Il posa son chapeau sur la table.

Tuon et Selucia déglutirent ensemble, tendant les mains vers le chapeau. Tuon l’attrapa la première et le posa vivement sur la chaise à côté d’elle.

— C’est un très mauvais présage. Il ne faut jamais poser un chapeau sur une table.

Elle fit un geste bizarre pour conjurer le mauvais sort, repliant le majeur et l’annulaire, et tendant avec raideur l’index et l’auriculaire. Selucia fit de même.

— Je m’en souviendrai, dit-il, ironique.

Tuon le regarda sévèrement.

— J’ai décidé que vous ne conviendrez pas comme Porteur de Coupes, Joujou. Pas avant que vous n’appreniez la docilité, ce que je désespère presque de vous inculquer. Peut-être ferai-je de vous un cavalier d’escorte. Vous vous y connaissez en chevaux. Vous aimeriez trotter à mes côtés quand je monte ? La tenue est très semblable à celle de Porteur de Coupes, mais la vôtre sera décorée de rubans. De rubans roses.

Il parvint à rester impassible, mais il sentit ses joues s’empourprer. Il n’y avait qu’une façon dont elle pouvait savoir que les rubans roses avaient pour lui une signification spéciale. Tylin le lui avait dit. C’était forcé. Qu’il soit réduit en cendres, les femmes se disaient tout !

L’arrivée de la serveuse avec leurs consommations lui évita de répondre. Jera était une souriante jeune fille, avec presque autant de rondeurs que la chanteuse, pas aussi généreusement exposées, mais pas vraiment dissimulées non plus par son tablier blanc bien serré. Sa robe de drap noir était assez moulante. Non qu’il lui accordât plus qu’un coup d’œil, naturellement.

D’ailleurs, seul un parfait idiot regardait une femme quand il était en compagnie d’une autre.

Jera posa un pichet de vin en étain et deux gobelets sur la table, et tendit une lourde chope à Selucia, puis cligna des yeux de confusion quand Selucia passa la chope à Tuon et prit un gobelet à la place. Mat lui donna un penny en argent pour la consoler de son erreur, et elle ajouta un sourire rayonnant à sa révérence avant de courir exécuter un nouvel ordre de l’aubergiste. Sans doute qu’elle ne recevait pas souvent une pièce d’argent en pourboire.

— Vous auriez pu lui rendre son sourire, Joujou, dit Tuon, reniflant sa chope et fronçant le nez. Elle est très jolie. Vous étiez si impassible que vous lui avez sûrement fait peur.

Elle but une gorgée, et ses yeux s’arrondirent de surprise.

— En fait, c’est vraiment bon.

Mat soupira et but une longue rasade de vin à l’arôme floral. Dans aucun de ses souvenirs, les siens et ceux des anciens, il ne se rappelait avoir jamais compris les femmes.

Buvant sa bière à petites gorgées – il n’allait pas lui dire que la bière se buvait par rasades et non par gorgées : elle était capable de s’enivrer délibérément, juste pour faire pleinement l’expérience d’un enfer et il n’était pas d’humeur à lui passer quoi que ce fût aujourd’hui –, la petite femme exaspérante le questionnait sur les coutumes de l’endroit. Lui dire comment se comporter dans un enfer fut assez facile. Rester sur son quant-à-soi, ne pas poser de questions, s’asseoir dos à un mur si possible, et près d’une porte au cas où il faudrait s’en aller précipitamment. C’était encore mieux de ne pas y aller du tout, mais s’il le fallait… Puis elle passa rapidement aux palais et aux cours royales, et obtint peu de réponses.

— Ainsi, vous avez beaucoup voyagé et visité d’autres endroits que le Tarasin, dit-elle enfin en vidant sa chope.

Il n’avait pas encore bu la moitié de son vin ; et Selucia n’avait pas bu plus de deux gorgées du sien.

— Mais vous êtes de noble naissance, semble-t-il. Je ne le pensais pas.

— Non, je ne suis pas noble, dit-il avec fermeté. Les nobles…

Sa voix mourut et il s’éclaircit la gorge. Il ne pouvait guère lui dire que les nobles étaient des imbéciles, qui levaient si haut leur nez dédaigneux qu’ils ne voyaient pas où ils mettaient les pieds.

Impassible, Tuon l’observa tout en poussant sa chope sur le côté. Continuant à l’examiner, elle agita les doigts de sa main gauche par-dessus son épaule. Selucia tapa bruyamment des mains. Des clients les regardèrent, étonnés.

— Vous m’avez dit que vous êtes joueur, et Maître Merrilin dit que vous êtes l’homme le plus chanceux du monde.

Jera arriva en courant, et Selucia lui tendit la chope vide.

— Une autre, et vite ! dit-elle.

Malgré tout, son port avait quelque chose de royal. Jera fit une révérence hâtive et détala.

— J’ai parfois de la chance, dit Mat, prudent.

— Voyons si vous en avez aujourd’hui, Joujou.

Tuon regarda vers la table sur laquelle les dés roulaient.

Il était certain que s’il jouait, il gagnerait plus qu’il ne perdrait, mais il pensait peu probable que ces marchands tirent leur couteau, quelle que soit sa chance. Il n’avait vu personne armé de ces longs couteaux que tout le monde portait plus au sud. Se levant, il offrit son bras à Tuon qui posa sa main légère sur son poignet. Selucia laissa son vin sur la table et suivit sa maîtresse.

Deux des Altarans, l’un mince et chauve, et l’autre, à triple menton surmonté d’un visage bouffi, froncèrent les sourcils quand il demanda s’il pouvait se joindre à eux. Le troisième, trapu et grisonnant à la bouche lippue, se raidit comme un piquet. La Tarabonaise ne se montra pas aussi hostile.

— Bien sûr, bien sûr. Pourquoi pas ? dit-elle, un peu embarrassée.

Elle avait le visage congestionné, et son sourire était relâché. Apparemment, elle faisait partie de ceux qui ne tiennent pas le vin. Il semblait que ses compagnons voulaient lui faire plaisir, car les grimaces disparurent, même si le grisonnant continuait à se montrer de marbre. Mat prit des chaises à une table voisine pour lui et Tuon. Selucia choisit de rester debout derrière sa maîtresse.

Jera arriva, fit la révérence et tendit à deux mains une chope pleine à Tuon en murmurant « Ma Dame », et une autre serveuse, grisonnante et presque aussi corpulente que Maîtresse Heilin, reposa le pichet de vin sur la table des joueurs. En souriant, le chauve remplit à ras bord le gobelet de la Tarabonaise. Elle en vida la moitié d’un trait et, en riant, s’essuya délicatement les lèvres avec un mouchoir bordé de dentelle. Elle dut s’y reprendre à deux fois pour le remettre dans sa manche. Elle s’en irait sans avoir fait une bonne affaire.

Mat observa la partie un moment et reconnut bientôt de quel jeu il s’agissait. Avec quatre dés au lieu de deux, c’était sans aucun doute une variante du Piri, un jeu qui avait été très populaire mille ans avant qu’Artur Aile-de-Faucon ne commence son ascension. Des petits tas de pièces d’argent mêlées à quelques pièces d’or trônaient devant chaque joueur. Il posa un mark d’argent au milieu de la table pour acheter les dés, tandis que le gros ramassait ses gains du précédent lancer.

Le chauve égalisa, puis Mat secoua les dés rouges dans le gobelet en étain et les fit rouler sur la table. Ils s’arrêtèrent sur quatre et cinq.

— C’est un lancer gagnant ? demanda Tuon.

— Pas à moins que je le reproduise, répondit Mat, remettant les dés dans le gobelet, sans obtenir d’abord un quatorze ou les Yeux du Ténébreux.

Les dés cliquetèrent dans le gobelet, puis sur la table. Quatre et cinq. Sa chance était bien au rendez-vous. Il fit glisser une pièce devant lui et laissa l’autre au milieu de la table.

Brusquement, l’homme grisonnant recula sa chaise et se leva.

— J’en ai assez, marmonna-t-il. Ensuite, il fourra dans ses poches les pièces qu’il avait devant lui. Les deux autres le regardèrent, incrédules.

— Vous partez, Vane ? demanda le chauve. Maintenant ?

— J’ai dit que j’en avais assez, Camrin, grogna l’homme, qui sortit d’un pas lourd.

Camrin le suivit d’un regard noir.

La Tarabonaise se pencha en oscillant, ses tresses emperlées tintant sur la table, puis elle tapota le poignet du gros.

— Ça veut dire simplement que c’est à vous que j’achèterai mes objets laqués, Maître Kostelle, dit-elle d’une voix éraillée. Et à vous, Maître Camrin.

Kostelle gloussa, faisant trembler son triple menton.

— C’est très bien, Maîtresse Alstaing. C’est très bien. N’est-ce pas, Camrin ?

— Sûrement, dit le chauve avec humeur.

Il posa un mark d’argent au milieu de la table pour répondre à la mise de Mat.

Une nouvelle fois, les dés tourbillonnèrent sur la table. Cette fois, ils totalisèrent quatorze.

— Oh, dit Tuon d’un ton déçu. Vous avez perdu.

— J’ai gagné, Précieuse. C’est un lancer gagnant si c’est le premier.

Il laissa sa mise au milieu de la table.

— Un autre ? demanda-t-il avec un grand sourire.

Sa chance était bien là. Les dés roulaient et rebondissaient sur la table, ricochaient parfois sur les enjeux, et, lancer après lancer, ils s’arrêtaient sur quatorze. Il fit quatorze de toutes les façons possibles. Même à une seule pièce à la fois, les pièces d’argent empilées devant lui atteignirent bientôt une jolie somme. La moitié des clients vinrent se ranger autour de la table pour regarder. Il sourit à Tuon, qui répondit d’un hochement de tête. Cela lui avait manqué, ces parties de dés dans les salles communes des tavernes, les pièces sur la table, se demandant jusqu’où la chance le suivrait. Avec en plus une jolie femme à ses côtés, il avait envie de rire de plaisir.

Tandis qu’il secouait les dés, la marchande tarabonaise le regarda, et pendant un instant, elle ne parut plus du tout saoule. Soudain, il n’eut plus envie de rire. Le visage de la femme s’affaissa immédiatement, et ses yeux redevinrent un peu vitreux, après avoir été, pendant un court instant, perçants comme des poinçons. Elle tenait beaucoup mieux le vin qu’il ne l’avait supposé. Il semblait que Camrin et Kostelle ne pourraient pas lui fourguer du deuxième choix au prix fort. Ce qui l’inquiétait, c’est que la femme se méfiait de lui. Il réalisa qu’elle n’avait pas misé une seule pièce contre lui. Les deux Altarans fronçaient les sourcils, mais juste comme des perdants qui déplorent leur malchance. Elle, elle pensait qu’il avait trouvé un moyen de tricher. Peu importait qu’il se servît de leurs dés, ou, plus vraisemblablement, de ceux de l’auberge ; une accusation de tricherie pouvait provoquer une bagarre même dans une auberge pour marchands. Les hommes attendaient rarement la preuve de cette accusation.

— Un dernier lancer, et j’arrête. Maîtresse Heilin ?

L’aubergiste figurait parmi les badauds.

Il lui tendit une petite poignée de ses gains en pièces d’argent.

— Pour fêter ma bonne fortune, servez à chacun ce qu’il voudra jusqu’à épuisement de cette somme.

Des murmures appréciateurs s’élevèrent, et quelqu’un lui donna une bourrade amicale dans le dos. Un homme qui boit votre vin sera moins tenté de penser que vous le payez avec des pièces volées. Ou du moins, il hésitera sans doute suffisamment pour qu’il ait une chance de faire sortir Tuon.

— Sa chance ne peut pas durer toujours, grommela Camrin, passant la main sur son crâne. Qu’en dites-vous, Kostelle ? On partage ?

Sortant une couronne d’or parmi les pièces empilées devant lui, il la poussa près du mark d’argent de Mat.

— Si c’est le dernier lancer, autant parier vraiment dessus. La malchance devrait succéder à la chance.

Kostelle hésita, frictionnant pensivement son menton, puis hocha la tête et ajouta une couronne d’or aux enjeux.

Mat soupira. Il pouvait refuser de parier, mais s’il s’en allait maintenant, il risquait de provoquer une accusation de la part de Maîtresse Alstaing. S’il gagnait aussi. À contrecœur, il ajouta des marks d’argent pour égaliser les mises. Ce qui n’en laissa que deux devant lui. Il agita vigoureusement le gobelet avant de lancer les dés sur la table. Il ne pensait pas changer le cours du jeu. C’était juste pour passer sa frustration.

Les dés rouges roulèrent sur la table, se cognèrent contre les mises, rebondirent en arrière, tourbillonnant avant de s’arrêter. Chacun portait un unique point. Les Yeux du Ténébreux.

Tout en riant, Camrin et Kostelle se mirent à empocher leurs gains. Les badauds commencèrent à se disperser, criant leurs félicitations aux deux marchands, murmurant des paroles de réconfort à Mat, certains levant à son intention le gobelet qu’il leur avait payé. Maîtresse Alstaing but une longue rasade de son vin, l’observant par-dessus le rebord de son gobelet. Elle était apparemment saoule comme une grive. Il doutait qu’elle le soupçonne encore d’avoir triché, alors qu’il partait avec un seul mark de plus qu’à son arrivée. Parfois, il se trouve que la malchance est une chance.

— Ainsi, votre chance a ses limites, Joujou, dit Tuon, comme il la ramenait à leur table. Ou bien n’êtes-vous chanceux que pour les petites choses.

— Personne ne possède une chance illimitée, Précieuse. Pour moi, je trouve que ce dernier lancer fut le plus heureux ma vie.

Il lui parla des soupçons de la Tarabonaise, et lui expliqua pourquoi il avait payé une tournée générale.

— Je crois que vous serez très bien à Seandar, dit-elle enfin, lui mettant sa chope presque vide dans les mains. Tenez-moi ça jusqu’à ce que je revienne.

Il se redressa, alarmé.

— Où allez-vous ?

Il se fiait à elle pour qu’elle ne s’enfuie pas, mais il redoutait qu’elle se mette dans le pétrin, sans lui pour l’en sortir.

Elle arbora un visage de martyre. Même ainsi, elle était ravissante.

— Si vous voulez le savoir, je vais au vestiaire, Joujou.

— Oh ! L’aubergiste vous dira où c’est. Ou l’une des serveuses.

— Merci, Joujou, dit-elle, suave. Je n’aurais jamais eu l’idée de demander.

Elle agita les doigts à l’adresse de Selucia. Puis elles se dirigèrent toutes les deux vers le fond de la salle, en continuant leur conversation par signes tout en pouffant.

Il s’assit, fronçant les sourcils en regardant son gobelet. Les femmes semblaient s’amuser à trouver des façons toujours nouvelles de lui donner l’impression d’être un parfait imbécile. Et il était quasiment marié avec l’une d’entre elles.

— Où sont les femmes ? demanda Thom, s’asseyant sur la chaise à côté de Mat, et posant sur la table un gobelet de vin presque plein.

Il grogna quand Mat le lui dit, et reprit à voix basse, posant ses coudes sur la table pour rapprocher leurs têtes :

— Des problèmes nous attendant, derrière et devant nous. Assez loin devant pour ne pas nous en occuper maintenant, mais il vaudrait mieux partir dès qu’elles reviendront.

Mat se redressa.

— Quel genre de problèmes ?

— Ces trains de marchands qui nous ont dépassés ces derniers jours, ont annoncé qu’un meurtre avait été commis à Jurador à peu près au moment de notre départ. Peut-être un jour ou deux après ; c’est difficile d’en être sûr. Un homme a été retrouvé dans son lit, la gorge tranchée, sauf qu’il y avait peu de sang.

Il n’eut pas besoin d’en dire plus.

Mat but une longue rasade. Ce maudit gholam continuait à le suivre. Comment avait-il découvert qu’il voyageait avec le cirque de Luca ? Mais, à l’allure à laquelle le cirque avançait, s’il était encore un jour ou deux derrière eux, il ne les rattraperait pas tout de suite. Il tripota la tête de renard en argent à travers sa tunique. Au moins, il avait un moyen de se défendre s’il reparaissait. Le gholam avait une cicatrice due au médaillon.

— Et les futurs problèmes ?

— Il y a une armée seanchane à la frontière du Murandy. Comment ils l’ont rassemblée sans que je l’aie appris avant…

Il souffla dans ses moustaches, vexé par cet échec.

— …enfin, peu importe. Ils font boire une infusion médicinale à tous les arrivants.

— Une infusion ? répéta Mat, incrédule.

— Cette tisane a le pouvoir de faire chanceler une femme sur ses jambes. Alors, une sul’dam arrive et la met à la laisse. Mais ce n’est pas le pire. Ils recherchent activement une jeune Seanchane noire et mince.

— Évidemment qu’ils la recherchent ! Pensiez-vous qu’il en aurait été autrement ? Cela règle mon principal problème, Thom. Quand nous serons assez près, nous quitterons le cirque et partirons dans la forêt. Tuon et Selucia pourront continuer avec Luca. Luca adorera être le héros qui leur ramène leur Fille des Neuf Lunes.

Thom secoua gravement la tête.

— Ils recherchent une usurpatrice. Quelqu’un qui prétend être la Fille des Neuf Lunes. Sauf que le signalement correspond trop bien à celui de Tuon. Ils n’en parlent pas ouvertement, mais comme certains soldats s’enivrent, ils parlent trop. Ils ont l’intention de la tuer dès qu’ils la trouveront. Soi-disant pour effacer la honte qu’elle a causée.

— Par la Lumière ! s’exclama Mat. Comment est-ce possible, Thom ? Quel que soit le général qui commande cette armée, il doit connaître son visage, non ? Et d’autres officiers aussi, à mon avis. Il doit bien y avoir aussi des nobles qui l’ont vue.

— Ça ne lui servira guère. Le moindre soldat lui tranchera la gorge ou lui fendra le crâne s’il la trouve. Je tiens cela de plusieurs marchands, Mat. Même s’ils se trompent tous, être-vous prêt à prendre ce risque ?

Mat n’était pas prêt à le prendre, et, devant leur vin, ils se mirent à échafauder un plan. Ils ne burent pas beaucoup. Thom était plutôt sobre, malgré ses visites aux tavernes, et Mat voulait garder les idées claires.

— Luca va refuser à grands cris de nous donner des chevaux pour tout le monde, quel que soit le prix que vous lui proposiez, dit Thom au bout d’un moment. Et il nous faudra aussi des chevaux de bât pour le matériel si nous partons à travers la forêt.

— Alors, je vais aller en acheter, Thom. Le temps que nous partions, nous aurons tout ce qu’il nous faut. Je parie que je pourrai trouver quelques très bonnes bêtes ici même. Vanin s’y connaît aussi. Ne vous en faites pas. Je m’assurerai qu’il les paye.

Tom hocha la tête, dubitatif. Il ne savait pas jusqu’à quel point on pouvait compter sur Vanin.

— Aludra viendra avec nous ? demanda Thom un peu plus tard. Si elle veut emporter tout son attirail, ça nécessitera encore plus de chevaux de bât.

— Nous avons le temps, Thom. La frontière du Murandy est encore loin. J’ai l’intention d’aller au nord, vers l’Andor, ou vers l’est, si Vanin connaît le chemin à travers les montagnes. Vers l’est, je préférerais.

Quel que soit l’itinéraire de Vanin, ce serait un chemin de contrebandiers, où ils risqueraient moins de rencontres malheureuses.

Quand Tuon et Selucia reparurent au fond de la salle commune, Mat se leva, prenant la cape de Tuon sur sa chaise. Thom l’imita avec celle de Selucia.

— Nous partons, dit Mat essayant de draper la cape sur les épaules de Tuon.

Selucia la lui arracha des mains.

— Je n’ai pas encore vu une seule bagarre, protesta Tuon, un peu trop fort.

Des marchands et des serveuses tournèrent la tête vers elle.

— Je vous expliquerai dehors, dit Mat à voix basse.

Tuon le fixa, impassible. Il savait qu’elle était dure comme l’acier, mais elle était si petite, comme une jolie poupée, qu’il était facile de croire qu’on pouvait la casser en la maniant trop rudement. Il allait faire tout le nécessaire pour éviter qu’elle soit en danger. Finalement, elle hocha la tête et laissa Selucia poser la cape bleue sur ses épaules. Thom tenta de faire de même pour Selucia, mais elle lui prit sa cape des mains et la jeta elle-même sur ses épaules. Mat ne se rappelait pas l’avoir jamais vue accepter de l’aide pour endosser sa cape.

Dehors, la rue tortueuse était déserte. Un chien étique les regarda avec méfiance, puis trotta jusqu’à la prochaine rue et disparut au tournant. Mat se dirigea presque aussi vite dans la direction opposée, lui expliquant en chemin. S’il s’était attendu à ce que Tuon soit choquée ou éplorée, il aurait été déçu.

— Ce pourrait être Ravashi ou Chimal, dit pensivement la petite femme, comme si le fait d’avoir toute l’armée seanchane à ses trousses n’était rien de plus qu’un détail contrariant. Mes deux sœurs les plus proches par l’âge. Aurana est trop jeune ; huit ans je crois. Quatorze diriez-vous. Chimal est discrète dans ses ambitions, mais Ravashi a toujours pensé qu’elle aurait dû être choisie juste parce que c’est l’aînée. Elle a très bien pu envoyer quelqu’un pour semer des rumeurs si je devais disparaître un certain temps. Si c’est bien elle, c’est très astucieux de sa part.

Ton ton était aussi anodin que si elle parlait de la pluie et du beau temps.

— Ce complot serait facilement déjoué si la Haute Dame était au Palais Tarasin où est sa place, dit Selucia.

Le visage de Tuon resta aussi impassible que celui d’un bourreau, puis elle pivota vers sa suivante, agitant les doigts si furieusement qu’ils auraient pu faire des étincelles. Selucia pâlit et tomba à genoux, tête baissée. Ses doigts s’agitèrent brièvement, et Tuon laissa retomber sa main et baissa les yeux sur la tête de Selucia couverte d’une écharpe, la respiration haletante. Au bout d’un moment, elle se pencha et releva sa servante. Tout près d’elle, elle lui dit quelque chose de très bref en remuant les doigts. Selucia répondit de même. Tuon refit le même geste, puis elles échangèrent des sourires tremblotants. Des larmes brillaient dans leurs yeux !

— Voulez-vous bien me dire ce que tout ça signifie, demanda Mat.

Elles tournèrent la tête vers lui.

— Quels sont vos projets, Joujou ? demanda enfin Tuon.

— Surtout pas Ebou Dar, si c’est à cette cité que vous pensez, Précieuse. Si une armée est à votre recherche, il en est sûrement de même pour les autres, et il y a bien trop de soldats entre ici et Ebou Dar. Mais ne vous inquiétez pas ; je trouverai un moyen de vous ramener chez vous en toute sécurité.

— Ainsi, vous pensez toujours…

Elle ouvrit de grands yeux. Regardant par-dessus son épaule, Mat vit sept ou huit hommes au coin de la rue, une épée à la main. Ils pressèrent le pas à sa vue.

— Courez, Tuon ! cria-t-il, pivotant face à leurs assaillants. Thom, éloignez-la d’ici !

Un couteau apparut dans chacune de ses mains, tombant de ses manches. Il les lança presque en même temps. Celui de gauche s’enfonça dans l’œil d’un individu grisonnant, celui de droite frappa un maigrichon à la gorge. Ils s’effondrèrent immédiatement. Avant même que leurs épées soient tombées sur les pavés, il avait déjà tiré deux autres couteaux de ses bottes et courait vers eux.

Les autres furent surpris de perdre si vite deux des leurs, et désarçonnés de voir Mat qui se rapprochait au lieu de s’enfuir. Ils avaient ainsi perdu presque tout l’avantage que leur donnaient leurs épées sur ses couteaux. Pas tout à fait, malheureusement. Ses couteaux pouvaient dévier une épée, mais uniquement quand l’adversaire se fendait pour frapper. En un rien de temps, il eut une belle collection d’entailles sur les côtes, sur la cuisse gauche, sur le côté droit de sa mâchoire, une blessure qui lui aurait tranché la gorge s’il n’avait pas réagi à temps. S’il avait tenté de fuir, ils l’auraient frappé dans le dos. Il était en sang mais vivant !

Ses mains remuaient comme jamais, en mouvements courts et presque délicats. La flamboyance l’aurait tué. Un couteau s’enfonça dans le cœur d’un gros et en ressortit avant que les genoux de l’homme ne se dérobent sous lui. Il trancha l’intérieur du coude à un autre au physique de forgeron, qui lâcha son épée et dégaina gauchement un couteau de la main gauche. Mat l’ignora ; il titubait déjà avant que sa lame ne quitte le fourreau. Un homme au visage carré ouvrit grand la bouche après que Mat lui eut ouvert le côté du cou. Il plaqua une main sur la plaie, recula de deux pas avant de s’effondrer. Mat accéléra la cadence, en sautillant de sorte qu’un homme qui tombait le protégeait de l’épée d’un autre, pendant qu’il passait sous la garde d’un troisième. Pour lui, le monde se réduisait à ses couteaux et à ses adversaires qui se bousculaient pour l’abattre, et ses lames cherchaient les endroits les plus vulnérables. Certains de ses anciens souvenirs venaient d’hommes qui n’avaient pas été des anges.

Puis, tout en sang, il finit par se retrouver face au dernier qu’il n’avait pas remarqué avant. C’était une femme, jeune et mince, en robe déchirée. Elle aurait été jolie si son visage avait été propre, si son sourire n’avait pas été un rictus. Elle faisait passer d’une main à l’autre une dague à double tranchant.

— Tu ne peux pas t’en sortir seule là où tous les autres ont échoué, lui dit-il. Pars vite ! Je te laisse la vie sauve.

Avec un cri de chat sauvage, elle se rua sur lui, agitant follement son poignard. En l’esquivant, son pied glissa dans une flaque de sang. Il chancela, sachant qu’il allait mourir.

Soudain, Tuon arriva et saisit le poignet gauche de la jeune femme, en le tordant si fort que la fille se plia en deux. La main droite de Tuon telle une hache décrivit un arc et la frappa à la gorge. On entendit craquer les cartilages. Étouffant, elle serra sa gorge et tomba à genoux, puis s’affala, le souffle rauque.

— Je vous ai dit de fuir, dit Mat, pas certain de savoir à laquelle il s’adressait.

— Vous avez failli vous faire tuer, Joujou, dit sévèrement Tuon. Pourquoi ?

— Je me suis promis de ne jamais plus tuer de femme, répondit-il avec lassitude.

Par la Lumière, ce qu’il avait mal !

— On dirait que ma tunique est fichue, marmonna-t-il, constatant ses plaies sanguinolentes.

Il grimaça. Quand lui avait-on entaillé le bras gauche ?

Le regard de Tuon semblait lui vriller le cerveau. Elle hocha la tête comme si elle était arrivée à une conclusion.

Thom et Selucia attendaient un peu plus loin dans la rue, devant les cadavres affalés sur les pavés. Thom, un couteau dans chaque main, laissait Selucia examiner sa blessure à la cage thoracique par la fente de sa tunique. Curieusement, à en juger par les taches sombres et luisantes de son vêtement, il semblait avoir moins de blessures que Mat. Mat se demanda si Tuon avait participé au combat, mais il ne vit sur elle aucune tache de sang. Selucia avait une estafilade sanglante au bras gauche, qui ne semblait pas la gêner.

— Je suis un vieil homme, dit soudain Thom, et parfois, j’imagine que je vois des choses impossibles, mais heureusement, je les oublie toujours.

Selucia s’immobilisa et leva les yeux sur lui. Elle n’était peut-être que la suivante d’une grande dame, mais le sang ne semblait pas la décontenancer.

— Et qu’est-ce que vous pouvez bien vouloir oublier ?

— Je ne me rappelle pas, répliqua Thom.

Selucia hocha la tête et se remit à examiner ses blessures.

Mat branla du chef. Parfois, il n’était pas sûr que Thom ait encore toute sa tête. Et d’ailleurs, la même question valait pour Selucia.

— Celle-là ne vivra pas pour être mise à la question, dit Tuon de sa voix traînante, fronçant les sourcils sur la jeune femme qui étouffait en agitant les pieds. Elle ne saurait rien même si elle parvenait à parler.

Se penchant d’un mouvement fluide, elle prit le couteau de la femme et le lui planta dans la poitrine.

Les halètements cessèrent et ses yeux vitreux se fixèrent sur l’étroite bande de ciel au-dessus de leurs têtes.

— Elle ne le méritait pas, mais il n’y avait pas de raison de la laisser souffrir inutilement. J’ai gagné, Joujou.

— Vous avez gagné ? De quoi parlez-vous ?

— Vous avez utilisé mon nom avant le vôtre, alors, j’ai gagné.

Mat siffla doucement entre ses dents.

Chaque fois qu’il pensait savoir à quel point elle était dure, elle trouvait le moyen de lui démontrer qu’il ne la connaissait qu’à moitié. Si quelqu’un regardait par une fenêtre, le coup de poignard pouvait leur valoir des ennuis auprès des autorités locales, sans doute le Seigneur Nathin lui-même. Mais il ne vit aucun visage aux fenêtres. Les gens évitaient d’être mêlés à ce genre d’affaires, quand ils le pouvaient. Pour ce qu’il en savait, un certain nombre de portefaix étaient peut-être passés par là pendant la bagarre. Ils avaient dû tourner les talons en vitesse. Que l’un d’eux soit allé prévenir les gardes du Seigneur Nathin, c’était une autre question. Pourtant, il ne craignait pas le Seigneur Nathin ou ses magistrats. Deux hommes qui escortaient deux femmes n’iraient pas s’attaquer à plus d’une douzaine d’individus armés d’épées. Ces types et la malheureuse jeune femme étaient sûrement bien connus des gardes.

Boitillant pour aller récupérer les couteaux qu’il avait lancés, il s’arrêta en tirant la lame de l’œil de l’homme grisonnant. Il ne l’avait pas vraiment regardé jusque-là. Tout s’était passé trop vite. Essuyant soigneusement la lame sur la tunique du mort, il le remit dans sa manche en se redressant.

— Nos plans viennent de changer, Thom. Nous quittons Maderin le plus tôt possible, et le cirque aussi. Luca voudra tellement se débarrasser de nous qu’il nous vendra tous les chevaux dont nous aurons besoin.

— Il faut déclarer cela aux autorités, Joujou, dit Tuon sévèrement.

— Vous connaissez cet homme ? demanda Thom.

Mat hocha la tête.

— Il s’appelle Vane, et je ne crois pas que quiconque dans cette ville croira qu’un marchand respectable nous a attaqués dans la rue. Luca nous donnera les chevaux pour ne pas avoir d’ennuis.

C’était étrange. Cet homme n’avait pas perdu une piécette en sa faveur, mais il n’avait pas joué non plus. Alors pourquoi ? Vraiment très étrange. Une raison suffisante pour disparaître rapidement.

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