9 Un raccourci

Tuon et Selucia n’étaient pas les seules femmes à poser des problèmes à Mat. Parfois, il lui semblait que tous ses soucis venaient des femmes, ce qu’il ne comprenait pas, étant donné qu’il s’efforçait toujours de bien les traiter. Même Egeanin lui causait sa part d’ennuis, quoique ce fût la moindre.

— J’avais raison. Vous espérez l’épouser, dit-elle de sa voix traînante quand il lui demanda de l’aider auprès de Tuon.

Elle et Domon étaient assis enlacés sur les marches de leur roulotte. Une mince volute s’élevait de la pipe de Domon. Il faisait beau en ce milieu de matinée, mais des nuages annonçaient la pluie. Les artistes exécutaient leurs numéros pour les habitants de quatre petits villages qui, tous ensemble, égalaient à peu près la population de Carrefour de Runnien. Mat n’avait aucune envie de regarder. Bien sûr, il aimait toujours contempler les contorsionnistes, et encore plus les acrobates, mais comme il assistait quotidiennement au spectacle, leurs prouesses devenaient ordinaires à ses yeux.

— Ne vous occupez pas de ce que je pense, Egeanin. Voulez-vous me dire ce que vous savez d’elle ?

— Mon nom est Leilwin, Cauthon. Tâchez de ne plus l’oublier, dit-elle avec autorité.

Ses yeux bleus s’efforcèrent de lui enfoncer cet ordre dans la tête, comme des marteaux.

— Pourquoi vous aiderais-je ? Votre cible est trop élevée, telle une taupe qui voudrait conquérir le soleil. Vous pourriez être exécuté simplement pour avoir dit que vous voulez l’épouser. C’est écœurant. De plus, j’ai laissé tout ça derrière moi, ajouta-t-elle avec amertume.

Domon resserra son étreinte.

— Si vous avez laissé tout ça derrière vous, qu’est-ce que ça peut vous faire que je désire l’épouser ?

Là. Il lui avait rivé son clou. En partie, du moins.

Domon retira sa pipe de sa bouche le temps de souffler un rond de fumée au visage de Mat.

— Si elle ne veut pas vous aider, laissez tomber ! lui ordonna-t-il.

Egeanin marmonna entre ses dents. Elle semblait la proie de conflits intérieurs. Finalement, elle secoua la tête.

— Non, Bayle, il a raison. Si on me laisse aller à la dérive, alors il faut que je trouve un nouveau navire et un nouveau cap. Je ne peux plus retourner au Seanchan, alors autant larguer les amarres et en finir.

Ce qu’elle savait de Tuon, elle l’avait appris par des rumeurs : il semblait que la Famille Impériale vécût derrière des murailles, et seuls quelques murmures filtraient à travers. Ce fut suffisant pour que les cheveux de Mat se dressent sur sa tête. Sa future épouse avait fait assassiner son frère et sa sœur qui avaient voulu la faire tuer ! Dans quel genre de famille s’entretuait-on les uns les autres ? Dans celles du Sang seanchan et dans la Famille Impériale, pour commencer. La moitié de ses frères et sœurs étaient morts, assassinés pour la plupart. D’après Egeanin – Leilwin –, c’était en général connu des Seanchans, et n’était guère plus réconfortant. Tuon devait avoir été dressée pour l’intrigue depuis le berceau, tout comme au maniement des armes et au combat à mains nues. Elle avait été étroitement protégée, mais avait dû finalement constituer sa propre ligne de défense. Tous ceux du Sang apprenaient à dissimuler, à déguiser leurs intentions et leurs ambitions. Le pouvoir changeait constamment de main parmi ceux du Sang. L’Impératrice… elle s’apprêtait à ajouter « puisse-t-elle vivre à jamais », quand elle s’étrangla à moitié en ravalant ces paroles. Elle ferma les yeux un long moment avant de continuer.

L’Impératrice avait mis de nombreux enfants au monde, afin que, parmi les filles survivantes, il y en eût au moins une digne de régner après elle. Il n’aurait pas fallu qu’une imbécile ou une étourdie monte sur le Trône de Cristal. Tuon avait la réputation de n’être ni l’une ni l’autre, et de loin. Par la Lumière ! La femme qu’il allait épouser était aussi effrayante qu’une Aes Sedai et son Lige réunis. Et peut-être aussi dangereuse.

Il eut plusieurs conversations avec Egeanin – il prenait soin de l’appeler Leilwin en sa présence pour éviter qu’elle ne lève sa dague sur lui, mais il pensait toujours à elle en tant qu’Egeanin –, essayant d’en apprendre davantage. Ce qu’elle savait sur ceux du Sang n’était que l’impression de quelqu’un de l’extérieur.

Quant à ses informations sur la cour, de son propre aveu, elles ne valaient guère mieux que celles d’un gamin des rues de Seandar. Le jour où il avait donné la jument à Tuon, il était passé près de la roulotte d’Egeanin pour reprendre une de ces conversations stériles. Il avait accompagné Tuon et Selucia qui n’arrêtaient pas de lui jeter des regards en coin, puis de se regarder en pouffant. Ce devait être au sujet de ce qu’elles avaient dit aux femmes des Rétameurs. Un homme ne pouvait pas supporter ça très longtemps.

— Cadeau judicieux que cette jument, dit Egeanin, se penchant hors du siège du cocher pour regarder la file des roulottes.

Domon tenait les rênes. Elle les prenait de temps en temps, sachant que la conduite d’attelage ne faisait pas partie des talents qu’elle avait appris sur un bateau.

— Comment pouviez-vous le savoir ?

— Savoir quoi ? demanda-t-il.

Elle se redressa et ajusta sa perruque. Il ne comprenait pas pourquoi elle continuait à la porter. Ses cheveux noirs étaient encore courts, mais pas plus que ceux de Selucia.

— Les cadeaux d’amoureux. Chez ceux du Sang, quand on courtise une femme d’un rang plus élevé, le cadeau traditionnel doit être rare ou exotique. C’est encore mieux si ce cadeau fait plaisir à la destinataire, et il est bien connu que la Haute Dame adore les chevaux. Il est bon également que vous ayez reconnu que vous ne vous attendiez pas à être son égal. Non que cela ait des chances de marcher, bien sûr. Je ne comprends pas pourquoi elle est toujours là, maintenant que vous avez cessé de la garder, mais n’allez pas croire qu’elle prononcera les mots. Quand elle se mariera, ce sera pour le bien de l’Empire, pas parce qu’un bon à rien comme vous lui aura donné un cheval ou inspiré un sourire.

Mat grinça des dents pour s’empêcher de jurer. Pas étonnant que les maudits dés se soient arrêtés.

Si cette satanée Leilwin Sans-Bateau lui donnait de petits soucis, les Aes Sedai lui en donnaient de grands. Les Aes Sedai n’aiment rien mieux que cela. Il s’était habitué à ce qu’elles aillent traîner dans tous les villages où ils s’arrêtaient, posant des questions et faisant la Lumière seule savait quoi d’autre. Sans moyen de les arrêter, il n’avait eu d’autre choix que de se résigner. Elles prétendaient soigner – au moins Teslyn et Edesina ; Joline grognait qu’il était un imbécile de s’inquiéter – mais une Aes Sedai qui soignait était quelqu’un de conséquence, qu’on reconnût ou non qui elle était. Comme elles n’avaient pas assez d’argent pour s’acheter de la soie, elles avaient choisi des coupons de beau drap à Jurador, que les costumières avaient façonnés avec autant d’entrain que si ç’avait été Mat qui les avait payées. Elles se pavanaient donc vêtues en riches marchandes et avec autant d’assurance que si elles étaient nobles. Elles entendaient que le monde se conforme à leurs désirs. Trois femmes comme ça, avec un cirque itinérant en plus, c’était le moyen sûr de provoquer des commérages. Au moins, Joline laissait son anneau du Grand Serpent dans son escarcelle. Les deux autres avaient perdu les leurs chez les Seanchans. Si Mat avait vu Joline avec l’anneau à son doigt, il pensait qu’il en aurait pleuré.

Il n’eut plus de rapports sur leurs activités émanant de l’ancienne sul’dam. Joline avait Bethamin fermement en main ; la grande brune courait quand Joline disait « courez » et sautait quand elle disait « au loup ». Edesina aussi lui donnait des leçons, mais pour une raison inconnue, Joline considérait Bethamin comme un projet personnel. Sans aucune violence que Mat pût voir, pas après la séance de gifles, mais on aurait cru qu’elle préparait Bethamin pour la Tour, et Bethamin lui témoignait une sorte de gratitude, montrant clairement que sa fidélité avait changé d’objet. Quant à Seta, la femme aux cheveux jaunes avait si peur des sœurs qu’elle ne les suivait plus. En fait, elle frissonna quand Mat le lui suggéra. Pour curieux que cela parût, Seta et Bethamin étaient tellement habituées à la façon dont se voyaient elles-mêmes les femmes pouvant canaliser, qu’elles avaient vraiment cru que les Aes Sedai ne pouvaient pas être très différentes. Elles étaient dangereuses quand elles n’étaient pas à la laisse, mais des chiens dangereux peuvent être mâtés quand on sait comment faire, et elles étaient expertes en le dressage de tels chiens. Maintenant, elles savaient que les Aes Sedai n’étaient pas des chiens, de quelque race que ce fût. C’étaient des loups. Seta aurait trouvé une autre place pour dormir, si cela avait été possible, et il apprit par Maîtresse Anan que la Seanchane posait les mains sur ses yeux chaque fois que Joline ou Edesina donnait une leçon à Bethamin dans la roulotte.

— Je suis sûre qu’elle peut voir les tissages, dit Setalle.

On aurait pu dire à son ton qu’elle semblait envieuse, sauf qu’il doutait qu’elle enviât quiconque.

— Elle est bientôt prête à l’admettre, sinon elle ne se voilerait pas les yeux. Tôt ou tard, elle s’y fera et voudra savoir elle aussi.

Finalement, peut-être qu’elle était envieuse.

Il aurait souhaité que Seta se fasse à cette idée le plus tôt possible. Une nouvelle élève aurait laissé moins de temps aux Aes Sedai pour lui causer des ennuis. Quand le cirque s’arrêtait, il pouvait à peine faire un pas sans apercevoir Edesina ou Joline l’épiant derrière une tente ou une roulotte. Dans ces moments-là, la tête de renard refroidissait contre sa peau. Il ne pouvait pas prouver qu’elles canalisaient sur lui, et pourtant, il en était certain. Il ne savait pas exactement comment elles avaient trouvé la faille dans la protection qu’avaient instituée Adeleas et Vandene, selon laquelle ce qu’on lançait à l’aide du Pouvoir ne pouvait l’atteindre. Il pouvait à peine quitter sa tente sans être frappé par un caillou et, plus tard, par d’autres choses, comme une pluie d’étincelles brûlantes qui lui faisait dresser les cheveux sur la tête. Il était sûr que Joline était derrière tout ça. Ne fût-ce que parce qu’il ne la voyait jamais sans Blaeric ou Fen, ou même les deux pour la protéger. Elle lui souriait comme un chat sourit à une souris.

Il cherchait le moyen de la voir seule – c’était ça ou passer son temps à se cacher d’elle – quand elle et Teslyn s’embarquèrent dans une violente dispute qui fit sortir Edesina de sa roulotte blanchie à la chaux presque aussi vite que Bethamin et Seta. La Sœur Jaune se remit calmement à brosser ses longs cheveux noirs. Voyant Mat, elle lui sourit sans cesser de se brosser. Le médaillon devint froid et les invectives cessèrent, comme tranchées par un couteau.

Il n’apprit jamais ce qui s’était dit derrière cet écran tissé par le Pouvoir. Teslyn avait un faible pour lui. Pourtant, quand il lui posa la question, elle lui jeta un de ses regards mystérieux en gardant le silence. C’était une affaire d’Aes Sedai, et pas la sienne. Pourtant, quoi qu’il se fût passé dans la roulotte, les cailloux et les étincelles cessèrent. Il essaya de remercier Teslyn, mais elle ne voulut rien savoir.

— Quand il ne faut pas parler de quelque chose, on se tait, lui dit-elle fermement. Il faudrait que vous l’appreniez si vous fréquentez des Aes Sedai, et je crois que votre vie sera liée à elles maintenant plus que jamais.

Satanée mauvaise nouvelle !

Elle n’avait pas tenté d’obtenir son ter’angreal, contrairement à Joline et Edesina, même après la dispute. Tous les jours, elles essayèrent de le forcer à le leur remettre, Edesina le coinçant toute seule, Joline avec ses Liges qui le foudroyaient par-dessus son épaule. Les ter’angreals étaient la propriété légitime de la Tour, surtout un ter’angreal pourvu des curieuses propriétés du sien. Les ter’angreals étaient potentiellement dangereux, trop dangereux pour être laissés aux mains de non-initiés. Ni l’une ni l’autre ne parla spécifiquement de mains d’homme, mais Joline n’en fut pas loin. Il commença à craindre que la Sœur Verte ne dise tout simplement à Blaeric et Fen de le lui prendre. Ces deux-là soupçonnaient toujours qu’il était impliqué dans ce qu’il était arrivé à Joline, et les regards noirs qu’ils lui jetaient disaient clairement que n’importe quel prétexte serait bon pour le battre comme un tambour.

— Ce serait du vol, lui dit Maîtresse Anan d’un ton véhément, resserrant sa cape autour d’elle.

Le soleil commençait à décliner, et l’air se rafraîchissait. Ils se tenaient debout devant la roulotte de Tuon, et il espérait y entrer à temps pour dîner. Noal et Olver étaient déjà à l’intérieur. Setalle s’apprêtait apparemment à aller voir les Aes Sedai, chose qu’elle faisait fréquemment.

— La loi de la Tour est assez claire sur ce point. Il pourrait y avoir des… discussions… interminables pour décider si on vous le rendrait ou non – je crois qu’à la fin on ne vous le rendrait pas – et Joline subirait un châtiment sévère pour ce vol.

— Peut-être penserait-elle que le jeu en vaut la chandelle, marmonna-t-il.

Son estomac grogna. Les pinsons en terrine et les oignons à la crème que Lopin lui avait fièrement présentés pour le déjeuner s’étaient révélés gâtés, à l’extrême mortification du Tairen, ce qui signifiait que Mat n’avait mangé qu’un quignon de pain depuis le petit déjeuner.

— Vous en connaissez un rayon sur la Tour Blanche…

— Ce que je sais, Seigneur Mat, c’est que vous avez fait à peu près toutes les erreurs possibles dans vos rapports avec les Aes Sedai, sauf celle d’en tuer une. Une des raisons pour lesquelles je vous ai suivi au lieu de partir avec mon mari, c’est que je veux vous empêcher de faire trop de bévues. À la vérité, je ne sais pas pourquoi je m’en soucie, mais c’est ainsi. Si vous m’aviez laissée vous guider, vous n’auriez plus de problèmes avec elles. Je ne sais pas jusqu’où je peux arranger les choses, mais je veux bien essayer.

Mat secoua la tête. Il n’y avait que deux façons de traiter avec les Aes Sedai sans se brûler les doigts : les laisser vous piétiner ou rester à l’écart. Il refusait la première et ne pouvait pas appliquer la seconde. Il devait donc en trouver une troisième, et il doutait que ce soit possible en suivant les conseils de Setalle. Généralement, les femmes conseillaient la première, même si elles ne l’exprimaient pas ainsi. Elles parlaient plutôt d’accommodements, sachant que les Aes Sedai ne se montraient jamais conciliantes.

— Et l’autre raison ? demanda-t-il en grognant comme si on l’avait frappé à l’estomac. Tuon ? Vous pensez qu’on ne devrait pas me confier Tuon ?

Maîtresse Anan éclata d’un rire franc et moqueur.

— Vous êtes un coquin, Mon Seigneur. Certes, les coquins font de bons maris quand on les a un peu dressés – mon Jasfer était une fripouille quand je l’ai connu –, mais vous pensez toujours que vous pouvez grignoter une friandise par-ci, une autre par-là, puis gambader jusqu’à la troisième.

— Impossible de gambader pour s’éloigner de celle-là, dit Mat, fronçant les sourcils sur la porte de la roulotte, les dés rebondissant dans sa tête. Pas pour moi.

Il n’était pas sûr de vouloir encore s’éloigner en gambadant, mais même s’il le désirait, il était bel et bien pris au piège.

— C’est donc ainsi ? murmura-t-elle. Oh ! vous avez choisi un beau numéro pour vous briser le cœur.

— C’est ainsi, Maîtresse Anan, mais j’ai mes raisons. Je ferais mieux d’entrer avant qu’ils n’aient tout mangé.

Il se tourna vers les marches à l’arrière de la roulotte, et elle posa une main sur son bras.

— Je peux le voir ? Juste le regarder ?

Aucun doute sur ce qu’elle demandait. Il hésita, puis fouilla dans l’encolure de sa chemise, à la recherche du cordon auquel le médaillon était suspendu. Il n’aurait pas pu dire pourquoi. Il avait refusé à Joline et Edesina d’y jeter ne fût-ce qu’un coup d’œil. C’était un beau bijou, une tête de renard en argent presque aussi grande que sa paume. On ne voyait qu’un seul œil, et il faisait suffisamment clair pour voir, en regardant bien, que la pupille était à demi ombrée pour former l’ancien symbole des Aes Sedai. D’un doigt tremblant, elle traça les contours de l’œil. Bien qu’elle lui eût dit qu’elle voulait seulement regarder, il lui permit de toucher. Elle eut un long soupir de satisfaction.

— Vous avez été Aes Sedai autrefois, dit-il avec calme. La main se figea.

Elle se ressaisit si vite qu’il pensa qu’il avait peut-être été trompé par son imagination. Elle était la majestueuse Setalle Anan, aubergiste d’Ebou Dar, avec de grands anneaux aux oreilles et un couteau de mariage suspendu entre ses seins généreux. Rien de commun avec une Aes Sedai !

— Les sœurs pensent que je mens quand je dis que j’ai été à la Tour. Elles croient que j’y ai résidé dans ma jeunesse comme servante, et que j’ai entendu quand je n’aurais pas dû.

— Elles ne vous ont pas vue regarder ce médaillon.

Il le fit sauter dans sa main, avant de le remettre à l’abri sous sa chemise. Elle feignit de ne pas s’en soucier.

Ses lèvres frémirent en un bref sourire de regret.

— Les sœurs verraient si elles se le permettaient, dit-elle aussi simplement que s’ils discutaient des risques d’orage, mais les Aes Sedai s’attendent… quand certaines choses arrivent… à ce que la femme s’en aille décemment et meure peu après. Je suis partie, mais Jasfer m’a trouvée malade et à demi morte de faim dans les rues d’Ebou Dar, et il m’a emmenée chez sa mère.

Elle gloussa, telle une femme racontant comment elle avait connu son mari.

— Il avait aussi l’habitude de ramasser les chatons perdus. Maintenant, vous connaissez certains de mes secrets, et je connais certains des vôtres. Devons-nous les garder pour nous ?

— Lesquels ignorez-vous encore ? demanda-t-il, méfiant.

Maîtresse Anan jeta un coup d’œil vers la roulotte, fronçant les sourcils.

— Cette fille joue un jeu avec vous tout comme vous jouez avec elle. Mais il ne s’agit pas du même jeu. Elle ressemble plus à un général établissant un plan de bataille qu’à une femme courtisée. Mais si elle apprend que vous êtes amoureux d’elle, elle prendra quand même l’avantage. Je suis d’accord pour égaliser vos chances. Ou au moins vous donner autant de chances qu’un homme peut en avoir auprès d’une fille qui a un peu de cervelle. Êtes-vous d’accord ?

— Oui, répondit-il avec ferveur. Je suis d’accord.

Il n’aurait pas été surpris si les dés s’étaient arrêtés. Cependant, ils continuaient à rouler.

Son voyage aurait été supportable si la fixation des sœurs sur le médaillon avait été le seul ennui qu’elles lui causaient, ou si elles s’étaient contentées de répandre des rumeurs partout où le cirque s’arrêtait. Malheureusement, le temps qu’ils quittent Jurador, elles avaient su que Tuon n’était pas la Fille des Neuf Lunes, mais qu’elle était une Haute Dame seanchane, femme de rang élevé et d’influence.

— Me prenez-vous pour un imbécile ? protesta Luca quand Mat lui reprocha de le leur avoir dit.

Debout près de sa roulotte, il avait redressé les épaules, et le regardait, poings sur les hanches, avec indignation, prêt à se battre.

— C’est un secret qui doit rester enfoui jusqu’à… bon… jusqu’à ce qu’elle dise que je peux utiliser ce mandat de protection. Il ne me servira pas à grand-chose si elle le révoque parce que j’aurai dit quelque chose qu’elle voulait cacher.

Il parlait d’un ton sérieux, sans vraiment regarder Mat dans les yeux. La vérité, c’est que Luca aimait autant se vanter qu’il aimait l’or. Il avait dû penser que c’était sans danger de le dire aux sœurs, et n’avait réalisé le nœud coulant qu’il s’était passé autour du cou qu’une fois ces paroles sorties de sa bouche.

Un nœud coulant aussi dangereux qu’une fosse pleine de serpents. La Haute Dame Tuon qu’elles avaient sous la main offrait aux Aes Sedai une opportunité irrésistible. À cet égard, Teslyn ne valait pas mieux que Joline et Edesina. Toutes les trois allaient quotidiennement voir Tuon dans sa roulotte, et l’abordaient quand elle sortait se promener. Elles parlaient de trêves, de traités et de négociations, s’efforçaient d’apprendre quels rapports elle avait avec les chefs de l’invasion, tentaient de la convaincre d’organiser des contacts pour mettre fin aux combats. Elles lui offrirent même de l’aider à quitter le cirque pour rentrer chez elle !

Malheureusement pour elles, Tuon ne les considéraient pas comme des Aes Sedai représentantes de la Tour Blanche, peut-être la plus grande puissance du monde, pas même après que les costumières avaient commencé à leur livrer leurs robes d’équitation, leur permettant de quitter les oripeaux que Mat leur avait dénichés. Elle vit à la place deux damanes évadées et une marath’damane, dont elle n’avait pas l’usage tant qu’elles n’étaient pas décemment mises à la laisse. Selon ses propres paroles. Quand elles venaient à sa roulotte, elle poussait le verrou, et si elles parvenaient à entrer, elle en sortait. Quand elles réussissaient à la coincer, elle les contournait comme elle aurait évité une souche. Elles lui parlaient à s’enrouer. Et Tuon refusait d’écouter.

N’importe quelle Aes Sedai pouvait enseigner la patience à une pierre, si elle avait ses raisons. Elles n’avaient pas l’habitude d’être ignorées. Mat voyait leur frustration s’accroître, les regards tendus et les bouches pincées qui mettaient de plus en plus longtemps à se détendre, les mains crispées sur les jupes pour les empêcher de se refermer sur Tuon et de la secouer. La crise se dénoua plus tôt qu’il ne s’y attendait, et pas du tout comme il l’avait prévu.

Le lendemain du jour où il avait offert la jument à Tuon, il dîna avec elle et Selucia. Et avec Noal et Olver, naturellement. Ces deux-là parvenaient à passer autant de temps que lui avec Tuon. Lopin et Nerim, aussi cérémonieux que s’ils étaient dans un palais, servirent un dîner de début de printemps, composé de mouton filandreux, de pois cassés et de navets restés trop longtemps au cellier. Il était encore trop tôt dans la saison pour récolter quoi que ce fût. Pourtant, Lopin avait préparé une sauce au poivre pour accompagner le mouton et Nerim avait trouvé des pignons de pin pour accommoder les pois. Le repas fut aussi bon qu’il pouvait l’être. Olver s’en alla dès la fin du dîner, car il avait déjà fait sa partie avec Tuon, et Mat changea de place avec Selucia pour faire une partie de pierres. Noal resta, malgré de nombreux regards éloquents, discourant sur les Sept Tours de feu Malkier qui apparemment avaient surpassé tout ce qui existait au Cairhien, sur Shol Arbela en Arafel, la Cité aux Dix Mille Cloches, sur toutes sortes de merveilles des Marches, étranges spires en cristal plus dur que l’acier, et sur une coupe de métal de cent pieds de diamètre incrustée dans une colline. Parfois, il plaçait un commentaire sur le jeu de Mat, disant qu’il s’exposait trop sur sa gauche, qu’il appâtait un beau piège sur la droite, juste au moment où Tuon semblait prête à y tomber. Ce genre de choses. Mat restait bouche cousue, sauf pour bavarder avec Tuon, mais il grinça des dents plus d’une fois. Tuon trouvait divertissant le bagou de Noal. Il étudiait l’échiquier, se demandant s’il avait une petite chance d’obtenir le nul.

Puis Joline précéda Teslyn et Edesina dans la roulotte, hautaines et le visage serein, Aes Sedai jusqu’au bout des ongles. Joline portait son anneau du Grand Serpent. Dépassant Selucia en force, la gratifiant de regards noirs car elle ne s’effaçait pas assez vite, elles s’alignèrent au bout de l’étroite table. Noal se pétrifia, lorgnant les sœurs en coin, une main sous sa tunique comme si l’imbécile pensait que ses couteaux pouvaient lui être d’un quelconque secours.

— Cela doit cesser, Haute Dame, dit Joline, ignorant Mat avec ostentation.

Ça n’était pas une suggestion.

— Votre peuple a apporté la guerre dans nos pays, telle qu’on n’en a pas vu depuis la Guerre des Cent Ans, peut-être même depuis les Guerres trolloques. La Tarmon Gai’don approche, et la guerre doit cesser avant, si nous voulons arrêter le désastre. Tel est le danger qui nous menace. Il est donc grand temps que vous mettiez de côté votre mauvais caractère. La paix peut se faire si vous retournez dans votre pays de l’autre côté de l’océan. Dans le cas contraire, vous risquez d’avoir à affronter la puissance de la Tour Blanche, soutenue par tous les trônes, depuis les Marches jusqu’à la Mer des Tempêtes. Le Siège d’Amyrlin les a sans doute déjà réunis. On dit que des armées des Marches sont déjà dans le Sud, et d’autres en mouvement. Mais il vaudrait mieux terminer les hostilités sans autres effusions de sang. Alors, évitez la destruction de votre peuple et aidez à conclure la paix.

Mat ne pouvait pas voir la réaction d’Edesina, mais Teslyn cligna des yeux. Pour une Aes Sedai, cela équivalait à rester bouche bée. Ce n’était peut-être pas exactement ce qu’elle s’attendait à entendre de la bouche de Joline. Pour sa part, Mat étouffa un gémissement. Joline n’était pas une Grise aussi habile qu’un jongleur dans les négociations, pourtant il se dit quand même qu’elle avait trouvé un excellent raccourci pour offenser Tuon.

Mais Tuon, très droite, croisa ses mains sous la table, le visage sévère.

— Selucia, dit-elle calmement.

S’approchant derrière Teslyn, Selucia se pencha le temps de prendre quelque chose sous la couverture sur laquelle Mat était assis. Quand elle se redressa, tout se passa en même temps. Il y eut un clic, puis Teslyn hurla, portant les mains à sa gorge. La tête de renard se glaça sur la poitrine de Mat et la tête de Joline pivota vers la Rouge, le regard incrédule. Edesina se retourna et courut à la porte qui s’entrebâilla et claqua bruyamment, au nez de Blaeric et Fen. Edesina s’immobilisa et resta debout, très raide, les bras le long du corps et ses jupes divisées collées à ses jambes comme par d’invisibles cordes. Tout cela en quelques instants. Elle se pencha brièvement vers le lit sur lequel Noal était assis, puis boucla le collier d’argent d’un a’dam autour du cou de Joline. Mat vit que c’était ce que Teslyn empoignait à deux mains. Elle n’essayait pas de l’enlever, elle le tenait seulement, mais ses phalanges avaient blanchi. L’étroit visage de la Rouge était l’image du désespoir, les yeux fixes et hantés. Joline avait repris sa sérénité d’Aes Sedai, mais elle toucha le collier à son cou.

— Si vous croyez que vous pouvez… commença-t-elle, puis elle s’interrompit brusquement, la bouche paralysée.

Un éclair de colère s’alluma dans ses yeux.

— Vous voyez, l’a’dam peut être utilisé pour punir, quoique cela se fasse rarement.

Tuon se leva, un bracelet des deux a’dams à chaque poignet, les laisses d’argent sinuant sous les couvertures des couchettes. Par la Lumière, comment était-elle arrivée à mettre la main dessus ?

— Non, dit Mat, vous m’avez promis de ne pas nuire à mes partisans, Précieuse.

Ce n’était peut-être pas le meilleur moment pour l’appeler ainsi, mais il était trop tard pour se reprendre.

— Jusque-là, vous avez tenu vos promesses. Ne vous reniez pas maintenant.

— J’ai promis de ne pas semer la querelle parmi vos partisans, Joujou, dit-elle d’un ton tranchant, mais de toute façon, il est clair que ces trois-là n’en font pas partie.

Le petit guichet à glissière utilisé pour parler à un passant ou pour passer les plats s’ouvrit bruyamment. Elle regarda par-dessus son épaule et il se referma en claquant encore plus fort. Dehors, un homme jura et se mit à tambouriner à la porte.

— L’a’dam peut également être utilisé pour donner du plaisir, en tant que grande récompense, dit Tuon à Joline, ignorant les martèlements à la porte.

Les lèvres de Joline s’entrouvrirent, et ses yeux se dilatèrent. Elle chancela, et la table suspendue oscilla quand elle s’y raccrocha à deux mains pour ne pas tomber. Si elle était impressionnée, elle le dissimulait bien. Elle lissa sa jupe gris foncé quand elle se fut redressée, mais peut-être que cela ne voulait rien dire. Son visage affichait une sérénité d’Aes Sedai. Edesina, regardant par-dessus son épaule, était tout aussi calme, bien qu’elle eût maintenant le troisième a’dam autour du cou – elle était quand même plus pâle que d’habitude – et Teslyn avait commencé à pleurer sans bruit, les épaules secouées par les sanglots, les joues inondées de larmes.

Noal était tendu, comme s’il était prêt à faire une bêtise. Mat lui allongea un coup de pied sous la table. Noal le foudroya et Mat secoua la tête. Le froncement de sourcils de Noal s’accusa, mais il sortit ses mains de sa tunique et se renversa contre la paroi. Les yeux toujours flamboyants. À sa guise. Les couteaux n’étaient ici d’aucune utilité, mais peut-être que les mots pouvaient être efficaces. Il serait préférable que tout cela se terminât par des paroles.

— Écoutez, dit Mat à Tuon. Si vous réfléchissez, vous trouverez cent raisons pour lesquelles cela ne peut pas marcher. Par la Lumière, vous pouvez apprendre à canaliser vous-même. Est-ce que le fait de savoir cela ne change pas tout ? Vous n’êtes pas très différente d’elles.

Il aurait aussi bien pu se transformer en fumée et se dissoudre dans l’air pour l’attention qu’elle lui accorda.

— Essayez d’embrasser la saidar, dit-elle de sa voix traînante, ses yeux sévères fixés sur Joline.

Sa voix était assez douce, pourtant il était clair qu’elle désirait être obéie. L’obéissance ? Elle ressemblait à un fichu léopard fixant trois chèvres au piquet. Un magnifique léopard qui pouvait le labourer de ses griffes. Il avait déjà affronté un léopard avant ça, et en avait alors ressenti une sorte d’exaltation bizarre.

— Allez-y, reprit-elle. Vous savez que l’écran est parti.

Joline émit un petit grognement de surprise, et Tuon hocha la tête.

— Bien. Vous avez obéi pour la première fois. Vous savez maintenant que vous ne pouvez pas toucher le Pouvoir quand vous portez l’a’dam, sauf si je le désire. Je veux que vous teniez le Pouvoir, quoique vous n’ayez pas tenté de l’embrasser. C’est votre première leçon.

Joline prit une profonde inspiration. Elle commençait à avoir l’air… non pas effrayée, mais mal à l’aise.

— Sang et cendres, femme ! gronda Mat. Croyez-vous que vous puissiez parader avec elles en laisse sans que personne ne le remarque ?

Un coup violent et sourd ébranla la porte. Un autre suivit dans un bruit de bois éclaté. Celui qui martelait la fenêtre en bois n’avait pas renoncé. Bizarrement, cela ne troubla pas Tuon. Si les Liges entraient ?

— Je les logerai dans la roulotte qu’elles occupent déjà, et je les instruirai la nuit, dit-elle avec irritation. Je n’ai rien en commun avec ces femmes, Joujou. Absolument rien. Je pourrais peut-être apprendre, mais j’ai choisi de ne pas le faire, tout comme j’ai choisi de ne pas voler ni commettre de meurtres. Cela fait la différence.

Se ressaisissant visiblement, elle s’assit, les mains sur la table, fixant de nouveau les Aes Sedai.

— J’ai eu une grande réussite avec une femme comme vous.

Edesina ravala son air et murmura un nom, trop bas pour qu’on l’entende.

— Oui, dit Tuon. Vous devez avoir rencontré ma Mylen aux chenils ou à l’exercice. Je vous entraînerai aussi bien qu’elle. Vous êtes affligée d’une sombre souillure, mais je vous apprendrai à être fière du service que vous rendrez à l’Empire.

— Je n’ai pas fait sortir ces trois-là d’Ebou Dar pour que vous les repreniez, dit Mat avec fermeté, se glissant le long du lit.

La tête de renard se glaça un peu plus, et Tuon émit un petit cri de surprise.

— Comment avez-vous fait… ça, Joujou ? Le tissage… a fondu… quand je vous ai touché.

— C’est un don, Précieuse.

Comme il se levait, Selucia s’avança vers lui, pliée en deux, les mains suppliantes, la peur sur le visage.

— Vous ne devez pas… commença-t-elle.

— Non ! dit vivement Tuon.

Selucia se redressa et recula tout en continuant à le regarder. Curieusement, toute peur avait disparu de son visage. Il branla du chef, étonné. Il savait qu’elle obéissait instantanément à Tuon – elle était so’jhin après tout – mais jusqu’à quel point fallait-il être obéissant pour obtempérer à l’ordre de ne pas avoir peur ?

— Elles m’importunent, Joujou, dit Tuon, comme il posait les mains sur le collier de Teslyn.

Tremblante, le visage inondé de larmes, Teslyn semblait ne pas croire qu’il pouvait effectivement lui ôter le collier.

— Elles m’importunent aussi.

Plaçant ses doigts d’une certaine façon, il pressa, et le collier s’ouvrit dans un déclic. Teslyn lui saisit les mains et se mit à les baiser avec effusion.

— Merci, sanglota-t-elle. Merci. Merci.

Mat s’éclaircit la gorge.

— De rien, de rien. Et il est inutile de… Voulez-vous arrêter ça ? Teslyn ?

Il eut du mal à retirer ses mains.

— Je veux qu’elles cessent de m’importuner, Joujou, dit Tuon, comme il se tournait vers Joline.

De n’importe qui d’autre, cela aurait été une marque d’irritation. Venant d’elle, c’était un ordre.

— Je crois qu’elles tomberont d’accord après cette épreuve, dit-il, ironique.

Mais Joline le regardait, le menton agressif.

— Vous êtes d’accord, n’est-ce pas ?

La Verte garda le silence.

— Je suis d’accord, dit vivement Teslyn. Nous sommes toutes d’accord.

— Oui, nous sommes toutes d’accord, ajouta Edesina.

Joline le fixa en silence, têtue, et Mat soupira.

— Je pourrais laisser Précieuse vous garder quelques jours, le temps que vous changiez d’avis.

Le collier de Joline s’ouvrit dans un déclic.

— Mais je n’en ferai rien.

Le regardant toujours dans les yeux, elle se toucha la gorge comme pour s’assurer que le collier avait bien disparu.

— Aimeriez-vous être l’un de mes Liges ? demanda-t-elle, puis elle rit doucement. Inutile de me regarder comme ça. Même si je voulais vous lier contre votre volonté, je ne le pourrais pas tant que vous portez ce ter’angreal. Je suis d’accord, Maître Cauthon. Cela nous coûtera peut-être notre meilleure chance de paix, mais je n’importunerai plus… Précieuse.

Tuon siffla comme un chat échaudé, et il soupira une fois de plus. Ce qu’on gagne d’un côté, on le perd de l’autre.

Il passa une partie de la nuit à faire ce qu’il aimait le moins au monde. Il creusa un profond trou pour enterrer les trois a’dams. Il fit le travail lui-même, parce que, étonnamment, Joline voulait les récupérer.

C’étaient des angreals, après tout, et la Tour Blanche avait besoin de les étudier. C’était peut-être vrai, mais la Tour Blanche n’aurait qu’à trouver ses a’dams ailleurs. Il était raisonnablement certain qu’aucun des Bras Rouges ne les aurait donnés à Joline s’il leur avait dit de les enterrer, mais il ne voulait pas prendre le risque qu’ils réapparaissent. Il se mit à pleuvoir. Le temps qu’il finisse, il était trempé jusqu’aux os et boueux jusqu’à la taille. Belle fin de soirée, avec les dés qui rebondissaient dans son crâne !

Загрузка...