À l’intérieur, les torchères dorées étaient allumées. La lumière du jour ne pénétrait jamais loin dans le palais. Les flammes oscillaient dans les lampes sans verre protecteur. Les miroirs reflétaient la lumière dans les couloirs trépidants d’activité. Des serviteurs en livrée détalaient dans toutes les directions, balayant ou épongeant. Montés sur des échelles, des domestiques, avec le Lion Blanc sur la poitrine de leur tunique rouge, décrochaient les tapisseries d’hiver, représentant surtout des fleurs et des scènes estivales, puis accrochaient les tapisseries de printemps, représentant les flamboyants feuillages de l’automne. Selon la coutume, les tapisseries avaient toujours deux saisons d’avance, pour procurer un certain réconfort envers le froid de l’hiver ou la chaleur de l’été, pour rappeler, quand le printemps faisait bourgeonner toutes les plantes, que la neige reviendrait. Il y avait quelques scènes de batailles parmi elles, rappelant des jours particulièrement glorieux pour l’Andor. Elayne n’avait pas autant de plaisir à les regarder que quand elle était petite. Pourtant elles avaient leur place sur les murs, tels des témoignages de ce qu’était vraiment une bataille.
Il n’y avait pas assez de serviteurs pour effectuer toutes ces tâches, et bon nombre étaient des vieillards voûtés aux cheveux blancs, se mouvant doucement. Pourtant, malgré leur lenteur, Elayne leur était reconnaissante d’être volontairement sortis de leur retraite pour former les nouveaux et pour compenser l’absence de ceux qui avaient fui lors du règne de Gaebril, ou après la prise de Caemlyn par Rand. Sans eux, le palais aurait l’aspect d’une grange sale à cette heure.
Des domestiques en rouge et blanc s’inclinaient ou faisaient la révérence, l’air atterré, ce qui ne fit rien pour arranger son humeur. Ils ne semblaient pas trop perturbés de voir Aviendha et Birgitte dégoulinantes d’eau. Qu’elle soit réduite en cendres, mais ils devaient tous arrêter de croire qu’il fallait la chouchouter toute la journée ! Elle fronçait les sourcils si sauvagement que les domestiques écourtaient leurs courbettes avant de détaler. Son humeur devenait le principal sujet des conversations à la veillée, bien qu’elle s’efforçât de ne pas la passer sur les serviteurs.
Bien qu’elle eût l’intention d’aller droit à ses appartements pour se changer, elle tourna quand elle vit Reanne Corly entrer dans un corridor latéral aux dalles rouges. Les réactions des domestiques n’avaient rien à voir avec ça. Elle n’était pas entêtée. Elle était trempée et n’aspirait qu’à des vêtements secs et à une serviette chaude. Sa rencontre avec la Femme de la Famille la surprit, et les deux femmes qui accompagnaient Reanne retinrent son attention. Birgitte marmonna un juron avant de la suivre et saisit son arc comme si elle allait s’en servir. Le lien transmit une impression de longue souffrance et d’impatience, bientôt réprimées. Aviendha ne quittait pas Elayne, quoique affairée à essorer son châle. Malgré toutes les averses et toutes les rivières qu’elle avait vues depuis qu’elle avait franchi l’Échine du Monde, et les grandes citernes sous la cité, elle grimaça devant ce gaspillage, l’eau tombant, inutile, à ses pieds. Les huit Gardes-Femmes, laissées en arrière par son brusque changement de direction, pressèrent le pas pour la rattraper, flegmatiques et silencieuses.
L’une des accompagnatrices de Reanne était Kara Defane, qui avait été la sage-femme, ou la Guérisseuse, d’un village de pêcheurs de la Pointe de Toman, avant que les Seanchans ne la mettent à la laisse. Rondelette et les yeux pétillants, elle était habillée de drap brun, avec des fleurs bleues et blanches brodées sur les manchettes ; Kara semblait à peine plus âgée qu’Elayne, et pourtant elle avait près de cinquante ans. L’autre s’appelait Jillari, ancienne damane des Seanchans. Malgré tout, le sang d’Elayne se glaça à sa vue. Quoi qu’on pût dire d’elle, elle était seanchane.
Jillari elle-même ne savait pas quel âge elle avait, mais elle paraissait d’âge mûr. De petit gabarit, avec de flamboyants cheveux roux et des yeux aussi verts que ceux d’Aviendha, elle et Marille, l’autre Seanchane qui restait au palais, soutenaient qu’elles étaient toujours des damanes et qu’il fallait les mettre à la laisse à cause de leurs capacités. Les Femmes de la Famille tentaient de les réhabituer à la liberté par des promenades quotidiennes, entre autres. Néanmoins, elles étaient toujours étroitement surveillées, jour et nuit. L’une ou l’autre aurait pu tenter de libérer les sul’dams. D’ailleurs, on ne laissait jamais Kara seule avec une sul’dam, et Lemore non plus, jeune noble tarabonaise mise à la laisse lors de la chute de Tanchico. L’idée ne leur viendrait pas d’elle-même, mais personne ne savait ce qu’elles feraient si une sul’dam leur ordonnait de l’aider à s’échapper. L’habitude de l’obéissance restait vivace chez Kara et Lemore.
Les yeux de Jillari se dilatèrent à la vue d’Elayne, et elle tomba à genoux dans un bruit mat. Elle tenta de se prosterner mais Kara la prit par les épaules et la releva doucement. Elayne s’efforça de dissimuler son dégoût et espéra que si elle n’y parvenait pas, on croirait qu’il était provoqué par l’agenouillement et la prosternation. Comment une femme pouvait-elle désirer être mise à la laisse ? De nouveau, elle entendit la voix de Lini et frissonna. « Tu ne peux pas connaître les raisons d’une autre femme avant d’avoir porté sa robe pendant un an. » Qu’elle soit réduite en cendres si elle avait aucun désir de le faire !
— Inutile de faire ça. Voilà ce que nous faisons ici, dit Kara, exécutant une banale révérence.
Elle n’avait jamais vu de ville dépassant les quelques centaines d’habitants avant que les Seanchans ne la capturent. Au bout d’un moment, la rousse déploya ses jupes bleu foncé en une révérence encore moins gracieuse. En fait, elle faillit tomber sur le nez et s’empourpra.
— Jillari est désolée, murmura-t-elle, en croisant les mains à sa taille et en baissant les yeux. Jillari essayera de ne pas oublier.
— Je, corrigea Kara. Rappelez-vous ce que je vous ai dit. Je vous appelle Jillari, mais en parlant de vous-même, vous devez dire « je » ou « moi ». Essayez. Regardez-moi. Vous pouvez le faire, dit-elle, du ton avec lequel elle aurait encouragé une enfant.
La Seanchane s’humecta les lèvres et gratifia Kara d’un regard en coin.
— Je, répéta-t-elle doucement.
Puis elle se mit à pleurer, les larmes coulant sur ses joues plus vite que sa main ne pouvait les essuyer. Kara l’étreignit avec des paroles apaisantes. Elle semblait au bord des larmes, elle aussi. Aviendha remua, mal à l’aise. Pas à cause des larmes – hommes et femmes, les Aiels pleuraient sans vergogne quand ils en ressentaient le besoin –, mais pour eux, se toucher les mains en public était impudique.
— Pourquoi ne vous promenez-vous pas seules un moment toutes les deux ? dit Reanne avec un sourire réconfortant qui accusa ses fines pattes-d’oie.
Elle avait une voix ravissante, faite pour chanter.
— Je vous rattraperai et nous pourrons manger ensemble.
Elles lui firent la révérence, Jillari pleurant toujours, puis elles se détournèrent, Kara la tenant par les épaules.
— Si cela vous convient, Ma Dame, dit Reanne avant qu’elles n’aient fait deux pas, nous pourrions parler en allant à vos appartements.
Son visage était calme et elle ne mit pas d’intention spéciale dans le ton. Elayne serra les dents. Elle se força à se détendre. Il n’y avait aucune raison d’être bêtement entêtée. Elle était trempée. Et elle commençait à frissonner, bien que la journée fût loin d’être froide.
— Excellente suggestion, dit-elle, rassemblant ses jupes grises. Venez !
— Nous pourrions marcher un peu plus vite, murmura Birgitte.
— Nous pourrions courir, dit Aviendha sans essayer de parler bas. On serait peut-être sèches en arrivant.
Elayne l’ignora et continua à avancer de son pas glissé. Chez sa mère, son allure aurait été qualifiée de royale. Elle n’était pas sûre de faire aussi bien, mais elle n’allait pas se mettre à courir dans le palais, ni même à presser le pas. Ce qui aurait provoqué une douzaine de rumeurs, sinon une centaine, chacune faisant état d’un événement pire que le précédent. Des rumeurs, il n’y en avait que trop, dont la plus grave annonçait que la cité était près de tomber et qu’Elayne avait l’intention de s’enfuir. Non, tout le monde la verrait totalement imperturbable. On devait croire qu’elle était sûre de la victoire. Même si c’était une façade trompeuse. La peur de la défaite avait fait perdre autant de batailles que la faiblesse militaire, et elle ne pouvait pas se permettre le luxe d’en perdre une seule.
— Je croyais que la Capitaine-Générale vous avait envoyée en reconnaissance, Reanne.
Birgitte avait employé les deux Femmes de la Famille comme éclaireuses. Elles ne pouvaient pas créer un portail assez large pour admettre une charrette mais Birgitte s’était réservé les six femmes restantes qui pouvaient Voyager par elles-mêmes. Une armée assiégeante ne les gênait pas. Pourtant, la robe de drap fin bien coupée, quoique sans ornement à part une broche ronde en émail rouge fermant le haut col, ne convenait guère pour rôder dans la campagne.
— La Capitaine-Générale pense que ses éclaireuses ont besoin de repos. Contrairement à elle-même, ajouta Reanne avec douceur, haussant un sourcil à l’adresse de Birgitte.
Le lien transmit un bref accès de contrariété. Aviendha rit, pour une raison inconnue. Elayne ne comprenait toujours pas l’humour aiel.
— Demain, je repartirai. Ça me ramène à l’époque où j’étais colporteuse avec ma mule.
Les Femmes de la Famille exerçaient toutes de nombreux métiers durant leur longue vie, changeant toujours de résidence et de profession avant que quiconque puisse s’apercevoir qu’elles vieillissaient très lentement. Les plus âgées avaient appris une demi-douzaine de métiers, passant facilement de l’un à l’autre.
— J’ai décidé d’utiliser mon jour de repos à aider Jillari à prendre un nom de famille.
Reanne grimaça.
— Au Seanchan, quand une fille est mise à la laisse, il est de coutume d’effacer son nom de la généalogie familiale, et la pauvre femme pense qu’elle n’a pas droit au nom sous lequel elle est née. Le nom de Jillari lui a été donné avec la laisse, mais elle veut le conserver.
— Il y a davantage de raisons de haïr les Seanchans que je ne peux en compter, dit Elayne avec véhémence.
Puis, à retardement, elle saisit le sens de tout ça. Apprendre à faire la révérence. Choisir un nouveau nom de famille. Qu’elle soit réduite en cendres, si la grossesse la rendait bête en plus de tout le reste !
— Quand Jillari a-t-elle changé d’avis à propos de la laisse ?
Il n’y avait pas de raison de faire savoir à tout le monde qu’elle avait l’esprit lent aujourd’hui.
Reanne ne changea pas d’expression mais elle hésita, assez longtemps pour qu’Elayne comprenne que sa feinte avait échoué.
— Juste ce matin, après votre départ avec la Capitaine-Générale, sinon, vous en auriez été informée, dit Reanne. Et il y a d’autres nouvelles aussi bonnes. Enfin, assez bonnes. L’une des sul’dams, Marli Noichin – vous vous souvenez d’elle ? – a reconnu voir les tissages.
— Oh, ça, c’est une bonne nouvelle, murmura Elayne. Très bonne. Il en reste vingt-huit à convaincre, mais peut-être que ce sera plus facile, maintenant que la première a craqué.
Elle avait assisté à une tentative tendant à convaincre Marli qu’elle pouvait apprendre à canaliser, qu’elle pouvait déjà voir les tissages du Pouvoir. La Seanchane rondelette s’était obstinée à s’insurger, même après avoir commencé à pleurer.
— Assez bonnes, ai-je dit, reprit Reanne en soupirant. De l’avis de Marli, elle aurait tout aussi bien pu reconnaître qu’elle tue des enfants. Maintenant, elle veut absolument qu’on la mette à la laisse. Elle supplie qu’on lui passe l’a’dam au cou. Ça me donne la chair de poule. Je ne sais pas quoi faire d’elle.
— Renvoyez-la aux Seanchans dès que possible, dit Elayne.
Reanne s’arrêta net, choquée, haussant les sourcils. Birgitte s’éclaircit bruyamment la gorge – l’impatience envahit le lien avant d’être réprimée – et la Femme de la Famille sursauta avant de se remettre en marche, plus vite qu’avant.
— Mais ils en feront une damane. Je ne peux pas condamner une femme à ce sort.
Elayne décocha à sa Lige un regard qui glissa comme une dague sur une armure. L’expression de Birgitte était… neutre. Pour la femme aux cheveux d’or, être Lige était un peu comme être une sœur aînée, et parfois, une mère.
— Moi, je le peux, dit Elayne avec force, allongeant aussi le pas.
Ça ne lui ferait pas de mal d’être au sec le plus tôt possible.
— Elle a fait garder prisonnières suffisamment d’autres femmes pour mériter d’en faire l’expérience elle-même, Reanne. Mais ce n’est pas pour ça que je la renverrais. Si d’autres veulent rester pour apprendre et faire amende honorable, je ne les enverrai certainement pas chez les Seanchans. Et à la vérité, j’espère qu’elles réagiront toutes comme Marli. Ils la mettront à la laisse, Reanne, mais ils ne pourront pas garder secret ce qu’elle était précédemment. Chaque ancienne sul’dam que je renverrai aux Seanchans pour la mettre à la laisse sera comme une pioche détruisant leurs racines.
— Décision bien dure, dit Reanne avec tristesse, tripotant ses jupes, les lissant, puis les tripotant encore. Peut-être pourriez-vous envisager d’y réfléchir quelques jours. Ce n’est certainement pas une décision urgente.
Elayne grinça des dents. Reanne laissait entendre qu’elle était arrivée à cette décision lors d’un de ses mouvements d’humeur ! Était-ce vrai ? La conclusion semblait raisonnable et logique. Elles ne pouvaient pas garder éternellement les sul’dams prisonnières. Renvoyer chez elles celles qui ne désiraient pas être libres était une façon de s’en débarrasser et de nuire aux Seanchans en même temps. C’était plus que de la haine contre les Seanchans. Qu’elle soit réduite en cendres, mais elle détestait douter que ses décisions étaient les bonnes ! Elle ne pouvait pas se permettre d’en prendre de mauvaises. Pourtant, rien ne pressait. En tout cas, mieux valait renvoyer un groupe si possible. De cette façon, il y avait moins de chances que quelqu’un « arrange » un accident. Elle en croyait les Seanchans fort capables.
— J’y réfléchirai, Reanne, mais je doute de changer d’avis.
Reanne poussa un profond soupir. Impatiente de retourner à la Tour Blanche en tant que novice – on l’avait entendue dire qu’elle enviait Kirstian et Zarya –, elle désirait ardemment entrer dans l’Ajah Verte. Mais Elayne avait des doutes. Reanne avait un cœur tendre, or Elayne n’avait jamais rencontré aucune Verte qui pût être qualifiée de molle. Même celles qui paraissaient extérieurement frêles et évaporées étaient intérieurement dures comme l’acier.
Devant elles, Vandene sortit d’un couloir latéral, élancée et gracieuse en drap gris foncé galonné de brun, et tourna dans la même direction qu’elles, apparemment sans les voir. C’était une Verte, aussi dure qu’une tête de marteau. Jaem, son Lige, marchait près d’elle, tête baissée, en grande conversation, passant de temps en temps la main dans ses cheveux gris clairsemés. Mince et noueux, il flottait dans sa tunique vert foncé ; il était vieux mais tout aussi dur qu’elle, vieille racine solide capable d’ébrécher les haches. Kirstian et Zarya, toutes deux en robe blanche de novice, suivaient docilement, mains croisées à la taille, l’une pâle comme une Cairhienine, l’autre petite aux hanches étroites. Pour des fugitives qui avaient réussi ce que peu réalisaient, à savoir rester libres pendant des années, plus de trois cents ans dans le cas de Kirstian, elles s’étaient adaptées à leur condition de novice avec une facilité remarquable. Mais il faut dire que la Règle de la Famille était un mélange des règles gouvernant les apprenties et de celles des Acceptées. Pour elles, peut-être que le port de la robe blanche et la perte de la liberté d’aller et venir à leur guise étaient les seuls vrais changements, même si la Famille régulait aussi les allées et venues dans une certaine mesure.
— Je suis très contente qu’elle ait ces deux-là pour l’occuper, murmura Reanne avec sympathie, le regard compatissant. C’est normal qu’elle pleure sa sœur. Sans Kirstian et Zarya, elle serait obsédée par la mort d’Adeleas, je le crains. Je crois que la robe qu’elle porte aujourd’hui appartenait à Adeleas. J’ai tenté de la consoler – j’ai de l’expérience pour aider les gens à surmonter leur chagrin, ayant été il y a longtemps Sagette d’un village et sage-femme à Ebou Dar –, mais elle refuse de m’adresser deux mots.
En fait, Vandene ne portait que des vêtements de sa sœur et son parfum floral. Parfois, Elayne avait l’impression que Vandene s’efforçait de devenir Adeleas, de s’offrir en sacrifice pour ramener sa sœur à la vie. Mais pouvait-on reprocher à quelqu’un d’être obsédé par la recherche de l’assassin de sa sœur ? Même si seule une poignée de gens savaient que c’était son occupation principale. Tout le monde croyait, comme Reanne, qu’elle s’absorbait dans l’instruction de Kirstian et Zarya, et aussi dans le début du châtiment encouru pour s’être enfuies. Vandene faisait les deux, et avec fermeté, mais ce n’était qu’une couverture pour son enquête.
Elayne tâtonna sans regarder, et rencontra la main qu’Aviendha lui avait tendue, en un geste réconfortant. Elle la lui serra en retour, incapable d’imaginer la douleur de perdre Aviendha. Elles échangèrent un bref regard, et elle vit ses propres sentiments reflétés dans les yeux de sa sœur. Avait-elle vraiment pensé autrefois que les visages des Aiels étaient impassibles et indéchiffrables ?
— Comme vous dites, Reanne, elle a Kirstian et Zarya pour l’occuper.
Reanne ne faisait pas partie de la poignée de personnes connaissant la vérité.
— Nous portons toutes le deuil à notre façon. Vandene finira par trouver la paix sur son propre chemin.
Quand elle aurait trouvé l’assassin d’Adeleas, il fallait l’espérer. Si cela échouait à atténuer le chagrin… Bon, chaque chose en son temps. Pour le moment, elle devait laisser Vandene en faire à sa tête. Et d’autant plus qu’elle était certaine que la Verte résisterait à toutes les tentatives de la brider. C’était plus qu’irritant ; c’était rageant. Elle était obligée de regarder Vandene se détruire, et pire, se servir de cette destruction. Qu’il n’y eût pas d’alternative ne rendait pas la chose plus acceptable.
Comme Vandene et ses compagnons tournaient dans un autre corridor, Reene Harfor sortit d’un couloir latéral juste devant Elayne. C’était une robuste matrone aux cheveux grisonnants relevés en chignon sur la tête et à la dignité royale. Son tabar de cérémonie écarlate était orné du Lion Blanc d’Andor semblant comme toujours repassé de frais. Elayne ne l’avait jamais vue avec un cheveu déplacé ou l’air un peu fatiguée d’avoir passé la journée à superviser le fonctionnement du palais. Son visage rond paraissait perplexe, pour une raison quelconque. Il se colora d’inquiétude à la vue d’Elayne.
— Mais Ma Dame, vous êtes trempée, dit-elle d’un ton choqué en faisant sa révérence. Il faut vous changer immédiatement.
— Merci, Maîtresse Harfor, dit Elayne, les dents serrées. Je n’avais pas remarqué.
Elle regretta aussitôt ce mouvement d’humeur – la Première Servante lui avait été aussi fidèle qu’à sa mère –, mais ce qui empira la chose, c’est que Maîtresse Harfor l’accepta sans ciller. Les sautes d’humeur d’Elayne Trakand ne surprenaient plus personne.
— Je vais vous accompagner, si vous le permettez Ma Dame, dit-elle avec calme, se rangeant à son côté.
Une jeune servante pleine de taches de rousseur, portant des draps pliés dans un panier, se mit à faire des courbettes, seulement un poil plus appuyées pour Elayne que pour la Première Servante, mais celle-ci la renvoya d’un geste, et elle détala avant d’avoir fini de fléchir les genoux. C’était peut-être seulement pour qu’elle n’entende pas la conversation. Reene ne cessa pas de parler.
— Trois des capitaines mercenaires vous demandent une audience. Je les ai installés dans la Salle de Réception Bleue, et j’ai dit aux domestiques de les surveiller pour qu’aucun objet de valeur ne tombe accidentellement dans leurs poches. Non que ce fût nécessaire, finalement. Careane Sedai et Sareitha Sedai sont apparues peu après et sont restées pour leur tenir compagnie. Le capitaine Mellar est avec eux également.
Elayne fronça les sourcils. Mellar. Elle s’efforçait de l’occuper pour qu’il ne fasse pas de bêtises, mais il avait le chic pour apparaître où et quand elle avait le moins envie de le voir. Careane et Sareitha aussi, d’ailleurs. L’un d’eux était certainement le tueur de l’Ajah Noire. À moins que ce ne soit Merilille. Reene était au courant. La laisser dans l’ignorance aurait été criminel. Elle avait des yeux partout, et certains pouvaient remarquer un indice vital.
— Que veulent les mercenaires, Maîtresse Harfor ?
— Davantage d’argent, je suppose, grogna Birgitte agitant son arc comme un bâton.
— C’est très probable, acquiesça Reene. Mais ils ont refusé de me dire l’objet de leur requête, dit-elle, les lèvres pincées.
Rien de plus, mais il semblait que ces mercenaires l’avaient offensée. S’ils étaient assez bêtes pour ne pas voir qu’elle était plus qu’une servante supérieure, c’est qu’ils étaient vraiment bouchés.
— Dyelin est-elle revenue ? demanda Elayne. Quand Reene lui eut répondu par la négative, elle ajouta :
— Alors, j’irai voir ces mercenaires dès que je me serai changée.
Autant s’en débarrasser le plus vite possible.
Au détour d’un tournant, elle se trouva face à face avec deux Pourvoyeuses-de-Vent et réprima à grand-peine un soupir. Les Atha’an Mieres étaient bien les dernières personnes qu’elle avait envie de voir en ce moment. Mince, noire, et pieds nus, en braies de brocart rouge et blouse en soie de brocart bleu avec une large ceinture verte retenue par un nœud compliqué, Chanelle din Seran Requin Blanc portait bien son nom. Elayne n’avait aucune idée de l’apparence d’un requin blanc – c’était peut-être un petit poisson –, mais les grands yeux de Chanelle étaient assez durs pour appartenir à un cruel prédateur, surtout quand elle regardait Aviendha. Elle ne la portait pas dans son cœur. Une main tatouée porta à son nez la boîte de senteur suspendue à son cou et elle inspira le fort parfum épicé, comme pour couvrir une mauvaise odeur. Aviendha rit bruyamment, ce qui fit pincer les lèvres à Chanelle.
L’autre était Renaile din Calon, autrefois Pourvoyeuse-de-Vent de la Maîtresse-des-Vaisseaux, en braies de toile bleue et blouse rouge à ceinture bleue, nouée beaucoup plus simplement. Les deux femmes portaient la longue étole de deuil blanche en l’honneur de Nesta din Reas, mais Renaile devait avoir ressenti sa mort plus douloureusement. Elle portait une écritoire en bois sculpté avec un encrier à couvercle dans un coin et, au milieu, une feuille de papier, avec quelques lignes griffonnées, fixée par une pince. Des mèches blanches dans ses cheveux noirs cachaient les six anneaux d’or à ses oreilles, beaucoup plus fins que les huit qu’elle avait portés avant d’apprendre le décès de Nesta. La chaîne d’honneur en or traversant sa joue gauche semblait bien nue avec un seul médaillon de son clan. D’après la coutume du Peuple de la Mer, la mort de Nesta signifiait qu’elle devait recommencer au bas de l’échelle, au même rang qu’une apprentie. Son visage était toujours très digne, mais d’une dignité plus effacée maintenant qu’elle n’était que la secrétaire de Chanelle.
— Je suis en train… commença Elayne. Chanelle l’interrompit d’un ton impérieux.
— Quelles nouvelles avez-vous de Talaan ? Et de Merilille ? Essayez-vous seulement de les retrouver ?
Elayne prit une profonde inspiration. Crier sur Chanelle n’amenait jamais rien de bon. Elle ne demandait pas mieux que de crier aussi, et elle voulait rarement entendre raison. Les domestiques se glissant des deux côtés du groupe ne s’arrêtèrent pas pour s’incliner ou faire la révérence – ils sentaient l’atmosphère tendue –, mais ils lancèrent des regards noirs aux Atha’an Mieres. Cela faisait plaisir à voir, même si ça n’aurait pas dû être. Quelque incommodes qu’elles fussent, les Pourvoyeuses-de-Vent étaient ses hôtes. Chanelle s’était plainte plus d’une fois de la lenteur des domestiques et de la tiédeur de ses bains. Cela aussi était plaisant. Pourtant, elle garderait sa dignité.
— Les nouvelles sont les mêmes qu’hier, répliqua-t-elle d’un ton modéré.
Ou plutôt, elle s’efforça à la modération. S’il restait dans sa voix des traces d’irritation, elles devraient faire avec.
— Les mêmes que la semaine dernière et que la semaine précédente. On a enquêté dans toutes les auberges de Caemlyn. Votre apprentie reste introuvable. Merilille est introuvable. Il semble qu’elles soient parvenues à quitter la cité.
Les gardes aux portes avaient été prévenus : on leur avait demandé de repérer une femme aux mains tatouées. Cependant, ils n’auraient pas arrêté une Aes Sedai qui sortait, et ne l’auraient pas empêchée d’emmener quelqu’un avec elle. D’ailleurs, les mercenaires laissaient passer quiconque leur donnait quelques pièces.
— Et maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je vais…
— Cela ne suffit pas, dit Chanelle avec emportement. Vous autres Aes Sedai, vous vous serrez les coudes comme un banc d’huîtres. Merilille a enlevé Talaan et je crois que vous la cachez. Nous allons les chercher, et quand nous les trouverons, Merilille sera sévèrement punie avant d’être envoyée sur les vaisseaux pour remplir sa part du marché.
— M’est avis que vous vous oubliez, dit Birgitte.
Sa voix était douce, son visage calme, mais le lien tremblait de colère.
Elle tenait son arc droit devant elle, à deux mains, comme pour s’empêcher de serrer les poings.
— Vous allez retirer votre accusation, ou il vous en cuira.
Peut-être ne se contrôlait-elle pas aussi bien qu’il le semblait. Ce n’était pas une façon de traiter avec les Pourvoyeuses-de-Vent. C’étaient des femmes de pouvoir et habituées à s’en servir. Mais Birgitte n’hésita pas.
— D’après le marché qu’a conclu Zaida, vous êtes sous l’autorité de Dame Elayne. Vous êtes sous mon autorité. Vous ferez vos recherches quand on n’aura pas besoin de vous. Et si j’ai bonne mémoire, vous êtes censées être à Tear en ce moment, pour rapporter des chariots de grain et de bœuf salé. Je suggère fortement que vous Voyagiez immédiatement pour vous y rendre, ou vous pourriez apprendre vous-mêmes ce que c’est qu’une punition.
C’était exactement ce qu’il ne fallait pas dire à des Pourvoyeuses-de-Vent.
— Non, dit Elayne avec autant d’emportement que Chanelle, se surprenant elle-même. Cherchez si vous voulez, Chanelle, vous et toutes les autres Pourvoyeuses-de-Vent. Fouillez Caemlyn dans ses moindres recoins. Et quand vous aurez constaté que Talaan et Merilille sont introuvables, vous viendrez vous excuser de m’avoir traitée de menteuse.
C’était effectivement ce qu’elle avait insinué. Elle ressentit le violent désir de gifler Chanelle.
Elle en avait envie… Par la Lumière, sa colère et celle de Birgitte se renforçaient mutuellement ! Elle s’efforça de calmer sa fureur avant qu’elle ne dégénère en rage, avec pour seul résultat une soudaine envie de pleurer qu’elle réprima tout aussi énergiquement.
Chanelle se redressa en fronçant les sourcils.
— Vous prétendriez que nous avons dénoncé notre part du marché. Nous avons trimé comme des apprenties ces derniers temps. Vous ne nous reverrez pas avant d’avoir rempli votre part du marché. Renaile, les Aes Sedai qui sont au Cygne d’Argent doivent être averties – notez-le bien – qu’elles doivent présenter Merilille et Talaan, ou payer ce que doit la Tour Blanche. Elles ne peuvent pas payer tout, mais elles peuvent commencer.
Renaile se mit à dévisser le bouchon de son encrier.
— Pas de message, dit sèchement Chanelle. Allez le leur dire vous-même. Immédiatement.
Revissant le bouchon, Renaile s’inclina, presque parallèle au sol, mettant vivement les doigts sur son cœur.
— À vos ordres, murmura-t-elle, le visage impassible comme un masque.
Elle partit au trot dans la direction d’où elle était venue, son écritoire sous le bras.
Luttant toujours contre le désir de gifler Chanelle et l’envie de pleurer en même temps, Elayne grimaça. Ce n’était pas la première fois que les Atha’an Mieres allaient au Cygne d’Argent, ni même la seconde ou la troisième, mais avant ça, elles avaient toujours demandé, sans exiger. À présent, il y avait neuf sœurs hébergées à l’auberge – le nombre changeait en fonction des arrivées et des départs, et selon la rumeur, il y avait aussi d’autres sœurs dans la cité – et elle s’inquiétait qu’aucune ne se soit présentée au palais. Elle était restée à l’écart du Cygne d’Argent – elle savait avec quelle ardeur Elaida souhaitait lui mettre la main dessus – mais elle ne savait pas qui soutenait les sœurs du Cygne d’Argent, ni même si elles soutenaient quelqu’un. Elles étaient restées muettes comme des huîtres avec Careane et Sareitha. Pourtant, Elayne s’était attendue à ce que certaines viennent au palais, ne fut-ce que pour savoir ce qu’il y avait derrière les revendications du Peuple de la Mer. Pourquoi y avait-il tant d’Aes Sedai à Caemlyn alors que Tar Valon était en état de siège ?
Elle-même, fut la première réponse qui lui vint à l’esprit, et cela renforça sa détermination à éviter toute sœur proche d’Egwene. Mais cela n’empêcherait pas de se répandre la rumeur du marché conclu pour l’aide apportée à l’utilisation de la Coupe des Vents, et le prix que la Tour Blanche s’était engagée à payer cette aide. Qu’elle soit réduite en cendres, mais cette nouvelle serait comme un plein chariot de fusées d’artifice explosant ensemble quand elle serait connue de toutes les Aes Sedai. Pis. Dix chariots.
Regardant Renaile s’éloigner au trot, elle s’efforça de contrôler ses émotions, et tâcha de reprendre un ton plus civilisé.
— Elle supporte très bien son changement de condition, je trouve.
Chanelle eut un grognement dédaigneux.
— Heureusement. Toute Pourvoyeuse-de-Vent sait qu’elle s’élèvera et retombera bien des fois avant que son corps ne soit rendu au sel.
Elle se retourna pour regarder sa compagne. Puis une nuance malicieuse se fit jour dans sa voix.
— Elle est tombée d’une plus grande hauteur que la plupart, et n’aurait pas dû être surprise de trouver l’atterrissage très dur après tous les orteils sur lesquels elle a marché pendant qu’elle était…
Elle referma brusquement la bouche et tourna vivement la tête vers Elayne, Birgitte, Aviendha, et même les Gardes-Femmes, les défiant de commenter.
Elayne garda prudemment le silence et, la Lumière soit louée, les autres aussi. Pour sa part, elle pensa avoir presque calmé sa colère. Son envie de pleurer avait disparu, et elle voulait éviter de faire enrager Chanelle et de ruiner tout son travail. D’ailleurs, elle ne trouva rien à dire. Elle doutait que cela fît partie des coutumes du Peuple de la Mer de se venger de quelqu’un dont on croyait qu’il avait abusé de son autorité sur vous. Mais c’était très humain.
La Pourvoyeuse-de-Vent la toisa de la tête aux pieds, fronçant les sourcils.
— Vous êtes mouillée, dit-elle comme si elle le remarquait seulement. C’est très mauvais de rester trop longtemps ainsi dans votre état. Vous devez vous changer immédiatement.
Elayne rejeta la tête en arrière et cria de toute la force de ses poumons. Elle hurla jusqu’à ce que ses poumons soient vides ; elle haletait.
Dans le silence qui suivit, tout le monde la fixa avec étonnement, sauf Aviendha qui se mit à rire si fort qu’elle dut s’appuyer contre une tapisserie. Le lien transmit de l’amusement – amusement ! – quoique le visage de Birgitte restât aussi lisse que celui d’une sœur.
— Je dois Voyager à Tear, dit Chanelle au bout d’un moment.
Puis elle se retourna et s’éloigna sans ajouter un mot ou faire un geste de courtoisie.
Reene et Reanne firent la révérence, sans regarder Elayne, et prétextèrent des obligations pour s’en aller.
Elayne fixa tour à tour Aviendha et Birgitte.
— Si l’une de vous dit un seul mot… dit-elle, menaçante.
Birgitte affecta un air d’innocence si outrancier qu’il sonnait faux. Le lien transmit une telle hilarité qu’Elayne fut contrainte de lutter contre un accès de fou rire. Aviendha n’en rit que plus fort.
Rassemblant ses jupes avec autant de dignité qu’elle put, Elayne repartit vers ses appartements. Si elle marchait plus vite qu’avant, eh bien, c’était parce qu’elle avait envie de se débarrasser de ses vêtements trempés. C’était la seule raison !