22 À faire pleurer une ancre

Malgré le roulis provoqué par la houle, Harine din Togara siégeait, très droite, à côté de sa sœur, juste devant leur porte-ombrelle et le timonier. Shalon semblait se concentrer sur les dix hommes et femmes qui manœuvraient les rames. Ou peut-être qu’elle réfléchissait. Il y avait beaucoup de sujets de réflexion, ces derniers temps, dont le moindre n’était pas cette assemblée à laquelle Harine avait été convoquée, mais elle laissa ses pensées dériver à leur gré. Elle composait son attitude. Chaque fois que les Douze Premières des Atha’an Mieres s’étaient réunies depuis qu’elle était arrivée en Illian, elle avait dû composer son visage avant de s’y rendre. Quand elle était arrivée à Tear et avait trouvé La Mouette Bleue de Zaida encore ancrée dans le fleuve, elle avait été sûre que Zaida était à Caemlyn, ou du moins bien loin de son sillage. Douloureuse erreur. Quoiqu’à la vérité, peu de choses eussent changé si Zaida avait eu des semaines de retard. Du moins, pas pour Harine. Non. Ne plus penser à Zaida.

À l’est, le soleil n’était pas à plus d’un empan au-dessus de l’horizon, et plusieurs vaisseaux des rampants se dirigeaient vers la longue digue qui gardait le port d’Illian. Un gros trois-mâts, avec un semblant de gréement et toutes ses voiles majeures, semblait mal barré, tanguant et roulant dans des gerbes d’écume au lieu de fendre la houle. La plupart des bateaux étaient petits et mal gréés, avec des voiles triangulaires. Certains semblaient assez rapides, mais comme les rampants s’aventuraient rarement loin des côtes et jetaient l’ancre pour la nuit de peur des récifs, la vitesse ne leur servait pas à grand-chose. Le fret exigeant un transport rapide était assuré par les vaisseaux des Atha’an Mieres. Au prix fort, bien entendu. Ce n’était qu’un fragment de ce que transportaient les Atha’an Mieres, en partie à cause du prix, en partie parce que peu de choses exigeaient un transport rapide. De plus, le transport des marchandises garantissait un certain profit, mais quand le Maître des Cargaisons négociait pour le vaisseau, tout le bénéfice allait au bateau et au clan.

Aussi loin que portait la vue de la côte, à l’est et à l’ouest, les vaisseaux des Atha’an Mieres étaient à l’ancre, rakers et skimmers, la plupart entourés de canots tellement surchargés qu’ils faisaient penser à un lendemain de fête. Venus de la cité à la rame, les canots vendaient de tout : des fruits secs, des quartiers de bœuf et de mouton, des clous en fer, des épées et des dagues, des babioles d’Illian à la portée des matelots de pont, de l’or et des gemmes. Même si les pierres n’étaient généralement que du verre de couleur, et l’or qu’une mince couche de plaqué qui serait usée en quelques mois. Ils amenaient aussi des rats, mais pas pour les vendre. Si longtemps à l’ancre, tous les navires en étaient infestés. Les rats et la putréfaction fournissaient toujours des clients aux colporteurs.

Des canots entouraient les grands vaisseaux des Seanchans, des douzaines et des douzaines, utilisés pendant l’Évasion. C’est ainsi qu’on l’appelait maintenant, la Grande Évasion d’Ebou Dar. Il suffisait de prononcer le mot « Évasion », et personne ne vous demandait de laquelle il s’agissait. Ces grandes machines étaient peut-être capables d’affronter la haute mer, mais leurs voiles nervurées étaient bizarrement trop raides pour être correctement déployées. Des hommes et des femmes grouillaient dans ces mâts et sur les ponts, modifiant le gréement pour qu’il soit plus efficace. Personne n’en voulait, mais il faudrait des années aux chantiers de construction navale pour remplacer tous les vaisseaux perdus à Ebou Dar. Sans compter la dépense ! Trop larges ou non, ces vaisseaux serviraient pendant des années. Aucune Maîtresse-des-Voiles ne désirait se couvrir de dettes, emprunter aux coffres du clan, alors que la plus grande partie, sinon la totalité, de son or était récupérée par les Seanchans à Ebou Dar, pas à moins qu’elle n’ait aucun autre choix. Certaines, assez malchanceuses pour n’avoir ni leur propre bateau, ni un vaisseau des Seanchans, n’avaient pas d’autre choix.

Les douze de Harine passèrent le mur de la digue, plein de vase sombre et de longues algues que les vagues projetées sur la pierre grise du mur ne suffisaient pas à déloger, et le large port gris vert d’Illian se déploya devant ses yeux, bordé de vastes étendues marécageuses, le brun de l’hiver se transformant en vert printanier par endroits, où pataugeaient des échassiers. Une écharpe de brume dérivait en travers du bateau, poussée par une douce brise, lui mouillant les cheveux avant qu’elle n’entre dans le port. De petits bateaux de pêche rentraient leurs filets au bord des marécages, une douzaine d’espèces différentes de mouettes et de sternes tournoyant au-dessus d’eux pour chiper ce qu’elles pouvaient. La cité ne l’intéressait pas au-delà des longs docks de pierre, mais le port… Cette vaste étendue d’eau circulaire était le meilleur mouillage connu, et était bondée de vaisseaux de mer et d’eau douce attendant leur tour d’aborder. Il regorgeait de centaines de vaisseaux de toutes les formes et de toutes les tailles qui n’appartenaient pas aux rampants. Il n’y avait là que des rakers, ces sveltes trois-mâts capables de défier les marsouins à la course. Des rakers, et trois monstruosités seanchanes. C’étaient les vaisseaux des Maîtresses-des-Vagues et des Maîtresses-des-Voiles qui formaient les Douze Premières de chaque clan, ceux qui pouvaient entrer dans le port avant qu’il n’y ait plus de place. Même le mouillage d’Illian avait ses limites, et le Conseil des Neuf, sans parler du Gouverneur d’Illian pour le Dragon Réincarné, aurait protesté si les Atha’an Mieres avaient occupé trop de places.

Brusquement, un vent fort et glacé souffla du nord, fouettant les eaux couvertes d’écume et apportant une odeur de pins et de… terre. Elle savait peu de choses sur les arbres, mais beaucoup sur les bois utilisés dans la construction navale. Or elle ne pensait pas qu’il y avait beaucoup de pins dans le voisinage de l’Illian. Puis elle remarqua la ligne de brume. Tandis que les navires continuaient à rouler et à tanguer vers le sud, la brume continuait sa lente dérive vers le nord. Garder les mains sur les genoux lui demanda un effort. Elle avait une grande envie de chasser l’humidité de ses cheveux. Après Shadar Logoth, elle avait pensé que plus rien ne pourrait la perturber, mais elle avait vu trop de… bizarreries… ces derniers temps, qui annonçaient que le monde changeait.

Aussi vite qu’il s’était levé, le vent tomba. Des murmures s’élevèrent, les rames hésitèrent, et la quatrième équipière à bâbord attrapa un crabe, des gerbes d’eau éclaboussant le pont. Les vents ne se comportaient pas ainsi, l’équipage le savait.

— Gouvernez droit, dit fermement Harine.

— Circulez, chiffonniers rampants, cria de la proue son officier de pont.

Mince et parcheminée, Jadein avait aussi des poumons en cuir.

— Est-ce que je dois marquer la cadence à votre place ?

Quelques visages de crispèrent de colère à ces deux insultes, mais les rames recommencèrent à se mouvoir en rythme.

Shalon étudiait la brume. Il faudrait attendre avant de lui demander ce qu’elle voyait ou ce qu’elle pensait. Harine n’était pas sûre de vouloir que l’équipage entende la réponse. Ils en avaient vu assez pour être déjà effrayés.

Le timonier tourna l’embarcation vers l’un des grands vaisseaux seanchans, où tous les canots des colporteurs qui s’aventuraient dans son voisinage étaient chassés avant qu’ils n’aient pu dire deux mots. C’était l’un des plus grands, avec un haut château arrière à trois ponts. Trois ! Et avec deux balcons en travers de la poupe ! Elle préférait ne pas imaginer l’effet qu’auraient les ouragans, ou l’un de ceux venus de l’Océan d’Aryth. D’autres attendaient leur tour pour se mettre à couple avec le navire, dans l’ordre de préséance de leurs passagers.

Debout à la proue, Jadein brailla :

— Shodein !

Sa voix portait loin, et un canot qui approchait s’éloigna. Les autres attendaient toujours.

Harine ne se leva pas avant que l’équipage ait relevé les rames puis les ait rentrées par les sabords, stoppant doucement le canot où Jadein put attraper une amarre et maintenir la petite embarcation le long du grand bâtiment. Shalon soupira.

— Courage, ma sœur, lui dit Harine. Nous avons survécu à Shadar Logoth, même si, que la Lumière m’assiste, je ne sais pas à quoi nous avons survécu. Mieux que ça, nous avons survécu à Cadsuane Melaidhrin, et je doute qui quiconque puisse en dire autant.

Shalon eut un léger sourire.

Harine grimpa à l’échelle de corde aussi facilement qu’elle l’aurait fait vingt ans plus tôt et fut accueillie à bord par l’officier de pont, un homme trapu avec une récente cicatrice qui dépassait du couvre-œil dissimulant le vide de son orbite droite. Il y avait eu de nombreux blessés au cours de l’Évasion. Beaucoup étaient morts. Même le pont du vaisseau paraissait étrange sous ses pieds nus, les planches disposées bizarrement. Mais il était bien équipé, avec douze hommes torse nu sur sa gauche, douze femmes en blouses multicolores sur sa droite, tous inclinés vers le pont. Elle attendit que Shalon et le porte-ombrelle la rejoignent avant d’avancer. La Maîtresse-des-Voiles et la Pourvoyeuse-de-Vent du vaisseau, au bout des deux rangées, s’inclinèrent moins profondément, tout en se touchant le cœur, les lèvres et le front. Toutes les deux, comme Shalon et elle-même, portaient de longues étoles de deuil blanches qui cachaient quasiment leurs nombreux colliers.

— Le vaisseau vous souhaite la bienvenue, Maîtresse-des-Vagues, dit la Maîtresse-des-Voiles, respirant sa boîte de senteur. Et la grâce de la Lumière soit sur vous jusqu’à ce que vous quittiez son bord. Les autres vous attendent dans la grande cabine.

— La grâce de la Lumière soit sur vous également, répondit Harine.

Turane, en braies de soie bleue et blouse de soie rouge, semblait assez trapue pour faire paraître élancée plutôt que de taille moyenne la Pourvoyeuse-de-Vent, Serile, et elle avait des yeux en trous de vrille et la bouche amère, mais ni l’une ni les autres ne voulaient se montrer impolies. Turane n’était pas audacieuse à ce point. Le regard fut le même pour chacune. Son propre vaisseau gisait par le fond dans le port d’Ebou Dar, et le port empestait, après l’air pur du grand large.

La grande cabine courait presque sur toute la longueur du château avant. L’espace était dépourvu de tout ameublement, hormis treize sièges et une table poussée près de la paroi et sur laquelle avaient été posés des pichets de vin à long col et des gobelets de porcelaine jaune. Deux douzaines de femmes en brocart de soie auraient été loin de la remplir. Elle était la dernière des Douze Premières des Atha’an Mieres à arriver, et la réaction des autres Maîtresses-des-Vagues fut à la hauteur de ses espérances. Lincora et Wallein lui tournèrent délibérément le dos. Niolle au visage rond fronça les sourcils, puis alla dignement remplir son gobelet. Lacine, si mince que sa poitrine en paraissait disproportionnée, branla du chef, comme se demandant ce qu’elle venait faire là. Les autres continuèrent à papoter comme si elle n’était pas là. Toutes portaient l’étole de deuil, naturellement.

Pelanna s’avança sur le pont à sa rencontre, la longue cicatrice rose traversant la joue droite de son visage carré lui donnant un air dangereux. Ses cheveux crépus étaient presque entièrement gris, la chaîne d’honneur traversant sa joue gauche lourde de médaillons de ses triomphes, y compris celui que lui avait valu son rôle dans l’Évasion. Ses poignets et ses chevilles portaient encore les marques des chaînes des Seanchans, bien que cachés maintenant sous ses soies.

— J’espère que, la Lumière aidant, vous avez maintenant bien récupéré, Harine, dit-elle penchant la tête et joignant ses mains tatouées en un geste de feinte sympathie. La station assise n’est plus trop sensible ? J’ai mis un coussin sur votre siège, au cas où.

Elle s’esclaffa bruyamment, regardant sa Pourvoyeuse-de-Vent, mais Caire resta impassible, comme si elle n’avait pas entendu, puis eut un petit rire. Pelanna fronça les sourcils. Quand elle riait, elle entendait que ses subordonnées l’imitent. Mais la majestueuse Pourvoyeuse-de-Vent avait ses soucis, une fille disparue au milieu des rampants, enlevée par les Aes Sedai. Elles le lui paieraient. Inutile d’aimer Caire ou Pelanna pour savoir que c’était nécessaire.

Harine les gratifia toutes les deux d’un sourire pincé, puis passa devant Pelanna, fronçant les sourcils, assez près pour qu’elle soit obligée de reculer pour éviter de se faire marcher sur les pieds. Fille des sables, pensa-t-elle avec aigreur.

L’approche de Mareil provoqua un authentique sourire. Grande et mince, cette femme aux cheveux poivre et sel lui tombant sur les épaules, était son amie depuis l’époque où elles avaient commencé comme matelots de pont, sous les ordres d’une Maîtresse-des-Voiles à main de fer, aigrie par son manque de perspectives d’avancement. Apprendre que Mareil s’était évadée d’Ebou Dar, et semblait indemne, avait été une véritable joie. Elle fronça les sourcils sur Pelanna et Caire.

Tebreille, sa Pourvoyeuse-de-Vent, les gratifia aussi d’une grimace, mais contrairement à elles, ce n’était pas parce que Mareil exigeait qu’on la flatte. Sœurs, Tebreille et Caire partageaient une profonde affection pour Talaan, la fille de Caire, mais à part ça, chacune aurait égorgé l’autre pour une pièce de cuivre, ou pis, l’aurait réduite à nettoyer les cales. Il n’est pas de haine plus profonde que celle entre sœurs.

— Ne laissez pas ces poules mouillées vous picorer, Harine, dit Mareil, d’une voix grave et mélodieuse, lui tendant l’un des deux gobelets qu’elle avait dans les mains. Vous avez fait ce que vous pensiez devoir faire et, la Lumière aidant, tout finira bien.

Contre sa volonté, elle leva les yeux sur le piton enfoncé dans une poutre au-dessus de sa tête. Il aurait dû être enlevé, depuis le temps. Elle était sûre qu’il était encore là pour la provoquer. Min, cette étrange jeune femme, ne s’était pas trompée. Son marché avec le Coramoor avait été jugé inéquitable. Dans cette même cabine, avec le reste des Douze Premières, et sous le regard de la nouvelle Maîtresse-des-Vaisseaux, elle avait été dénudée et pendue au piton par les chevilles jusqu’à ce qu’elle hurle à s’en déchirer les poumons. Les marques et les bleus avaient disparu, tandis que le souvenir demeurait, malgré ses efforts pour l’oublier. Mais elle n’avait pas hurlé pour demander grâce. Elle ne l’aurait jamais fait, au risque d’être contrainte de démissionner, devenant juste une Maîtresse-des-Voiles, tandis qu’une autre aurait été choisie comme Maîtresse-des-Vagues du Clan Shodein. La plupart des femmes présentes dans la cabine trouvaient d’ailleurs que c’était ce qu’elle aurait dû faire après une telle punition, peut-être même Mareil. Mais elle avait l’autre partie de la prédiction de Min pour soutenir son courage. Un jour, elle serait Maîtresse-des-Vaisseaux. D’après la loi, les Douze Premières des Atha’an Mieres pouvaient choisir une Maîtresse-des-Voiles comme Maîtresse-des-Vaisseaux, même si ce n’était arrivé que cinq fois en plus de trois mille ans. Les Aes Sedai disaient que les visions de Min se réalisaient toujours, mais elle ne voulait pas risquer le pari.

— Tout ira bien, Mareil, la Lumière aidant, dit-elle.

Elle devait juste avoir le courage de surmonter tout ce qui se présenterait avant.

Comme d’habitude, Zaida arriva sans cérémonie, entrant à grandes enjambées, suivie de Shielyn, sa Pourvoyeuse-de-Vent, grande, mince et réservée, et d’Amylia, l’Aes Sedai aux cheveux clairs et à la poitrine opulente qu’elle avait ramenée de Caemlyn. Son visage éternellement jeune à la mine toujours étonnée, avec de grands yeux d’un bleu stupéfiant, l’Aes Sedai haletait, pour une raison inconnue. Toutes s’inclinèrent, mais Zaida n’accorda aucune attention à ces politesses. En brocart vert et étole blanche de deuil, bien qu’elle soit petite, avec un casque de boucles grises, elle parvenait à avoir l’air aussi grande que Shielyn, dut reconnaître Harine. Zaida avait ce don, et une puissance de réflexion imperturbable que même un ouragan la poussant sur des hauts fonds ne pouvait pas ébranler. En plus de revenir avec la première Aes Sedai prévue dans le marché pour l’utilisation de la Coupe des Vents, elle était revenue avec son propre marché, pour des terres en Andor placées sous la loi des Atha’an Mieres. Alors que le marché de Harine avait été jugé mauvais, celui de Zaida n’avait reçu que des éloges. Cela, et le fait qu’elle était revenue droit en Illian par l’un de ces portails tissés par sa propre Pourvoyeuse-de-Vent, n’étaient pas les seules raisons pour lesquelles elle était maintenant Maîtresse-des-Vaisseaux, mais elles n’avaient pas nui à sa cause. Pour sa part, Harine trouvait cette façon de Voyager très surfaite. Shalon pouvait maintenant créer un portail, mais en faire un sur le pont d’un vaisseau sans causer de dégâts, même sur des eaux aussi tranquilles, surtout en partant du pont d’un autre bateau, était dans le meilleur des cas hasardeux, et personne ne pouvait en créer un assez large pour faire passer un vaisseau. Très surfait.

— L’homme n’est pas encore arrivé, annonça Zaida, prenant le siège tournant le dos à la grande fenêtre de poupe, et arrangeant avec soin sa large ceinture rouge frangée qui retenait sa dague sertie d’émeraude. Elle était très pointilleuse. Les sièges restants, dont aucun rivé au sol comme il se devait, formaient deux rangées se faisant face, et les Maîtresses-des-Vagues commencèrent à y prendre place, chacune avec sa Pourvoyeuse-de-Vent debout derrière elle.

— Il a l’intention que nous le servions, semble-t-il. Amylia, faites remplir les gobelets.

Ah ! Il semblait qu’elle ait de nouveau fait une bévue.

Amylia sursauta, puis retroussa ses jupes couleur bronze jusqu’aux genoux, et se précipita vers la table où attendaient les pichets de vin. Harine se demanda jusqu’à quand Zaida lui permettrait de porter des jupes à la place des braies, beaucoup plus pratiques à bord. Ce serait sûrement un choc pour elle quand, une fois au large, les corsages seraient abandonnés. Membre de l’Ajah Brune, Amylia avait désiré étudier les Atha’an Mieres, mais on lui donnait peu de temps pour étudier. Elle était là pour travailler, et Zaida y veillait. Elle était là pour enseigner aux Pourvoyeuses-de-Vent tout ce que savaient les Aes Sedai. Elle tergiversait toujours sur ce point, mais les instructeurs rampants, rares de surplus, étaient à peine un cran au-dessus des matelots de pont – au début, elle avait apparemment cru que sa dignité était au moins égale à celle de Zaida, sinon supérieure ! – et le fouet du maître de pont appliqué avec régularité sur son postérieur était censé la faire changer d’idée, bien que lentement. En fait, Amylia avait tenté de déserter trois fois ! Curieusement, elle ne savait pas créer un portail, talent qu’on lui cachait soigneusement, et elle aurait dû savoir qu’elle était trop étroitement surveillée pour s’acheter un passage sur un canot. Enfin, il était peu probable qu’elle essaye une nouvelle fois. On l’avait prévenue qu’une quatrième tentative serait punie d’une flagellation publique, après quoi elle serait pendue par les chevilles au gréement. Personne ne voudrait risquer une telle honte. Des Maîtresses-des-Voiles et même des Maîtresses-des-Vagues avaient été réduites à la condition de matelots de pont, et l’avaient volontairement accepté, impatientes de se perdre dans la masse des hommes et des femmes tirant les filins et manœuvrant les voiles.

Enlevant le coussin de son siège et le jetant par terre avec dédain, Harine prit place au bout de la rangée de gauche, Shalon debout derrière elle. C’est elle qui avait le moins d’ancienneté, à part Mareil, assise en face d’elle. Mais Zaida n’aurait été assise qu’à une place d’elle si elle n’avait pas gagné son sixième gros anneau d’or pour chaque oreille et les chaînes qui les réunissaient. Les lobes devaient être encore douloureux. Agréable pensée.

— Puisqu’il nous faut attendre, peut-être devrions-nous le faire aussi quand il arrivera.

Avec un gobelet plein dans la main, elle écarta du geste l’Aes Sedai, qui détala vers Mareil. Quelle sotte ! Ne savait-elle pas qu’elle aurait dû servir la Maîtresse-des-Vaisseaux en premier, puis passer aux Maîtresses-des-Vagues, par ordre d’ancienneté ?

Zaida tripota sa boîte de senteur suspendue à son cou par une lourde chaîne en or. Elle portait aussi un large col ajusté en maillons d’or, cadeau d’Elayne d’Andor.

— Il vient de la part du Coramoor, auquel vous étiez censées coller comme des bernacles, dit-elle avec ironie.

C’était dit de telle façon que chaque mot blessa Harine.

— Cet homme sera mon contact le plus étroit avec le Coramoor sauf nécessité absolue, puisque vous avez accepté qu’il ne m’assiste pas plus de trois fois tous les deux ans. À cause de vous, je dois supporter l’impolitesse de cet homme, même s’il se trouve que c’est un ivrogne efféminé qui doit courir à la lisse pour se vider l’estomac toutes les deux phrases. L’ambassadrice que, moi, j’enverrai au Coramoor, sera une femme sachant obéir aux ordres.

Pelanna ricana et eut un sourire suffisant. Elle croyait que toutes étaient comme elle.

Shalon serra inutilement l’épaule de Harine d’un geste rassurant. Rester avec le Coramoor ? Impossible d’expliquer à quiconque, même à Shalon, les grossières méthodes de Cadsuane pour imposer sa volonté et son irrespect total pour la dignité de Harine. Elle avait été ambassadrice des Atha’an Mieres, mais forcée de danser sur la musique des Aes Sedai. Elle voulait bien admettre, ne fût-ce qu’à elle-même, qu’elle avait presque pleuré de soulagement en réalisant que cette maudite femme voulait bien la laisser partir. De plus, les visions de cette Min se réalisaient toujours. Ainsi disaient les Aes Sedai qui ne pouvaient pas mentir. Cela suffisait.

Turane se glissa dans la cabine et s’inclina devant Zaida.

— L’émissaire du Coramoor est arrivé, Maîtresse-des-Vaisseaux. Il a… il est sorti d’un portail sur le gaillard d’arrière.

Ses paroles provoquèrent des murmures parmi les Pourvoyeuses-de-Vent, et Amylia sursauta comme si elle avait de nouveau senti le fouet de l’officier de pont.

— J’espère qu’il n’a pas trop endommagé notre pont, Turane, dit Zaida.

Harine sirota son vin pour dissimuler un petit sourire. Apparemment, on allait le faire attendre.

— Pas du tout, Maîtresse-des-Vaisseaux, dit Turane d’un ton surpris. Le portail s’est ouvert à un bon pied au-dessus du pont, et il l’a franchi à partir d’un quai de la ville.

— Oui, murmura Shalon. Je vois.

Elle trouvait que tout ce qui se faisait avec le Pouvoir était merveilleux !

— Ça a dû être un choc de voir un quai au-dessus de votre gaillard d’arrière, dit Zaida. Bon, je vais voir maintenant si le Coramoor m’envoie un ivrogne efféminé. Faites-le entrer, Turane. Mais sans vous presser. Amylia, aurai-je mon vin avant la nuit ?

L’Aes Sedai déglutit, puis avec de petits gémissements comme si elle allait se mettre à pleurer, se rua vers la table pour prendre un gobelet, tandis que Turane s’inclinait et sortait. Par la Lumière, qu’avait fait Amylia ? De longs instants passèrent, et Zaida eut son vin bien avant qu’un grand gaillard aux cheveux noirs bouclant sur ses épaules entre dans la cabine. Il ne semblait pas saoul. Et pas efféminé non plus. Le haut col de sa tunique noire arborait une broche en argent en forme d’épée d’un côté, et, de l’autre, une broche rouge et or ressemblant aux créatures enroulées sur les avant-bras du Coramoor. Un dragon. Oui, c’est ainsi que ça s’appelait. Une broche ronde piquée dans son épaule gauche représentait trois couronnes d’or sur champ d’azur. Un sceau, peut-être ? Se pouvait-il que le Coramoor ait fait honneur à Zaida en lui envoyant cet homme ? Connaissant Rand al’Thor, elle doutait que ce fût intentionnel. Ce n’était pas qu’il cherchât à déshonorer quiconque, simplement qu’il était indifférent à l’honneur des autres.

Il s’inclina devant Zaida, mais ne toucha pas son cœur, ses lèvres et son front. Il fallait pourtant fermer les yeux sur certaines imperfections chez les rampants.

— Je m’excuse de mon retard, Maîtresse-des-Vaisseaux, dit-il, mais il m’a semblé inutile d’arriver avant que vous soyez toutes réunies.

Il devait avoir une très bonne lunette d’approche pour avoir vu cela des quais.

Fronçant les sourcils, Zaida le toisa de la tête aux pieds en sirotant son vin.

— Vous avez un nom ?

— Je suis Logain, répondit-il simplement.

La moitié des femmes présentes exhalèrent bruyamment, et pour l’autre moitié, leur mâchoire s’affaissa. Plus d’une renversa du vin. Logain. C’était un nom connu même des Atha’an Mieres.

— Puis-je prendre la parole, Maîtresse-des-Vaisseaux ? demanda Amylia d’une voix essoufflée.

Elle serrait si fort le pichet de porcelaine que Harine craignit qu’il se casse dans ses mains, mais Amylia avait acquis assez de bon sens pour ne plus dire un mot avant que Zaida acquiesce de la tête. Elle dit alors tout à trac :

— Cet homme était un faux dragon. Son châtiment fut d’être désactivé. Comment peut-il de nouveau canaliser, je ne sais pas, mais il canalise le saidin. Le saidin ! Il est souillé, Maîtresse-des-Vaisseaux. Si vous négociez avec lui, vous encourrez le courroux de la Tour Blanche. Je sais…

— Assez ! l’interrompit Zaida. Vous devriez savoir maintenant que je ne crains pas le courroux de la Tour Blanche.

— Mais… !

Zaida leva un index, et l’Aes Sedai referma brusquement la bouche, tordant les lèvres.

Cet unique mot pouvait lui valoir de nouveau le fouet, et elle le savait.

— Ce qu’elle dit est partiellement vrai, déclara Logain avec calme. Je suis un Asha’man, mais il n’y a plus de souillure. Le saidin est propre. Le Créateur a choisi de nous faire grâce, semble-t-il. J’ai une question pour elle. Qui servez-vous, Aes Sedai ? Egwene al’Vere ou Elaida a’Roihan ?

Sagement, Amylia garda le silence.

— Pour toute l’année à venir, c’est moi qu’elle servira, dit Zaida avec fermeté.

L’Aes Sedai ferma très fort les yeux un instant, et quand elle les rouvrit, ils étaient plus dilatés qu’avant, pour impossible que cela parût, et ils exprimaient l’horreur. Avait-elle pu croire que Zaida se laisserait fléchir et l’autoriserait à partir avant ?

— Vous pouvez vous en tenir à moi pour vos questions, reprit la Maîtresse-des-Vaisseaux, mais d’abord, j’en ai deux à vous poser. Où est le Coramoor ? Je dois lui envoyer une délégation, qu’il doit garder près de lui, d’après les termes du marché. Rappelez-le-lui. Et quel message de lui nous apportez-vous ? La requête d’un service quelconque, je suppose.

— Vous dire où il se trouve, je ne le peux pas.

Il eut un petit sourire, comme s’il avait fait une bonne plaisanterie. Il sourit !

— J’exige… commença Zaida, mais il l’interrompit, provoquant des murmures furieux et des regards noirs chez toutes les femmes.

L’imbécile semblait penser qu’il était l’égal de la Maîtresse-des-Vaisseaux !

— Il veut que sa résidence soit tenue secrète pour le moment, Maîtresse-des-Vaisseaux. Les Réprouvés ont tenté de le tuer. Toutefois, je veux bien emmener avec moi Harine din Togara. D’après ce que je sais, je crois qu’il l’accepterait.

Harine sursauta si fort qu’elle renversa du vin sur le dos de sa main. Puis elle but une longue rasade. Mais non, Zaida divorcerait plutôt d’Amel et prendrait plutôt une pierre pour mari avant de nommer Harine din Togara ambassadrice. Pourtant, l’idée même suffit à lui coller la langue au palais. Même devenir Maîtresse-des-Vaisseaux serait une récompense insuffisante pour avoir à supporter encore Cadsuane.

Étudiant Logain avec un visage impénétrable, Zaida dit à Amylia de lui servir du vin. L’Aes Sedai se troubla, et le temps qu’elle arrive à la table, elle tremblait si fort que le bec du pichet cliqueta contre le bord du gobelet. Curieusement, Logain la rejoignit et posa ses mains sur les siennes pour les stabiliser. Était-il de ceux qui ne pouvaient pas laisser les autres faire leur travail ?

— Vous n’avez rien à craindre de moi, Amylia Sedai, dit-il. Il y a longtemps que je ne mange plus personne au petit déjeuner.

Elle leva les yeux sur lui, bouche bée, comme se demandant s’il plaisantait.

— Et le service qu’il demande ? s’enquit Zaida.

— Il ne demande rien, Maîtresse-des-Vaisseaux.

Il dut relever le pichet pour que le gobelet ne déborde pas. Puis il le prit, s’écarta d’Amylia, mais elle continua à braquer les yeux sur son dos. Par la Lumière, cette femme ne cessait de trouver de nouveaux moyens d’avoir des ennuis !

— Il s’agit simplement de l’exécution d’un des termes de votre marché avec le Coramoor. Parmi d’autres choses, vous lui avez promis des vaisseaux, et il en a besoin pour transporter de la nourriture et des fournitures à Bandar Eban, à partir d’Illian et de Tear.

— Cela peut se faire, dit Zaida, ne dissimulant pas tout à fait son soulagement, bien que foudroyant Harine.

Certains détails du marché étaient pénibles, elle devait l’admettre, comme la condition prévoyant que la Maîtresse-des-Vaisseaux devait l’assister jusqu’à trois fois tous les deux ans. La Prophétie de Jendai disait que les Atha’an Mieres devaient servir le Coramoor. Mais les autres n’avaient pas assisté aux négociations, au marchandage avec les Aes Sedai, convaincues qu’elles n’avaient pas d’alternative à ce marché. Par la Lumière, c’était miracle qu’elle en ait tant obtenu !

— Des fournitures pour plus d’un million de personnes, Maîtresse-des-Vaisseaux, ajouta Logain, aussi simplement que s’il demandait un autre gobelet de vin. Combien d’autres, je ne saurais le dire, mais la famine règne à Bandar Eban. Les vaisseaux doivent arriver dès que possible.

Le choc se propagea dans la cabine. Harine ne fut pas la seule à boire une longue rasade. Même Zaida, stupéfaite, ouvrit de grands yeux.

— Cela pourrait exiger davantage de rakers que nous n’en possédons, dit-elle enfin, incapable de dissimuler son incrédulité.

Logain haussa les épaules comme si cela n’avait pas d’importance.

— Pourtant, c’est ce qu’il exige. Utilisez d’autres vaisseaux s’il le faut.

Zaida se raidit sur son siège. « Ce qu’il exige ». Quel que soit le marché, c’était un langage imprudent à utiliser avec elle.

De nouveau, Turane se glissa dans la cabine, au mépris de tout protocole, courut à Zaida, ses pieds nus claquant sur le pont. Se penchant, elle chuchota à l’oreille de la Maîtresse-des-Vaisseaux. Lentement une expression horrifiée se répandit sur le visage de Zaida. Elle souleva sa boîte de senteur, puis frissonna, et la laissa retomber sur sa poitrine.

— Faites-la entrer, dit-elle. Faites-la entrer immédiatement. C’est une nouvelle à faire pleurer une ancre, ajouta-t-elle, tandis que Turane sortait en courant. Je vous la laisserai l’apprendre de la bouche de celle qui l’apporte. Vous devez attendre, ajouta-t-elle quand Logain ouvrit la bouche. Vous devez attendre.

Il eut le bon sens pour ne pas s’emporter, mais pas celui de dissimuler son impatience, se rangeant contre la paroi de la cabine, fronçant les sourcils et pinçant les lèvres.

La jeune femme, qui entra et s’inclina profondément devant Zaida, était grande et mince, et elle aurait été jolie si son visage n’avait pas été hagard. Sa blouse de lin bleu et ses braies vertes semblaient portées depuis plusieurs jours, et elle chancelait de fatigue. Sa chaîne d’honneur n’arborait que quelques médaillons, comme il seyait à sa jeunesse, mais Harine vit que trois d’entre eux récompensaient des actes de bravoure.

— Je suis Cemeille din Selaan Longs Yeux, Maîtresse-des-Vaisseaux, dit-elle d’une voix rauque. Maîtresse-des-Voiles du Pur-Sang des Mers. J’ai navigué aussi vite que j’ai pu, mais je crains qu’il ne soit trop tard pour faire quelque chose. J’ai fait escale dans toutes les îles entre Tremalking et ici, mais chaque fois je suis arrivée trop tard.

Des larmes commencèrent à inonder son visage, mais elle ne parut pas s’en apercevoir.

— Annoncez aux Douze Premières la triste nouvelle à votre façon, à votre rythme, dit doucement Zaida. Amylia, donnez-lui du vin ! ajouta-t-elle, cette fois sans aucune douceur.

L’Aes Sedai se précipita pour obéir.

— Il y a près de trois semaines, dit Cemeille, les Amayars de Tremalking ont commencé à exiger un cadeau de passage pour toutes les îles. Toujours un homme et une femme pour chaque île. Ceux qui voulaient aller à Aile Somera demandèrent à embarquer loin des côtes quand on leur dit que les Seanchans tenaient tout Somera.

Elle prit un gobelet de la main d’Amylia, la remercia de la tête, puis but une longe rasade.

Harine échangea des regards interrogateurs avec Mareil, qui secoua légèrement la tête. Elle n’avait pas souvenir que les Amayars aient jamais exigé un cadeau de passage, même si, pour eux, c’était un vrai présent. De plus, ils évitaient la haute mer, naviguant à bord de leurs petits bateaux de pêche près de la côte. Demander à embarquer au large lui semblait aussi étrange que quémander un passage. Mais qu’y avait-il de grave en cela ?

— Tous les Amayars des ports partirent, même ceux à qui les chantiers de construction navale devaient de l’argent, et personne n’y trouva à redire pendant deux ou trois jours.

Le vin n’avait pas suffisamment désaltéré la gorge de Cemeille pour estomper son enrouement. Elle essuya ses larmes du revers de la main.

— Jusqu’à ce qu’on réalise qu’aucun n’était revenu. Le gouverneur envoya des gens dans tous les villages des Amayars, et ils trouvèrent…

Elle ferma très fort les yeux.

— Les Amayars étaient tous morts ou mourants. Les hommes, les femmes et… les enfants, termina-t-elle d’une voix brisée.

Des lamentations funèbres s’élevèrent dans la cabine, et Harine constata avec stupeur que des sons stridents sortaient aussi de sa bouche. Cela devait faire pleurer le ciel. Pas étonnant que la Maîtresse-des-Voiles fut enrouée. Combien d’heures, combien de jours, avait-elle hurlé depuis cette catastrophe.

— Comment ? demanda Pelanna quand les lamentations se turent.

L’air désemparé, elle se pencha en avant, sa boîte de senteur sous son nez, comme pour atténuer la puanteur de cette nouvelle.

— Une maladie ? Parlez, ma fille !

— Le poison, Maîtresse-des-Vagues, répondit Cemeille.

Elle s’efforça de composer son visage, mais ses larmes continuaient à couler.

— Partout où je suis allée, c’était la même chose. Ils donnaient à leurs enfants un poison qui les plongeait dans un profond sommeil dont ils ne se réveillaient pas. Il semble que ce poison soit venu à manquer, parce que certains adultes prirent des poisons plus lents. Certains vécurent assez longtemps pour être découverts et raconter toute l’histoire. La Grande Main de Tremalking avait fondu. La colline sur laquelle elle se dressait est, paraît-il, remplacée par un grand trou. Il semble que les Amayars aient eu des Prophéties parlant de la Main, et quand elle fut détruite, ils crurent que cela annonçait la fin des temps, ce qu’ils appelaient la fin de l’illusion. Ils crurent qu’il était temps pour eux de quitter ce… cette Illusion que nous appelons le monde, termina-t-elle avec un rire amer.

— Aucun n’a été sauvé ? demanda Zaida. Absolument aucun ?

Des larmes brillaient sur ses joues, à elle aussi, mais Harine ne pouvait pas le lui reprocher. Elle pleurait également.

— Aucun, Maîtresse-des-Vaisseaux.

Zaida se leva. Entourée de l’aura du commandement malgré ses larmes, sa voix ne trembla pas.

— Les vaisseaux les plus rapides doivent être envoyés dans toutes les îles. Même dans celles d’Aile Somera. Il faut trouver une solution. Quand le sel s’est tari après la Destruction, les Amayars nous ont demandé de les protéger contre les invasions et les brigandages, et nous leur devons toujours notre protection. Si nous n’en trouvons qu’une poignée encore en vie, nous devons les assister.

— C’est l’histoire la plus triste que j’aie jamais entendue, dit Logain, d’une voix qui sembla trop forte quand il revint vers Zaida. Mais vos vaisseaux sont réquisitionnés pour Bandar Eban. Si vous n’avez pas assez de rakers, alors utilisez d’autres vaisseaux rapides. Tous, si nécessaire.

— Êtes-vous aussi fou que sans cœur ? demanda Zaida.

Pieds écartés, poings sur les hanches, elle semblait debout sur le gaillard d’arrière. Elle foudroya Logain.

— Nous devons faire le deuil. Nous devons sauver tous ceux que nous pourrons et pleurer les autres.

Elle aurait aussi bien pu sourire pour l’effet que ses regards noirs eurent sur Logain. Tandis qu’il parlait, il sembla à Harine que l’air se faisait plus froid et que la lumière diminuait. Elle ne fut pas la seule à croiser les bras sur ses épaules pour se réchauffer.

— Pleurer, vous le devez. Mais pleurez en route pour la Tarmon Gai’don.

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