29 Le dernier nœud

Debout à proximité du sommet de la crête, à la limite du brouillard, Perrin étudiait le camp et la ville fortifiée au-dessous de lui. Deux cents toises de pente assez raide couvertes de broussailles clairsemées, peut-être sept cents toises de plus de terrain dégagé jusqu’aux premières tentes, puis plus d’un mile jusqu’à la ville. Tout semblait si proche maintenant. Il ne sortit pas sa lunette d’approche. Le moindre reflet sur la lentille du soleil qui montait juste au-dessus de l’horizon, le moindre scintillement sur le cuivre, pouvait tout gâcher. La grisaille tournoyait autour de lui, mais le vent ne la déplaçait pas, même quand une rafale agitait sa cape. Au loin, la brume dense cachant les moulins à vent était également immobile, si on l’observait un moment. Quand quelqu’un allait-il le remarquer ? Il n’y avait rien à y faire. Le brouillard ressemblait à n’importe quel brouillard, humide et un peu froid, mais Neald l’avait fixé avant d’aller vaquer à ses autres tâches. Le soleil ne le dissiperait pas, même à midi, du moins l’Asha’man le prétendait-il. Tout serait terminé à midi, dans un sens ou dans l’autre, mais Perrin espérait que Neald avait raison. Le ciel était clair et la journée serait chaude pour un début de printemps.

Seuls quelques Shaidos semblaient circuler dans le camp, mais des milliers de silhouettes en blanc s’affairaient entre les tentes. Des dizaines de milliers. Il avait mal aux yeux à force de chercher Faile parmi eux, il avait le cœur douloureux du désir de la voir, mais autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Alors, il se contenta de fixer du regard les portes de la ville, grandes ouvertes, comme si elles l’appelaient. Bientôt, Faile et ses compagnes sauraient qu’il était l’heure de se diriger vers ces portes et vers la forteresse qui se dressait à l’extrémité nord de la ville. Peut-être était-elle au travail, si les Vierges disaient vrai sur la façon dont les prisonnières seraient traitées en tant que gai’shaines, mais elle saurait qu’elle devait s’éclipser et aller à la forteresse. Elle et ses amies, et sans doute Alyse aussi. Quelles que fussent ses manigances avec les Shaidos, l’Aes Sedai ne voudrait certainement pas rester sur le champ de bataille. Une deuxième Aes Sedai dans la forteresse pouvait être utile. Fasse la Lumière qu’ils n’en arrivent pas là !

Il avait envisagé avec soin toutes les éventualités imaginables, jusqu’au désastre total, mais il ne s’agissait pas d’un puzzle de forgeron, même s’il le regrettait. Les pièces métalliques d’un puzzle ne bougeaient que de certaines façons. Si on les déplaçait mal, tout le puzzle se défaisait. Tandis que les gens pouvaient bouger d’un millier de façons différentes, parfois dans des directions qu’on n’aurait jamais crues possibles. Ses plans tiendraient-ils bon si les Shaidos leur réservaient une surprise ? Ce qu’ils feraient presque certainement. Il espérait seulement que ça ne dégénère pas en désastre. Avec un dernier regard nostalgique aux portes de Malden, il remonta sur la crête.

Dans le brouillard, il ne voyait pas à dix pas, mais il trouva bientôt Dannil Lewin parmi les arbres. D’une minceur frisant la maigreur, avec un nez en pic à glace et d’épaisses moustaches de style tarabonais, Dannil ne passait pas inaperçu même dans le brouillard. Derrière lui, d’autres hommes des Deux Rivières n’étaient que des silhouettes, de plus en plus floues. La plupart étaient accroupis ou assis par terre, se reposant pendant qu’ils en avaient l’occasion. Jori Congar s’efforçait d’en inciter certains à faire une partie de dés. Perrin ferma les yeux. De toute façon, personne n’acceptait sa proposition. Jori avait une chance peu commune aux dés.

Dannil fit une révérence en voyant Perrin, et murmura :

— Mon Seigneur.

Il avait trop fréquenté les gens de Faile. Il appelait ça de la politesse, quoi que cela signifiât.

— Assurez-vous que personne ne fasse la bêtise que je viens de faire, Dannil. Des yeux perçants pourraient repérer des mouvements sur la crête et envoyer des hommes.

Dannil toussota discrètement derrière sa main. Par la Lumière, il ne valait pas mieux maintenant que tous les Cairhienins et les Tairens de Faile.

— À vos ordres, mon Seigneur. Je les garderai tous en arrière.

— Mon Seigneur ? dit la voix sèche de Balwer sortant du brouillard. Ah, vous voilà, mon Seigneur.

Le petit homme sec apparut, suivi de deux silhouettes plus larges, dont l’une guère plus grande que lui. Sur un geste de Balwer, ils s’arrêtèrent, formes indistinctes dans le brouillard, et il s’avança seul.

— Masema a fait une apparition en bas, mon Seigneur, fît-il doucement, croisant les mains. En la circonstance, il m’a paru judicieux de garder Haviar et Nerion hors de sa vue et de celle de ses hommes. Je ne crois pas qu’il se méfie d’eux. Je pense qu’il a fait tuer tous ceux dont il se méfie. Mais il vaut mieux qu’ils soient hors de sa vue et hors de son esprit.

Perrin serra les dents. Masema était censé être au-delà de la crête avec son armée, si l’on pouvait l’appeler ainsi. Il avait compté ces hommes – et quelques femmes – tandis qu’ils franchissaient en traînant la savate les portails ouverts par les deux Asha’man, et ils étaient vingt mille. Masema était toujours resté vague sur leur nombre, et Perrin n’avait pas eu un compte précis jusqu’à la veille. Sales et en loques, tous possédaient cependant une épée, une lance ou une hache, une hallebarde ou une arbalète, femmes comprises. Parmi les partisans de Masema, les femmes étaient pires que les hommes, et de loin, ce qui n’était pas peu dire. Pour la plupart, ils n’étaient bons qu’à terroriser les gens pour qu’ils jurent allégeance au Dragon Réincarné – les couleurs tournoyèrent dans sa tête et furent dispersées par sa colère –, et à les tuer s’ils refusaient de jurer. Ils avaient une meilleure cible aujourd’hui.

— Il est peut-être temps que Haviar et Nerion restent définitivement à l’écart des gens de Masema, dit-il.

— À vos ordres, mon Seigneur, mais à mon avis, ils sont sûrs de ce qu’ils font, et ils sont enthousiastes.

Balwer pencha la tête, comme un moineau curieux sur sa branche.

— Ils n’ont pas été corrompus, si c’est ce que vous craignez, mon Seigneur. Il y a toujours du danger quand on demande à un homme de feindre être ce qu’il n’est pas, mais je sais flairer les signes.

— Qu’ils ne s’éloignent pas, Balwer.

Dès demain, avec un peu de chance, il ne resterait pas grand-chose de l’armée de Masema. Peut-être même n’y aurait-il plus à se soucier de lui.

Perrin dégringola la pente broussailleuse, dépassant les lanciers mayeners et ghealdanins qui attendaient près de leurs chevaux dans le brouillard, leur lance enrubannée sur l’épaule ou la pointe enfoncée dans le sol. Les casques et les plastrons rouges des Gardes Ailés n’auraient peut-être pas été dangereux en haut de la crête, mais les armures rutilantes de Ghealdanins se seraient vues de loin, et comme Gallenne et Arganda se hérissaient s’il favorisait l’un par rapport à l’autre, tous attendaient en bas. Comme le brouillard s’étendait loin – Neald prétendait que c’était intentionnel, mais à son odeur, il avait été surpris et content quand il avait réalisé ce qu’il avait fait –, Perrin marchait toujours dans la grisaille quand il atteignit le bas de la pente où toutes les charrettes à hautes roues étaient alignées derrière leurs chevaux. Les silhouettes floues des cochers cairhienins circulaient parmi elles, vérifiant les harnais et les cordes qui maintenaient les bâches en place.

Masema attendait. Perrin se serait fait un plaisir de lui passer un savon, mais il repéra la forme trapue de Basel Gill près d’une charrette et se dirigea vers lui. Lini était avec lui, enveloppée dans une cape sombre, et Breane tenait par la taille Lamgwin, le valet de Perrin. Maître Gill ôta vivement son chapeau, révélant des cheveux gris peignés en arrière pour essayer de cacher une calvitie naissante. Lini eut un reniflement dédaigneux et ignora Perrin avec ostentation, en feignant de rajuster sa capuche. Il émanait d’elle de la colère et de la peur. Maître Gill sentait juste la peur.

— Il est temps que vous partiez vers le nord, Maître Gill, dit Perrin. Quand vous atteindrez les montagnes, suivez-les jusqu’à la route de Jehannah. Avec un peu de chance, nous vous rattraperons avant les montagnes, mais dans le cas contraire, envoyez les serviteurs d’Alliandre à Jehannah, puis passez le col pour aller vers l’est, puis vous ferez cap au nord. Nous vous suivrons d’aussi près que possible.

Si son plan ne tournait pas trop mal. Par la Lumière, il était forgeron, pas soldat. Mais même Tylee avait fini par déclarer que c’était un bon plan.

— Je ne quitterai pas cet endroit avant de savoir que Maighdin est en sécurité, déclara Lini à la cantonade, sa voix dure comme de l’acier. Et Dame Faile aussi, naturellement.

Maître Gill passa une main sur son crâne.

— Mon Seigneur, Lamgwin et moi, on se disait qu’on pourrait peut-être vous aider. Nous aimons beaucoup Dame Faile, et Maighdin… Maighdin est des nôtres. Je sais distinguer un bout d’une épée de l’autre, et Lamgwin aussi.

Il en portait une imposante à sa taille, mais s’il avait manié l’épée au cours des vingt dernières années, Perrin voulait bien avaler toute cette longue ceinture. La main de Breane se resserra sur le bras de Lamgwin, qui lui tapota l’épaule et posa son autre main sur la poignée de sa courte épée. Le brouillard voilait son visage balafré et ses phalanges affaissées. C’était un bagarreur de taverne, bien que brave homme par ailleurs, mais pas un épéiste.

— Vous êtes mon shambayan, Maître Gill, dit Perrin avec fermeté. C’est votre devoir de mettre en sécurité les cochers, palefreniers et autres serviteurs. Votre devoir, à vous et à Lamgwin. Alors, en route.

Le gros homme hocha la tête à contrecœur. Breane poussa un petit soupir de soulagement quand Lamgwin se toucha le front en signe d’acceptation. Perrin doutait qu’il eût entendu le soupir, mais Lamgwin la prit par la taille en lui murmurant des paroles réconfortantes.

Lini ne fut pas si docile.

Le dos raide comme un piquet, elle déclara au milieu du brouillard :

— Je ne quitterai pas cet endroit avant de savoir…

Perrin claqua dans ses mains si fort qu’elle le regarda enfin, surprise.

— Tout ce que vous pouvez faire ici, c’est attraper la fièvre à rester dans l’humidité. Ça, et mourir, si les Shaidos réussissent une percée. Je sortirai Faile de là. J’en sortirai Maighdin et les autres.

Ou il mourrait lui-même dans cette tentative. Mais il n’avait aucune raison de le dire. Ils devaient croire dur comme fer qu’il les suivrait avec Faile et les autres.

— Et vous allez vers le nord, Lini. Faile m’en voudrait s’il vous arrivait quelque chose. Maître Gill, assurez-vous qu’elle part avec vous, même si vous devez la ligoter et la charger sur une charrette.

Maître Gill sursauta, écrasant son chapeau entre ses mains. Il émettait soudain une forte odeur d’inquiétude, et Lini de pure indignation. L’odeur de Lamgwin exprimait l’amusement, et il se frictionna le nez comme pour dissimuler un sourire, mais curieusement, Breane était indignée. Certes, il n’avait jamais prétendu comprendre les femmes.

Finalement, Lini grimpa à côté d’un cocher sans qu’on ait à l’y forcer, mais elle écarta d’une tape la main de Maître Gill qui voulait l’aider à monter, et la caravane s’ébranla vers le nord, cahotant dans le brouillard. Derrière l’une des charrettes chargée de tentes et des affaires des Sagettes, marchait docilement un groupe de gai’shains en blanc : des hommes et des femmes aux capuches relevées, les yeux baissés. C’étaient des Shaidos, capturés au Cairhien. Dans quelques mois, ils quitteraient le blanc et retourneraient dans leur clan. Perrin les faisait surveiller discrètement, malgré les garanties des Sagettes, selon lesquelles ils respecteraient le ji’e’toh même s’ils avaient renoncé à bien d’autres coutumes, et il semblait que les Sagettes avaient raison. Ils étaient dix-sept, et aucun n’avait cherché à s’évader pour aller prévenir les Shaidos au-delà de la crête. Les essieux des charrettes avaient été généreusement graissés, mais ils continuaient à crisser et à grincer pour ses oreilles. Avec un peu de chance, lui et Faile les rattraperaient avant les montagnes.

Comme la file des chevaux de remonte commençait à passer devant lui, guidés par des palefreniers montés, une Vierge apparut dans le brouillard, remontant la file de charrettes. Lentement, elle prit la forme de Sulin, la shoufa autour du cou, dévoilant ses courts cheveux blancs, et le voile noir pendant sur la poitrine. Une récente estafilade en travers de la joue gauche ajouterait une nouvelle cicatrice à son visage, à moins qu’elle n’accepte la Guérison d’une sœur. Elle refuserait peut-être. Les Vierges avaient une attitude bizarre envers les apprenties, ou peut-être était-ce juste parce que ces apprenties étaient des Aes Sedai. Elles considéraient même Annoura comme une apprentie, et pourtant, elle ne l’était pas.

— Les sentinelles shaidos au nord sont mortes, Perrin Aybara, dit-elle. Et aussi les hommes qui devaient les relever. Ils dansent bien, pour des Shaidos.

— Vous avez subi des pertes ?

— Elienda et Briain se sont réveillés du rêve.

Elle aurait pu parler de la pluie et du beau temps, comme elle évoquait la mort de ces deux-là.

— Nous finirons tous par nous réveiller. Nous avons dû porter Aviellin sur les deux derniers miles. Elle a besoin de la Guérison.

Bien. Elle l’accepterait.

— Je vais vous envoyer une Aes Sedai, dit-il, scrutant le brouillard autour de lui.

À part les chevaux défilant devant lui, il ne vit rien.

— Dès que j’en trouverai une.

Ils arrivèrent presque au moment où il parlait : Annoura et Masuri sortirent du brouillard menant leurs chevaux par la bride, avec Berelain et Masema, sa tête luisante d’humidité. Même dans le brouillard, il était impossible de ne pas reconnaître sa tunique brune et le grossier raccommodage à l’épaule. Aucune parcelle de l’or que volaient ses partisans ne lui revenait. Tout allait aux pauvres. C’était le seul bien qu’on pût dire de Masema. Mais il faut dire que bon nombre des pauvres qui recevaient cet or l’étaient devenus parce que Masema les avaient dépouillés de leurs biens, de leur boutique ou de leur ferme. Ce matin, pour une raison inconnue, Berelain portait la petite couronne de Première de Mayene, le faucon d’or en vol au-dessus de son front, mais sa robe d’équitation et sa cape étaient grises. Sous son léger parfum floral, son odeur annonçait la patience et l’anxiété, combinaison la plus bizarre qu’eût jamais rencontrée Perrin. Les six Sagettes les accompagnaient, châle sombre drapé sur les bras, foulard replié retenant leurs longs cheveux en arrière. Avec tous leurs colliers d’or et d’ivoire, Berelain paraissait habillée simplement, pour une fois. Aram faisait aussi partie du groupe, la tête de loup de son pommeau dépassant au-dessus de son épaule. Le brouillard ne dissimulait pas qu’il n’avait pas son air furibond habituel. Il gravitait vers Masema, et semblait presque se prélasser dans la lumière du Prophète. Perrin se demanda s’il n’aurait pas dû le renvoyer avec les charrettes. Mais dans ce cas, il était sûr qu’Aram leur aurait faussé compagnie et serait revenu furtivement dès qu’il aurait eu le dos tourné.

Il expliqua l’état d’Aviellin aux deux Aes Sedai, mais à sa surprise, quand Masuri déclara qu’elle s’occuperait d’elle, Edarra leva une main qui arrêta pile la mince Brune. Annoura remua, mal à l’aise. Elle n’était pas une apprentie, et elle était gênée des rapports de Seonid et Masuri avec les Sagettes. Elles essayaient de l’inclure et y réussissaient parfois.

— Janina s’occupera d’elle, répondit Edarra. Elle a plus de talent que vous, Masuri Sokawa.

Masuri pinça les lèvres, mais garda le silence. Les Sagettes étaient capables de fouetter une apprentie qui ouvrait la bouche au mauvais moment, même s’il se trouvait qu’elle était une Aes Sedai. Sulin conduisit Janina dans le brouillard, femme aux cheveux filasse que rien ne semblait jamais déconcerter, qui marchait aussi vite que Sulin malgré ses jupes volumineuses. Ainsi, les Sagettes avaient appris à Guérir ? Cela pourrait se révéler utile plus tard dans la journée ; la Lumière fasse qu’on n’ait pas trop souvent besoin d’elles.

Masema les regarda disparaître dans la brume et émit un grognement.

— Qu’est-ce que vous faites là ? demanda Perrin.

Impossible d’adoucir les rapports avec Masema. Il était dur comme une lime.

— Vous êtes censé être avec vos hommes. Vous avez risqué d’être vu en venant ici, et vous risquez d’être vu en repartant. Je pense que vos gens ne tiendront pas cinq minutes sans vous pour leur donner du courage. Ils s’enfuiront dès qu’ils verront les Shaidos avancer vers eux.

— Ce ne sont pas mes gens, Perrin Aybara, ce sont ceux du Dragon Réincarné.

Par la Lumière, se trouver avec Masema signifiait qu’il devait disperser ces couleurs !

— J’ai désigné Nengar pour commander. Il a combattu dans plus de batailles que vous avez pu en rêver, y compris contre les sauvages. J’ai aussi donné l’ordre aux femmes de tuer tout homme qui s’enfuira, et j’ai fait savoir que je pourchasserai personnellement tout homme qui leur aura échappé. Ils tiendront jusqu’au dernier, Aybara.

— À vous entendre, on dirait que vous n’avez pas l’intention de les rejoindre, dit Perrin.

— J’ai l’intention de rester près de vous.

Le brouillard dissimulait la chaleur de son regard, mais Perrin la sentait.

— Il serait dommage qu’il vous arrive malheur juste au moment où vous allez récupérer votre femme.

Ainsi, une petite partie de son plan s’effilochait déjà. Un espoir, en fait. Si tout se passait bien, les Shaidos qui parviendraient à fuir se traceraient un passage parmi les gens de Masema, sans ralentir, mais au lieu de recevoir une lance shaido dans les côtes, Masema… l’aurait à l’œil. Sans aucun doute, ses gardes du corps n’étaient pas loin dans le brouillard, deux cents ruffians, mieux armées et mieux montés que le reste de son armée. Perrin ne regarda pas Berelain, mais son odeur d’inquiétude s’accusa. Masema avait des raisons de vouloir leur mort à tous les deux. Il devrait prévenir Gallenne qu’aujourd’hui, sa tâche principale serait de protéger Berelain des hommes de Masema. Et il devrait surveiller ses arrières.

Dans le brouillard, une fente verticale bleu argenté apparut, et il fronça les sourcils. Il était trop tôt pour que ce soit Grady. Deux silhouettes sortirent de la brume. L’une était Neald, qui ne paradait pas pour une fois. Il trébucha. Il avait le visage fatigué. Qu’il soit réduit en cendres, pourquoi gaspillait-il ainsi ses forces ? L’autre était un jeune Seanchan en armure laquée, avec une seule plume à son casque de forme bizarre qu’il portait sous le bras. Perrin le reconnut : Gueye Arabah, un lieutenant que Tylee estimait beaucoup. Les deux Aes Sedai resserrèrent leurs jupes comme pour l’empêcher de les effleurer, bien qu’il ne s’approchât pas d’elles. Pour sa part, il fit un faux pas quand il fut assez proche pour distinguer leurs visages, et Perrin l’entendit déglutir. Il émit soudain une odeur de frivolité.

Sa révérence s’adressa à la fois à Perrin et à Berelain, et il fronça légèrement les sourcils sur Masema, comme se demandant ce que cet épouvantail faisait en leur compagnie. Masema ricana, et la main du Seanchan se déplaça vers la poignée de son épée avant qu’il n’arrête son geste. Ils semblaient susceptibles, ces Seanchans. Mais Arabah ne perdit pas de temps.

— Avec les compliments de la Générale de Bannière Khirgan, mon Seigneur, Dame Première. Les morat’rakens rapportent que les bandes d’Aiels se déplacent plus vite que prévu. Ils arriveront dans la journée, peut-être à midi. Le groupe de l’ouest comprend vingt-cinq ou trente mille personnes, et celui de l’est est un tiers plus grand. Environ la moitié sont en blanc, et il y aura des enfants, bien entendu, mais cela fait quand même beaucoup d’épées derrière nous. La Générale de Bannière désire savoir si vous voulez envisager des changements dans notre déploiement. Elle suggère que quelques milliers d’Altarans vous rejoignent.

Perrin grimaça. Il y aurait au moins trois ou quatre mille algai’d’siswai dans chacune de ces bandes. Beaucoup d’épées dans son dos. Neald bâilla.

— Comment vous sentez-vous, Neald ?

— Prêt à faire tout ce qui doit être fait, mon Seigneur, dit Neald, avec à peine une nuance de sa jovialité habituelle.

Perrin branla du chef. Il ne fallait pas demander à l’Asha’man d’ouvrir un portail de plus que nécessaire. Perrin pria qu’il n’échoue pas au dernier.

— À midi, nous en aurons terminé ici. Dites à la Générale de Bannière que nous procéderons comme prévu.

Et prions que rien ne tourne mal. Mais cela, il ne le dit pas tout haut.

Au loin dans le brouillard, des loups hurlèrent en un cri étrange qui résonna tout autour de Malden. C’était vraiment commencé maintenant.

— Vous vous débrouillez vraiment bien, Maighdin, croassa Faile, la tête un peu légère, et la gorge sèche à force de l’encourager.

Toutes avaient la gorge sèche. D’après l’angle des rayons du soleil entrant par un trou au plafond, ce devait être le milieu de la matinée, et elles l’avaient encouragée à tour de rôle. Elles avaient essayé de mettre en perce l’un des tonneaux encore intacts, mais le vin était trop acide même pour humidifier leurs lèvres. Elles continuaient à encourager Maighdin chacune à leur tour. Faile était assise près de sa servante aux cheveux d’or, les autres tout au fond de la cave, aussi loin que possible du monceau de poutres et de planches enchevêtrées.

— Vous allez nous sauver toutes, Maighdin.

Au-dessus d’elle, l’écharpe rouge n’était visible qu’à travers une étroite brèche dans les décombres. Elle pendait toute flasque depuis un bon moment, sauf quand elle était soulevée par la brise. Maighdin la regardait fixement. Son visage noir de suie luisait de sueur, et elle haletait comme si elle avait couru à toutes jambes. Soudain, l’écharpe se raidit et se mit à penduler, une, deux, trois fois. Puis le vent la souleva, et elle retomba, toute molle. Maighdin continua à la fixer.

— C’était magnifique, l’encouragea Faile d’une voix rauque.

Maighdin commençait à fatiguer. Il lui fallait de plus en plus de temps pour réussir à atteindre l’écharpe.

— C’était…

Soudain, un visage parut près de l’écharpe, et une main s’empara de l’étoffe rouge. Un instant, elle crut que c’était une illusion. C’était le visage d’Aravine encadré par sa capuche blanche.

— Je la vois ! s’écria-t-elle avec excitation. Je vois Dame Faile et Maighdin ! Elles sont vivantes !

Des voix s’exclamèrent et se turent aussitôt.

Maighdin oscilla comme si elle allait tomber, mais un sourire magnifique illuminait son visage. Faile entendit pleurer derrière elle, et elle eut envie de pleurer de joie également. Des amis les avaient retrouvées, et non des Shaidos. Elles pouvaient encore s’évader.

Se relevant avec effort, elle s’approcha de l’amoncellement de débris noircis. Elle essaya de s’humecter la bouche, mais sans succès.

— Nous sommes toutes vivantes, parvint-elle à articuler d’une voix rauque. Par la Lumière, comment nous avez-vous trouvées ?

— C’est Theril, ma Dame, répondit Aravine. Le garnement vous a suivies malgré vos ordres, et la Lumière l’en bénisse. Il a vu Galina partir et la maison s’effondrer, et il a cru que vous étiez mortes. Alors il s’est assis et il a pleuré.

Une voix protesta avec un rude accent d’Amadicia, et Aravine tourna la tête un instant.

— Je reconnais un garçon qui a pleuré quand j’en vois un, petit. Tu dois juste remercier la Lumière d’avoir cessé de pleurer. Quand il a vu l’écharpe bouger, ma Dame, il est venu en courant chercher de l’aide.

— Dites-lui qu’il n’y a aucune honte à pleurer, dit Faile. Dites-lui que j’ai vu mon mari pleurer quand des larmes étaient justifiées.

— Ma Dame, fit Aravine, hésitante, il dit que Galina a tiré une poutre avant de partir. Elle était posée comme un levier. Il affirme qu’elle a volontairement fait s’écrouler la maison.

— Pourquoi aurait-elle fait ça ? demanda Alliandre.

Elle avait aidé Maighdin à se relever et la soutenait maintenant pour aller vers Faile. Lacile et Arrela les rejoignirent, riant et pleurant tour à tour. Alliandre avait le visage orageux.

Faile grimaça. Au cours des dernières heures, combien de fois avait-elle regretté d’avoir giflé Galina ? Galina avait promis ! Pouvait-elle être de l’Ajah Noire ?

— Ça n’a plus d’importance maintenant. D’une façon ou d’une autre, elle le paiera.

Comment ? C’était une autre histoire. Galina était une Aes Sedai après tout.

— Aravine, combien êtes-vous ? Pouvez-vous… ?

De grandes mains prirent Aravine par les épaules et l’écartèrent.

— Assez parlé !

Le visage de Rolan apparut dans la brèche, shoufa autour du cou et voile pendant sur la poitrine. Rolan !

— Nous ne pouvons rien enlever tant que vous êtes là, Faile Bashere. Tout pourrait s’effondrer. Allez à l’autre bout de la cave et plaquez-vous contre le mur du fond.

— Qu’est-ce que vous faites là ? demanda-t-elle.

Rolan gloussa. Il gloussa !

— Vous portez toujours le blanc, femme. Faites ce que je vous dis, ou quand je vous aurai sortie de là, je vous donnerai une bonne fessée. Et après, nous sécherons peut-être vos larmes avec le jeu du baiser.

Elle lui montra les dents, espérant qu’il ne prenait pas ça pour un sourire. Comme il avait raison de leur dire de s’écarter, elle emmena ses compagnes à l’autre bout, et elles s’accroupirent contre le mur. Elle entendait des voix marmonner dehors, qui discutaient sans doute de la meilleure façon de leur dégager un passage sans faire crouler le reste de la maison sur leurs têtes.

— Tout ça pour rien, dit Alliandre avec amertume. Combien de Shaidos croyez-vous qu’il y a là-haut ?

Dans un grand craquement, la pile de décombres pencha un peu plus vers elles. Les voix reprirent dehors.

— Je n’en ai aucune idée, lui répondit Faile. Mais je crois qu’ils sont tous Mera’dins, pas Shaidos.

Les Shaidos ne se mélangeaient pas avec les Sans-Frères.

— C’est peut-être un espoir pour nous.

Sûrement que Rolan la laisserait partir quand il saurait pour Dairaine. Et s’il s’entêtait… Dans ce cas, elle ferait tout ce qu’elle pourrait pour le convaincre. Perrin n’aurait jamais à le savoir.

On entendit des raclements, et une fois de plus la pile de poutres et de planches pencha un peu plus vers elles.

Bien que le brouillard cachât le soleil, Perrin estima qu’ils étaient au milieu de la matinée. Grady arriverait bientôt. Il aurait déjà dû être là. S’il s’était trouvé trop fatigué pour ouvrir un autre portail… Non. Grady arriverait. Bientôt. Mais il avait les épaules aussi crispées que s’il avait travaillé à la forge pendant plus d’une journée.

— Je vous le dis, ça ne me plaît pas du tout, grommela Gallenne.

Dans le brouillard, son couvre-œil rouge n’était qu’une ombre de plus. Son bai au large poitrail poussa son nez dans son dos, impatient de galoper, et il lui flatta distraitement l’encolure.

— Si Masema veut vraiment tuer la Première Dame, alors il faut l’éliminer tout de suite. Nous sommes plus nombreux qu’eux. Nous pouvons écraser sa garde en quelques minutes.

— Imbécile, gronda Arganda, regardant sur sa gauche comme s’il voyait Masema à travers la grisaille.

Contrairement au Mayener, il avait coiffé son casque argenté aux trois grosses plumes blanches. Son casque et son plastron incrusté d’or et d’argent luisaient de condensation. Son armure semblait presque reluire.

— Vous croyez que nous pouvons tuer deux cents hommes sans faire de bruit ? Les cris s’entendraient jusque de l’autre côté de la crête. Votre souveraine est ici où neuf cents hommes l’entourent et peuvent la sauver. Tandis qu’Alliandre est toujours dans cette maudite ville, entourée de Shaidos.

Gallenne se hérissa, portant la main à son épée, comme pour s’exercer sur Arganda avant de s’en prendre à Masema.

— Nous ne tuerons que des Shaidos aujourd’hui, déclara fermement Perrin.

Gallenne grogna, mais ne chercha pas à discuter. Pourtant, à son odeur, il était fort mécontent. Protéger Berelain empêcherait des Gardes Ailés de participer à l’action.

Sur la gauche, un éclair bleuté apparut, estompé par l’épais brouillard, et les épaules de Perrin se détendirent. Grady parut dans la brume, le cherchant des yeux. Son pas s’accéléra à la vue de Perrin, mais il chancelait. Un homme l’accompagnait, menant un grand cheval noir par la bride. Perrin sourit pour la première fois depuis longtemps.

— Ça me fait plaisir de vous voir, Tam, dit-il.

— Ça me fait plaisir aussi de vous voir, mon Seigneur.

Tam al’Thor était toujours le gaillard trapu qu’il connaissait, l’air prêt à travailler du lever au coucher du soleil sans prendre de repos, mais ses cheveux étaient devenus maintenant totalement gris depuis la dernière fois que Perrin l’avait vu, et il y avait quelques rides de plus sur son visage ouvert. Il embrassa Arganda et Gallenne d’un regard neutre. Les armures clinquantes ne l’impressionnaient pas.

— Comment allez-vous, Grady ? demanda Perrin.

— Je vais, mon Seigneur, répondit l’Asha’man parcheminé d’une voix épuisée.

Estompé comme il l’était par le brouillard, son visage paraissait plus vieux que celui de Tam.

— Eh bien, dès que vous en aurez terminé ici, rejoignez Mishima. Je veux que quelqu’un le surveille. Quelqu’un qui le rende trop nerveux pour qu’il pense à modifier ce que nous avons convenu.

Il aurait aimé dire à Grady de nouer son portail, qui aurait été un raccourci pour emmener rapidement Faile aux Deux Rivières. Mais si les choses tournaient mal aujourd’hui, ça risquait aussi de devenir une aubaine pour les Shaidos.

— Je ne sais pas si je pourrai énerver un chat aujourd’hui, mon Seigneur, mais je ferai de mon mieux.

Fronçant les sourcils, Tam regarda Grady disparaître dans le brouillard.

— J’aurais préféré avoir un autre moyen de venir ici, dit-il. Des garçons comme lui sont venus nous voir aux Deux Rivières il y a quelque temps. L’un d’eux s’appelait Mazrim Taim, un nom qu’on connaissait tous. Un faux Dragon. Sauf que maintenant il porte une tunique noire aux broderies compliquées et se fait appeler le M’Hael. Ils ont parlé partout de cette Tour Noire aux hommes capables de canaliser, raconta-t-il avec aigreur. Le Conseil du Village a essayé de mettre un terme à ce recrutement, et aussi le Cercle des Femmes, mais ils ont fini par repartir avec environ quarante hommes et adolescents. Louée soit la Lumière, certains s’en sont remis au bon sens, sinon, je crois qu’ils auraient été dix fois plus.

Il reporta son regard sur Perrin.

— Taim a dit que c’était Rand qui l’envoyait. Il prétend que Rand est le Dragon Réincarné.

Il y avait une nuance interrogatrice dans ses paroles, peut-être un espoir de dénégation, peut-être exigeait-il de savoir pourquoi Perrin avait gardé le silence.

Les couleurs tournoyèrent dans la tête de Perrin, mais il les dispersa et ne répondit rien. Puis il ajouta :

— Il n’y a rien à y faire maintenant, Tam.

D’après Grady et Neald, la Tour Noire ne laissait jamais un homme partir quand il avait signé son engagement.

De la tristesse entra dans l’odeur de Tam, bien que rien n’en parût sur son visage. Il connaissait le destin des hommes qui canalisaient. Grady et Neald prétendaient que la Source était propre maintenant, mais Perrin ne voyait pas comment c’était possible. On faisait le travail qu’on vous avait donné, on suivait la route qu’on avait à suivre, un point, c’est tout. Inutile de se plaindre des ampoules aux pieds ou du chemin caillouteux.

— Je vous présente Bertain Gallenne, Seigneur Capitaine des Gardes Ailés, et Gérard Arganda, Premier Capitaine de la Légion du Mur.

Arganda haussa les épaules, gêné. Ce titre avait un poids politique au Ghealdan, et apparemment, Alliandre ne s’était pas sentie assez puissante pour annoncer qu’elle reconstituait la Légion. Mais Balwer avait du flair pour débusquer les secrets. Celui-là assurait qu’Arganda ne ferait pas de folie en essayant de rejoindre sa reine.

— Gallenne, Arganda, voilà Tarn al’Thor. C’est mon Premier Capitaine. Vous avez étudié la carte, Tam, et mon plan ?

— Je les ai étudiés, mon Seigneur, répondit Tam avec ironie.

Évidemment qu’il les avait étudiés.

— Ça m’a l’air d’un bon plan. Aussi bon qu’un autre jusqu’à ce que les flèches commencent à pleuvoir.

Arganda mit son pied à l’étrier de son rouan.

— Tant qu’il est votre Premier Capitaine, mon Seigneur, je n’ai pas d’objections.

Il en avait eu des tas un peu plus tôt. Ni lui ni Gallenne n’avaient été contents que Perrin leur désigne un supérieur.

Du haut de la pente s’éleva le cri strident d’un oiseau moqueur. S’il s’était agi d’un véritable oiseau, l’appel aurait été répété.

Perrin remonta la pente aussi vite qu’il put. Gallenne et Arganda le dépassèrent à cheval, mais ils se séparèrent bientôt pour rejoindre leurs hommes et ils disparurent dans l’épaisse brume. Perrin continua jusqu’au sommet, et au-delà. Dannil, debout à la limite du brouillard, scrutait le camp des Shaidos. Il tendit le bras, mais la raison de l’alarme était évidente : un groupe important d’algai’d’siswais sortait des tentes, plus de quatre cents hommes. Les Shaidos faisaient fréquemment des raids, mais celui-là se dirigeait droit sur Perrin. Ils étaient à pied, mais il ne leur faudrait pas longtemps pour atteindre la crête.

— Il est temps de nous montrer, Dannil, dit-il, détachant sa cape et la drapant sur un buisson.

Il reviendrait la chercher plus tard. S’il pouvait. Dannil esquissa une révérence avant de se hâter vers les arbres, comme Aram en sortait, épée déjà à la main. Il sentait l’impatience. Perrin mit soigneusement la broche de sa cape dans sa poche. C’était un cadeau de Faile et il ne voulait pas la perdre. Ses doigts rencontrèrent le cordon de cuir auquel il faisait un nœud tous les jours depuis sa captivité. Le tirant de sa poche, il le jeta par terre sans le regarder. Il avait fait ce matin le dernier nœud.

Coinçant ses pouces dans le large ceinturon supportant son marteau et son couteau, il sortit tranquillement du brouillard.

Aram avança sur la pointe des pieds, répétant déjà ses postures. Perrin marchait, tout simplement. Le soleil matinal, à mi-chemin de son zénith, se reflétait dans ses yeux. Il avait bien pensé à prendre la crête orientale et à poster Masema ici, mais il aurait été plus loin des portes de la ville. Ces portes l’attiraient comme un aimant attire la limaille de fer. Il remua son marteau et son couteau dans la boucle de son ceinturon. Sa lame était longue comme sa main.

L’apparition de deux hommes, marchant vers eux par hasard, suffit à arrêter les Shaidos. Quoique, peut-être pas par hasard, étant donné l’épée d’Aram. Il aurait fallu être aveugle pour ne pas voir sa lame scintiller au soleil. Ils devaient se demander s’ils voyaient des fous. À mi-chemin de la pente, il s’immobilisa.

— Calme-toi, dit-il à Aram. Tu vas te fatiguer si tu continues comme ça.

Aram hocha la tête, sans quitter des yeux les Shaidos, se plantant fermement sur ses pieds écartés. Son odeur était celle d’un chasseur poursuivant une proie dangereuse et bien décidé à l’abattre.

Au bout d’un moment, une demi-douzaine de Shaidos se remirent en marche vers eux, lentement. Ils n’étaient pas voilés. Ils espéraient sans doute que lui et Aram n’auraient pas peur au point de s’enfuir. Parmi les tentes, des gens montraient du doigt les deux idiots.

Des bruits de bottes, de sabots et d’ébrouements lui firent jeter un coup d’œil par-dessus son épaule. Les Ghealdanins d’Arganda sortirent les premiers du brouillard, en casques et plastrons rutilants, chevauchant derrière une bannière rouge portant les trois étoiles à six branches du Ghealdan, puis les Gardes Ailés en armures rouges derrière le faucon d’or sur champ d’azur de Mayene. Entre eux, Dannil commença à déployer sur trois rangs les hommes des Deux Rivières. Chacun avait deux carquois pleins à la ceinture, plus un faisceau de flèches, qu’ils enfoncèrent dans le sol, pointes en bas, avant de trancher les ficelles qui les attachaient. Ils avaient leur épée et leur glaive, mais les hallebardes et autres armes de jet étaient parties le matin même dans les charrettes. L’un d’eux avait apporté la bannière rouge à tête de loup, mais la hampe en était enfoncée de travers dans le sol derrière eux. Ils ne pouvaient pas se priver d’un archer pour la porter. Dannil aussi avait un arc.

Masema et sa garde de lanciers prirent position à la droite des Gardes Ailés, leurs chevaux mal montés piaffant et se cabrant. Leurs armures arboraient des taches brunes, aux endroits où la rouille avait été grattée sans être nettoyée. Masema lui-même était devant eux, épée au côté, mais sans casque et sans plastron. Certes, il ne manquait pas de courage. Il foudroyait les Mayeners, où Perrin distinguait à peine Berelain au milieu de cette forêt de lances. Il ne voyait pas bien son visage, mais il l’imaginait toujours glacial. Elle avait refusé avec acharnement que ses soldats ne soient pas en première ligne, et il avait dû se montrer très ferme pour lui faire entendre raison. Par la Lumière, elle avait même suggéré qu’elle voulait mener la charge !

Les Sagettes et les deux Aes Sedai descendirent les unes derrière les autres entre les Ghealdanins et ceux des Deux Rivières, accompagnées par les Vierges, chacune une longue bande d’étoffe nouée au bras gauche et lui tombant jusqu’au poignet. Il ne vit pas Aviellin, mais étant donné leur nombre, elle devait faire partie du groupe, qu’elle ait été Guérie ou non. Les voiles noirs couvraient leur visage, à l’exception des yeux, mais il n’avait pas besoin de voir leurs traits ou de flairer leur odeur pour savoir qu’elles étaient indignées. Ces signes distinctifs étaient nécessaires pour éviter les accidents, mais Edarra avait dû insister pour qu’elles les portent.

Edarra ajusta son châle, dans le cliquetis de ses bracelets d’or et d’ivoire. Avec ses joues lisses hâlées par le soleil, qui paraissaient plus sombres à côté de ses cheveux très clairs, elle semblait un peu plus âgée que Perrin. Ses yeux bleus exprimaient un calme inébranlable. Il la soupçonnait d’être bien plus âgée qu’elle le paraissait. Ces yeux avaient vu beaucoup de choses.

— Ça va bientôt commencer, Perrin Aybara, dit-elle.

Perrin hocha la tête. Les portes l’appelaient.

L’apparition de près de deux mille lanciers et de deux cents archers fut suffisante pour qu’en bas, les Shaidos relèvent leur voile tandis que d’autres se précipitaient hors des tentes pour les rejoindre en une file de plus en plus longue. Des doigts pointés le long de cette file, des épées brandies dans la même direction, le firent de nouveau regarder derrière lui.

Tam était sur la pente maintenant, et d’autres hommes des Deux Rivières sortaient du brouillard, arbalète à la main. Certains voulurent se mêler à ceux qui avaient suivi Perrin, pour retrouver frères, fils, neveux ou amis, mais Tam les chassa sans pitié, trottant à cheval devant ses lignes pour les disposer sur trois rangées de plus en plus longues, de chaque côté des cavaliers. Perrin repéra Hu Barran et son frère Tal, tout aussi dégingandé, le garçon d’écurie de l’Auberge de la Source du Vin, Bar Dowtry, l’ébéniste au visage carré, seulement de quelques années plus vieux que lui, et le maigre Thad Torfinn, qui quittait rarement sa ferme sauf pour venir au Champ d’Emond. Oren Dautry, grand et mince, se trouvait entre Jon Ayellin, qui était gros et chauve, et Kev Barstere, enfin sorti des jupes de sa mère. Il y avait Marwins et al’Dais, al’Seens et Coles, Thanes et al’Caars et Crawes, des hommes qu’il connaissait, d’autres qu’il ne reconnaissait pas, montés de la Trouée de Deven ou descendus de la Colline au Guet ou de Taren au Bac, le visage dur, et tous chargés de deux carquois et de faisceaux de flèches. Et parmi eux, des hommes différents, à la peau cuivrée, certains aux voiles transparents cachant la partie basse du visage, d’autres à la peau claire qui n’avaient pas l’apparence de ceux des Deux Rivières. Ils avaient des arcs plus courts, bien sûr – il fallait toute une vie pour apprendre à manier les arbalètes des Deux Rivières –, mais tous les visages affichaient la même détermination. Par la Lumière, que faisaient ici tous ces étrangers ? Le défilé continua sans relâche, jusqu’à ce qu’enfin ces trois rangées comptent trois mille hommes, peut-être quatre mille.

Tam descendit la pente jusqu’à Perrin et s’immobilisa, scrutant en bas les rangs des Shaidos toujours plus nombreux. Il répondit à Perrin comme si celui-ci venait de lui poser une question :

— J’ai demandé des volontaires parmi les hommes des Deux Rivières, et j’ai choisi les meilleurs archers. Ceux qui vous ont suivis se sont aussi présentés en nombre. Vous leur avez fourni des maisons, à eux et à leur famille, et ils disent qu’ils sont maintenant des Deux Rivières. Ces arcs ne portent pas à plus de deux cents toises, mais les hommes que j’ai choisis ne ratent jamais leur cible.

En bas, les Shaidos se mirent à frapper en rythme leur lance contre leur bouclier en peau de bœuf. Ra-ta-ta-ta ! Ra-ta-ta-ta ! Le son enfla comme le tonnerre. Le flot des formes voilées sortant des tentes en courant se réduisit à un filet, puis se tarit totalement. Tous les algai’d’siswais avaient été attirés dehors, semblait-il. C’était conforme au plan, après tout. Ils devaient être vingt mille, ou pas loin, et tous frappaient sur leurs boucliers. Ra-ta-ta-ta !

— Après la Guerre des Aiels, j’espérais n’entendre plus jamais ça, dit Tam d’une voix forte, pour se faire entendre.

Ce bruit finissait par taper sur les nerfs.

— Donnerez-vous le signal, mon Seigneur ?

— Vous le ferez vous-même.

De nouveau, Perrin remua son marteau et son couteau à son ceinturon.

Ses yeux ne cessaient d’aller des Shaidos jusqu’aux portes de la ville et à la sombre masse de la forteresse. C’est là qu’était Faile.

— Nous saurons bientôt, fit Edarra.

Elle pensait à l’infusion de racine fourchue. S’ils n’avaient pas attendu assez longtemps, ils étaient morts. Pourtant, sa voix était calme. De nouveau, Aram se jucha sur la pointe des pieds, l’épée brandie à deux mains devant lui.

Perrin entendait Tam crier en parcourant ses lignes d’archers.

— Arbalétriers, encochez ! Archers, attendez d’être à portée ! Ne tirez pas, imbéciles ! Arbalètes…

En bas, un quart environ des Shaidos se retournèrent et se mirent à trotter vers le nord, parallèlement à la crête, toujours frappant leurs boucliers. Un autre quart se dirigea vers le sud. Ils avaient l’intention d’exécuter un mouvement tournant et d’attaquer la pente des deux côtés à la fois. Tylee appelait ça « prendre en tenaille ». Une ondulation parcourut ceux qui restaient quand ils coincèrent leurs lances dans les harnais soutenant l’étui de leur arc, suspendirent leurs boucliers à leur ceinture et sortirent leur arc.

— Très bientôt, murmura Edarra.

Une boule de feu, plus grosse que la tête d’un homme, s’éleva au-dessus des tentes et s’élança vers la crête, puis une autre deux fois plus grosse, et d’autres encore sans discontinuer. Montant très haut, les premières redescendirent, puis explosèrent bruyamment à cent toises en l’air. En succession rapide, de nouvelles boules se mirent aussi à exploser, inoffensives, mais d’autres suivirent, sphères de feu filant vers la crête en un flot continu. Des éclairs fourchus fulgurèrent dans un ciel sans nuages, explosant dans un bruit de tonnerre en gerbes d’étincelles, avant d’atteindre le sol.

— Il y a peut-être quinze ou vingt Sagettes qui ont échappé à la racine fourchue, dit Edarra, sinon d’autres se seraient jointes à celles-là. J’en vois seulement neuf qui canalisent. Les autres doivent être dans les tentes.

L’accord que Perrin avait passé avec les Seanchans lui déplaisait autant qu’aux Aes Sedai, pourtant, sa voix était calme. Pour elle, les Shaidos avaient violé le ji’e’toh à un tel point qu’on pouvait discuter sur le fait qu’ils méritent toujours le nom d’Aiels. Pour elle, ils étaient comme des membres gangrenés qu’il fallait couper du corps des Aiels, et leurs Sagettes étaient encore plus malades pour avoir permis cette déchéance. Masuri ramena un bras en arrière. Edarra lui posa la main sur l’épaule.

— Pas encore, Masuri Sokawa. Je vous dirai quand.

Masuri hocha docilement la tête, mais son odeur exprimait l’impatience.

— Eh bien, moi, je me sens en danger, dit fermement Annoura, ramenant aussi le bras en arrière.

Edarra la regarda sévèrement, et au bout d’un moment, elle rabaissa son bras, ses tresses emperlées cliquetant quand elle détourna la tête pour éviter ce regard.

— Je peux peut-être attendre un peu plus longtemps, marmonna-t-elle.

Les boules de feu filant dans le ciel continuèrent à exploser, les éclairs à fulgurer vers la crête, mais en bas, les Shaidos n’attendaient pas. Dans un rugissement collectif, leur masse se précipita vers la crête. Ils chantaient à tue-tête. Perrin douta que quiconque sur la pente pût distinguer autre chose qu’un rugissement, mais ses oreilles perçurent une partie des paroles. Ils chantaient en se répondant.

Lave les lances…

… pendant que le soleil monte.

Lave les lances…

… pendant que le soleil décline.

Lave les lances…

… qui a peur de la mort ?

Lave les lances…

… personne.

Il écarta le bruit de son esprit, l’ignora, tandis que son regard dérivait au-delà de la masse mouvante des silhouettes voilées vers les portes de Malden. De la limaille de fer attirée par l’aimant. En bas, les Shaidos lui semblaient avoir ralenti, mais il savait qu’il n’en était rien. Pour lui, tout semblait toujours au ralenti dans des moments pareils. Quand seraient-ils à portée ? Ils avaient couvert à peine plus de la moitié de la distance jusqu’à la crête.

— Arbalètes levées ! À mon signal ! cria Tam. Arbalètes levées ! À mon signal !

Perrin secoua la tête. C’était prématuré. Des milliers de cordes se détendirent derrière lui. Des flèches s’envolèrent au-dessus de sa tête, obscurcissant le ciel. Quelques secondes plus tard, une autre volée suivit, puis une troisième. Les boules de feu y traçaient des trouées, mais c’étaient quand même des milliers de flèches qui tombaient en une pluie mortelle sur les Shaidos. Il avait oublié de compter avec la position surélevée des archers sur la pente, qui leur donnait un peu plus de portée. Mais Tam en avait tenu compte. Toutes les flèches ne faisaient pas mouches, bien sûr. Beaucoup s’enfonçaient dans le sol. Peut-être la moitié atteignaient les algai’d’siswais, perçant bras et jambes, frappant les corps. Les Shaidos blessés ne ralentirent pas, même quand ils devaient se relever. Mais ils en laissèrent des centaines derrière eux. La seconde volée en abattit des centaines de plus, comme la troisième, avec la quatrième et la cinquième déjà lancées. Les Shaidos continuaient à avancer, penchés comme sous une pluie battante, tandis que les boules de feu et les éclairs de leurs Sagettes explosaient loin au-dessus des têtes. Ils ne chantaient plus. Certains levèrent leur arc et tirèrent. Une flèche effleura le bras gauche de Perrin, mais les autres ratèrent leurs cibles. Mais pas de beaucoup. Encore vingt toises et…

La sonnerie soudaine des cors seanchans attira son regard vers le nord et le sud, juste à temps pour voir le sol exploser en fontaines de feu sur les Shaidos avançant en tenaille. Des éclairs les poignardaient. Les damanes restaient à l’écart sous les arbres, pour le moment, mais elles étaient d’une efficacité redoutable. Encore et encore, des explosions de feu et d’éclairs brisèrent les hommes comme des brindilles. Les algai’d’siswais ne savaient pas d’où venaient ces attaques. Ils se mirent à courir vers les arbres, vers leurs tueuses. Certaines boules de feu venant du camp commencèrent à voler vers le bois où se cachaient les damanes et les éclairs frappèrent les arbres, mais avec peu de résultat, comme sur la crête. Tylee affirmait que les damanes étaient utilisées à toutes sortes de tâches, mais en vérité, c’étaient surtout des armes de guerre, et en tant que telles, elles excellaient avec leurs sul’dams.

— Maintenant ! ordonna Edarra. Des boules de feu se mirent à pleuvoir sur les Shaidos.

Les Sagettes et les Aes Sedai lançaient des deux mains aussi vite qu’elles pouvaient, et à chaque fois, une boule de feu quittait leurs doigts. Beaucoup explosaient trop tôt, bien sûr. Les Sagettes des Shaidos travaillaient pour défendre les leurs. Mais les algai’d’siswais étaient beaucoup plus près de la crête, de sorte qu’elles avaient moins de temps pour réagir. Les boules éclataient au milieu des Shaidos, jetant les hommes par terre, projetant en l’air bras et jambes sectionnés. Des éclairs fourchus pleuvaient sur eux, dont beaucoup faisaient mouche. Perrin eut la chair de poule. Ses cheveux se dressaient sur sa tête. L’air semblait crépiter sous les décharges.

Tout en jetant la mort sur les guerriers, Edarra et les autres continuèrent à parer les attaques des Sagettes, et les hommes des Deux Rivières tiraient aussi vite qu’ils pouvaient. Un homme entraîné pouvait décocher douze flèches à la minute. L’ennemi était plus proche maintenant. Les Shaidos n’avaient plus que deux cents toises à couvrir pour arriver au bas de la crête. Leurs flèches tombaient avant d’arriver jusqu’à Perrin, alors que celles des Deux Rivières frappaient leur cible à tous les coups. Chaque archer choisissait sa cible, bien sûr, de sorte que Perrin vit tomber des algai’d’siswais percés de deux, trois, ou même quatre flèches.

La chair a ses limites. Les Shaidos commencèrent à reculer. Ce ne fut pas une déroute. Ils ne s’enfuirent pas. Beaucoup décochèrent des flèches vers la crête, bien que sans espoir de l’atteindre à cette distance. Mais ils se retournèrent et coururent, cherchant à dépasser la pluie de flèches, d’éclairs et de boules de feu qui les poursuivait. Les deux groupes qui formaient la tenaille reculaient aussi, poursuivis par les éclairs. Des lanciers sortant des arbres en une ligne de mille chevaux avançaient lentement, tandis que le feu et les éclairs continuaient à harceler les Shaidos.

— En rang, cria Tam. Avancez de trois pas et tirez !

— Avancez au pas ! beugla Arganda.

— Avec moi ! hurla Masema.

Perrin était censé avancer avec les autres, mais il se mit à descendre la pente de plus en plus vite. Les portes l’attiraient. Son sang était en feu. Elyas disait que c’était naturel quand on était en danger de mort, mais Perrin ne voyait pas le danger. Autrefois, il avait failli se noyer dans le Bois Humide, et il n’avait rien ressenti de comparable à cette exaltation qui montait en lui. Derrière lui, quelqu’un cria son nom, mais il continua, prenant de la vitesse. Libérant son marteau de la boucle de son ceinturon, il tira son couteau de la main gauche. Aram courait près de lui, réalisa-t-il, mais son attention était braquée sur les portes, sur les Shaidos qui se dressaient encore entre lui et Faile. Feu, éclairs et flèches pleuvaient sur eux comme de la grêle, et ils ne se retournaient plus pour tirer leurs propres flèches, même s’ils pivotaient souvent pour regarder en arrière. Beaucoup soutenaient des blessés, des hommes qui traînaient la patte ou crispait la main sur le flanc dont sortait la hampe d’une flèche. Perrin les rattrapait.

Brusquement, une demi-douzaine d’hommes voilés se retournèrent et vinrent vers eux en courant. Ils ne tiraient pas de flèches, ce qui signifiait qu’ils n’en avaient plus. Il avait entendu des histoires de champions, qui décidaient de l’avenir de leur peuple dans un combat singulier dont les deux armées s’engageaient à respecter l’issue. Les Aiels n’avaient pas de telles légendes. Mais il ne ralentit pas. Son sang était du feu. Il n’était que feu. Une flèche des Deux Rivières frappa un Shaido en pleine poitrine, et alors même qu’il tombait, trois autres guerriers s’abattirent, chacun hérissé d’une douzaine de hampes. Lui et Aram étaient trop proches des deux survivants. N’importe qui, sauf le meilleur archer, risquait de les atteindre. Aram fila vers l’un d’eux, sa lame imprimant un mouvement flou et bleuté. Un homme voilé, qui le dépassait d’une tête, l’attaqua de son glaive tenu par la base. Bloquant l’arme de son couteau, Perrin balança son marteau. Le Shaido chercha à l’arrêter de son bouclier, mais Perrin gêna légèrement son mouvement, et il entendit le bras de l’homme craquer sous les dix livres d’acier balancées par un bras de forgeron. De son couteau, il trancha la gorge de son adversaire. Le sang gicla. Il courait déjà tandis que l’homme tombait. Il devait atteindre Faile. Le sang en feu, le cœur en feu. La tête en feu. Rien ni personne ne l’empêcherait d’atteindre Faile.

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